ICRSP

SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES

PRONONCÉ PAR LE R. P. LOUIS BOURDALOUE, S. J. (1632-1704)

 

 Sujet. Dieu l’a fait saint par l'efficace de sa foi et de sa douceur.

C'est l'éloge que l'Ecriture fait de Moïse, et qui convient parfaitement à saint François de Sales. Sa douceur a été tout évangélique, et doit nous servir d'instruction et de modèle.

Division. François de Sales, par la force de sa douceur, a triomphé de l'hérésie : première partie.
François de Sales, par l'onction de sa douceur, a rétabli la piété dans l'Eglise : deuxième partie.

Première partie. François de Sales, par la force de sa douceur, a triomphé de l'hérésie.

En quel état se trouvait le diocèse de Genève, lorsqu'il en fut fait évêque ? L'hérésie y était dominante ; et ce saint pasteur y convertit plus de soixante-dix mille hérétiques. Mais par où opéra-t-il ce miracle ? Ce fut surtout par sa douceur : 1° douceur patiente, qui lui rendit tout supportable ; 2° douceur entreprenante et agissante, qui lui rendit tout possible.

1° Douceur patiente. Il a eu à supporter les calomnies, les insultes, les révoltes, les attentats; mais sa douceur à souffrir tout et à pardonner tout le faisait aimer de ceux mêmes qui s'étaient élevés contre lui, et par là il les gagnait.

2° Douceur entreprenante et agissante. Il a paru dans les cours des princes comme un Elie. De tous les avantages qu'ils lui ont offerts, il n'en a accepté aucun ; et l'unique grâce qu'il en voulut obtenir, ce fut l'extirpation de l'hérésie. Combien de courses apostoliques et de voyages lui en a-t-il coûté ? Combien de veilles et de travaux ? Mais ce qui donnait à tout cela une merveilleuse efficace, c'était sa douceur. Par la doctrine on convainc les esprits ; mais par la douceur on gagne les cœurs.

De là, double instruction. 1° Apprenons à estimer notre foi, pour laquelle François de Sales a si dignement combattu, et cultivons-la dans nous-mêmes comme il l'a cultivée dans les autres. 2° Traitons le prochain avec douceur : c'est par là que nous le corrigerons, plutôt que par une autorité dominante et par une sévérité outrée. Si nous sommes sévères, soyons-le plus pour nous-mêmes que pour les autres.

Deuxième partie. François de Sales, par l'onction de sa douceur, a rétabli la piété dans l'Eglise.

Il l'a rétablie, 1° par la douceur de sa doctrine, 2° par la douceur de sa conduite, 3° par la douceur de ses exemples.

1° Par la douceur de sa doctrine. Ce n'est pas qu'elle ne fût très sévère dans ses maximes : mais l'onction qu'il y mettait, soit en prêchant, soit en conversant, soit en écrivant, lui donnait une grâce particulière, et la faisait recevoir avec plus de fruit.

2° Par la douceur de sa conduite dans le gouvernement des âmes : témoin cet ordre illustre de la Visitation qu'il a institué, et dont le principal esprit est un esprit de charité.

3° Par la douceur de ses exemples. La Providence l'a attaché à une vie, ce semble, assez commune, afin qu'elle nous devint imitable. Il a borné toute sa sainteté aux devoirs de son ministère, et c'est surtout dans les devoirs de notre condition que doit consister notre piété. Mais, du reste, que cette parfaite observation des devoirs de chaque état coûte dans la pratique ! Qu'il faut pour cela se faire de violences et remporter de victoires !

 

 

In fide et lenitate ipsius sanctum fecit illum.

« Dieu l'a fait saint par l'efficace de sa foi et de sa douceur. » (Ecclésiastique, cap. XLV, 4.)

 

C'est la conclusion de l'éloge que l'Ecriture sainte a fait de Moïse : mais il semble qu'en faisant cet éloge, elle ait eu au même temps en vue le glorieux saint François de Sales, dont nous célébrons la fête ; et je n'aurais qu'à suivre dans le texte sacré le parallèle de ces deux grands hommes, pour satisfaire pleinement à ce que vous attendez de moi, et pour vous donner une haute estime de celui que vous honorez en cette église. Car prenez garde, s'il vous plaît : le Saint-Esprit, entreprenant soi-même de canoniser Moïse, dit que ce saint législateur eut une grâce spéciale pour être chéri de Dieu et des hommes : Dilectus Deo et hominibus (Eccles., XLV, 1) ; que sa mémoire est en bénédiction : Cujus memoria in benedictione est ; que Dieu l'a égalé dans sa gloire aux plus grands saints : Similem illum fecit in gloria sanctorum ; que par la vertu de ses paroles il a apaisé les monstres : Et in verbis suis monstra placavit ; que le Seigneur l’a glorifié en présence des rois : Glorificavit illum in conspectu regum ; qu'il lui a confié la conduite et le gouvernement de son peuple : Et jussit illi coram populo suo ; qu'il l'a établi pour enseigner à Israël et à Jacob une loi dont la pratique doit être une source de vie : Et dedit illi legem vitœ et disciplinœ ; mais surtout qu'il l'a fait saint en considération de sa foi et de sa douceur : In fide et lenitate ipsius sanctum fecit illum. Je vous demande, Chrétiens, si vous ne reconnaissez pas à tous ces traits le grand évêque de Genève, et si, dans le dessein que j'ai de lui en faire l'application, vous ne m'avez pas déjà prévenu ? Un saint chéri de Dieu et des hommes, un saint dont la mémoire est partout en bénédiction, un saint qui a dompté les monstres de l'hérésie et du schisme, un saint respecté et honoré des monarques de la terre, un saint qui n'est entré dans le gouvernement de l'Eglise que par l'ordre exprès de Dieu, un saint qui a instruit tout le monde chrétien des devoirs de la véritable piété, un saint instituteur et auteur de cette admirable règle qui a sanctifié tant d'épouses de Jésus-Christ, mais particulièrement un saint canonisé pour l'excellent mérite de sa douceur : In lenitale ipsius sanctum fecit illum : encore une fois, mes chers auditeurs, n'est-ce pas l'incomparable François de Sales ? Arrêtons-nous là : c'est la plus juste et la plus parfaite idée que nous puissions concevoir de cet homme de Dieu. Il a été l'apôtre de la Savoie, l'oracle et le prédicateur de la France, le modèle des prélats, le protecteur des intérêts de Dieu dans les cours des princes, le fléau de l'hérésie, le défenseur de la vraie religion, le père d'un ordre florissant, en un mot, l'ornement de notre siècle : mais nous comprendrons tout cela en disant que ce fut, comme Moïse, un homme doux, et par sa douceur capable, aussi bien que Moïse, de faire des prodiges. Douceur évangélique, aimable caractère de notre saint, qui fera le sujet, non-seulement de son panégyrique, mais de votre instruction et de la mienne : car à Dieu ne plaise que je sépare l'un de l'autre, ni que je prétende aujourd'hui louer ce saint évêque, uniquement pour le louer et pour l'élever; son éloge doit être notre édification et tout ensemble notre confusion : l'édification de notre foi, et la confusion de notre lâcheté. C'est ici un saint de nos jours, et par là même plus propre à faire impression sur nos cœurs ; un saint dont les exemples encore récents ont je ne sais quoi de vif, qui nous anime et qui nous touche. Il ne s'agit donc pas de lui rendre un simple culte ; il s'agit de nous former sur lui, comme il s'est lui-même formé sur le Saint des saints, qui est Jésus-Christ; et voilà pourquoi nous avons besoin du secours du ciel. Demandez-le par l'intercession de la Reine des vierges : Ave, Maria.

Quand je parle de la douceur, et que je fonde toute la gloire du saint évêque de Genève sur le mérite de cette vertu, ne croyez pas que je veuille parler d'une vertu commune qui se trouve en de médiocres sujets, et qui n'ait rien de grand et de relevé. La douceur, dit excellemment saint Ambroise, appelée dans l'homme humanité, est en Dieu l'un des plus spécifiques et des plus beaux attributs de la divinité. Car, ajoute ce saint docteur, de voir un Dieu aussi puissant et aussi indépendant que le nôtre, souffrir néanmoins ce qu'il souffre des impies; et, malgré leur impiété, conserver pour eux un cœur de père, faire luire sur eux son soleil, les prévenir de ses bienfaits et les combler de ses grâces, n'est-ce pas ce qu'il va dans ce souverain Maître de plus admirable? Tout le reste, si je l'ose dire, ne m'étonne point : qu'étant Dieu, il soit éternel, c'est une conséquence de son être, qui ne surprend point ma raison ; mais qu'étant Dieu, il soit patient jusqu'à l'excès, et comme insensible aux injures qu'il reçoit; que même il en aime les auteurs et qu'il les recherche, c'est ce que j'ai peine à comprendre. Demandez à saint Paul ce que c'est que l'Incarnation du Verbe, cet ineffable et auguste mystère ? Rien autre chose que la bénignité d'un Dieu Sauveur qui a paru avec éclat, et qui s'est révélé au monde : Cum autem benignitas et humanitas apparuit Salvatoris nostri fidei (Epist. ad Tit., III, 4). Aussi que n'a pas fait le Fils de Dieu pour exalter cette vertu dans le christianisme, puisqu'il l'a canonisée si hautement, Beati mites (Matth., V, 4) ; puisqu'il l'a proposée comme l'abrégé de toute sa doctrine : Discite a me, quia mitis sum (Ibid., XI, 29,4) ; puisqu'il en a fait l'apanage de sa royauté : Ecce Rex tuus venit tibi mansuetus (Ibid., XXI, 5); puisque son précurseur s'en est servi comme d'une preuve sensible que cet Agneau de Dieu était le Messie : Ecce Agnus Dei (Joan., I, 29); puisque l'Apôtre exhortant les fidèles et voulant les engager, par ce que Jésus-Christ avait eu de plus cher, à pratiquer leurs devoirs, les en conjurait par la douceur de cet Homme-Dieu : Obsecro vos per mansuetudinem Christi (2 Cor., I, 29) ; puisque, au rapport du sixième concile, on ne représentait Jésus-Christ, dans les premiers siècles de l'Eglise, que sous la figure du pasteur ? Si toutefois on peut appeler figure ce qui était une solide et incontestable vérité. En voilà trop, Chrétiens, pour ne pas connaître tout le prix et toute l'excellence de la douceur; laquelle, après tout, n'est pas tant une vertu particulière, qu'un tempérament général de toutes les vertus. Car la grâce a son tempérament aussi bien que la nature ; et la douceur chrétienne, au sentiment même de l'illustre François de Sales, n'est qu'une certaine constitution de l'homme intérieur, qui le rend soumis à Dieu, tranquille en lui-même, et bienfaisante l'égard des autres. Or elle ne peut avoir ces trois effets, qu'elle ne se répande en quelque sorte sur toutes les vertus ; réglant les entreprises de la force, modérant l'extrême sévérité de la justice, inspirant du courage à l'humilité, corrigeant les excès du zèle, dépouillant la charité de toute affection propre, pour lui en donner d'universelles. Un homme, avec de telles dispositions, est sans doute un homme débonnaire et doux. Vertu sublime, mais surtout vertu la plus efficace et la plus puissante, comme je vais vous le faire voir dans l'exemple de saint François de Sales.

Je trouve que ce saint prélat a été choisi de Dieu pour deux fins importantes, qui ont également partagé sa vie et ses glorieux travaux : premièrement, pour combattre et détruire l'hérésie ; secondement, pour rétablir la piété chrétienne, presque entièrement ruinée. Il a fait pour l'un et pour l'autre tout ce qu'on pouvait attendre d'un homme apostolique; et il a eu des succès que nous aurions peine à croire, si les témoignages encore vivants, avec le consentement public, n'en étaient une double conviction. Mais je prétends que c'est à sa douceur que ces bénédictions du ciel doivent être singulièrement attribuées. Voici donc le partage de ce discours : François, par la force de sa douceur, a triomphé de l'hérésie : c'est le premier point ; François, par l'onction de sa douceur , a rétabli la piété dans l'Eglise : c'est le second point. Tous deux feront le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

De dire que la Providence ait permis la propagation de l'hérésie dans le diocèse de Genève, pour donner à François de Sales une matière de triomphe, c'est une pensée, Chrétiens, qui n'est pas hors de toute vraisemblance, et qui peut absolument s'accorder avec les secrets et adorables conseils de la prédestination divine. J'aime mieux dire néanmoins (et ce sentiment est plus conforme à la conduite ordinaire du ciel), que, supposé le désastre de ces peuples voisins de la France, Dieu suscita cet homme apostolique pour être tout ensemble et leur prince et leur pasteur ; de même qu'autrefois il suscita David en faveur des Israélites : Et suscitabo pastorem unum, servum meum David ; ipse erit princeps in medio eorum (Ezech., XXXIV, 24). Vous savez en quel état se trouvait réduit ce pays infortuné, quand Dieu usa en vers lui de cette miséricorde. Genève, dont la seigneurie avait été contestée pendant plusieurs siècles entre les évoques et les Genevois, était à la fin devenue sujette de l'hérésie. Depuis soixante ans elle avait secoué le joug des puissances de la terre et du ciel, pour se soumettre à celle de l'enfer ; la religion nouvelle de Calvin s'y était retranchée comme dans son fort ; et la France avait eu au moins le bonheur de pousser ce poison hors de son sein, après l'y avoir malheureusement conçu, Dieu ne voulant pas que ce royaume très chrétien fût le siège et le rempart de Terreur. C'était un triste spectacle de voir tous les environs de Genève, c'est-à-dire des provinces entières, embrasées du même feu que cette ville infidèle : plus de loi, ni de prophète; les pierres du sanctuaire étaient dispersées, les temples détruits ou profanés. Jérusalem ne fut jamais plus digne de larmes, car elle n'avait été violée que par ses ennemis : Manum suam misit hostis ad omnia desiderabilia ejus (Jerem. Thren., I, 10) ; au lieu que Genève, selon l'expression d'Isaïe, était infectée de ses propres habitants : Terra infecta est habitatoribus suis (Isa., XXIV, 5). Eux-mêmes avaient porté les mains sur l'autel du Seigneur, pour le renverser ; eux-mêmes avaient aboli les sacrifices, et rompu l'alliance que Dieu avait faite avec leurs pères : Quia transgressi sunt leges, dissipaverunt fœdus sempiternum (Ibid., III, 5). Or, qui réparera ces ruines ? Ne faut-il pas la force d'un conquérant, pour purger cette terre de tant de monstres ? Non, il ne faut que la douceur de François de Sales.

 

Il me semble que j'entends les anges tutélaires de Genève, qui en font à Dieu la demande et le vœu public, en lui adressant ces belles paroles de l'Ecriture : Emitte Agnum, Domine, dominatorem terrœ (Ibid., XVI, 1) ; Seigneur, vous vous voyez ici désormais comme dans une terre étrangère, depuis qu'elle n'est plus de votre obéissance ; envoyez au plus tôt l'Agneau que vous avez choisi, pour la soumettre et pour y rétablir votre empire. Dieu les exauce, mes chers auditeurs : François, quoique l'aîné d'une illustre maison dont il devait être l'appui, éclairé des lumières du ciel, abandonne tous les avantages de sa naissance, renonce même à son patrimoine, pour se consacrer et pour donner ses soins à l'Eglise de Genève. Le duc de Savoie forme un dessein digne de sa piété : ce prince entreprend la conversion de ce grand diocèse, et François le seconde dans cette entreprise. Il en reçoit la mission de son évêque, qui put bien lui dire en cette rencontre ce que le Sauveur disait à ses disciples : Ecce ego mitto vos sicut agnos inter lupos (Luc, X, 3) ; « Je vous envoie comme un agneau au milieu des loups. » Le Saint-Siège autorise ce choix ; et afin qu'il soit encore plus authentique, le nouvel apôtre est nommé successeur à l'évêché de Genève. Dignité qu'il ne cherche point et qu'il ne refuse point : qu'il ne cherche point, parce que c'est un titre d'honneur ; mais aussi qu'il ne refuse point, parce qu'il l'envisage comme un moyen que la Providence lui fournit, pour travailler plus efficacement à la destruction de l'hérésie. Ainsi, Chrétiens, le voilà, cet agneau choisi de Dieu pour exercer sur ces peuples égarés une domination aussi puissante que sainte. Oui, Genève lui obéira ; il est son prince, et elle relève de lui ; il est son pasteur, et elle est son troupeau ; les droits qu'il a sur elle ne souffrent point de prescription ; tant qu'elle portera le caractère du baptême, elle n'effacera jamais les marques de sa dépendance. Si les armes de la Savoie n'ont rien pu sur elle, il faut qu'elle soit vaincue par la douceur de François de Sales.

Il entre, mes chers auditeurs, dans cette vigne désolée, qui refleurit à sa vue pour porter bientôt des fruits de grâce ; il y marche, mais comme un géant ; autant de pas qu'il fait, autant de conquêtes. Partout il arbore l'étendard de la vraie religion ; partout on ne voit que des églises renaissantes ; partout les saints, dégradés, pour ainsi dire, et privés du culte qui leur est dû, sont rétablis dans leurs anciens titres et dans tous leurs honneurs. Chaque jour ramène de nouveaux sujets à Jésus-Christ, et chaque jour grossit la moisson que François prend soin de recueillir. Ah ! Chrétiens, que ne peut point un homme possédé de l'Esprit de Dieu, et libre des intérêts de la terre ! Vous savez combien la conversion d'une âme engagée dans l'erreur, est un ouvrage difficile ; ce retour du mensonge à la vérité, surtout dans un esprit opiniâtre, est mis au nombre des miracles, tant il est rare. Rappeler un homme du péché à la grâce, c'est beaucoup, disait Pierre de Blois ; de l'idolâtrie païenne le convertir à la connaissance d'un Dieu, c'est quelque chose de plus ; mais de l'hérésie embrassée volontairement et défendue avec obstination, le faire revenir à la créance orthodoxe et catholique, c'est une espèce de prodige. Nous avons bien vu des peuples, dit un savant historien, quitter tout d'un coup la superstition pour se soumettre à la foi chrétienne, un Xavier a de la sorte converti lui seul des millions d'âmes ; l'hérésie a eu ses décadences, tantôt par la succession des temps, comme la pélagienne, tantôt par le changement des états, comme l'arienne, quelquefois par la force des armes, comme plusieurs autres : mais que des provinces entières , sans autre secours que celui de la parole, aient été réduites d'une créance hérétique à l'obéissance de la foi, c'est ce que nous ne lisons point dans l'histoire de l'Eglise. Non, mes chers auditeurs, on ne le lisait point avant que l'homme de Dieu, François de Sales, eût opéré cette merveille : elle était réservée à nos jours, ou plutôt à sa vertu ; car il est vrai que jamais apôtre ne travailla avec de plus prompts et de plus merveilleux succès. A peine eut-il prêché dans Thonon, ville du Chablais, que plus de six cents personnes ouvrirent les yeux et renoncèrent à l'erreur qui les aveuglait. Le démon de l'hérésie fuit de toutes parts, et le zélé prédicateur de la vérité le poursuit jusque dans Genève, où ce fort armé régnait en paix ; l'enfer est confondu, ses ministres mêmes sont ébranlés ; François les gagne, et en fait des ministres de l'Evangile.

Dispensez-moi, Chrétiens, de vous dire en détail tous les avantages qu'eut ce saint prélat, et qu'il remporta sur l'hérésie : ce qui n'a pas épuisé sa charité, lasserait peut-être votre patience. Tout le Chablais fut étonné de se voir catholique, mais d'un étonnement bien plus heureux que celui dont le monde, selon les termes de saint Jérôme, fut autrefois surpris en se voyant arien. Genève est forcée de payer le juste tribut d'un grand nombre de ses citoyens, qui discernent enfin la voix de leur pasteur. De tous les endroits de la France l'hérésie vient lui faire hommage, et presque tous ceux de ce royaume qui pensent à leur conversion, vont chercher l'évêque de Genève ; il y dispose, par ses soins, l'un des plus grands hommes de notre siècle, le connétable de Lesdiguières ; et, pour vous faire voir que je ne dis rien qui ne soit établi sur les preuves les plus certaines, je vous prie de remarquer que ce n'est point ici un sujet dont la vérité puisse être altérée ou par l'éloignement des lieux, ou par l'antiquité des faits : je parle suivant la déposition publique et juridique des témoins les plus irréprochables ; témoins oculaires, témoins illustres, et pour leur doctrine et pour leur piété, qui nous apprennent que François de Sales, par l'ardeur de son zèle et ses glorieux travaux, gagna à l'Eglise et convertit plus de soixante-dix mille hérétiques.

Mais, dites-moi, Chrétiens, comment s'accomplit ce miracle ? Comment François trouva le secret de dompter ces esprits rebelles ? Quelles armes il opposa à l'esprit de ténèbres, et de quel charme il usa pour adoucir la fierté de l'hérésie, et pour la rendre traitable ? Ce fut un charme sans doute, mais un charme innocent que lui fournit la sagesse incréée : Beati mites, quoniam ipsi. possidebunt terram (Matth., V, 4). La douceur de son esprit le mit en possession de tant de cœurs ; et si vous m'en demandez la raison, je la donne en deux mots : c'est que, pour exécuter ce grand ouvrage, il fallut souffrir beaucoup, et agir de même : or, ce fut la douceur chrétienne qui lui rendit tout supportable et tout possible : tout supportable, car ce fut une douceur patiente ; tout possible, car ce fut une douceur entreprenante et agissante. D'où je conclus que c'est par cette vertu qu'il a si glorieusement triomphé de l’erreur.

Douceur patiente et à l'épreuve de tout. Par combien de calomnies l'enfer s'efforce-t-il de décrier son ministère ? Autant que sa réputation est entière et sainte en elle-même, autant est-elle déchirée par les ennemis de Dieu. Mais ce sont les partisans du mensonge, disait-il ; permettons-leur cette vengeance ; il y a quelque espèce de justice pour eux, et beaucoup de gloire pour nous : aimons-les, et gagnons-les à Dieu; ils seront les premiers à nous justifier. De là ses propres calomniateurs, en l'outrageant par intérêt, l'aimaient par inclination ; cette inclination, quoique forcée, préparait la voie à François de Sales pour entrer dans ces cœurs endurcis ; et je  puis dire que c'était aussi comme la grâce prévenante qui les disposait à se reconnaître et à sortir de leur égarement. Combien d'insultes a-t-il reçues, et combien sa douceur en a-t-elle remporté de signalées victoires sur ceux mêmes qui l'insultaient ? Il veut rétablir l'église de Thonon ; toute la ville se soulève contre lui ; on court aux armes; les nouveaux convertis les prennent pour sa défense. Ah ! mes chers enfants, s'écrie-t-il en s'adressant à ses défenseurs, vous ne savez pas encore sous quelle loi vous vivez, et de quel esprit vous devez être animés ; en pensant défendre le pasteur, vous allez dissiper le troupeau. L'Eglise est fondée sur la croix, et nous ne pouvons la rebâtir sur un autre fondement : prions pour nos persécuteurs ; c'est ainsi que nous devons les combattre et nous garantir de leurs coups. Evénement merveilleux, Chrétiens ! Ces paroles calment l'orage de la sédition ; François fait avec solennité l'ouverture de son église ; trois bourgades entières viennent, par leur présence et par leur soumission, la consacrer ; et sa douceur opère ce qu'on n'eût pu espérer de la violence. Seigneur, disait David, vous m'avez donné un bouclier de salut : Clypeum salutis (2 Reg., XXII, 36) (c'était après avoir échappé à mille périls) ; cet esprit débonnaire et doux que vous m'avez inspiré ne m'a pas seulement préservé de mes ennemis, il a même multiplié le nombre de mes sujets : Mansuetudo multiplicavit me (Ibid.). N'est-ce pas François de Sales qui parle, mes chers auditeurs, ou ne pouvait-il pas parler de la sorte, lorsqu'un parti lui ayant dressé des embûches sur le chemin des Alinges, il en dressa lui-même d'autres à ses assassins, mais bien différentes ? Ils venaient pour lui ôter la vie, et ils la reçurent de lui ; sa douceur les désarma, les entraîna, et sur l'heure même les arracha à l'hérésie et les éclaira. Je passe tant d'autres exemples où la douceur de notre saint évêque fut toujours victorieuse : douceur, non-seulement patiente et souffrante, mais entreprenante et agissante.

Il l'a bien fallu, Chrétiens, pour porter les affaires de la religion au point où il les a conduites. Un sage profane s'étonnait autrefois que nos anciens prophètes se fussent trouvés si souvent dans les cours des princes, traitant et conversant avec eux. Pour des hommes du ciel, disait-il, c'était avoir beaucoup de commerce avec la terre. Oui, répond saint Jérôme ; mais ils n'en avaient que pour les affaires de Dieu ; et s'ils les eussent abandonnées, qui en eût pris soin ? L'évêque de Genève a paru dans les palais des grands ;  mais comment ? Comme un Elie, pour y soutenir les intérêts du Seigneur et de la vraie foi. Je puis même ajouter qu'il y a plus fait par sa douceur, que ce prophète avec son esprit de feu. On n'eût jamais pensé que ce qu'il proposa au conseil de Savoie pour l'extirpation de l'hérésie, dût être agréé : la prudence humaine s'y opposait, et le projet était trop conforme aux maximes de Dieu pour s'accorder avec la politique des hommes. Mais laissez agit François de Sales. Tandis qu'on tient conseil en la présence du duc, il en tient un autre avec Dieu même, et c'est assez ; le sentiment du saint apôtre l'emportera, l'interdit de la nouvelle secte sera publié, les ministres seront bannis,  les catholiques maintenus,  ceux de Genève exclus de leurs demandes; tous ces articles arrêtés, ratifiés, exécutés.  N'en soyons point surpris : c'est que Dieu, qui tenait en sa main le cœur du prince, l'a remis en celle de François ; et François, par l'impression de sa douceur, lui fait prendre tous les mouvements de son zèle.

Mais, ô Providence, que faites-vous ? Pendant que la paix entre les couronnes de France et de Savoie favorise la guerre que cet apôtre a faite à l'hérésie, vous laissez une autre guerre s'allumer entre ces deux états, et cette guerre, portée jusque dans le sein de son Eglise, va donner la paix aux rebelles. Avez-vous donc entrepris de troubler vos propres desseins ? Non, Chrétiens; mais elle veut faire part à la France du bien que la Savoie possédait ; et parce que ce bienheureux prélat est attaché aussi fortement à Genève qu'une intelligence à l'astre qu'elle remue, il faut que les intérêts de ce diocèse l'en séparent, afin qu'il puisse dire avec le Sauveur du monde, en quittant son troupeau : Il est à propos pour vous que je vous quitte : Expedit vobis ut ego vadam (Joan , XVI, 7). Ce coup sans doute fut un des plus favorables pour la France. Notre invincible héros, Henri le Grand, lit bien des conquêtes sur la Savoie ; mais une des plus avantageuses fut d'attirer à sa cour cet homme de Dieu. II y est conduit par le même esprit qui conduisit Jésus-Christ au désert : l'opinion de sa sainteté, le bruit de ses merveilles préviennent les cœurs en sa faveur ; les peuples le comblent d'honneurs, et Henri, c'est-à-dire le plus grand roi qui portât alors la couronne, n'épargne rien pour lui donner toutes les marques d'une singulière estime. Cet auguste monarque, qui ne prisait que le mérite, et dont le discernement était admirable pour le connaître, découvrit d'abord dans le saint prélat d'éminentes qualités; et, s'en expliquant un jour : Non, dit-il, je ne connais point d'homme, dans tout mon royaume, plus capable de soutenir les intérêts de la religion et ceux de l'état. Comme la ressemblance forme les liaisons, ce prince, également belliqueux et débonnaire, aima François, en qui il voyait tant de courage à combattre les ennemis de l'Eglise, et au même temps une douceur si engageante : il l'aima, dis-je, jusqu'à l'honorer de sa plus intime familiarité, n'estimant pas qu'il y eût de la disproportion, quand la majesté se trouvait d'une part et la sainteté de l'autre. Les belles espérances de fortune, dira peut-être ici quelque mondain : si ce prélat eût su profiter de son crédit, il pouvait parvenir au plus haut rang. Ce n'étaient pas seulement des espérances, mes chers auditeurs, c'étaient de la part de Henri des preuves affectives d'une bienveillance et d'une magnificence toute royale. Déjà, par son ambassadeur auprès du souverain pontife, il demandait pour François le chapeau de cardinal ; déjà il lui assurait des évêchés de son royaume le premier vacant ; déjà pour l'attacher de plus près à sa personne, il lui offrait le siège de Paris, sous le titre de coadjuteur. La fortune ne lui a donc pas manqué ; mais cet homme évangélique se crut obligé, pour l'intérêt de Dieu, de manquer à une si éclatante fortune; et quelque jugement qu'en puisse faire la sagesse du siècle, si François de Sales eût usé de sa faveur suivant les vues du monde, jamais il n'eût eu dans l'estime de Henri la place qu'il y occupait, et nous ne ferions pas aujourd'hui son éloge : c'eût été un grand cardinal, et non un grand saint ; on eût parlé de lui tandis qu'il vivait encore sur la terre, mais maintenant son nom serait dans l'oubli ; au lieu que, par un renoncement si généreux et si rare, il l'a rendu immortel.

Ce fut, après tout, un langage bien nouveau à la cour, que celui de François de Sales. Que répondit-il à notre glorieux monarque, et que lui représenta-t-il ? Qu'il était à la suite de la cour, non point pour ses propres affaires, mais pour celles de son diocèse ; qu'il serait bien condamnable s'il négligeait les unes pour avancer les autres ; que l'Eglise de Genève était son épouse, et qu'il lui serait d'autant plus fidèle, que c'était une épouse affligée, dont il devait être la consolation et le soutien : que Dieu l'avait appelé à la conversion de sa patrie, et qu'il mourrait dans la poursuite de ce dessein ; que pour cela il avait besoin de toutes les bontés de sa Majesté, et qu'il n'en attendait nulle autre grâce. Voilà, pour m'exprimer de la sorte, comment les saints font leur cour ; voilà comment les Athanase l'ont faite auprès de Constantin, les Rémi auprès de Clovis, les Thomas auprès de Henri, roi d’Angleterre, toujours pour la gloire de Dieu et la cause de l'Eglise. Grand roi, ajouta François, Dieu vous demande trois choses : le rétablissement de la religion catholique dans le pays de Gex, mainlevée de tous les bénéfices usurpés par l'hérésie, et sûreté pour les églises qu'il lui a plu édifier par mes soins. Tous ces chefs étaient importants, Chrétiens ; et je me suis trompé quand j'ai dit que François de Sales n'avait point usé de son crédit : il en eût moins fallu pour s'élever aux plus grandes dignités ; mais possédant le cœur de Henri, que ne pouvait-il pas se promettre et obtenir ? On lui dépêche toutes les expéditions nécessaires : de là il se transporte à Dijon ; il y annonce la parole de Dieu ;  et,  pour toute reconnaissance, il souhaite que ses lettres soient enregistrées au parlement de Bourgogne : elles le sont. Il retourne en Savoie, il les fait exécuter avec une vigueur tout apostolique : l'hérésie est déconcertée de se voir enlever le patrimoine de l'Eglise, et il triomphe de voir tout le pays de Gex reconquis à Jésus-Christ.  Or, encore une fois, qui fit tout cela ? La douceur agissante de notre apôtre. Tel fut le moyen qu'il mit en œuvre pour se rendre maître de tant d'esprits. Est-ce par sa doctrine qu'il persuadait ? Il est vrai, c'était un des plus savants prélats de son siècle : sa profonde capacité fut admirée par les premiers hommes du monde, j'entends les cardinaux Baronius et Bellarmin ; le Saint-Siège le consulta sur les points les plus difficiles de notre religion ; il a donné cent fois le défi aux ministres de l'hérésie, et leur fuite n'était pas tant une marque de leur peu de capacité et d'érudition, puisqu'ils passaient pour les plus habiles qui fussent dans leur secte, qu'une preuve de la haute suffisance de François. Mais vous savez la belle parole du grand cardinal Du Perron : J'ai, disait-il, assez de science pour convaincre les hérétiques ; mais l'évêque de Genève a la grâce pour les convertir. Quoi donc ? Était-ce une grâce de miracles, comme celle d'un saint Grégoire ? Il en a fait, Chrétiens, et de tels que les plus sévères informations n'ont servi qu'à les autoriser. Quand il n'y en aurait point d'autre, celui-ci serait le plus authentique de tous, d'avoir converti tant d'hérétiques sans miracles. Mais disons toujours, et reconnaissons que c'est sa douceur qui  le  rendit  si  habile  dans  l'art tout divin de gagner les âmes ; c'est elle qui lui concilia les esprits les plus indociles et les plus farouches, pour les ramener à Dieu ; c'est par elle que les hérétiques mêmes,  comme Théodore de Bèze, ont été si fortement combattus, que,  sans les intérêts  humains qui les dominaient, elle les eût soumis ; c'est elle qui tant de fois a engagé  les plus obstinés hérétiques à le choisir pour arbitre de leurs différends ; en sorte qu'on peut dire de lui ce que l'Ecriture a dit de Moïse, que ce fut le plus affable, et le plus prévenant, le plus condescendant de tous les hommes qui vivaient sur la terre : Vir mitissimus super omnes homines qui morabantur in terra (Num.,  XII, 3). A quoi nous pouvons ajouter que ce fut par là même le plus efficace et le plus heureux dans les saintes entreprises, qu'il a dompté Pharaon, ou plutôt qu'il a dompté l'hérésie, plus intraitable encore que Pharaon, et qu'il a délivré le peuple de Dieu de la servitude, en le réduisant sous l'obéissance de son légitime pasteur.

De là, mes chers auditeurs, double instruction pour nous : l'une par rapport à la vraie foi,  que François a prêchée et rétablie ;  et l'autre, par rapport à la manière dont il l'a prêchée, et au moyen dont il s'est servi pour la défendre et la rétablir. Car apprenons d'abord à estimer notre foi,  pour laquelle ce digne ministre du Dieu vivant a si glorieusement combattu. Cultivons-la dans nous-mêmes, comme il l'a cultivée dans les autres : gardons surtout cette importante maxime, qu'il recommandait si souvent, de faire paraître notre foi dans les moindres observances de notre religion, et particulièrement en celles dont l'hérésie a témoigné plus de mépris et plus d'horreur : car ces pratiques, disait-il, supposé les principes de notre créance, sont saintes  et vénérables ; il faut donc, autant qu'il nous est possible, les maintenir,  et d'autant plus les respecter en les observant, que l'erreur s'est plus attachée à les  décrier en les rejetant. Plus elles sont petites, plus elles servent d'exercice à notre soumission et à notre foi : c'est bien mal travailler à la conversion des hérétiques, que d'entrer dans leurs sentiments, sous prétexte de ne retenir que les choses essentielles.  Enfin, ajoutait-il, je n'ai jamais vu personne respecter et observer les points les plus légers de la discipline de l’Eglise, qui ne demeurât ferme dans la foi; mais j'en ai bien vu de ceux qui les négligeaient, se démentir peu à peu, et tomber malheureusement dans l'incrédulité. Voilà pourquoi il faisait état de ces confréries saintement instituées dans l'Eglise, en ayant lui-même établi une sous le titre de la Croix. Plus les novateurs s'efforçaient de décréditer la pratique  des vœux, plus il s'appliquait à la relever, s'étant lui-même engagé par vœu à réciter le chapelet tous les jours de sa vie. Plus ils raillaient des jeûnes et des austérités corporelles, plus il en  exaltait l'usage. Plus ils se déchaînaient avec fureur contre les ordres religieux, plus il portait leurs intérêts et s'en déclarait le protecteur.

Mais, d'ailleurs, quelle autre leçon, que cette douceur dont il assaisonnait toutes ses paroles, tous ses discours, et dont il ne se départit jamais dans toutes les occasions où il eut à traiter avec le prochain ! En cela imitant Dieu même, qui, selon le beau mot du Sage, nous gouverne d'autant plus efficacement qu'il nous conduit doucement : Attingit a fine usque ad finem fortiter, et disponit omnia suaviter (Sap., VIII, 1). Car, pour développer ce fonds de morale si étendu et si nécessaire dans tous les états, prenez garde, s'il vous plaît, ce n'est point par la souveraineté de son empire que notre Dieu gagne nos cœurs. Il nous fait par-là dépendre de lui, mais par là il ne nous attire pas à lui. Ce n'est point par la sagesse de son entendement divin ; il peut bien nous éclairer par-là, mais non pas nous toucher. Si donc il s'insinue dans nos âmes et s'il s'en rend le maître, c'est par la douceur de son esprit et de sa grâce. Ainsi, Chrétiens, ce n'est point par la hauteur et par la domination, beaucoup moins par la fierté et l'arrogance, que nous nous concilierons les cœurs de ceux avec qui nous avons à vivre, ou dont la Providence nous a chargés; ce n'est point par nos belles qualités, ni par tous les avantages de notre esprit, mais par la douceur de notre charité. Nous avons des monstres à combattre, aussi bien que François de Sales : Placavit monstra (Eccli., XLV, 2) les uns dans nous-mêmes, et les autres dans le prochain. Dans nous-mêmes, ce sont nos vices qui nous corrompent, nos passions qui nous dominent, l'esprit du monde, l'amour du plaisir, le libertinage, l'impiété, l'avarice, l'orgueil, l'ambition. Or, ces monstres domestiques, j'en conviens, c'est par la sévérité que nous devons les exterminer de notre cœur, et les détruire. Soyons sévères alors, et ne nous épargnons point, ne nous flattons point ; notre douceur nous serait pernicieuse, et bien loin d'étouffer nos passions, elle ne servirait qu'à les nourrir et à les tortiller. Mais il y a d'autres monstres que nous devons attaquer dans le prochain, surtout dans ceux avec qui nous avons certains rapports de supériorité, de proximité, d'amitié ; et ces monstres, par exemple, ce sont la colère de l'un, ses emportements et ses violences ; la haine de l'autre, ses animosités et ses ressentiments ; l'humeur de celui-là, ses bizarreries et ses caprices ; les désordres de celui-ci, ses habitudes criminelles et ses débauches : voilà souvent la matière de nos combats. Or, je prétends que dans ces combats vous ne pouvez espérer de vaincre que par la douceur ; vous aurez beau chercher d'autres voies, il en faudra toujours revenir à celle que l'Evangile nous a enseignée: Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram (Matth , V, 4) ; « Heureux ceux qui sont doux et pacifiques, parce qu'ils posséderont la terre », c'est-à-dire parce qu'ils se rendront maîtres des cœurs, et qu'ils les tourneront où il leur plaira. Non, tout autre moyen ne nous réussira pas ; autorité, rigueur du droit, raison, adresse de l'esprit : car les autres ne déféreront pas à nos belles pensées, et ils croiront juger des choses aussi sainement que nous. Nous dirons bien des raisons ; mais on ne prendra pas toujours pour règle notre raison : nous ferons valoir notre autorité ; mais ce ne sera souvent que pour causer de plus grandes révoltes. D'y procéder par la rigueur du droit, c'est s'engager dans des contestations éternelles, dans des examens infinis, et susciter des guerres qui ne s'éteindront jamais. Il ne reste donc que la douceur, qui gagne peu à peu, qui persuade sans dispute, et qui entraîne sans efforts. Apprenez de moi, « disait le Sauveur du monde, que je suis doux et humble de cœur ; soyez-le comme moi, et vous entretiendrez le bon ordre et la paix : Discite a me quia mitis sum et humilis corde, et invenietis requiem animabus vestris (Matth., XI, 29). Je sais que pour cela il faudra prendre sur soi, compatir, excuser, dissimuler, céder, condescendre, se soumettre et s'humilier; et de plus, je sais que tout cela est difficile. Mais voilà pourquoi je vous disais, il y a quelque temps, que la grande sévérité du christianisme consistait dans la pratique de la charité, et que c'était une illusion de la vouloir chercher hors de là, ou de prétendre la trouver sans cela. Saint François de Sales s'est adonné à un continuel exercice de la douceur pour l'intérêt de la foi, et nous devons nous y attacher pour l'intérêt de la charité : car la charité ne nous doit pas être moins précieuse que la foi, et nous ne devons pas moins faire pour l'une que pour l'autre. C'est par la force de sa douceur que François a triomphé de l'hérésie; et c'est par l'onction de sa douceur qu'il a rétabli la piété dans l'Eglise. Renouvelez, s'il vous plaît, votre attention pour cette seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

Les évêques, dit saint Denis, sont les princes de la hiérarchie ecclésiastique ; il leur appartient donc de perfectionner les fidèles, comme les anges dans la hiérarchie céleste, perfectionnent ceux qui leur sont inférieurs. De là vient, ajoute saint Thomas, l'obligation indispensable qu'ont les évêques d'être parfaits, puisqu'il n'est pas possible, au moins dans l'ordre naturel des choses, qu'ils communiquent aux autres, par leur action, ce qu'ils n'ont pas eux-mêmes. Cette vérité, dont les exemples particuliers ne nous convainquent pas toujours, se trouve pleinement justifiée dans notre illustre prélat. Il a été choisi de Dieu pour répandre l'esprit de piété dans tout le corps de l'Eglise, et il l'a fait par trois excellents moyens : par la douceur de sa doctrine, par la douceur de sa conduite, par la douceur de ses exemples. C'est ce qui l'a élevé à un si haut rang, et placé, comme l'Agneau de Dieu, sur la sainte montagne : Et vidi, et ecce Agnus stabat supra montem Sion (Apoc, XIV, 1).

La piété tire un merveilleux secours de la doctrine, mais toute doctrine n'est pas propre à la piété. Sans parler de la fausse doctrine qui séduit, de la mauvaise doctrine qui corrompt, de la doctrine profane qui enfle, il y en a d'autres qui, toutes bonnes et toutes saintes qu'elles sont, ou surpassent l'esprit par leur élévation, ou l'épuisent par leur subtilité, ou l'accablent par leur rigueur : les unes l'éclairent sans l'émouvoir; d'autres le touchent sans l'instruire ; celles-ci sont trop mystérieuses, et l'embarrassent ; celles-là trop austères, et le rebutent. Pourquoi, de tant d'éloquentes prédications et de tant de livres remplis de piété, y en a-t-il si peu qui nous l'inspirent ? C'est que la doctrine des hommes parlant et d'un esprit défectueux et d'un sens particulier, elle tient toujours des qualités de son principe, et par conséquent ne peut être ni parfaite , ni universelle ; si elle entre dans un cœur, elle en trouve un autre fermé ; pour un qui la reçoit, cent l'écoutent avec indifférence : au lieu que celle qui vient de Dieu se fait comprendre à tous, et goûter de tous : Et erunt omnes docibiles Dei (Joan., VI, 45). Or, telle est la merveille que je découvre dans le grand et incomparable François de Sales : sa doctrine est une viande, non de la terre, mais du ciel, qui de la même substance nourrit, aussi bien que la manne, toutes sortes de personnes. Et je puis dire , sans blesser le respect que je dois à tous les autres écrivains, qu'après les saintes Ecritures, il n'y a point d'ouvrages qui aient plus entretenu la piété parmi les fidèles, que ceux de ce saint évêque. Oui, Chrétiens, les Pères ont écrit pour la défense de notre religion, les théologiens pour l'explication de nos mystères, les historiens pour conserver la tradition de l'Eglise ; ils ont tous excellé dans leur genre, et nous leur sommes à tous redevables ; mais pour former les mœurs des fidèles, et pour établir dans les âmes une solide piété, nul n'a eu le même don que l'évêque de Genève. Son introduction seule à la vie dévote, combien a-t-elle converti de pécheurs ? Combien a-t-elle formé de religieux? Combien d'hommes et de femmes a-t-elle sanctifiés dans le mariage ? Combien, dans tous les états, a-t-elle fait de changements admirables ? Je vous le demande, Chrétiens ; car pourquoi citer ici les souverains pontifes, les cardinaux, les princes et les rois qui lui ont donné tant d'éloges, et pourquoi rapporter un nombre presque infini de miracles que la lecture de ce livre a produits ? Vous l'avez entre les mains ; et une des marques les plus évidentes de son excellence et de son prix, c'est que dans le christianisme il soit devenu si commun. L'avez-vous jamais ouvert sans vous sentir excités à la pratique de la vertu, sans concevoir de saints désirs d'être à Dieu, sans que l'Esprit de grâce vous ait parlé intérieurement, sans que la conscience vous ait fait quelque reproche ? Or, ce que vous avez éprouvé, mes chers auditeurs, est une expérience générale et la meilleure preuve que la proposition que j'ai avancée, savoir, que François, par sa doctrine, a répandu dans les cœurs l'esprit de la vraie piété.

Mais qu'y a-t-il donc dans cette doctrine qui la rende si universelle et si efficace ? Qui fait que ni les savants n'y trouvent rien au-dessous d'eux, ni les faibles rien de trop relevé ; qu'elle convient à toutes sortes de conditions, qu'il n'y a point de tempérament qui n'en ressente l'impression ? C'est, mes Frères, cette douceur inestimable qui faisait distiller de la plume de notre saint évêque, comme des lèvres de l'Epouse, le lait et le miel : Favus distillans labia tua, mel et lac sub lingua tua (Cant., IV, 11). Voilà ce qui a donné tant de goût pour ses ouvrages aux âmes les plus mondaines et les moins sensibles à la piété. Prenez garde, au reste ; je ne dis pas que la doctrine de François de Sales soit douce dans ses maximes. Il n'y a rien de si difficile dans la loi chrétienne qu'elle n'embrasse, mais en cela même elle est plus conforme à celle de Jésus-Christ. Le Sauveur, remarque saint Augustin, dit que son joug est doux. Jugum meum suave est (Matth., XI, 30) : pourquoi ? Parce qu'il nous impose une charge plus légère ? Non sans doute : trois additions à la loi écrite, qu'il exprime en ces termes : Ego autem dico vobis (Ibid., V, 22), sont d'une observance plus rigoureuse que tous les anciens préceptes. Le joug du Seigneur est doux, ajoute ce Père, non point à raison de sa matière, car c'est un joug ; mais par la grâce de l’Evangile, qui nous aide à le porter. Ainsi la morale que François a enseignée, est en elle-même une morale sublime et de la plus haute perfection ; mais suivant le dessein de son Maître, il a, par fonction de ses écrits, adouci l'amertume de la croix, que Jésus-Christ avait rendue si désirable et si précieuse, en la détrempant dans son sang. Ah ! Chrétiens, si la morale de ce saint prédicateur, seulement tracée sur le papier, est encore si puissante, que ne pouvait-elle point quand elle était vivante et animée ? Et lorsqu'elle partait immédiatement de ce cœur embrasé du zèle le plus pur et le plus ardent, quel feu ne devait-elle pas répandre partout ? De vous dire que François de Sales a été l'oracle de son temps, que Paris l'a admiré, que les parlements de France, par des députations honorables, l'ont recherché pour entendre sa doctrine, qu'il fut l'apôtre de la cour, ce serait peu ; et si vous savez peser les choses au poids du sanctuaire, vous l'estimerez plus sortant de ce grand monde d'admirateurs qui le suivaient enfouie, et se retirant dans le désert, c'est-à-dire quittant la cour et Paris, pour consacrer les carêmes entiers aux moindres villes de son diocèse , et aimant mieux, comme Jésus-Christ, prêcher dans les bourgades, que dans Jérusalem. De là même aussi, ces bénédictions abondantes que Dieu donnait à son ministère ; de là ces soupirs que poussaient vers le ciel ses auditeurs, et ces larmes qui coulaient de leurs yeux. De là ces fruits de pénitence qu'il recueillait après ses prédications évangéliques, comme le seul tribut qu'il prétendait tirer de cet emploi : recevant les pécheurs, écoutant leurs confessions, les encourageant et les consolant, leur prescrivant des règles de vie conformes à leur état, et tout cela avec cette sage douceur qui les convainquait, et qui les attachait inviolablement à leurs devoirs. Un des souhaits de saint Fulgence était de voir saint Paul prêchant l'Evangile ; et ne vous sentez-vous pas, Chrétiens, touchés du même désira l'égard de François de Sales ? Or il est aisé de vous satisfaire : l'évêque de Genève vit encore dans ses écrits, parce qu'il y a laissé tout son esprit : choisissez-le pour votre prédicateur; en tout temps et en tous lieux vous pouvez l'entendre. Je n'aurai pas peu fait pour votre salut, si je puis vous engager à cette sainte pratique : et cet homme de Dieu aura la gloire de continuer, après sa mort, ce qu'il a si heureusement commencé pendant sa vie, lorsqu'il a établi la piété et le culte de Dieu par la douceur de sa doctrine.

Ce sujet est trop vaste, mes chers auditeurs, pour le renfermer dans un seul discours. A cette douceur de la doctrine, François joignit la douceur de la conduite dans le gouvernement des âmes ; et quel nouveau champ s'ouvre devant moi ! Que dirai-je des effets merveilleux que produisit dans l'Eglise une telle direction ? Je n'en veux qu'un exemple : il est mémorable. Je parle de ce saint ordre qu'il a institué sous le titre de la Visitation de Marie. Oui, Chrétiens, c'est à la conduite de son instituteur, à cette conduite également religieuse et douce, qu'il doit sa naissance ; c'est sur cette conduite qu'il est fondé, c'est par cette conduite qu'il subsiste. Vous le savez : Dieu choisit l'illustre et vénérable dame de Chantal pour l'exécution de ce grand ouvrage, et l'adressa à François de Sales, auquel il avait inspiré le même dessein. Dès qu'elle a vu ce saint prélat, qu'elle l'a entendu, la voilà d'abord gagnée par l'attrait de sa douceur ; cette femme forte que nous avons enfin trouvée dans notre France : Mulierem fortem quis inveniet ? (Prov., XXXI, 10) connaît bientôt que son saint directeur agit de concert avec Dieu dans cette affaire : Gustavit et vidit quia bona est negotiatio ejus : cela suffit; et sans une plus longue délibération , elle se résout à tout entreprendre pour seconder son zèle : Manum suam misit ad fortia. Elle rompt les liens qui la tiennent attachée au monde ; elle quitte sa patrie, et va dans une autre terre planter une nouvelle vigne qui devait fructifier au centuple et se répandre de toutes parts : De fructu manuum suarum plantavit vineam. A peine a-t-elle mis la main à l'œuvre du Seigneur, qu'un nombre de saintes vierges se joignent à elle pour prendre part au travail, et pour s'enrichir de grâces et de vertus : Multœ filiœ congregaverunt divitias. Telle fut l'origine de cet ordre si florissant. Vous me demandez quelle est sa loi fondamentale ? La voici dans les paroles du Sage, au même endroit : Et lex clementiæ in lingua ejus ; une autre version porte , lex mansuetudinis : c'est la loi de douceur, cette loi extraite du cœur de François, pour être gravée dans celui de ses filles en Jésus-Christ ; car il ne fallait pas qu'une si belle vertu mourût dans sa personne : et si le double esprit du Prophète dut être transmis à un autre, il était encore plus important que l'esprit simple et doux de ce glorieux fondateur fût multiplié : Mansuetudo multiplicavit me. Il semble en effet, que dans ces excellentes lettres par où il forma ce cher troupeau dont il était le conducteur, il ne leur recommande rien autre chose que la douceur de l'esprit : cette douceur d'esprit est le sujet ordinaire de ces admirables entretiens que nous lisons, et qu'il avait avec ces âmes prédestinées : à cette douceur d'esprit il rapporte toutes les constitutions de son ordre. Pourquoi, de toutes les congrégations religieuses, celle-ci est-elle spécialement favorisée du ciel ? Pourquoi, par un avantage assez rare, lorsque le temps altère tout, croît-elle sans cesse dans la perfection de son institut, au lieu d'en dégénérer ? Pourquoi se remplit-elle tous les jours de tant de sujets distingués, et par la splendeur de leur naissance et par le mérite de leurs personnes ? C'est que l'esprit de François y règne, c'est qu'elle est gouvernée par sa douceur. Je ne dis pas ceci, mes très chères Sœurs, pour vous donner la préférence au-dessus de tous les ordres de l'Eglise ; vous les devez honorer, et ce sera toujours beaucoup pour vous d'être les plus humbles dans la maison de Dieu. Mais je vous le dis pour vous faire encore plus aimer cette douceur qui vous doit être si précieuse, puisque c'est l'héritage de votre père, et que vous ne la pratiquerez jamais selon ses règles, sans triompher de toutes les passions, sans acquérir toutes les vertus, et sans vous élever comme lui, jusqu'au sommet de la montagne ou de la sainteté évangélique : Et vidit, et ecce Agnus stabat supra montem Sion , et cum eo centum quadraginta quatuor millia (Apoc, XIV, 1).

Quand le grand évêque de Genève, par la douceur de sa conduite et pour l'avancement de la piété, n'aurait rien fait davantage que d'établir dans le christianisme un ordre où Dieu est si parfaitement et si constamment servi, ne serait-ce pas assez, et ne trouverais-je pas en cela même l'ample matière d'un des plus solides et des plus magnifiques éloges ? Mais non, Chrétiens, Dieu a prétendu de lui, et attend aujourd'hui de moi quelque chose de plus : Dieu, dis-je, a prétendu de lui que, par la douceur de ses exemples, il fit renaître en vous l'esprit de la piété chrétienne ; et Dieu attend encore de moi qu'en vous les proposant, je contribue à une fin si importante. Oubliez, s'il est possible, tout ce j'ai dit, et regardez seulement la vie de François de Sales : c'est un des plus excellents modèles que vous puissiez imiter. Hélas ! Mes chers auditeurs, où la piété en est-elle maintenant réduite ? François de Sales lui avait donné du crédit : elle régnait de son temps jusque dans la cour, où il l'avait introduite avec honneur : et présentement n'est-elle pas en quelque sorte bannie de la société des hommes ? Les libertins méprisent insolemment ses maximes, et elle passe parmi ces prétendus esprits forts pour simplicité et pour faiblesse, parce qu'elle nous fait dépendre de Dieu, et qu'elle nous assujettit à la loi de Dieu. Les grands, dont elle devait être autorisée, l'abandonnent, parce qu'elle ne peut compatir avec l'ambition et l'intérêt qui les dominent : tout le reste à peine la connaît-il, tant il est aveugle et grossier : on se contente de vivre, sans penser à vivre chrétiennement. Ce désordre n'est-il pas tel que je le dis ; et si nous avons encore quelque sentiment de religion, n'en devons-nous pas être touchés? Mais quoi ! Mes Frères, ne le corrigerons-nous point, ce désordre si déplorable ; et faisant profession de garder si exactement tous les devoirs où la vie civile nous engage, n'aurons-nous nul soin de cette belle vie qui fait toute la perfection d'un chrétien ? Ah! Du moins, considérez ici le modèle que je vous présente : il vous fera voir ce que c'est que la piété ; il vous la fera non-seulement estimer, mais aimer. La Providence, qui voulait nous donner François pour exemple, l'a attaché à une vie commune, afin qu'elle n'eût rien que d'imitable : il n'a point passé les mers, pour aller dans un nouveau monde chercher de l'exercice à son zèle : il est demeuré dans sa patrie, mais il y a été prophète et plus que prophète, puisqu'il en a été le salut. Voilà ce que vous pouvez faire par proportion dans vos familles, et n'y êtes-vous pas indispensablement obligés ?

François n'a point refusé les bénéfices de l'Eglise : il était plus nécessaire qu'il nous enseignât à les bien recevoir. Voyez s'il y est entré par des considérations humaines, et déplorez les abus et les scandales de notre siècle où ce sont des vues intéressées, des vues ambitieuses qui nous servent de vocation pour tous les états, même les plus saints. De cet exemple vous tirerez deux règles de conduite ; l'une particulière, l'autre générale : car d'abord vous apprendrez en particulier avec quel esprit vous devez approcher de l'autel du Seigneur et paraître dans son sanctuaire ; que c'est le Seigneur même qui doit vous appeler à ce sacré ministère, et non point vous qui ayez droit de vous y porter. Et, par une conséquence plus générale, vous  conclurez ensuite  que Dieu étant le maître de toutes les conditions, c'est à lui de les partager, à lui de vous les marquer, à lui de vous choisir, sans qu'il vous soit permis de prévenir ou d'interpréter son choix à votre gré. Si ces règles étaient fidèlement observées, nous ne verrions pas dans les bénéfices et les dignités ecclésiastiques tant de sujets qui ne s'y sont ingérés que par la faveur, que par l'intrigue, que par les voies les plus sordides et les plus basses, et nous n'aurions pas encore la douleur de voir dans le monde tant d'hommes sans mérite, sans talent, sans nulle disposition occuper les places les plus honorables et se charger des fonctions les plus importantes.

François, en acceptant la dignité épiscopale, ne nous a pas donné le même exemple de renoncement, que plusieurs autres qui ont pris la fuite et se sont cachés dans les déserts pour éviter ou un fardeau, ou un honneur qu'ils craignaient. Mais j'ose dire néanmoins qu'en cela même il a fait quelque chose de plus rare et de plus instructif pour nous : car se trouvant engagé à une Eglise pauvre et désolée dont Dieu lui avait confié le soin, jamais rien ne l'en put séparer. C'était son épouse ; et, toute défigurée qu'elle paraissait à ses yeux, il lui fut toujours fidèle : en sorte qu'il la préféra à tout ce qu'on put lui offrir de plus spécieux et de plus brillant. Un tel exemple n'a-t-il pas je ne sais quoi qui gagne le cœur ? Vous me demandez, Chrétiens , quelle application vous en pouvez faire à vos mœurs ? Rien de plus juste et de plus nécessaire à une solide piété. C'est d'aimer la condition où Dieu vous a appelés, quelle qu'elle soit ; de vous y tenir, et de ne chercher rien au-delà, persuadés que si vous y suivez les vues de la Providence, si vous y demeurez par l'ordre de Dieu, il n'y a point de condition où vous n'ayez tous les moyens de vous sanctifier. C'est de réprimer ces insatiables désirs qu'inspirent aux âmes mondaines ou l'envie d'avoir, ou l'envie de paraître ; formant toute votre vie sur les grandes maximes du véritable honneur, de la raison, de la foi, et n'écoutant point ces faux principes qu'on se fait dans le siècle et même dans l'Eglise, pour viser sans cesse plus haut, et pour ne mettre jamais de bornes à ses prétentions. Dès que vous saurez ainsi vous fixer, vous ne serez plus si entêtés de votre fortune, si distraits et si dissipés ; vous vous préserverez de mille écueils où l'innocence échoue ; et, plus attentifs sur vous-mêmes, vous serez plus en état de goûter Dieu, et de marcher tranquillement et avec assurance dans ses voies.

François, revêtu de l'épiscopat, a fait consister sa perfection dans la pratique des devoirs propres de son ministère, visitant son Eglise, tenant des synodes, conférant les ordres sacrés, instruisant les prêtres, dirigeant les consciences, prêchant la parole de Dieu, administrant les sacrements. En tout cela rien d'extraordinaire, sinon qu'il le faisait d'une manière non ordinaire, parce qu'il le faisait en saint : c'est-à-dire parce qu'il le faisait avec fidélité, descendant à tout, jusques à converser avec les pauvres, et à enseigner lui-même la doctrine chrétienne aux enfants ; parce qu'il le faisait avec assiduité, ayant ses heures, ses jours, tous ses temps marqués, et donnant à chacun ce qui lui était destiné : parce qu'il le faisait avec persévérance et sans relâche, s'élevant au-dessus de tous les dégoûts, de tous les ennuis, de toutes les humeurs, principes de ces vicissitudes et de ces changements perpétuels, qui, selon les différentes conjonctures, nous rendent si différents de nous-mêmes ; parce qu'il le faisait toujours avec une ferveur vive et animée, ne se déchargeant point sur les autres de ce qu'il pouvait lui-même porter : le premier au travail, et le dernier à le quitter ; ne comptant pour rien les fatigues passées, et ne pensant qu'à en prendre de nouvelles et qu'à recommencer : enfin, parce qu'il le faisait avec une droiture et une pureté d'intention qui relevait devant Dieu le prix de toutes choses, même des plus légères en apparence, et leur imprimait un caractère de sainteté, n'ayant en vue que Dieu, que le bon plaisir de Dieu, que l'honneur de Dieu. Ah ! Chrétiens, on se fait tant de fausses idées de la piété ! On la croit fort éloignée, lorsqu'elle est auprès de nous ; on se persuade qu'il faut sortir de son état, et abandonner tout pour la trouver; et voilà ce qui ralentit toute notre ardeur, et ce qui nous désespère. Mais étudiez bien François de Sales ; c'est assez pour vous détromper. Vous apprendrez de lui que toute votre piété est renfermée dans votre condition et dans vos devoirs. Je dis dans vos devoirs fidèlement observés : ne manquez à rien de tout ce que demandent votre emploi, votre charge, les diverses relations que vous avez plus directement, ou avec Dieu en qualité de ministres des autels, ou avec le public en qualité déjuges, ou avec des domestiques en qualité de maîtres, ou avec des enfants en qualité de pères et de mères ; avec qui que ce puisse être, et dans quelque situation que ce puisse être, embrassez tout cela, accomplissez tout cela, ne négligez pas un point de tout cela. Je dis, dans vos devoirs assidûment pratiqués : ayez dans l'ordre de votre vie certaines règles qui distribuent vos moments, qui partagent vos soins, qui arrangent vos exercices selon la nature et l'étendue de vos obligations ; tracez-les vous-mêmes, ces règles, ou, pour agir plus sûrement et plus chrétiennement, engagez un sage directeur à vous les prescrire, et faites-vous une loi inviolable de vous y soumettre. Je dis, dans vos devoirs constamment remplis : avancez toujours dans la même route sans vous détourner d'un pas; et malgré l'ennui que peut causer une longue et fatigante continuité, n'ayez pour mobiles que la raison et la foi, qui chaque jour sont les mêmes, et qui chaque jour, autant qu'il vous convient, vous appliqueront aux mêmes œuvres. Je dis, dans vos devoirs gardés avec une sainte ardeur; non pas toujours avec une ardeur sensible, mais avec une ardeur de l'esprit, indépendante des sentiments et au-dessus de tous les obstacles. Enfin, je dis, dans vos devoirs sanctifiés par la droiture de votre intention : tellement que, dégagés de tout autre intérêt et de tout autre désir, vous ne soyez en peine que de plaire à Dieu, et ne vous proposiez que de faire la volonté de Dieu. Voilà, dis-je, mes chers auditeurs, ce que vous enseignera le saint directeur dont vous venez d'entendre l'éloge, et dont je voudrais que les leçons fussent gravées dans votre souvenir avec des caractères ineffaçables ; voilà dans ses exemples le précis et l'abrégé de sa morale, de cette morale également ennemie de tout excès, soit de relâchement, soit de rigueur ; de cette morale qui ne ménage et ne flatte personne, mais aussi qui ne décourage et ne rebute personne ; de cette morale qui joint si bien ensemble, et toute la douceur, et toute la perfection de la loi évangélique.

Vous me direz qu'on ne voit point là ni de rigoureuses pénitences à pratiquer, ni de grands efforts à soutenir : j'en conviens ; mais j'ajoute et je réponds, que c'est cela même qui en fait l'excellence et qui nous en doit donner la plus haute estime. Car c'est là que, sans qu'il paraisse beaucoup de mortifications, on a sans cesse à se mortifier ; que, sans croix en apparence, on trouve sans cesse à se crucifier ; que, sans nulle violence au dehors, il faut sans cesse se vaincre et se renoncer. Et je vous le demande en effet, Chrétiens, pour s'assujettir, comme François de Sales, à une observation exacte et fidèle, à une observation pleine et entière, à une observation constante et assidue, à une observation sainte et fervente des devoirs de chaque état, quelle attention est nécessaire ? Quelle vigilance et quels retours sur soi-même ? Et pour se maintenir dans cette attention et cette vigilance continuelle, de quelle fermeté a-t-on besoin, et en combien de rencontres faut-il surmonter la nature, captiver les sens, gêner l'esprit ? D'ailleurs, combien de devoirs difficiles en eux-mêmes et très onéreux ? Combien qui nous exposent à mille contradictions et à mille combats ! Combien dont on ne peut s'acquitter sans se faire la victime du public, la victime du bon droit, la victime de l'innocence ? Combien qui demandent le plus parfait désintéressement, le sacrifice le plus généreux de toutes les inclinations, de toutes les liaisons du sang et de la chair ? Et comme tout cela se fait selon les obligations ordinaires de la condition, et n'a pas un certain faste, ni un certain brillant que la singularité donne à d'autres œuvres, quelle doit être la force et la pureté de nos sentiments, lorsque, sans nul soutien extérieur, sans nul éclat et sans nulle vue de paraître, la seule religion nous anime, la seule équité nous sert d'appui, le seul devoir nous tient lieu de tout ! Ah ! Mes chers auditeurs, entrons dans cette voie, et ne craignons point qu'elle nous égare. C'est la voie la plus droite et la plus courte ; elle est ouverte à tout le monde, et François a eu la consolation d'y attirer après lui une multitude innombrable de fidèles. Si, par une dangereuse illusion, elle ne nous semble pas encore assez étroite, c'est que nous n'y avons jamais bien marché, et que nous ne la connaissons pas. Faisons-en l'épreuve ; et quand, après une épreuve solide, nous la trouverons trop large, alors il nous sera permis de chercher une autre route, et d'aspirer à une plus sublime perfection.

Vous cependant sur qui Dieu répandit sa lumière avec tant d'abondance, et qui nous l'avez communiquée avec tant de charité, fidèle et zélé pasteur des âmes, grand saint, recevez les honneurs solennels que vous rend aujourd'hui tout le peuple chrétien. Recevez les hommages que toute la France vous offre, comme autant de gages de sa reconnaissance (Le P. Bourdaloue lit ce sermon pour la cérémonie de la canonisation de saint François de Sales). Elle sait ce qu'elle doit à vos soins, et elle tâche, dans cette cérémonie, à s'acquitter en quelque sorte auprès de vous. C'est elle qui, la première, vous avait déjà canonisé par la voix publique, et c'est elle qui vient enfin de consommer l'ouvrage de votre canonisation par la voix de l'Eglise. C'est à la requête de son roi, à l'instance de ses prélats, à la sollicitation de tout son clergé, que vous avez été proclamé saint. Il était juste qu'elle vous rendît, autant qu'elle le pouvait, devant les hommes, ce que vous lui avez donné devant Dieu. Pendant votre vie, vous avez travaillé à la sanctifier : il était juste qu'après votre mort elle travaillât à faire déclarer authentiquement et hautement votre sainteté. Recevez en particulier les hommages que je vous présente, comme membre d'une compagnie à qui l'éducation de votre jeunesse fut confiée, dans les mains de qui vous remîtes le plus précieux dépôt de votre conscience, et qui eut enfin la consolation de recueillir vos derniers soupirs, et de conduire votre bienheureuse âme dans le sein de Dieu. Du reste, mes chers auditeurs, entrons tous dans l'esprit de cette solennité. Qu'est-ce que la canonisation d'un saint ? Un engagement à acquérir nous-mêmes, avec la grâce et le secours de Dieu, toute la sainteté qui nous convient. Car célébrer la canonisation d'un saint, c'est professer que la véritable gloire consiste dans la sainteté, qu'il n'y a rien de grand et de solide dans le monde que la sainteté, que toute la félicité et tout le bonheur de l'homme est attaché à la sainteté. Or, je ne puis professer tout cela sans me sentir excité fortement, et sollicité à la poursuite de la sainteté ; et je me condamne moi-même par ma propre confession, si, reconnaissant tout cela, je n'en ai pas plus de zèle pour ma sanctification. Il n'est pas nécessaire que nous soyons canonisés dans l'Eglise, comme François de Sales ; mais il est d'une nécessité absolue que nous soyons saints, par proportion, comme lui. Nous trouverons dans sa doctrine de quoi nous éclairer, dans sa conduite de quoi nous régler, dans ses exemples de quoi nous animer, et dans la gloire où il est parvenu, de quoi éternellement et pleinement nous récompenser. C'est ce que je vous souhaite, etc.