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Mois du Sacré-Coeur


Saint François de Sales et le Sacré Cœur

Histoire de Ste Marguerite-Marie
par M. l’abbé E. Bougaud, 5ème édition, Paris, 1880.

Chapitre VIII : Comment la Visitation avait été créée pour être le sanctuaire du Sacré Cœur.

 

« Je ne sais pas, disait gracieusement saint François de Sales, pourquoi on m'appelle fondateur ; car je n'ai pas fait ce que je voulais, et j'ai fait ce que je ne voulais pas. »

C'est, en effet, quelque chose de bien différent de ce qu'il avait d'abord rêvé, que la Visitation telle qu'elle était sortie, en 1615, des mains de saint François de Sales. A chacun de ses pas dans l’organisation de son œuvre, un obstacle imprévu, invincible, l'avait obligé à modifier ses plans, et conduit tout doucement à faire de ses filles le contraire de ce qu'il voulait en faire.

Il voulait en faire des Marthe, et il en fit des Marie. Il voulait les jeter dans la vie active, et il les jeta dans la contemplation. Il voulait les envoyer dans les villes et les villages à la recherche de ceux qui souffrent, et il les cacha à tous les regards derrière des grilles impénétrables. Cette Visitation qui devait ressembler à une ruche dont les abeilles iraient porter le miel de la charité sur toutes les plaies de l'âme ou du corps, elle se ferme tout à coup. Elle s'enveloppe de silence. Ce n'est plus une ruche active, c'est un sanctuaire doux, recueilli, tout intérieur: quelque chose de semblable à ce que Dieu demandait à Moïse, quand il lui disait : Regarde, et construis, selon le modèle que je t'ai montré, une arche en bois de sétim, revêtue d'or très pur ait dedans et au dehors, avec des chérubins, les ailes étendues, et les yeux fixés sur le propitiatoire. Voilà ce que saint François de Sales ne songeait guère à faire, et ce que la Visitation est devenue : une arche silencieuse, toute revêtue d'or pur au dedans, avec des chérubins en prière.

Mais oserions-nous bien dire qu'en créant la Visitation saint François de Sales ne soupçonnait pas ce qu'elle deviendrait un jour ? Est-il bien sûr qu'il ne l'organisait pas, dès cette époque, en vue du Sacré Cœur, d'après le modèle qui lui avait été mystérieusement montré ?

Le 10 juin 1611, il écrivait à sa sainte coopératrice : « Bonjour, ma très chère mère. Dieu m'a donné cette nuit la pensée que notre maison de la Visitation est par sa grâce assez noble et assez considérable pour avoir ses armes, son blason, sa devise et son cri d'armes. J'ai donc pensé, ma chère mère, si vous en êtes d'accord, qu'il nous faut prendre pour armes un unique cœur percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d'épines; ce pauvre cœur servant dans l'enclavure à une croix qui le surmontera, et sera gravé des sacrés noms de Jésus et de Marie. Ma fille, je vous dirai, à notre première entrevue, mille petites pensées qui me sont venues à ce sujet ; car vraiment notre petite congrégation est un ouvrage du Cœur de Jésus et de Marie. Le Sauveur mourant nous a enfantés par l'ouverture de son sacré Cœur. »

Voilà ce qu'il écrivait le 10 juin 1611. Or sait-on quel était ce 10 juin ? C'était, en cette année 1611, LE VENDREDI APRÈS L'OCTAVE DU SAINT-SACREMENT, c'est-à-dire le jour même choisi de toute éternité pour être consacré au sacré Cœur; le jour dont Notre-Seigneur dira, soixante-quatre ans après, à la Bienheureuse : « Je veux qu'il y ait, le vendredi après l'octave du Saint-Sacrement, une fête solennelle, dans l'Église tout entière, en l'honneur de mon divin Cœur. » C'est en ce jour que saint François de Sales est comme ravi en extase, et qu'il donne à son institut naissant pour devise et pour blason un Cœur couronné d'épines !

Voilà certes qui donne déjà à réfléchir.

Mais quelles étaient au juste ces mille petites pensées que saint François de Sales avait eues dans cette nuit extatique et qu'il était si pressé, dès le matin, de communiquer à sa sainte coopératrice ? Je me le suis demandé en écrivant l'histoire de sainte Chantal. Je l'ignorais alors. Aujourd'hui je le sais. Une étude plus approfondie des manuscrits de l'ordre m'a permis de pénétrer dans les plus secrètes pensées du saint pontife, au moment où, l'œil fixé sur le modèle, il dessinait le plan de la Visitation. Ce qu'était ce modèle, il le dit clairement lui-même. Et quand, son œuvre achevée, il se tait et meurt, sainte Chantal, craignant qu'on ne l'ait pas compris, recueille mille petits papiers secrets, confidentiels, qu'elle a reçus de lui, et elle achève la révélation.

Entrons dans le détail de ces choses, si peu connues, si merveilleuses.

Un siècle avant d'entrouvrir sa poitrine adorable et de déclarer à la bienheureuse Marguerite-Marie qu'il voulait rendre les filles de la Visitation « dépositaires de son Cœur », Notre-Seigneur, jetant un premier regard d'amour sur celui qui devait être le fondateur de l'Institut, formait son cœur sur le modèle du sien, et le rendait le plus humble et le plus doux de tous les cœurs. « Je ne sais pas, dit un ancien auteur, s'il y a jamais eu un saint qui ait pratiqué plus excellemment la leçon du Sauveur : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ! »

        Quelques années après, Dieu préparait aussi pour fondatrice la sainte qui, formée par saint François de Sales qu'elle se plaisait à « appeler l'enfant du Cœur de Jésus  », devait, elle aussi, porter à un haut degré, dans la grandeur naturelle et surnaturelle de sa force, la douceur et l'humilité. « Il fut révélé à une âme éminemment gratifiée de Dieu, rapporte la mère de Chaugy, que, lorsqu'il prononça cette haute leçon : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, Notre-Seigneur avait regardé d'un regard d'amour et d'élection notre sainte mère de Chantal. »

        Mais c'est surtout pendant les années où les deux Saints travaillèrent ensemble à fonder la Visitation qu'il est doux d'étudier par quelles voies mystérieuses ils sont amenés à disposer toutes choses pour que cet institut, « fondé sur les bases d'or de la douceur et de l'humilité, » puisse devenir le sanctuaire du sacré Cœur.

        Au moment du départ de Mme de Chantal pour venir commencer à Annecy la fondation de l'Institut, saint François de Sales lui écrit un mot, afin d'animer son courage. « M'est avis, ma fille, que désormais nous ne demeurerons plus en nous-même, mais que de coeur, d'intention et de confiance, nous nous logerons pour jamais DANS LE CÔTÉ PERCÉ DU SAUVEUR »

        Et la veille de l'entrée : « Ma fille, il faut que je vous dise que je ne vis jamais si clairement combien vous êtes ma fille que je le vois maintenant. Mais je dis comme je le vois dans le Coeur de Notre-Seigneur. Ô ma fille, que j'ai le désir que notre vie soit cachée avec Jésus-Christ en Dieu ! Je m'en vais faire un peu d'oraison sur cela, où je prierai le Cœur royal du Sauveur pour le nôtre. »

Et à ses filles réunies autour de lui, dans ces premiers et doux moments de la petite Galerie : « L'autre jour en oraison, considérant le côté ouvert de Notre-Seigneur, et voyant son Cœur, il m'était avis que nos cœurs étaient tous alentour de lui, qui lui faisaient hommage comme au souverain roi des cœurs. »

        Ainsi, dans ces temps lointains, voilà l'image sous laquelle il aimait à se représenter sa petite congrégation : toutes ses filles logées dans le Cœur de Jésus; ou encore tous les cœurs de ses filles à l'entour du Cœur de Jésus et lui faisant hommage. Et aussi quelques jours plus tard, quand on disputera aux sœurs leur première petite maison, sainte Chantal et ses filles se souviendront de la vraie demeure que leur a assignée leur saint fondateur : « Qui a pu vous dire, écrit le saint évêque, que nos bonnes sœurs de la Visitation ont été traversées pour leurs places et bâtiments ? Ô mon cher père, Notre-Seigneur est le refuge de leurs esprits : ne sont-elles pas trop heureuses ? Et comme notre bonne mère (la mère de Chantal), toute vigoureusement languissante, me le disait hier : Si les sœurs de la Visitation sont bien humbles et fidèles à Dieu, elles auront le Cœur de Jésus pour demeure et séjour en ce monde. »

        Mais continuons : ce léger trait, encore peu profond, va se préciser, se formuler avec une netteté saisissante. Le Cœur de Jésus devant être le séjour des filles de la Visitation, saint François de Sales épuise toute son éloquence, toute sa piété, à leur en montrer la beauté : « Ô ma fille, écrit-il à l'une d'elles, si vous regardez ce Cœur, il est impossible qu'il ne vous plaise pas; car c'est un cœur si doux, si suave, si condescendant, si amoureux des chétives créatures, pourvu qu'elles reconnaissent leurs misères, si gracieux envers les misérables, si bon envers les pénitents ! Eh ! qui n'aimerait ce Cœur royal, si paternellement maternel envers nous ? »- « Ô ma fille, écrit-il à une autre religieuse, mettez-le, votre cher cœur, dans le côté percé du Sauveur, et l'unissez à ce roi (les cœurs, qui y est comme en son trône royal, pour recevoir l'hommage et l'obéissance de tous les cœurs, et qui tient ainsi sa porte ouverte, afin que chacun le puisse aborder et avoir audience. » Et à la vénérable mère de Chantal, le jour de sainte Catherine de Sienne : « Ô Dieu ! ma fille bien-aimée, à propos de notre cœur, que ne nous arrive-t-il comme à cette bénite sainte, que le Sauveur nous ôtât notre cœur et mît le sien au lieu du nôtre ! Mais n'aura-t-il pas plutôt fait de rendre le nôtre tout sien, absolument sien ! Oui, qu'il le fasse, ce doux Jésus ! Je l'en conjure par le sien propre et par l'amour qu'il y renferme, qui est l'amour des amours ! Que s'il ne le fait (oh ! mais il le fera), au moins ne saurait-il empêcher que nous lui allions prendre LE SIEN ! » Et l'aimable saint ajoute : « Et s'il fallait ouvrir notre poitrine pour y loger son Cœur, ne le ferions-nous pas  ? »

        Ainsi, ce n'est plus assez pour saint François de Sales de loger son humble petite Visitation dans le Cœur de Jésus. C'est ce Cœur sacré qu'il veut loger maintenant dans son humble petite Visitation. Et il ne saurait empêcher, dit-il, que nous le lui allions prendre pour cela.

        Plus on avance, plus les paroles sont lumineuses et précises : « Ma très chère fille, ne sommes-nous pas enfants adorateurs et serviteurs du Cœur amoureux et paternel de notre Sauveur ? N'est-ce pas sur ce fond que nous avons bâti nos espérances ? Il est notre maître, notre roi, notre père, notre tout. Pensons à le bien servir; il pensera à nous bien favoriser. » Et encore, presque dans les mêmes ternies : « Ne voulez-vous pas être filles adoratrices et servantes du Cœur amoureux de ce divin Sauveur ?

N'est-ce pas sur cette ardente fournaise de dilection que vous avez bâti toutes vos espérances ? » Et surtout : « Unissez vos cœurs par une sainte soumission au Cœur de Jésus, lequel, enté sur la divinité, sera la racine de l'arbre dont vous serez les branches.2 » Et, enfin, ce mot qui achève tout dans la lumière, et qui baptise la Visitation de son vrai nom : « Les religieuses de la Visitation qui seront si heureuses que de bien observer leurs règles pourront véritablement porter le nom de filles évangéliques, établies en ce dernier siècle pour être les imitatrices du Cœur de Jésus dans la douceur et l'humilité, base et fondement de leur Ordre, qui leur donnera le privilège et la grâce incomparable de porter la qualité de FILLES DU SACRÉ CŒUR DE JÉSUS. »

        Filles du sacré Cœur de Jésus ! Voilà le nom que saint François de Sales donne à ses religieuses soixante ans avant la révélation faite à la bienheureuse Marguerite-Marie. Il les établit pour être « les adoratrices du sacré Cœur », « les servantes du sacré Cœur », « les imitatrices du sacré Cœur » ! Le Coeur de Jésus sera « leur séjour », « la racine de l'arbre dont elles seront les branches », « le fondement de leurs espérances et la raison de leur être ». Elles devront « prendre à Jésus son Cœur », et « ouvrir leurs poitrines pour l'y loger » comme dans un sanctuaire.

Voilà ce que voit le saint pontife, et, élevé par ces pensées au-dessus de lui-même, il sent que quelque chose de grand se prépare : « Croyez-moi, ma chère mère, Dieu veut je ne sais quoi de grand de nous '. » Et à la mère Favre : « Sa main toute-puissante fera pour ce petit institut plus que les hommes ne peuvent penser. » Et pendant qu'il contemple ces choses, et qu'il voit sa petite Visitation, « sortant du côté percé de Jésus-Christ, » et appelée à l'honneur d'être « le sanctuaire de son Coeur adorable », comme un grand architecte qui fait concourir au but qui lui a été fixé les lignes générales et les moindres détails, il organise tout son institut en vue de cette merveilleuse mission.

        La Visitation va donc devenir un ordre contemplatif ! Soit; tout est changé. Mais alors « c'est dans le Coeur de Jésus que se devra faire cette continuelle contemplation ». Il étudie le genre d'oraison propre à la Visitation : c'est l'oraison de simple regard, de simple remise et repos en Dieu. Mais aussitôt il ajoute que ce regard doit être sur le sacré Coeur; ce repos, cette quiétude, ce doux sommeil, «sur ce Cœur bien-aimé. »

        Il exalte ce genre d'oraison : « Ô mes filles, il vaut mieux dormir sur la sacrée poitrine du Sauveur que de veiller ailleurs. » Il fait prendre à chacune de ses filles la résolution suivante : « Je destinerai tous les jours certain temps pour ce sacré sommeil, à ce que mon âme, à l'imitation du bien-aimé disciple, dorme en toute assurance sur l'aimable poitrine, voire dans le Cœur amoureux de l'amoureux Sauveur. « Notre bienheureux Père, dit sainte Chantal, qui entendait excellemment toutes sortes d'oraisons, a toujours approuvé celle-ci (l'oraison de simple regard), et disait que, tandis que les autres mangent diverses viandes à la table du Sauveur, nous, nous devions reposer nos âmes et toutes nos affections sur sa poitrine amoureuse. »

        Non pas, bien entendu, que dans cette contemplation il faille oublier le prochain. Oh ! Ce cher prochain, il faut toujours y penser. Mais saint François de Sales veut que ses filles ne le voient plus que dans le Coeur de Jésus et comme à travers sa poitrine sacrée. « Là, disait-il, qui ne l'aimeroit ? Qui ne supporterait ses défauts ? Oui, il est là, ce cher prochain, dans la poitrine du Sauveur ; il y est si aimé et tant aimable, que l'Époux meurt d'amour pour lui. »

Toutes les règles procèdent de la même pensée et conduisent au même but. « Je vous assure, mes filles bien-aimées, que vous ravirez le Cœur de Jésus, si vous êtes fidèles à toutes les pratiques de vos règles  » - « Ô Dieu ! dit-il ailleurs, qu'il faut que nos pauvres cœurs ne vivent plus que sous l'obéissance du Cœur de Jésus ! Et puisque ce Cœur sacré n'a point de loi plus affectionnée que la douceur, l'humilité et la charité, il faut s'en tenir ferme en ces chères vertus » Il répète sur tous les tons que toutes les règles se réduisent à deux points : l'humilité et la douceur, et qu'il a choisi exprès ces deux vertus, parce que ce sont celles du Cœur de Jésus. Sainte Chantal parle de même : « inculquez à toutes vos filles, écrit-elle à une supérieure, la pratique de ces paroles de Notre-Seigneur : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ! Elles sont la moelle et la vie de notre sainte vocation. »

        Après avoir organisé ainsi l'intérieur du sanctuaire, « et lui avoir donné pour bases d'or l'humilité et la douceur, » parce que ce sont les vertus du Cœur de Jésus, saint François de Sales, comme s'il eût voulu déchirer les derniers voiles et initier le monde lui-même à la grande pensée qui le dominait, se décide enfin à réaliser le projet dont il avait parlé à sa sainte coopératrice, le 10 juin 1611. Il donne pour armes et pour blason à son institut le Cœur même de Jésus couronné d'épines. Les religieuses le porteront gravé sur leurs croix pectorales. Il rayonnera en tête de tous leurs actes privés ou publics. Il servira de cachet à leurs lettres. On le sculptera sur les portes extérieures des monastères. C'est ainsi qu'un architecte, après avoir construit un palais, met au-dessus de l'entrée d'honneur l'écusson du noble seigneur qui va y habiter.

        Tout cela assurément est déjà prodigieux, surtout quand on pense qu'il n'y a pas un de ces faits qui ne soit antérieur de plus de soixante ans aux révélations de la Bienheureuse. Mais ce qui suit est plus étonnant peut-être.

Saint François de Sales venait à peine de mourir, que sa sainte et fidèle coopératrice recueillit avec une sorte de piété filiale tous les petits papiers, les plus secrets, les plus confidentiels qu'elle avait reçus de son saint directeur, et elle les adressa à l'Ordre pour lui être un éternel mémorial. « Mes très chères soeurs, disait la vénérable fondatrice dans sa lettre d'envoi, nous vous adressons cordialement cet écrit, parce qu'il est tiré des Oeuvres de N. B. P., mais surtout de plusieurs petits mémoires que nous avons trouvés écrits de sa chère et sainte main ce sont ses conceptions et paroles; vous y reconnaitrez facilement son esprit. L'on a taché de réduire et ranger le tout en méditations. »

        Ces méditations sont divisées en deux séries, que l'on appelle, dans l'Ordre, les grandes et les petites méditations. Dans le premier recueil, il y a déjà des choses remarquables relativement au sacré Cœur. Par exemple, la dix-huitième méditation : Par quel moyen l'âme religieuse ravit le Cœur de son Bien-aimé. Mais c'est surtout le second recueil qui est étonnant à ce point de vue Il y a là une méditation si claire, si explicite sur le sujet qui nous occupe, où la sainte appelle ses filles à méditer sur l'honneur que Dieu leur a fait de leur confier son Cœur, et cela avec des termes tels, que je la crus composée après coup. Il me paraissait impossible qu'une telle page eût été écrite par sainte Chantal, d'après les papiers de saint François de Sales, à moins que tous les deux ne fussent prophètes. Je ne me rendis que quand j'eus entre les mains un exemplaire certainement imprimé du vivant de sainte Chantal, et plus de soixante ans avant l'apparition de Notre-Seigneur à la Bienheureuse.

        Voici cette méditation, que sainte Chantal a rédigée elle-même, d'après plusieurs petits Mémoires trouvés écrits de la saintes main de N. B. P., et qu'elle propose à ses filles. Encore une fois, est-ce une prophétie ? N’est-ce qu'un hasard ?

Elle est intitulée :

 

HUITIÈME MÉDITATION : DE L'AMOUR QUE JÉSUS-CHRIST NOUS PORTE.

 

Après avoir fait considérer à ses chères filles l'amour que Jésus-Christ leur porte au mystère de l'Incarnation, 2° au mystère de l'Eucharistie, 3° au mystère de sa Passion douloureuse, elle arrive à une quatrième considération, tout à fait étrange, quand on pense à la dâte où elle fut écrite.

Considération IV.

        « Considérez que non-seulement notre doux Sauveur nous montra son amour par toute l'œuvre de notre rédemption avec tous les chrétiens, mais qu'il nous oblige spécialement, nous autres de la Visitation, par le don et faveur qu'il a fait à notre Ordre, et à chacune de nous en particulier, DE SON COEUR, ou, pour mieux dire, des vertus qui y résident, puisqu'il a fondé notre très-aimable institut sur ces deux principes : Apprenez de moi que je suis doux et humble de Cœur. C'est le partage qui nous est échu de tous ses trésors ; ayant donné aux autres Ordres : à l'un, l'éminence de l'oraison, à l'autre la solitude, à l'autre l'austérité ; mais à nous, ce qu'il estimait sans doute le plus cher, puisque son précieux Cœur en est le dépositaire. Si que nous pouvons avoir cette satisfaction, si nous apprenons et pratiquons bien la leçon que cet amoureux Sauveur nous donne, que nous aurons l'honneur de porter le titre de Filles du Cœur de Jésus. »

Et le tout se termine par des cris de reconnaissance et d'action de grâces :

       « Cela est bien doux, ô ma chère âme, que ce débonnaire Jésus nous ait choisies pour nous faire les Filles de son Cœur. Pourquoi, ô mon Sauveur, n'en avez-vous point favorisé quelqu'autre en votre Eglise? Qu'avons-nous fait à votre Bonté, DE NOUS AVOIR DESTINÉ CE TRESOR DE TOUTE ÉTERNITÉ, EN CES DERNIERS SIÉCLES ? »

 

        En fondant chaque Ordre religieux, Dieu lui ouvre d'ordinaire une source d'amour qui sera l'aliment intérieur de sa vie divine et le moyen de son apostolat : à l'un la croix et les rigueurs de la pénitence ; à l'autre, le désert et les parfums invisibles de la contemplation ; à celui-là, l'amour des âmes et l'ardeur de l'apostolat. La Visitation devait avoir sa part. Elle eut le dépôt sacré du Cœur de Jésus. Mais qui ne s'étonnerait, en voyant avec quelle netteté, quelle précision croissante saint François de Sales et sainte Chantal en ont eu, soixante ans d'avance, la certaine et évidente intuition ? Ce n'est d'abord qu'un trait, un mot, un vague linéament, très contestable : le Cœur de Jésus sera le refuge, l'asile, le séjour des filles de la Visitation. Puis l'idée se dégage, se précise. C'est sur le sacré Cœur que la Visitation est fondée ; le sacré Cœur est la racine qui porte la Visitation. Est-ce assez ? Non ; l'idée s'anime, s'échauffe, prend des couleurs, comme dans un tableau : les religieuses de la Visitation seront les adoratrices du sacré Coeur. Ce n'est pas assez : les servantes du sacré Coeur. Leur esprit sera l'imitation du sacré Cœur ; leurs armes, un Coeur couronné d'épines ; leur nom, Filles du Coeur de Jésus. Et, pour achever tout cela, leur don, le privilége que Dieu leur garde de toute éternité, et qu'elles recevront dans ces derniers temps, de préférence à tous les autres ordres religieux, ce sera le Coeur de Jésus. Voilà ce que dit saint François de Sales, ce que répète sainte Chantal ; après quoi tous deux meurent, et un demi-siècle se passe avant qu'apparaisse l'humble et illustre vierge qui doit donner un sens à toutes ces paroles, et faire resplendir de si divines intuitions.

        Du reste, on doit bien penser que ce demi-siècle ne s'écoula pas sans que la Visitation tournât ses regards et son coeur vers le Coeur de Jésus. Saint François de Sales avait parlé trop haut, et sa parole était trop tendrement méditée par ses filles, pour que sa pieuse inspiration pût être mise en oubli. Aussi, quand on pénètre dans les monastères pendant ces soixante années qui nous séparent des premières révélations faites à la Bienheureuse, on aperçoit partout, non pas un culte public, il n'y en a nulle part ; mais, dans une foule de religieuses éminentes par leur piété, un culte intime, tendre et profond, qui ne s'avoue pas plus qu'il ne se propage, et que Dieu seul entretient par des grâces extraordinaires.

        Citons au moins quelques faits. A Annecy, par exemple, un jour que la soeur Anne-Marie Rosset se rendait à l'oratoire du noviciat, au moment où elle voulait, selon sa coutume, baiser en passant les pieds d'un grand crucifix qu'on conserve encore aujourd'hui : « Il me sembla, dit-elle à la vénérable mère de Chantal, que mon Jésus se baissa de lui-même vers moi, et que ma bouche, qui était sur la plaie de son pied, se trouva sur celle de son côté et attira mon coeur si fort dans le sien, que je ne peux exprimer ce que j'éprouvai, ni ce qui se passa en moi dans cet emportement de mon coeur dans le sacré Coeur de mon Jésus. » C'était en 1614, quatre ans à peine après la fondation[1]. Un peu après, en 1618, dans le même monastère d'Annecy, nos vieux manuscrits nous montrent la mère de la Roche apprenant aux jeunes novices à lire dans le Coeur de Jésus mourant[2] ; la mère de Bréchard étudiant sans cesse ce Coeur tout lumineux, dans lequel les plus simples, disait-elle, deviennent bien vite les plus savants[3]; la mère Bally, dont on disait « qu'entre le Coeur de Jésus et le sien il n'y avait pas d'entre-d'eux[4] », et tant d'autres enfin que les Annales d'Annecy nous montrent saintement passionnées pour le Coeur de Jésus, dans les temps les plus reculés de la fondation.

        A Melun, en 1636, la vénérable mère Clément, étant en oraison, eut un privilége semblable à celui dont Dieu avait honoré sainte Catherine de Sienne. « Il me sembla, écrit-elle, que Dieu tira mon coeur hors de moi, et y plaça le sien, en sorte qu'il me paraissait que je n'avais plus d'autre coeur que celui de Jésus. » Ravie ainsi en extase, elle vit son bienheureux père saint François de Sales faire son séjour dans le sacré Coeur de Jésus, et y recevoir l'inspiration de dresser un Ordre qui n'aurait qu'un but, honorer le divin Coeur de Jésus. Et dans une autre extase elle vit la bienheureuse Vierge Marie puiser dans le côté percé de Jésus-Christ et verser sur sa chère Visitation toutes les grâces dont elle avait besoin pour remplir sa mission[5].

        A Turin, en 1635, une humble sueur domestique, Jeanne-Bénigne Gojos, recevait des faveurs plus merveilleuses encore. Sa vie se passait à prier le Coeur de Jésus, à l'adorer, à lui dire : « Ô Coeur de Jésus, pardonnez à toute la terre et punissez seulement Jeanne-Bénigne ; faites-lui porter tous les châtiments qui sont dus au monde coupable. » Ravie souvent en extase, unie d'une manière ineffable au Coeur de Jésus, dont elle partageait toutes les tristesses, embrasée du désir de le faire connaître et aimer, elle entrevit dans une lumière divine la vierge de Paray, et annonça la grande mission dont celle-ci serait un jour chargée[6]. A la même époque (1635), à Lyon, la mère Marie-Geneviève de Pradel se dévouait en qualité de victime au Coeur de Jésus, « pour lequel elle avait eu toute sa vie la plus tendre dévotion, » et elle puisait dans cette pratique une force qui s'éleva souvent jusqu'à l'héroïsme[7]. Un peu avant, à paris, dès 1627, Mme de Boutelier, qui avait quitté le monde, où Dieu lui avait donné un grand nom, une belle fortune, des enfants parvenus dans l' Eglise et dans l'État à tous les honneurs, une foule de charmants petits-enfants, et qui l'avait quitté précisément parce qu'elle s'y trouvait trop heureuse, et qu'à cause de ce grand bonheur elle tremblait pour son salut éternel, arrivait à la Visitation ; et savez-vous pourquoi elle se trouvait plus heureuse encore et elle ne tremblait plus ? « Ah ! disait-elle, c'est que me voici maintenant toute cachée dans le Coeur de Jésus, et là il n'y a plus place pour la peur. »

        A Chartres, en 1661, la soeur Marie-Guillemette Dunas faisait sa résidence ordinaire dans la plaie du côté de Jésus-Christ, Notre-Seigneur lui ayant appris que là elle serait proche de son Coeur, et que c'est là, dans cette plaie amoureuse, qu'elle attendrait en paix son jugement à l'heure de la mort. La même année, au second monastère de Lyon, on signale une religieuse, la mère de Rioux, qui ne vivait que pour le sacré Coeur. Elle a laissé quelques écrits que nous avons lus, et qui sont embaumés de la plus tendre et de la plus ardente dévotion pour le Coeur de Jésus[8]. A Périgueux, en 1664, le jour de la Conception, une pieuse et fervente religieuse, Marie-Pacifique Collet, était en prière, demandant la pureté de coeur. « Tout à coup, dit-elle, Dieu me fit une faveur qui me fait trembler quand j'y pense. Il me sembla que Notre-Seigneur me dit de m'approcher de son divin Coeur, que c'était la source de toute pureté ; et au même instant il me parut, si je ne me trompe, qu'il me fit reposer un espace de temps sur son sacré Coeur[9]. » A peu près à la même époque, à Amiens, la mère Anne-Séraphine Cornet avait eu l'attrait de se consacrer au Coeur de Jésus. Les Annales manuscrites de la maison ont bien soin de faire remarquer que c'était « avant d'avoir eu connaissance des faveurs que notre vénérable soeur Marguerite-Marie reçut de Notre-Seigneur s ; et elles entrent dans des détails qui montrent dans la soeur Anne-Séraphine une des plus généreuses amantes du Coeur de Jésus[10]. Il en est de même de la mère Marie-Séraphine de Gaillard, qui, passée de l'ordre de Cîteaux à la Visitation, de l'école de saint Bernard à celle de saint François de Sales, a laissé des méditations tout embaumées de la plus ardente piété au Coeur de Jésus[11]. Que de noms nous pourrions ajouter à ceux-ci ! Il y a partout, dans presque toutes les Visitations, des religieuses de haute sainteté favorisées des plus vives lumières sur le sacré Cœur ; mais ce qui est étonnant, nulle part on n'aperçoit la moindre tentative pour propager cette dévotion. Le culte est tout individuel, tout intime, sans manifestation extérieure. Pas une religieuse ne pense à le communiquer, même à ses soeurs dans l'intérieur du monastère; à plus forte raison, pas une ne songe à lui faire franchir les grilles et à le répandre au dehors. Ici, comme au moyen âge, il y a des adoratrices et des amantes du Coeur de Jésus ; nulle part il n'y a d'évangélistes ni d'apôtres.

       Dans la liste des monastères où l'on voit, au XVII° siècle, fleurir la dévotion au Coeur de Jésus, on aura été étonné que nous n'ayons pas cité Paray. Mais, ni dans les Annales de ce monastère, que nous avons lues avec soin, ni dans les vies de ses religieuses, ni dans ses archives, si riches et si bien tenues, il n'y a un mot, une ligne relative au Coeur de Jésus. Et ce qui est plus remarquable encore, la Bienheureuse n'est pas moins étrangère que toutes ses soeurs à cette dévotion. Lisez son Mémoire, étudiez ses premiers pas dans la vie religieuse, vous n'y trouverez pas la plus légère allusion ; et elle avoue elle-même que ses yeux ne s'étaient jamais tournés de ce côté avant le jour où Dieu, tirant le voile, lui présenta son Coeur adorable et lui donna l'ordre de le montrer au monde et de le lui faire adorer.

        Ce jour est venu. Après avoir embaumé pendant seize cents ans toutes les solitudes de l'Église, il est temps que cette grande dévotion aille au dehors ranimer la foi et réchauffer les coeurs. Le monde se fait froid. La foi baisse comme l'amour. Il y a de grandes ombres dans les esprits et de poignantes tristesses dans les coeurs. D'autre part, ces âmes délicates qui s'abritaient au moyen âge dans les cloîtres se sont multipliées dans le monde. Le parfum a coulé hors du vase. Il y a partout, au sein des familles chrétiennes, des cceurs recueillis, profonds, dignes de comprendre ce qu'il y a de plus exquis dans les mystères du christianisme.

Ô Jésus ! Jésus ! Votre Cœur, l'Église et le monde le réclament. Quelques étincelles détachées de ce brasier ardent ne sauraient nous suffire. C'est le brasier qu'il nous faut. La vierge est prête ; le sanctuaire aussi. Anges saints, qui veillez sur les âmes, conduisez à l'autel la vierge fidèle ; et que, par elle, par ses mains purifiées, coule sur la terre refroidie le feu qui échauffe et qui renouvelle !

 



[1] Vie de la mère Anne-Marie Rosset, par la mère de Chaugy.

[2] Annales de la Visitation d'Annecy.

[3] Ibid. Vie de la mère de Bréchard, par la mère de Chaugy.

[4] Vie de la mère Bally.

[5] Vie de la vénérable mère Anne-Marguerite Clément, etc. Paris 1686, p. 109.

[6] Le Charme du divin Amour, ou Vie de la dévote sœur Jeanne-Bénigne Gojos, p. 353 et suiv.

[7] Annales de la Visitation de Lyon.

[8] Archives du second monastère de Lyon, ms. de la mère de Rioux.

[9] Vie de la sœur Marie-Pacifique Collet, un petit in-12.

[10] Annales de la Visitation d'Amiens.

[11] Annales de la Visitation d'Aix.