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SAINT JEAN-BAPTISTE, PRÉCURSEUR DU MESSIE

In Les petits Bollandistes (24 juin t.VII)

Le temps approchait où, selon la parole d'Isaïe, les cieux devaient envoyer d'en haut leur rosée, les nuées faire descendre le Juste comme une pluie bienfaisante; où la terre devait ouvrir son sein pour produire le germe du salut, et voir en même temps surgir le règne de la justice.

Les semaines comptées par Daniel touchaient à leur fin. Déjà le sceptre de la puissance était tombé des mains de Juda, ainsi que l'avait prédit le patriarche Jacob, et les Juifs subissaient un joug étranger.

La puissance romaine s'était arrêtée dans ses conquêtes; le brandon des discordes civiles avait fait place au sceptre impérial ; Auguste dictait seul des lois à l'univers. Le monde entier était dans une profonde paix et dans une sorte de silence extraordinaire ; il semblait attentif et recueilli comme à l'approche d'un grand événement. Toute la nature était en attente, dit Bossuet.

C'est que la voix du Seigneur était sur le point de se faire entendre ; une grande lumière allait se lever sur les peuples : Dieu allait envoyer enfin son Christ, l'attente des nations.

Mais le Roi éternel des siècles ne devait pas arriver sans s'être fait précéder par quelque ambassadeur extraordinaire. Le soleil de la vérité divine ne pouvait verser sur le monde les torrents de sa lumière sans avoir préparé les yeux des mortels à soutenir son vif éclat. Il fallait un crépuscule à un si beau jour. « La faiblesse de notre vue en est la cause », dit encore Bossuet ; « le grand jour nous éblouirait, si nous n'y étions préparés et accoutumés par une lumière plus proportionnée à notre infirmité. Le monde est trop affaibli par son péché pour soutenir dans toute sa force le bonheur que Dieu lui envoie ».

Dieu, en réparant le monde, nous dit saint Thomas, procéda de la même manière qu'en le créant. Lors de la création, il plaça l'étoile du matin devant le soleil pour précéder et annoncer l'astre du jour; de même quand il voulut faire naître le Christ, le Soleil de la justice, il eut soin de susciter un nouvel astre du matin, qui, comme précurseur et avant-coureur du soleil, le précéderait et lui préparerait la voie par sa naissance, par sa vie et par sa mort.

Zacharie et Elisabeth

Zacharie, le père du Précurseur, était prêtre et de la famille d'Abia, l'une de celles qui servaient dans le temple, chacune en leur rang. Elisabeth, sa femme, était aussi fille d'Aaron, le premier pontife de la loi et l'origine du sacerdoce. Laissant de côté ses autres aïeux, qui pourtant se rattachaient à la race royale de David, l'Evangile rappelle qu'Elisabeth est fille de celui dont le souvenir est un gage de sainteté, parce qu'elle-même ayant recueilli précieusement ce glorieux héritage, devait le transmettre à son fils.

Mais ce qui faisait la véritable gloire de Zacharie et d'Elisabeth, et les rehaussait aux yeux du Seigneur plus que cette illustre origine, ce n'était pas de sentir couler dans leurs veines un sang auguste, c'était, au contraire, d'embellir cette illustre naissance par l'éclat non emprunté de leurs vertus. « Ils étaient tous deux justes n, non-seulement devant les hommes, qui examinent attentivement les actions extérieures, jugent d'ordinaire avec sévérité, et semblent ne se plaire qu'à voir partout des imperfections. Mais cette justice extérieure et apparente était encore intérieure et réelle devant Dieu lui-même, qui pénètre les cœurs et les reins, et juge les intentions les plus secrètes. La vertu et la sainteté de ces pieux enfants d'Aaron étaient ainsi la raison de leur amour réciproque, et les rendaient les modèles des époux.

Cependant, Dieu qui prive quelquefois les justes afin d'exercer leurs vertus et d'être à lui seul l'objet de leur affection et tout leur espoir ; Dieu, qui s'était plu à prodiguer ses grâces et ses faveurs spirituelles à Zacharie et à Elisabeth, les avait laissés jusque-là au milieu d'Israël, dans une sorte d'opprobre. Voulant nous les donner comme des modèles de persévérance dans la prière et de résignation dans la privation, le Seigneur s'était montré jusque-là sourd à leurs vœux. « Ils n'avaient point de fils » auquel ils pussent transmettre l'héritage du sacerdoce et des vertus, qui en sont la condition première. Ils étaient même depuis longtemps privés de tout espoir à ce sujet, « parce qu'Elisabeth était stérile, et qu'ils étaient tous deux avancés dans les jours de leur vie[1] ».

Cette stérilité, loin d'être une malédiction, était au contraire pleine de mystère. L'enfantement n'était pas refusé à Elisabeth; il n'était que différé. Heureuse stérilité qui était réservée à donner le jour au Précurseur du Fils de Dieu.

Dès sa conception pleine de merveilles, Jean devait être le précurseur du Christ. Celui-ci, dit Bossuet, devait avoir une mère vierge ; c'était là sa prérogative. Et qu'y avait-il qui approchât davantage de cet honneur que de naître d'une stérile, comme un autre Isaac, comme un Samson, comme un Samuel : ces enfants miraculeux de femmes stériles sont des enfants de grâces et de prières. C'est par là que fut consacrée la naissance de saint Jean-Baptiste pour être l'avant-courrière de celle du Fils de Dieu.

La semaine où la famille d'Abia devait faire le service du sanctuaire étant arrivée, Zacharie quitta sa demeure pour aller au temple « y remplir devant Dieu la fonction de sacrificateur ». Comme tous les prêtres d'une famille ne pouvaient être occupés aux mêmes fonctions, le sort assignait à chacun d'eux l'office qu'il avait à remplir. Dieu choisit ce moyen pour appeler Zacharie dans l'intérieur du temple, afin d'offrir l'encens. Cette sorte de sacrifice était la plus solennelle de la religion, la plus pure et la plus agréable aux yeux du Seigneur.

Pendant ces augustes fonctions, cet « homme de désirs » laissa échapper de son cœur une prière plus ardente que le feu qui consumait son sacrifice, et plus agréable à l'Eternel que la suave odeur qui s'en exhalait. « Ô Dieu», s'écria-t-il, « que votre nom soit glorifié et sanctifié dans ce monde que vous avez créé selon votre bon plaisir ; faites régner votre règne; que la rédemption fleurisse, et que le Messie vienne promptement ».

Tout à coup un ange apparaît, se tenant debout à la droite de l'autel. A la vue du messager céleste aux vêtements éblouissants, à la face rayonnante, à la démarche majestueuse et céleste, Zacharie éprouve un trouble extraordinaire ; effet de cette crainte religieuse dont l'âme est occupée, lorsque Dieu se rend présent par quelque moyen que ce soit. L'impression des choses divines fait rentrer l'âme dans son néant; elle sent, plus que, jamais, son indignité: la frayeur qui accompagne ce qui est divin la dispose à l'obéissance.

Comme le premier effet de la présence divine est la frayeur dans le fond de l'âme, le premier effet de la parole portée de la part de Dieu est de rassurer celui à qui elle est adressée. L'ange voyant la frayeur de Zacharie, lui dit aussitôt : « Ne craignez point, Zacharie, car votre prière a été exaucée ; et Elisabeth, votre épouse, vous donnera un fils que vous nommerez Jean. Vous en serez dans la joie et le ravissement, et beaucoup de personnes se réjouiront de sa naissance; car il sera grand devant le Seigneur ; il ne boira point de vin, ni de tout ce qui peut enivrer, et il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère. Il convertira un grand nombre des enfants d'Israël au Seigneur leur Dieu; il marchera devant sa face dans l'esprit et la vertu d'Elie, pour convertir les cœurs des pères vers leurs enfants et rappeler les désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple parfait[2] ». - « A quoi connaîtrai-je la vérité de ce que vous nie dites ? » répondit Zacharie, « car je suis vieux et ma femme est avancée en âges ».

L'ange alors, pour dissiper tous ses doutes, lui répliqua par ces paroles imposantes : « Je suis Gabriel, un des esprits assistants devant Dieu ; et j'ai reçu mission de venir vous parler pour vous annoncer cette heureuse nouvelle. Et voici que vous serez sourd et vous ne pourrez parler, jusqu'au jour où ceci arrivera, parce que vous n'avez pas cru en mes paroles qui s'accompliront en leur temps».

Aussitôt, la parole expire sur les lèvres de Zacharie, sa langue est enchaînée et ses oreilles scellées. La toute-puissance divine s'est fait sentir. Il n'a pas voulu croire à la parole de l'ange et il lui a opposé la résistance de sa raison ; mais il en sera puni en subissant un rigoureux silence, jusqu'au jour où la voix du Verbe sera révélée au monde.

Pendant que le sacrificateur s'entretenait ainsi avec l'ange du Seigneur, le peuple attendait à la porte du temple pour recevoir la bénédiction prescrite en cette circonstance ; mais les durs étaient dans une vive anxiété ; on remarquait déjà avec effroi que Zacharie demeurait longtemps dans le sanctuaire. Quelle impression d'étonnement et de crainte ne dut-il pas produire sur la foule, quand, sortant du lieu saint, il apparut à tous les regards portant sur son visage, jusque-là si serein et si calme, un changement inexplicable, mélangé de terreur et d'espérance, de confusion et de ravissement, résultat de l'entretien qu'il avait eu avec l'envoyé du Très-Haut ? Mais la crainte pénétra surtout les cœurs quand on s'aperçut que, privé de la parole et atteint de surdité, il était obligé de recourir à des signes pour se faire comprendre. On connut donc que Zacharie avait eu dans le temple une vision mystérieuse.

Le bruit de cet événement, que l'on hésite à nommer une punition, tant il fait briller la sagesse et la miséricorde de Dieu; la nouvelle de ce miracle se répandit bientôt dans Jérusalem et dans toute la Judée, et tint les esprits attentifs et impatients d'en connaître le dénouement; car Zacharie était connu de tout le peuple par ses fonctions sacerdotales, par ses vertus éminentes et par sa réputation de sainteté.

Saint Luc nous fait remarquer avec soin que le saint prêtre acheva sa semaine de service et n'interrompit point ses augustes fonctions dans le temple. Or, d'après la loi de Moïse, le double vice corporel dont il était atteint devait l'écarter de l'autel; mais il n'en fut point ainsi, parce qu'il était évident pour tous qu'il y avait ici quelque chose de prophétique et de mystérieux.

« Quand les jours de son ministère furent accomplis, Zacharie s'en retourna dans sa maison », tout triste, dit saint Paulin, et demandant pardon à Dieu dans le secret de son cœur.

Elisabeth, instruite de ce qui s'était passé dans le temple, soit par révélation d'en haut, soit par la renommée ou par ce que put lui en faire comprendre son époux, ne fut pas longtemps sans éprouver les effets de la promesse de l'ange, car elle conçut malgré les ans et sa stérilité.

La noble épouse de Zacharie ne voulut point exposer à la dérision publique les premiers signes d'une grossesse qui, à raison de son âge, aurait paru au moins équivoque. Mais elle ne craignit plus de se montrer lorsque sa grossesse, devenue incontestable, ne pouvait plus exciter que la surprise et l'admiration. C'est la raison la plus vraisemblable qu'on puisse donner de la conduite qu'elle observa en cette circonstance. « Elle se tenait donc cachée pendant l'espace de cinq mois, parce que c'est là, disait-elle, « ce que le Seigneur a fait en moi, lorsqu'il a voulu jeter les veux sur moi, pour me tirer de l'opprobre où j'étais devant les hommes[3] ».

La Visitation

« Elisabeth était dans son sixième mois, lorsque l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Galilée appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme de la maison de David appelé Joseph, et cette vierge se nommait Marie. L'ange étant entré où elle était, lui dit: Je vous salue, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec vous; vous êtes bénie entre toutes les femmes. Mais elle, l'ayant entendu, fut troublée de ses paroles, et elle pensait en elle-même quelle pouvait être cette salutation. L'ange lui dit : Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Vous concevrez dans votre sein, et vous enfanterez un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et on l'appellera le fils du Très-Haut; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son royaume n'aura pas de fin. Alors Marie dit à l'ange : Comment cela se fera-t-il car je ne connais point d'homme ? L'ange lui répondit : Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c'est pourquoi le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. Aussi, je vous annonce qu'Elisabeth, votre cousine, a conçu un fils en sa vieillesse, et c'est ici le sixième mois de celle qui est appelée stérile; parce qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu. Alors Marie lui dit : Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole». Ainsi l'ange se sépara d'elle[4].

«Dans ces jours-là », continue saint Luc, c'est-à-dire peu de jours après que l'ange eut annoncé à Marie qu'elle serait mère de Dieu, « elle se leva et s'en alla sur les montagnes, et marcha en grande hâte[5] ». Marie savait donc que le premier dessein du Verbe éternel, en s'incarnant, était de venir combattre et détruire le péché originel. Elle s'éleva donc d'abord à l'exécution de ce grand dessein, et, tenant caché dans son sein le souverain remède du monde, elle s'en va à grande hâte l'appliquer à Jean-Baptiste, que le péché originel avait déjà terni dans le sein de sa mère, sainte Elisabeth.

C'était donc par l'entremise de Marie que devait s'accomplir cette parole de Gabriel au sujet de saint Jean : « Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère ».

Théophylacte  est donc bien éloigné de la vérité quand il donne pour but du voyage de Marie, le désir de s'assurer de la vérité de la parole de l'ange. Beaucoup d'autres auteurs, en assignant pour cause de cette démarche le désir de rendre service à Elisabeth, n'ont encore deviné qu'à demi les vrais motifs qui pressaient la vierge de Nazareth de porter ses pas vers Hébron. Cependant, comme partout la grâce ne fait que perfectionner la nature, Marie voulait aussi prendre part à la joie de sa cousine, lui communiquer son propre bonheur et témoigner ainsi sa reconnaissance à des parents dont la protection avait entouré son enfance, et l'avaient longtemps considérée comme leur fille.

Le lieu où la jeune vierge dirigea ses pas était un pays de montagnes, situé dans la tribu de Juda, et que les auteurs croient être Hébron, appelé aussi Cariath-Arbé, ville sacerdotale, au sud de Jérusalem, et éloignée seulement de sept fortes heures de cette ville. Cette cité était célèbre par son antiquité et par des traditions chères aux Juifs ; car Abraham y avait autrefois fixé sa tente ; là, David avait été sacré roi ; là se montraient encore les sépulcres des patriarches et la forêt de Mambré, où trois anges apparurent sous le térébinthe au père des croyants.

Nous devons dire cependant que les voyageurs qui ont parcouru le pays et consulté les traditions locales, pensent autrement au sujet de la patrie du saint Précurseur.

Sainte Hélène, mère du grand Constantin, et qui recueillit toutes les traditions à ce sujet peu de siècles après, fit bâtir une église sur le lieu même où était né Jean-Baptiste, dans une ville nommée Aïn ou Aën, ou Ain-Cha­rin, cité sacerdotale, environ à deux lieues au sud de Jérusalem. Ce n'est plus aujourd'hui qu'un village appelé Saint-Jean-du-Désert ou Saint-Jean­-de-la-Montagne. A peu de distance, environ deux cents pas, était la maison des champs que Zacharie habitait pendant la belle saison, et où Elisabeth s'était retirée lors de sa grossesse ; c'est cette maison que l'on croit être celle de la visitation de la sainte Vierge. Il ne reste plus que des ruines de l'église qui remplaçait cette demeure où se passa la première entrevue et la première manifestation du Verbe incarné.

Le vénérable Bède, le cardinal Hugo, Eckius, Clichtovée, pensent que la ville où Marie alla trouver Elisabeth n'était autre que Jérusalem.

Arrivés sur le revers d'une montagne, le petit village, appelé par les chrétiens Saint-Jean-de-la-Montagne, nous apparut sur le penchant d'une colline. A vingt minutes de distance, on trouve à côté du chemin des ruines assez considérables, qu'on appelle Mer-Sakaria; c'est là qu'habitait sainte Elisabeth quand elle fut visitée par la sainte Vierge... En nous dirigeant vers ce village, nous trouvâmes, à moitié chemin, une grande et belle fontaine, que les chrétiens nomment fontaine de la Vierge, parce que la sainte Vierge s'est évidemment servie de son eau, puisqu'il n'y en a pas d'autre dans les environs; les Arabes l'appellent Aïn-Karim... Nous arrivâmes de bonne heure au couvent, où nous attendait la plus amicale réception. Avant tout, je me rendis à l'église, accompagné du père gardien et de quelques religieux. C'est une des plus belles de la Terre-Sainte. A gauche du maître-autel, on descend par un bel escalier dans la chapelle de la nativité de saint Jean-Baptiste. C'est donc ici que Dieu manifesta sa miséricorde sur sainte Elisabeth, en lui donnant dans sa vieillesse un fils qui devait être grand devant le Seigneur.

« Le sanctuaire de la nativité de saint Jean est disposé comme celui de la nativité de notre Sauveur. Cinq bas-reliefs en marbre blanc, encadrés dans un fond noir, et qui ont environ quinze pouces de hauteur, représentent les principales scènes de la vie du Précurseur; sa naissance, sa prédication dans le désert, son martyre, la visitation, le baptême de Jésus-­Christ ; ils sont disposés en cercle autour du sanctuaire. Tout cela est d'un fort beau travail, et a été envoyé par le roi de Naples. Six lampes brûlent continuellement en ce lieu. Au-dessus il y a une table en marbre où l'on dit la messe. Sur l'autel est un beau tableau d'un maître espagnol ; il représente la naissance de saint Jean. Dans l'église supérieure, il y a un tableau de Murillo ».

Arrivée à la ville sacerdotale, Marie se fit conduire à la demeure bien connue de Zacharie. Elisabeth, instruite de la visite inattendue de sa cou­sine, vint à sa rencontre avec de grandes démonstrations de joie. En la voyant venir, la jeune vierge s'inclina, et posant la main sur son cœur : «La paix soit avec vous », dit-elle en se hâtant de la saluer la première, et en même temps elle se jeta dans ses bras.

Dès qu'Elisabeth s'entendit saluer par Marie, son enfant tressaillit dans son sein ; elle fut remplie du Saint-Esprit, et s'écria à haute voix : «Vous êtes bénie entre les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni ; et d'où me vient ce bonheur que la mère de mon Seigneur daigne me visiter ? Car, au moment que j'ai entendu les paroles avec lesquelles vous m'avez salué, mon enfant a tressailli de joie dans mes flancs. Vous êtes heureuse, vous qui avez cru que les choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliraient[6] ».

Le Verbe incarné dans le sein de Marie s'était servi de la langue de sa mère pour parler à sa voix, c'est-à-dire à saint Jean, encore enfermé dans le sein d'Elisabeth ; et saint Jean se servit des oreilles de sa mère pour écouter le Verbe.

En effet, au moment où ces deux saintes femmes miraculeusement fécondes s'embrassèrent dans une étroite et mystérieuse étreinte, le Sauveur et le Précurseur n'étaient plus séparés que par deux légères murailles, comme dit saint Bernard ; alors est-il étonnant que la voix s'agite et tressaille en entendant et en sentant le Verbe ? Comment ne se serait-il pas opéré une multitude de merveilles en faveur du fils d'Elisabeth, en présence de son Dieu, à la parole de son Sauveur et en face de Marie ?

Aussi tous les Pères et les Docteurs de l'Eglise sont-ils unanimes à proclamer que dès ce moment le Précurseur du Christ reçut alors la première touche de la grâce, fut purifié du péché originel, jouit dès lors de l'usage de la raison, fut rempli de l'Esprit-Saint à un très-haut degré, et enrichi de toutes les vertus infuses, comme il convenait à sa haute et sublime mission.

L'humble vierge de Nazareth était loin de vouloir attribuer à ses propres mérites les faveurs et les bénédictions dont elle avait été prévenue par le Seigneur. Elisabeth avait à peine cessé de parler, que Marie s'empressa de faire remonter vers leur source les louanges, les prérogatives et la gloire qu'on venait de lui offrir ; elle composa, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, ce chant sublime qui faisait dire à Bossuet : Que dirai-je sur ce divin cantique ? Sa simplicité, sa hauteur qui passe mon intelligence, m'invite plutôt au silence qu'à parler.

Sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste se trouvèrent sans doute les seuls qui purent entendre le Magnificat prononcé pour la première fois, avec tant d'inspiration, par la voix si douce, si suave, si virginale, si angélique de Marie. Qui dira les transports que Jean dut ressentir en lui-même en écou­tant de nouveau la voix qui l'avait déjà fait tressaillir? Si la seule salutation de la mère du Christ fut pour lui une source de grâces et de privilèges, dont nous ne pourrions apprécier la richesse et l'étendue, que ne pro­duisit pas dans son âme, dès lors capable de mériter, une longue suite de paroles vraiment divines, accentuées avec la voix de la plus sublime pro­phétesse qui fût jamais ?

L'Evangile ne nous dit pas d'une manière précise si Marie était encore à Hébron à la naissance du fils d'Elisabeth. Origène et saint Ambroise l'af­firment positivement; le vénérable Bède dit même qu'elle était surtout venue pour cela. C'est le sentiment commun des commentateurs[7]. Est-il croyable, dit l'un deux, que Marie aurait quitté Elisabeth au moment où Jean allait naître, et qu'elle serait partie sans attendre la naissance de cet enfant du miracle ? N'était-elle pas plutôt impatiente de considérer de ses yeux et de toucher de ses chastes mains le Précurseur de son Fils?

Ce fut le vingt-cinq mars que la sainte Vierge reçut la visite de l'ange et conçut le Fils de Dieu. Elle n'alla pas de suite trouver Elisabeth, mais seulement quelques jours après, vers le dixième jour de la lune d'avril. C'est ce qu'insinue saint Lue. Elle resta donc avec sa cousine le reste du mois d'avril, tout le mois de mai, et ne s'en retourna que vers la fin de juin. L'Eglise, qui ne fait rien sans motif, a placé la fête de la Visitation, et consacré le souvenir de la présence de Marie chez Elisabeth, le 2 juillet, jour qui coïncide avec le lendemain de la circoncision de saint Jean. La raison de ce choix se devine facilement : c'est parce que la mère du Sau­veur fit ce jour-là ses adieux au père et à la mère du Précurseur. Au reste, les commentateurs nous autorisent plutôt à étendre qu'à restreindre les pa­roles de l'Evangéliste. 

La naissance miraculeuse du saint Précurseur

« Cependant », dit saint Luc, « le temps où Elisabeth devait accoucher s'accomplit, et elle enfanta un fils».

L'histoire scolastique de Pierre Comestor raconte, d'après l'autorité du livre des Justes, ou des Nazaréens, que le fils de Zacharie fut reçu à sa naissance par la très-sainte Vierge et qu'il eut ainsi le privilège d'avoir pour premier berceau le sein de celle qui portait le Verbe de vie dans ses entrailles. Saint Bonaventure nous dit, avec sa tendre et naïve piété, que Marie prit entre ses bras le fils qu'Élisabeth venait de mettre au monde ; elle le revêtit avec empressement, selon que sa position l'exigeait. Cet enfant fixait ses regards sur elle, comme s'il eût compris qui elle était; et lorsqu'elle voulait l'offrir à sa mère, il inclinait sa tête vers la Vierge, et semblait ne trouver de plaisir qu'en elle; Marie le caressait avec bonheur, le serrait dans ses bras et le couvrait de ses baisers.

Les parents et les voisins surent bientôt la grâce signalée que Dieu avait faite à Elisabeth » en lui enlevant l'opprobre de sa stérilité, et en la favorisant d'une délivrance heureuse, malgré sa vieillesse. Comme Zacharie et Elisabeth jouissaient de l'estime et de l'affection générale à cause du rang qu'ils occupaient et de la sainteté irréprochable de leur vie, chacun prit part à leur bonheur et leur offrit des félicitations.

Dieu, dit Bossuet, dispose avec un ordre admirable le tissu de ses des­seins. Il voulait rendre célèbre la naissance de saint Jean-Baptiste, où celle de son Fils devait aussi être célébrée par la prophétie de Zacharie ; et il importait aux desseins de Dieu, que celui qu'il envoyait pour montrer son Fils au monde, fut illustré dès sa naissance : et voilà que, sous le prétexte d'une civilité ordinaire, Dieu amasse ceux qui devaient être témoins de la gloire de Jean-Baptiste, la répandre et s'en souvenir. Car « tout le monde était en admiration » ; et les merveilles qu'on vit paraître à la naissance de Jean-Baptiste, « se répandirent dans tout le pays voisin et tous ceux qui en ouïrent le récit le mirent dans leur cœur, en disant : Que pensez­-vous que sera cet enfant? Car la main de Dieu est visiblement avec lui[8] ».

Or, le huitième jour qui suivait la naissance d'un nouveau-né était pour les Juifs un jour de fête et de réjouissance : car l'enfant recevait alors le signe de l'alliance que Dieu avait donnée à Abraham en lui prescri­vant la circoncision. Les prêtres et les parents de Zacharie, qui devaient circoncire lenfant, ou l’honorer de leur présence cette circonstance solennelle, furent donc réunis selon l'usage. On jugeait qu'un enfant né sous de si heureux auspices devait être digne de porter le nom de son père, comme il devait hériter de ses biens et de sa dignité. On voulait donner à Jean un nom d'après l'usage du monde ; mais Jean était citoyen du ciel : c'est pourquoi un nom lui avait été apporté d'en haut. Ce n'était pas un nom de famille, mais un nom de prophète, dit saint Ambroise. Le parrain et la marraine étaient convenus de l'appeler Zacharie. Cette dernière, remettant l'enfant à Elisabeth, lui annonça qu'on lui avait donné le nom de son père. Mais la mère, à qui sans doute une révélation avait été faite d'en haut, prit la parole et dit : « Il n'en sera point ainsi, mais il sera appelé Jean ». On lui répliqua : « Il n'y a per­sonne de ce nom dans votre famille ». On était déjà surpris de la réponse d'Elisabeth.

Cependant Zacharie était resté jusqu'ici le témoin silencieux de tout ce qui se passait sous ses veux. Pendant que la joie épanouissait tous les visages, que l'espérance brillait sur tous les fronts de ses amis et de ses proches, et que toutes les bouches éclataient en actions de grâces ou en paroles d'admira­tion, Zacharie était toujours frappé de mutisme. Il suivait du regard, avec anxiété, tout ce que l'on faisait ; ne pouvant recueillir les paroles qui sor­taient des lèvres des assistants, il cherchait à pénétrer leurs pensées en lisant dans leurs yeux. Il n'ignorait point qu'il avait un rôle à remplir dans cette circonstance ; voyant s'accomplir à la lettre tout ce que l'ange lui avait prédit et annoncé, il s'étonnait de sentir sa langue toujours enchaînée. On s'aperçut sans doute de son anxiété, et on eut l'idée de l'interroger par signes et de le prendre pour arbitre du nom qu'il fallait donner à son fils. Alors « il demanda des tablettes, et il y écrivit ces paroles : Jean est son nom. Tous les assistants furent frappés d'une nouvelle admiration ». Mais elle fut bientôt à son comble.

A peine Zacharie a-t-il manifesté sa foi en écrivant le nom que l'on doit donner à son fils par ordre de Dieu, qu'aussitôt sa bouche s'ouvre et sa langue est déliée. L'obéissance lui fait recouvrer la parole dont il a été privé en punition de sa résistance. Mais quand la voix lui est rendue, il ne fait plus entendre seulement le son d'une voix humaine; car, rempli du Saint-Esprit, heureux de pouvoir enfin donner un libre cours aux transports de son âme, il s'abandonne à l'inspiration prophétique. Heureuse demeure de Zacharie et d'Elisabeth, où ont été chantés pour la première fois, en présence de la Voix du Seigneur et sous l'inspiration du Verbe de Dieu, et ce cantique incomparable de Marie, la plus heureuse des mères, et l'hymne enthousiaste de Zacharie, le plus fortuné des pères! Afin que ces deux chants de reconnaissance et d'amour entonnés à Hébron, l'un à la première manifestation du Christ et l'autre à la naissance de son Précurseur, soient constamment répétés jusqu'à la fin des âges, l'Eglise veut que « le jour annonce au jour cette parole, et que la nuit en donne connaissance à la nuit; il n'y a point de bouche ni de langue qui n'en fassent résonner les accents. Le son s'en est répandu dans toute la terre ; les mots en sont répétés jusqu'aux extrémités du monde[9]». Au déclin du jour, l’Eglise chante le cantique de la Vierge ; et l'écho du sanctuaire n'a pas encore cessé d'en redire les derniers accents, que déjà elle recommence l'hymne de Zacharie pour inviter l'âme à ranimer sa confiance et à redoubler sa ferveur, afin de terminer dignement «l'office des louanges» dont elle paie le tribut au Très-Haut, au moment où l'aurore, avant-courrière du soleil, comme Jean l'était du Christ, la vraie lumière, dissipe et chasse devant elle les ténèbres de la nuit.

« Béni soit le Seigneur », s'écrie Zacharie, « béni soit le Dieu d'Israël, parce qu'il a visité et racheté son peuple, et qu'il nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David son serviteur, ainsi qu'il l'avait annoncé par la bouche de ses saints Prophètes depuis le commencement des siècles; qu'un jour il nous sauverait de nos ennemis et de la main de ceux qui nous portent de la haine, en faisant miséricorde à nos pères et en se souvenant de son alliance sainte. Il en a fait le serment à Abraham notre père; il lui a juré qu'il se donnerait à nous, afin qu'étant libres de toute crainte et délivrés de nos ennemis, nous le servions dans la sainteté et la justice, marchant en sa présence tous les jours de notre vie ».

« Et toi, petit enfant, tu seras appelé le prophète du Très-Haut, car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses voies, pour donner à son peuple la science du salut, afin qu'il obtienne la rémission de ses péchés, par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu, suivant laquelle ce soleil levant nous a visités d'en haut, pour éclairer ceux qui étaient ensevelis dans les ténèbres et les ombres de la mort, et conduire nos pas dans le chemin de la paix».

Les miracles de la grâce s'ajoutaient les uns aux autres avec un enchaînement merveilleux. Aussi l'Evangile observe que tous « ceux qui demeuraient dans les lieux voisins furent saisis de crainte. Le bruit s'en répandit dans tout le pays des montagnes de Judée. Et tous ceux qui entendaient ces merveilles les conservaient dans leur cœur, et disaient entre eux : Que pensez-vous que sera un jour cet enfant? Car la main du Seigneur était avec lui ». Zacharie était le seul qui eût la réponse à cette question ; l'archange lui avait appris que sou fils « serait grand devant Dieu ». Cette grandeur il allait l'inaugurer.

La consécration de saint Jean

Moïse avait ordonné aux Juifs de consacrer au Seigneur leurs fils premiers-nés, leur laissant la faculté de les racheter moyennant une rançon de cinq sicles d'argent qu'ils offraient aux prêtres[10]. Mais les enfants de Lévi devaient rester attachés au service de l'autel; ils ne pouvaient donc être rachetés par leurs parents.

Les jours étant écoulés où la mère de Jean dut s'occuper de présenter un sacrifice pour se faire déclarer purifiée de la souillure légale que les mères contractaient dans leur enfantement, Elisabeth se mit en route pour Jérusalem, accompagnée de son époux, et portant entre ses bras le saint Précurseur qu'elle allait consacrer irrévocablement au Seigneur. Les parents et les amis qui s'étaient réjouis à la naissance de cet enfant, qui avaient été témoins des miracles déjà accomplis et observaient que «la main du Seigneur était avec lui », ne purent manquer de se réunir pour faire cortège à Zacharie et à Elisabeth dans cette circonstance.

Jean fut donc porté par ses parents dans ce même temple de Jérusalem, naguère encore le théâtre de l'apparition de l'ange Gabriel et du miracle qui avait annoncé sa naissance. Elisabeth, s'arrêtant dans la partie du temple réservée aux personnes de son sexe, offrit aux prêtres un agneau pour être immolé en holocauste, et le petit d'une colombe en sacrifice pour le péché, afin de satisfaire ainsi à la loi de la purification. Pour Zacharie, prenant entre ses bras le fils que Dieu lui avait donné dans sa miséricorde, il s'avança jusque dans l'intérieur du temple réservé aux prêtres, renouvela l'offrande qu'il en avait déjà faite dans le secret de son cœur, et le présenta à ses frères dans le sacerdoce pour faire inscrire son nom dans le registre destiné à établir la descendance des enfants d'Aaron, et constater ses droits au service de l'autel.

Le fils de Zacharie reçut, dans cette circonstance, un triple caractère de sainteté ; car il fut présenté comme premier-né de sa mère, ainsi que l'avait prescrit Moïse[11] ; comme fils d'un pontife, il fut offert pour le service du temple et de l'autel, et destiné à remplir un jour les fonctions de sacrificateur, selon les prescriptions de la loi et les intentions de ses parents. Enfin, il fut consacré comme Nazaréen, d'après l'ordre de l'ange qui avait annoncé « qu'il ne boirait point de vin ni d'aucune liqueur enivrante ». Or, la loi disait à ce sujet : « Il sera Saint, laissant croître les cheveux de sa tête. Pendant tout le temps de sa séparation, il sera Saint et consacré au Seigneur[12]». Les Nazaréens étaient chez les Israélites ce que sont les religieux parmi les chrétiens. Leur institution, que l'on pouvait embrasser sans distinction de sexe, pour un temps ou pour toujours, avait Dieu même pour auteur.

Elisabeth et Zacharie avaient vu à regret s'éloigner de leur demeure hospitalière l'humble Vierge qui portait dans ses flancs le fruit béni, espoir et salut du monde ; mais leurs cœurs ne s'étaient point séparés d'elle. Leurs vœux et leurs bénédictions avaient suivi Marie à Nazareth. Zacharie avait veillé sur la jeunesse de Marie, avec une sollicitude paternelle, pendant toutes les années qu'elle passa au temple avant d'être donnée pour épouse au chaste Joseph. Pouvait-il ne pas la suivre de son attention et de son amour jusque dans l'atelier de l'artisan, surtout depuis qu'il connaissait le secret de sa grossesse mystérieuse ? Les devoirs de sa charge l'appelaient fréquemment à Jérusalem, où affluaient chaque jour les enfants d'Israël venant de tous les points du pays. Il ne pouvait donc manquer d'entretenir des relations intimes et fréquentes avec la mère de son Sauveur et avec Joseph qu'il lui avait donné pour gardien de sa vertu. Les saints époux de Nazareth auraient-ils pu avoir des secrets pour un parent, un protecteur, un prêtre, à qui Dieu avait révélé tout le mystère et qu'il avait doué du don de prophétie?

Il est donc impossible de supposer que Zacharie et Elisabeth n'aient pas été instruits de l'époque où Marie devait mettre au monde l'Attente des nations ; ils ne pouvaient donc pas ignorer davantage le voyage qu'elle fut obligée de faire à Bethléem pour obéir à l'édit de César. Quand les bergers eurent raconté les merveilles qui leur avaient été annoncées par les anges, et dont ils avaient été témoins à la grotte, Zacharie et Elisabeth furent sans doute dans l'admiration comme tous ceux qui en entendirent le récit; car leur habitation n'était pas à une demi-journée de marche de Bethléem; mais nous ne pouvons croire qu'ils se bornèrent à une admiration stérile, comme paraissent avoir fait les Juifs.

Sans doute, et nous le répétons encore, nous ne pouvons émettre ici que des conjectures; l'histoire nous fait défaut en ceci comme en beaucoup d'autres points. Mais ce qui devait se faire d'après les coutumes et les prescriptions saintes d'une nation qui avait Dieu même pour législateur, était la règle de conduite de Zacharie et d'Elisabeth. Avaient-ils besoin, d'ailleurs, de consulter les usages ordinaires en pareille circonstance, quand la charité, l'affection, la piété et l'admiration les entraînaient par un transport de reconnaissance vers le Seigneur qui déjà les avait prévenus de sa visite? Bethléem était sur le chemin qui conduisait d'Hébron à Jérusalem, où Zacharie était appelé fréquemment par sa piété non moins que par ses fonctions.

Il n'est donc point étrange de croire et d'avancer que de la crèche qui lui servait de trône, au milieu des langes qui lui tenaient lieu de pourpre, dans l'étable dont il faisait son palais, Jésus-Christ compta, parmi ses premiers adorateurs, Zacharie et Elisabeth, empressés de lui présenter le saint Précurseur pour lui faire hommage de ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux au monde, et attirer sur lui de nouvelles bénédictions.

Nous ne pourrions dire combien de temps Zacharie et Elisabeth demeurèrent à Bethléem auprès de la sainte famille, aux besoins de laquelle ils s'empressèrent de pourvoir, sans aucun doute. Mais la cérémonie de la circoncision du divin enfant dut être pour eux un nouveau motif de s'y trouver. On sait en effet que, dans cette circonstance, il y avait concours des parents et des amis. Or, quels parents et quels amis auraient pu prêter leur assistance à Joseph et à Marie dans la ville de Bethléem, où ils n'avaient pu trouver d'autre asile qu'une étable? Zacharie et Elisabeth devaient donc être là quand le Fils de Dieu fut soumis à la circoncision, proclamant ainsi qu'il se faisait esclave de la loi.

Ce fut cinq jours après la circoncision, et le treizième après la naissance du Fils de Dieu, selon le sentiment le plus communément reçu par les doc­teurs, que les Mages vinrent déposer leurs offrandes aux pieds du fils de Marie. Nous ne hasarderons aucune assertion relativement à la présence de Zacharie et d'Elisabeth à cette touchante et mystérieuse adoration des fils de l'Orient, se prosternant humblement devant la crèche de Bethléem. Toutefois il n'y a pas lieu de douter que Zacharie n'ait été instruit de l'arrivée des Mages ; car il était compté parmi les princes des prêtres. Or, Hérode avait ordonné que le sanhédrin fût réuni au complet pour le consulter au sujet du lieu où devait naître le Messie ; il avait veillé à ce qu'il n'y manquât pas un seul des princes des prêtres, un seul des scribes ou des docteurs qui interprétaient la loi et l'expliquaient au peuple. Et congregans omnes principes sacerdotum et scribas populi. Ainsi tout nous porte à croire que quand Joseph et Marie se présentèrent à l'entrée du temple, quarante jours après la naissance de Jésus, afin de satisfaire aux prescriptions de la loi, le prêtre Zacharie était là pour les recevoir, les introduire, et leur servir d'intermédiaire; et qu'Elisabeth les accompagnait, portant le saint Précurseur.

Outre les inductions que nous aurions à fournir au sujet de cette affirmation, nous pouvons invoquer ici l'autorité de l'histoire. Ceux qui ont écrit la vie de la mère de Dieu racontent, en effet, que se présentant pour satisfaire au précepte de la purification, elle se plaça dans le temple du côté assigné aux vierges. Les prêtres voulurent l'en éloigner ; mais Zacharie s'y opposa, en soutenant que son enfantement n'avait pas porté atteinte à sa virginité, et par là il s'attira leur haine, et plus tard leur vengeance.

Le père du Précurseur fut donc témoin du bonheur de Siméon, ce saint vieillard qu'une étroite amitié, aussi bien que les fonctions du même sacerdoce, rendaient cher à Zacharie. Il lui entendit prophétiser son cantique d'actions de grâces au Seigneur, et prédire à Marie que son enfant serait pour la ruine et la résurrection de plusieurs en Israël ; prédiction qui devait commencer bientôt à s'accomplir à son égard.

 

L’assassinat de Zacharie

 

Cependant Hérode envoya ses satellites les plus dévoués à Bethléem, dé­signé par les docteurs d'Israël comme le lieu de la naissance, et, par suite, de la résidence du Messie ; et il leur ordonna de mettre à mort, dans cette ville et dans les lieux voisins, sans délai, sans pitié et sans distinction, tous les enfants mâles depuis l'âge de deux ans et au dessous, selon le temps qui lui avait été indiqué par les Mages[13]. En immolant tous les enfants depuis l'âge de deux ans, il pensait être sûr de conjurer le péril qu'il redoutait. Ce massacre des enfants de Bethléem, d'après l'opinion des auteurs[14], n'eut lieu qu'environ deux ans après la naissance du Sauveur; il est mentionné par Macrobe[15], qui ajoute que l'un des fils même d'Hérode tomba sous les coups des émissaires, trop fidèles exécuteurs de ses ordres. Quatorze mille enfants, disent quelques-uns, auraient été ainsi victimes de la fureur de ce tyran.

Mais ce massacre général ne donnait pas au despote la certitude d'avoir fait mourir celui qu'il regardait comme un rival et compétiteur de son trône ; devenu soupçonneux à l'excès, il voulut faire périr aussi le fils de Zacharie. Les merveilles qu'il avait entendu raconter au sujet de la conception et de la naissance de Jean étaient bien capables, en effet, de le faire passer dans son esprit ombrageux pour le Messie, puisque les Juifs eux­-mêmes partagèrent plus tard cette persuasion. Il donna donc des ordres exprès pour faire égorger aussi le saint Précurseur; mais, cette fois encore, Dieu n'en permit pas l'exécution.

Ce tyran envoya donc des soldats trouver son père Zacharie, lui disant :

« Où avez-vous caché votre fils ? » Il répondit en ces termes : « Par le Dieu dont je suis le prêtre et que je sers dans son temple, je ne sais pas où est mon fils ». Et les satellites allèrent en rendre compte à Hérode. « Eh quoi », dit ce prince en colère, « son fils doit-il régner sur Israël ? » Et il envoya ses serviteurs auprès de Zacharie, avec ordre de lui répéter: « Dites la vérité où est votre enfant ? Ne savez-vous pas que votre sang est sous ma main ? » Et les sicaires partirent et rapportèrent ces paroles à Zacharie. « Dieu m'est témoin », répondit-il, « que je ne sais où est mon fils. Pour vous, versez mon sang, vous le pouvez; Dieu recevra mon âme, car vous répandrez le sang innocent ».

Hérode avait eu jusque-là du respect pour Zacharie; mais ce respect était-il capable d'imposer toujours silence à la colère et à la vengeance d'un tyran qui faisait, de sang-froid, égorger deux de ses fils, et massacrer la plus chère de ses femmes? Il comptait, d'ailleurs, sur le silence ou la connivence des Juifs, à qui le saint vieillard était devenu odieux pour avoir parlé de la virginité de la mère du Christ[16]. Hérode poussa donc l'impiété et la fureur jusqu'à le faire poursuivre dans l'enceinte sacrée où ce saint pontife exerçait des fonctions qui eussent dû le protéger : Zacharie fut massacré entre le temple et l'autel. Tertullien rapporte que l'on voyait encore, de son temps, des taches du sang de Zacharie imprimées en caractères indélébiles sur le pavé où s'était accompli ce sacrilège homicide.

Ainsi mourut cet illustre sacrificateur; ses vertus l'avaient rendu digne du martyre, et il mérita d'être loué par le Saint-Esprit lui-même. Père du plus grand des simples mortels et du plus glorieux des Prophètes, il fut lui-­même le dernier écho de l'esprit prophétique qui avait animé jusque-là le sacerdoce vieilli d'Aaron, et éclairé la synagogue expirante. L'Eglise chrétienne le compte parmi ses Saints, et honore sa mémoire le 5 novembre. Les Grecs regardent saint Zacharie comme un prêtre, un prophète et un martyr. Usuard, Adon et d'autres Latins le vénèrent aussi comme un prophète, le 5 novembre; et le martyrologe romain y joint avec lui Elisabeth, sa femme.

Les prêtres allèrent au temple à l'heure de la prière; mais Zacharie ne se présenta point à leur rencontre pour leur offrir sa bénédiction, selon la coutume. Ils s'abstinrent de le saluer et de louer le Très-Haut. Remarquant aussi qu'on tardait de leur ouvrir, ils craignaient d'entrer. Cependant, un d'entre eux, plus hardi, s'avança; mais il revint annoncer aux autres que Zacharie avait été tué. A ces mots, ils se déterminèrent à entrer ; ils virent ce qui était arrivé, et remarquèrent que les lambris du temple gémissaient et étaient déchirés depuis le haut jusqu'en bas. On ne trouva point le corps de la victime; mais son sang répandu dans le vestibule était devenu comme de la pierre. Les prêtres, saisis de crainte, sortirent de l'enceinte et annoncèrent au peuple que Zacharie avait été mis à mort. A cette nouvelle, toutes les classes du peuple prirent le deuil, et on pleura pendant trois jours et trois nuits. Après ces trois jours, les prêtres tinrent conseil pour lui donner un successeur. Le sort tomba sur Siméon.

L’enfance de saint Jean

Pendant que la fureur d'Hérode cherchait à s'assouvir sur Zacharie, Elisabeth, privée d'appui et de soutien, et n'osant implorer aucun secours humain, dans la crainte de se voir enlever son précieux dépôt, fuyait, emportant dans ses bras et serrant contre son cœur l'enfant de la promesse; elle demandait aux montagnes et aux rochers une retraite inconnue et un abri protecteur pour son fils. On dit que, dans sa douleur et son délaissement, cette mère désolée, mais confiante cependant et résignée, ne craignit pas d'implorer auprès des rochers du désert une grâce qui lui eût été refusée par les satellites du tyran, et que, sur sa prière, Dieu lui offrit un asile en ouvrant les flancs d'un rocher qui se referma sur elle. Le Seigneur confia la mère et l'enfant aux soins et à la garde d'un ange. On ajoute qu'Elisabeth mourut quarante jours après.

Jean, persécuté, poursuivi et voué à la mort dès son enfance, avait évité miraculeusement le glaive meurtrier qui valut aux enfants de Bethléem le bonheur de verser les premiers leur sang pour Jésus-Christ. Cependant il ne devait point pour cela être privé de la gloire du martyre.

Privé d'un père que Dieu semblait lui avoir donné pour le préparer dignement à sa haute destinée; délaissé, n'ayant pas encore trois ans, par une mère digne d'avoir un fils proclamé sans égal par la Vérité même, le saint Précurseur ne put jouir longtemps des délicieux embrassements de l'une, ni recevoir de l'autre les enseignements de vertus, de science et de sainteté qui en faisaient la gloire d'Israël.

Mais « la main du Seigneur était avec lui », ajoute saint Luc ; et sa Providence veillait sur ses jours. Dieu, qui nourrit chaque jour les oiseaux du ciel, avait autrefois pourvu miraculeusement aux besoins du fils d'Agar, qui n'était point l'enfant de la promesse; il avait alimenté, pendant quarante ans, un peuple tout entier dans un désert aride; et, plus tard, il confiait à un corbeau le soin de porter au premier Elie le pain de sa journée. Il voulut aussi protéger les jours du fils de Zacharie, et il chargea ses anges de le nourrir et de l'élever.

Selon la pensée de saint Jean Chrysostome et de saint Augustin, Dieu semble avoir agi envers le Précurseur comme vis-à-vis du premier homme; lorsqu'il eut créé Adam dans la plaine de Damas, il le transporta aussitôt dans le paradis pour le perfectionner et le protéger. Il mit aussi Jean dans le désert comme dans un paradis; c'est là, en effet, que Dieu perfectionne ses Saints en leur donnant une idée de sa gloire, que l'on ne peut considérer que dans la retraite. Il ne voulait pas faire élever au milieu du monde le prédicateur de la vérité ; car elle n'est point connue dans le monde, et surtout dans les palais. C'est ainsi qu'il retira Moïse de la cour de Pharaon, où il était élevé trop délicatement, et l'envoya dans le désert de Madian.

« Ce que Dieu fait dans cet enfant est inouï », dit Bossuet[17]. « Celui qui, dès le sein de sa mère, avait commencé à éclairer saint Jean-Baptiste et à le remplir de son esprit, se saisit de lui dès son enfance. Que ne faut-il point penser d'un jeune enfant qu'on voit tout d'un coup, après le grand éclat que fit sa naissance miraculeuse, disparaître pour être seul avec Dieu, et Dieu avec lui ? Loin du commerce des hommes, il n'en avait qu'avec le ciel. Qui n'admirerait cette profonde retraite ? Que ne lui disait pas ce Dieu qui était en lui ? Il ne faut donc point s'étonner si l'Evangile dit de lui ces paroles bien dignes de remarque : « Cependant l'enfant croissait et se forti­fiait en esprit, et il habitait dans le désert jusqu'au jour de sa manifestation en Israël  ».

L'Evangile ne nous fait point connaître les déserts où saint Jean-Bap­tiste passa sa vie, jusqu'à ce qu'il plût au Seigneur de l'envoyer prêcher. Mais la tradition a recueilli précieusement tout ce qui pouvait mettre sur les traces et faire suivre les pas de celui qui préparait les voies au Messie.

Antoine Aranda, religieux de l'Ordre de Saint-François, qui avait exploré avec beaucoup de soins la Terre-Sainte, raconte que le Précurseur habita dans trois endroits différents. A cinq milles de Jérusalem, dit cet auteur, se trouve une bourgade qui possède un temple bâti sur le lieu même où se trouvait la maison de Zacharie et d'Elisabeth. On y visite une chapelle célèbre par la naissance de saint Jean-Baptiste. Non loin de là se trouve une autre église que l'on dit aussi avoir été une maison de Zacharie ; on croit que c'est le lieu où la sainte Vierge alla visiter Elisabeth. A la distance d'un mille se trouve une vallée étroite et profonde. Cette vallée est adossée à un rocher dans lequel se voit une caverne taillée dans le roc. C'est dans cette caverne, dit-on, que Jean passa son enfance. C'est là le premier désert habité par le Précurseur ; il se trouve à six milles de Jérusalem.

Non loin de cette grotte, située dans la vallée du Thérébinte, se trouve une petite éminence dominée par un rocher. Les traditions locales, au rapport des voyageurs modernes, disent que le saint solitaire adressait la parole au peuple du haut de ce rocher, qui porte encore aujourd'hui le nom de Chaire de saint Jean-Baptiste.

Parvenu à un âge plus avancé, dit encore la tradition, il se retira dans un autre lieu, et s'ensevelit dans une solitude proche d'Hébron, à huit milles au sud de Jérusalem. C'est là qu'il habitait quand la voix de Dieu lui ordonna d'aller commencer sa mission.

La retraite au désert

Sur l'ordre du Seigneur, il vint dans un vaste désert en-deçà du Jourdain, non loin de Jéricho ; c'est le troisième désert qui lui servit de retraite.

Jean Moschus rapporte, sur la foi d'une révélation, que Jésus-Christ vint plusieurs fois visiter saint Jean dans un désert nommé Samsas, situé à environ un mille au-delà du Jourdain. Saint Bonaventure dit que Jean habitait un désert peu éloigné du lieu où les Hébreux, sous la conduite de Josué, franchirent miraculeusement le Jourdain à leur retour d'Egypte. Si l'on en croit ce pieux docteur, l'enfant Jésus, revenant de l'exil avec Marie et Joseph, serait allé voir son Précurseur, déjà livré à la vie solitaire et pénitente. « Avec quel empressement », dit-il, « et quelle allégresse le fils de Zacharie reçut cette auguste visite ! Quel ne dut pas être son bonheur! La sainte famille serait restée quelque temps avec saint Jean, aurait partagé son frugal repas, et après l'avoir comblé de bénédictions ineffables, lui au­rait dit adieu en le laissant à ses saintes contemplations ».

« Saint Jean », dit Pierre de Blois[18], « préférait la solitude du désert aux sollicitudes du monde, la paix au fracas, la tranquillité au tumulte; il savait que la fuite et l'éloignement des hommes étaient sa plus forte sauvegarde contre la contagion des vices ». Cependant, nous ne pouvons douter qu'il ne quittât quelquefois son désert pour venir à Jérusalem satisfaire au précepte de la loi. Moïse avait prescrit aux Juifs de se présenter chaque année devant l'Éternel pour lui offrir le tribut de leurs adorations[19]; Jésus-Christ lui-même se conformait à cet ordre, comme nous l'apprend saint Luc[20]. Aucune raison ne nous autorise à croire que Jean-Baptiste ait dû s'en dispenser. Car, comme Nazaréen, comme prêtre, comme prophète et surtout comme précurseur du Messie, il était tenu d'observer les saintes prescriptions de la loi. Il nous est donc permis d'avancer qu'à la solennité de la Pentecôte ou des Semaines, à la fête des Tabernacles et à l'occasion de la pâque, le fils de Zacharie quittait sa solitude, se confondait sans doute dans la foule du peuple et allait présenter au Seigneur des adorations en esprit et en vérité. Sa chevelure de Nazaréen, sa figure austère, ses vêtements étranges, ne manquaient pas de fixer sur lui les regards et l'attention. Les âmes pieuses aimeront, dans ces circonstances, le voir se rencontrer quelquefois au temple, et manger la pâque avec Jésus, Marie et Joseph ; elles imagineront les doux entretiens, les saintes conversations qui devaient avoir lieu entre le Christ et son Précurseur ; car rien ne s'oppose à cette idée qui est plus qu'une fiction ; elle est, non-seulement vraisemblable, mais on lui trouverait toutes sortes de probabilités ».

Celui qui était « la vraie lumière» descendue du ciel pour « éclairer tout homme venant en ce monde » et pour se manifester à toute chair, restait jusque-là dans l'oubli le plus profond. Malgré les merveilles de sa naissance, révélées d'abord par les anges, racontées ensuite par les bergers et bientôt divulguées en tous lieux par les Mages et par les fureurs mêmes d'Hérode; malgré la courte, mais cependant lumineuse manifestation qu'il avait faite de lui-même dans le temple aux docteurs eux-mêmes, Jésus-Christ, le fils et l'héritier de David, le Messie, le Sauveur, qui faisait depuis si longtemps l'objet de l'attente des nations, demeurait toujours dans le plus profond oubli. Il brillait cependant, mais au milieu des ténèbres, et les ténèbres ne le comprenaient pas; il était dans le monde, et ce monde, ouvrage de ses mains, ne le connaissait pas ; il était venu parmi les siens, mais les siens ne le recevaient pas.

Ainsi le sceptre échappé des mains de Juda, la principauté enlevée à la nation, les semaines de Daniel écoulées, le pays en ruine, l'époque venue où chacun attendait le libérateur, l'accomplissement des prophéties, rien n'avait été capable de fixer l'attention des enfants d'Abraham sur Celui en qui cette race privilégiée devait être bénie. Déjà plus de trente ans s'étaient écoulés sans que le monde daignât s'occuper de Jésus, réputé fils d'un artisan ignoré, voué lui-même à un métier pénible et sans honneur, renfermé dans un étroit atelier, habitant une bourgade inconnue ; le Fils de Dieu, égal et consubstantiel au Père, le Verbe fait chair et revêtu de la forme de l'esclave, attendait le moment fixé pour sa manifestation en Israël. Venant pour sauver le genre humain que l'orgueil avait perdu, il voulait ainsi le guérir et le racheter par son propre abaissement. C'est pour cela qu'il consacra toute sa vie de Nazareth à un oubli aussi instructif et aussi méritoire, peut-être, que les humiliations glorieuses du Calvaire.

Mais il y avait des motifs profonds et mystérieux de cette conduite de la divine Providence. La parole de chacun de nous a besoin d'une voix claire et sonore pour se faire mieux entendre; ainsi le Verbe de Dieu fait chair eut besoin du témoignage de Jean, afin que les hommes en fussent moins scandalisés. Aussi, l'autorité de Jean servit à Jésus-Christ pour se justifier non­ seulement devant les simples, mais encore en face des envieux et de ceux qui se scandalisaient volontairement.

L’ange du Rédempteur

Jean-Baptiste, ajoute saint Augustin, remplissait mystérieusement le rôle de la voix; mais il n'était pas seul la voix ; car tout homme qui annonce le Verbe est aussi voix du Verbe. En effet, ce que le son de notre bouche est à l'égard de la parole que nous avons à l'esprit, c'est aussi ce qu'est toute âme pieuse envers le Verbe dont il est dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était au commencement en Dieu ». Quelles paroles augustes, et même quelles voix solennelles produit la pensée conçue dans le cœur ! Quels illustres prédicateurs fait surgir le Verbe qui habite en Dieu ! C'est lui qui a envoyé les patriarches, les Prophètes et le nombreux cortège de tous ceux qui ont parlé de lui avec tant d'éclat. Le Verbe, demeurant toujours dans le sein du Père, envoya des voix ; et, à la suite de ces voix nombreuses venues devant lui, il arriva lui-même seul comme sur son char, avec sa voix, dans sa chair. Réunissez donc, comme en une seule, toutes ces voix qui ont précédé le Verbe, et mettez-les toutes dans la personne de Jean-Baptiste. Il était à lui seul la récapitulation complète, la personnification auguste et mystérieuse de toutes ces voix. C'est pour cela qu'il est appelé proprement la Voix, car il était comme la figure, l'emblème mystérieux de toutes ces voix[21].

Saint Jean « n'était pas lui-même la lumière par essence; mais il était venu pour rendre témoignage à la lumière[22] » ; et tel était le caractère sublime de sa mission, que les docteurs n'ont pas craint de dire qu'il était nécessaire qu'il rendît témoignage à la lumière, et que dans l'ordre, ou du moins dans l'exécution des divins décrets, le Sauveur du monde, tout Dieu qu'il était, eut besoin du témoignage de saint Jean, et que ce témoignage a été nécessaire pour l'établissement de notre foi. Or, le Sauveur le reconnaissait lui-même lorsqu'il disait aux Juifs : « Si je rendais témoignage de moi-même, vous diriez », quoique injustement, « que mon témoignage n'est pas recevable ; mais en voici un autre qui rend témoignage de moi[23] ». Car, selon la pensée de saint Jean Chrysostome, expliquant à la lettre ce passage, cet autre, dont parlait Jésus-Christ, était saint Jean, son Précurseur. De plus, dans l'ordre des divins décrets, le témoignage de saint Jean était nécessaire pour l'établissement de notre foi; car le même évangéliste, qui nous apprend que Jean est venu pour rendre témoignage à la lumière, en apporte aussitôt la raison : « Afin que tous crussent par lui ». D'où il suit que notre foi en Jésus-Christ est originairement fondée sur le témoignage de ce grand Saint, puisqu'en effet c'est par lui que nous avons cru ; par lui que la voie du salut nous a été premièrement révélée ; en un mot, par lui que nous sommes chrétiens[24].

Il ne parlait pas de lui-même, dit saint Jean Chrysostome, mais il révélait les mystères de Celui au nom duquel il venait. C'est pour cela qu'il est appelé ange. Ce nom sous lequel le Précurseur se désignait lui-même d'après le Prophète, ne signifie autre chose que messager, ambassadeur; il n'indique pas nécessairement la nature des esprits célestes, ordinairement appelés anges ; mais il fait connaître une fonction auguste, que Dieu daigne quelquefois confier à des mortels. C'est ainsi que les prophètes Aggée et Malachie sont désignés sous ce nom, et que tous les prêtres, en général, sont appelés « anges du Dieu des armées ».

Jean-Baptiste n'avait pas la nature céleste des anges, comme l'ont cru quelques-uns des Juifs, et même des chrétiens illustres cependant par leur science, comme Origène ; car ils prétendaient que le fils de Zacharie n'était autre qu'un ange, incarné, comme le Fils de Dieu, pour être son précurseur et le servir sous la même forme d'esclave qu'il avait daigné aussi revêtir. C'est pour réfuter cette erreur que l'évangéliste saint Jean dit expressément, dès le début de son livre, que le Précurseur envoyé de Dieu était un homme.

Cependant, par un privilège de la grâce, Jean était un ange; car Dieu l'avait envoyé comme un héraut pour amener les hommes à Jésus-Christ. - Semblable aux esprits célestes, il n'avait point eu d'enfance, puisque, dès le sein de sa mère, il fut sanctifié, doué de l'esprit de prophétie et de l'usage de la raison; en effet, il connut dès lors, salua et adora son Dieu par un transport d'allégresse. - Par sa vie, qui n'était qu'un jeûne continuel, dit saint Basile, il semblait appartenir à la nature des anges. - Si, selon saint Bernard[25], l'homme chaste est comparable aux anges par son bonheur, et l'emporte sur eux par sa vertu, le fils de Zacharie doit occuper une place des plus glorieuses et des plus élevées dans la hiérarchie céleste ; car il puisa, pour ainsi dire, la chasteté en Dieu, qui voulut le faire naître dans des conditions exceptionnelles et toutes miraculeuses. - Le propre des anges est de voir sans cesse la face de Dieu[26] ; or, depuis qu'il eut reçu dans le sein de sa mère la visite du Fils de Dieu, Jean-Baptiste cessa-t-il un seul instant de vivre en sa présence, de se tenir devant lui et de le servir comme les anges se tiennent devant Dieu et le servent ? - Il fut, selon l'opinion de la plupart des docteurs, confirmé dans la grâce comme les anges, car il ne se laissa jamais aller à aucune faute. L'austérité de sa vie, la sévérité de sa pénitence, ses privations en fait de nourriture, de vêtements, de repos, de sommeil, qui faisaient de son existence un continuel martyre, lui obtinrent ce privilège que nous envions aux anges. C'est pourquoi saint Jean Chrysostome dit que sa vie était toute angélique; il vivait sur la terre comme s'il eût été au ciel. Triomphant des nécessités de la vie, il suivit une carrière que l'on ne peut assez admirer; car, sans cesse occupé à l'oraison, à la prière et aux louanges du Seigneur, il évitait toute société humaine, et Dieu seul était l'objet et le terme de ses conversations. - Les anges d'un ordre supérieur enseignent ceux qui sont au-dessous d'eux; ils purifient, éclairent et perfectionnent les hommes ; c'est aussi ce que fit Jean-Baptiste, selon ce qu'avait annoncé l'ange Gabriel à Zacharie : « Il convertira un grand nombre des enfants d'Israël au Seigneur leur Dieu; il marchera devant lui dans la vertu et l'esprit d'Elie, pour convertir les cœurs des pères vers leurs enfants, ramener les incrédules à la prudence des justes, et pour préparer au Seigneur un peuple parfait ». - Enfin, un dernier caractère qui rendait saint Jean semblable aux anges, c'est qu'il n'eut, comme eux, d'autre maître que le Saint-Esprit. Ce fut par ses soins qu'il connut les mystères les plus profonds, non pas selon les bornes d'une intelligence humaine, mais avec toute la pénétration d'un esprit céleste. C'est ce qu'enseignent saint Ambroise et saint Jean Chrysostome. C'est à l'école du Saint-Esprit que Jean reçut l'intelligence des Ecritures et même le pouvoir de parler et d'écrire avec l'au­torité des auteurs sacrés. C'est là qu'il puisa la science et le zèle qui lui étaient nécessaires comme docteur et comme prédicateur, pour concilier au Christ la foi du monde entier.

Après ces considérations générales propres à jeter plus de lumière sur la vie du saint Précurseur, reprenons le fil de son histoire.

Le premier anachorète

Nous savons, d'une manière générale, que le Sauveur commença d'abord par pratiquer, et ensuite seulement à enseigner. Mais en ceci encore, Jean-Baptiste devait être son précurseur. Avant d'élever la voix pour appeler les hommes à la pénitence, il l'avait pratiquée lui-même au plus haut degré ; avant d'enseigner la vertu, il en avait suivi les sentiers les plus ardus. En effet, il était revêtu de poils de chameau et, selon l'usage des Nazaréens, il avait autour des reins une ceinture de cuir, signe et emblème de la mortification et de la pénitence. Cet extérieur, rehaussé d'une longue chevelure ondoyante comme la portaient les Nazaréens, et qui rappelait le costume des anciens Prophètes, à lui seul était déjà une prédication. Car, comme le fait remarquer saint Grégoire, la grossièreté des habits de saint Jean était une preuve de sa mortification et surtout de sa rare humilité. On ne met, en effet, des habits précieux que par un motif de vaine gloire et dans le dessein de paraître plus honorable que les autres ; la preuve en résulte de ceci : que personne n'attache d'importance à être vêtu richement quand il ne doit pas être vu, et qu'il ne cherche point à paraître. Aussi, parmi les causes de la réprobation encourue par le mauvais riche, Jésus-Christ a-t-il soin de faire ressortir la splendeur de ses vêtements ; et en énumérant les reproches dont il accable les Pharisiens, il mentionne le luxe de leurs robes flottantes, ornées de franges magnifiques. Au contraire, en faisant l'éloge de son Précurseur, il demande si on l'a vu se vêtir avec mollesse. L'Ecriture nous fait voir partout que l'opulence des vêtements irrite le Seigneur, tandis que des habits abjects apaisent sa colère.

Par la manière de se vêtir, saint Jean ressemblait à Elie, dont le souvenir n'avait pas cessé d'être vivant parmi les Juifs. On voyait même dans ce nouveau prophète une vertu beaucoup plus admirable que dans celui de Thesbé ; car si celui-ci était autrefois vêtu comme aujourd'hui le fils de Zacharie, il habitait encore les villes et vivait ordinairement comme les autres hommes ; tandis que Jean demeurait dans la solitude depuis le berceau, et prenait sa nourriture en si petite quantité, que le Fils de Dieu a pu dire de lui, comme une chose connue de tous, qu'il ne mangeait ni ne buvait.

Etait-ce d'ailleurs une nourriture que le miel sauvage et les acrides[27] dont il sustentait son corps ? Car, non seulement il ne se nourrissait pas de pain et de vin, ni de la chair des animaux, des oiseaux ou des poissons qu'il au­rait eu la faculté de trouver dans le désert ou dans le Jourdain ; mais, selon Clément d'Alexandrie, il ne faisait usage ni des baies des arbres, ni des graines des plantes, ni de légumes.

On admet communément que saint Jean mangeait des sauterelles, nourriture vulgaire et assez ordinaire pour que la loi de Moïse contînt des dispositions à ce sujet, en les rangeant au nombre des animaux purs.

Cependant cette opinion, quoique généralement accréditée, est loin de réunir l'assentiment unanime des auteurs ; et ceux qui semblent avoir le mieux entendu et expliqué le mot de l'Evangile, disent formellement que la nourriture de saint Jean se composait de bourgeons des plantes et de jeunes tiges des arbres. C'est le sens de la version éthiopienne ; ce que disent formellement saint Athanase et Clément d'Alexandrie ; c'est aussi le sentiment de saint Isidore de Péluse, de Nicéphore, de Cajetan, de Bochard, etc.

Ce dernier auteur, dans la description qu'il fait de la Palestine, dit qu'il y a sur les rives du Jourdain des herbes connues sous le nom d'acrides, et dont les moines faisaient leur nourriture. - C'est ainsi que nous lisons dans la vie de saint Hilarion, que sa nourriture consistait en quelques figues et dans le suc des herbes[28].

Les habitants du pays, fondés sur les traditions locales, toujours si vivaces en Orient, se font un plaisir de montrer aux pèlerins de Terre-Sainte un arbuste dont le saint Précurseur faisait autrefois sa nourriture : c'est le caroubier.

« Les pauvres gens s'en nourrissent, ils en mâchent la pulpe ou la mêlent à l'eau. Parmi les arbres que l'on remarque sur la colline où se trouve la grotte de saint Jean, il y a encore aujourd'hui plusieurs caroubiers. Cet arbre s'appelle en allemand Arbre du pain de saint Jean, précisément parce qu'on croit que saint Jean se nourrissait de ses fruits. C'est aussi la nourriture dont il est parlé dans l'histoire de l'Enfant prodigue, qui eût été bien aise de s'en rassasier avec les pourceaux.

« Successeur des prophètes Elie et Elisée, qui vivaient d'herbes et de racines dans les grottes du mont Carmel, saint Jean a donc été le premier anachorète du christianisme, et son exemple a bientôt été suivi par des mil­liers d'autres. Dès les premiers siècles, ces déserts ont été peuplés par ses pieux imitateurs ».

Cette vie rude et rigoureuse, dit Bossuet, n'était pas inconnue dans l'ancienne loi. On y voit, dans ses prophètes, les Nazaréens, qui ne buvaient point de vin. On y voit, dans Jérémie, les Réchabites qui, non contents de se priver de cette liqueur, ne labouraient, ni ne semaient, ni ne cultivaient la vigne, ni ne bâtissaient de maisons, mais habitaient dans des tentes. Le Seigneur les loue par son prophète Jérémie d'avoir été fidèles au commandement de leur père Jonadab, et leur promet, en récompense, que leur institut ne cessera jamais. Les Esséniens, du temps même du Sauveur, en tenaient beaucoup. La vie prophétique qui paraît dans Elie, dans Elisée, dans tous les Prophètes, était pleine d'austérités semblables à celles de Jean-Baptiste, et se passait dans le désert, où ils vivaient pourtant en société avec leurs familles.

Mais que jamais on se fût séquestré du monde, et dévoué à une rigou­reuse solitude, autant et d'aussi bonne heure que Jean-Baptiste, avec une nourriture si affreuse, exposé aux injures de l'air, et n'ayant de retraites que les rochers, car on ne nous parle point de tentes ni de pavillons, sans secours, sans serviteurs et sans aucun entretien, c'est de quoi on n'avait encore aucun exemple[29].

Le prédicateur de la pénitence

Au premier aspect, il semble étrange et extraordinaire que le héraut de l'Evangile, le messager envoyé par Dieu même pour préparer la bonne nouvelle, débute dans la carrière par prêcher la pénitence. Pourquoi n'annonça-t-il pas plutôt la joie ? C'est que dans l'état de servitude où ils gémissaient, les enfants de Jacob attendaient un libérateur qui s'occupât uniquement, ou du moins principalement, de les rendre à leur liberté politique et à leur indépendance nationale. Ils avaient oublié, ou bien ils ne comprenaient pas sous quels traits les Prophètes avaient dépeint le Sauveur, l'Emmanuel qui devait venir opérer leur salut, s'occuper surtout de leurs âmes et leur proposer les biens d'une autre vie. Ils auraient salué avec acclamation un Messie restaurateur de leur patrie, cette terre promise si solennellement à leurs pères, et dont ils étaient cependant dépossédés par des Gentils. Ils se seraient imposé tous les sacrifices, auraient bravé tous les dangers, essuyé les fatigues et affronté la mort même, pour seconder les vues de ce libérateur et lui donner les moyens de les rendre à la liberté. Voilà pourquoi les Juifs étaient tenus, depuis quelque temps, dans une continuelle alerte, prêts à saluer le premier qui se montrerait comme le Messie, et à lui donner le concours de leurs biens et de leurs personnes.

Mais autant ils se trompaient sur la mission qu'ils supposaient à ce libérateur, autant ils se faisaient illusion sur les moyens à mettre en œuvre pour assurer et faciliter le succès de sa venue. Comme le Messie conquérant attendu par les Juifs, le Roi pacifique, qui était leur vrai libérateur, devait exiger de leur part une coopération et des sacrifices, mais d'un genre tout différent. Comme le royaume qu'il venait leur assurer et la délivrance qu'il allait leur offrir étaient tout surnaturels et divins, ainsi la coopération qu'il fallait y apporter devait aussi avoir un caractère exclusivement spirituel et céleste ; car ce qu'il voulait conquérir, assujettir à ses lois et soumettre à son empire, c'était le cœur des Juifs ; et il ne devait, pour cela, employer d'autres armes que celles de la pénitence. Son Précurseur, qui était chargé d'aller devant lui pour lui préparer la voie, ne pouvait donc pas prêcher autre chose.

C'est aussi pour cela que saint Jean-Baptiste, rappelant les paroles prononcées autrefois par Isaïe, déclare qu'il est lui-même chargé de les mettre à exécution, et appelle à cette guerre, à cette conquête d'un nouveau genre, en criant à tous : « Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers ». Ce langage métaphorique, ordinairement usité par les Prophètes, devait être compris par le peuple.

L'Evangile ne nous fait point connaître quel fut le sujet précis du premier discours que saint Jean-Baptiste adressa au peuple après avoir annoncé sa mission d'une manière générale. Selon saint Matthieu, il exhorta les Juifs à la pénitence, et en donna pour motif l'approche du royaume des cieux. D'après saint Marc, il vint baptisant et prêchant le baptême de pénitence pour la rémission des péchés. Ainsi il résulterait de leurs récits que le Précurseur aurait parlé, dès le commencement de sa prédication, de trois sujets différents : de la pénitence, du baptême et du royaume des cieux. Il ne nous semble pas néanmoins qu'il ait pu développer et faire comprendre ces différentes matières dans un seul discours; car elles exigeaient des explications de sa part. Nous pouvons donc supposer qu'il en fit trois instructions spéciales.

Les pharisiens croyaient expier toutes leurs fautes en pratiquant des ablutions fréquentes; et, dans leur orgueil, ils ne voyaient pas que sans le repentir et les larmes du cœur, la pénitence et les purifications du corps sont incapables de justifier devant Dieu. Or, ils avaient infecté tout le peuple du levain de leur doctrine.

Pour désabuser les Juifs de cette pernicieuse croyance, saint Jean-Baptiste se mit à prêcher la pénitence ; non plus seulement cette pénitence qui consistait à affliger momentanément et à laver le corps, et qui ne s'adressait point à l'âme pour humilier son orgueil et réprimer la concupiscence charnelle; mais cette pénitence intérieure qui consiste à briser, à déchirer le cœur pour en faire sortir le venin mortel que le péché y a laissé. Il annonça, en même temps, que cette pénitence du cœur opérait la rémission des péchés avec le secours d'un nouveau baptême, tout différent des ablutions légales et traditionnelles.

On ne peut nier, sans doute, que le dogme de la rémission des péchés ne soit au moins insinué sous le régime de la loi ; mais les sacrifices expiatoires, les pénitences satisfactoires avaient plutôt pour but de dissimuler les péchés devant Dieu que d'en opérer la remise. C'est ce qui a fait dire à saint Grégoire le Grand : Avant l'arrivée du Christ, on était incertain si ceux qui étaient tombés dans des péchés graves, pouvaient être pardonnés ; et la rémission des péchés a été inconnue d'un grand nombre.

Ainsi donc, il était réservé au saint Précurseur d'être le premier messager de la miséricorde et d'annoncer d'une manière formelle, positive et générale, le dogme consolant du pardon et du rachat des péchés par le moyen de la pénitence.

Il nous serait difficile, nous qui n'avons vécu que sous la loi de grâce et d'amour, de nous faire une idée de l'effet que cette annonce solennelle dut produire sur un peuple courbé, pour ainsi dire, sous le poids d'une loi de justice et de rigueur. La nouvelle d'une amnistie inattendue, qui rend un prisonnier à la liberté, un exilé à sa patrie, ou qui brise les fers d'un condamné, ne cause pas plus de joie, n'excite pas plus de transports.

Le Baptiste

Aussi, la foule du peuple se pressa bientôt autour du nouveau prophète avec un concours si extraordinaire, qu'Elie, ce prophète si vénéré pour la puissance de sa parole et de ses œuvres, ne vit jamais accourir une multitude si nombreuse, si empressée et si bien disposée à obéir. A la voix de Jean-Baptiste, tout cède, chacun se rend ; il fait autant de pénitents qu'il a d'auditeurs. Cependant, ceux qui se convertissent ne sont point frappés ni attirés par l'éclat de ses miracles ; car il n'en opéra aucun. Ce sont ses vertus et ses austérités qui font de si puissantes impressions sur l'esprit et sur le cœur de ceux qui l'écoutent. La sainteté de sa vie engage ceux qui l'entendent à réformer la leur; les plus voluptueux cessent de l'être en voyant un homme si mortifié.

Selon la prédiction de l'ange, le fils de Zacharie devait précéder le Fils de Dieu dans toutes ses voies ; son annonciation, sa naissance, sa pénitence, sa prédication étaient déjà des préparations à celles du Christ; il devait donc aussi le précéder par son baptême. Le baptême de saint Jean était, en effet, pour ceux qui se trouvaient animés de l'esprit de foi, ce que l'enseignement de la doctrine est pour les catéchumènes avant leur admission au sacrement de la régénération. En le conférant, saint Jean avait de plus l'occasion de faire sentir la nécessité de la purification intérieure et de la pénitence du cœur, contrairement à ce que pratiquaient les pharisiens hypocrites, qui se contentaient de nettoyer le dehors de la coupe sans se mettre en peine de purifier leurs cœurs remplis de rapines et d'impuretés. Par ce moyen, le Précurseur pouvait, en outre, rendre témoignage à Jésus-Christ.

Il dit en effet, lui-même, qu'il était venu baptiser dans l'eau pour mani­fester à Israël Celui qui devait baptiser dans le Saint-Esprit. Aucun des anciens Prophètes n'ayant annoncé et administré de baptême, la nouveauté du rôle de saint Jean, qui lui valut le surnom de Baptiseur ou Baptiste, attirait à lui une foule immense. Il put ainsi annoncer à tout le peuple la venue du Messie, dont il se disait le précurseur.

Enfin, le baptême de saint Jean avait encore pour but de disposer les hommes à recevoir celui de Jésus-Christ. Comme il se donnait au nom de Celui qui, depuis si longtemps, était l'attente des nations et surtout du peuple juif, il était comme une déclaration et une profession de foi au Rédempteur, et un engagement de faire de dignes fruits de pénitence. La connaissance et la foi du mystère de la rédemption et la pratique de la pénitence étaient la fin du baptême donné par saint Jean. Et parce que la pénitence n'est pas obligatoire pour les enfants, et que les femmes devaient être instruites par leurs maris, le Précurseur n'admettait à son baptême, selon quelques auteurs, ni les enfants ni les femmes.

Le baptême du Précuseur était un sacrement, puisqu'il était le signe d’une chose sainte, savoir : le signe du baptême de Jésus-Christ. Il ne conférait pas la grâce par lui-même ; cependant il était comme le préambule des sacrements de la grâce et de la loi nouvelle. C'est pourquoi il est appelé proprement l'intermédiaire entre les sacrements de l'ancien Testament et ceux du nouveau. Il avait cela de commun avec les sacrements de la loi ancienne, qu'il n'était qu'un signe ; avec ceux de la loi nouvelle et de la grâce, qu'il disposait prochainement à la grâce, et que, par sa forme et sa matière, il avait des similitudes avec le baptême chrétien ; car il se donnait dans l'eau et au nom du Christ.

On ne peut douter que Jean ne se servît d'une formule pour donner son baptême. Saint Paul l'insinue d'une manière assez claire par ces paroles « Jean baptisa le peuple du baptême de pénitence, en disant qu'ils devaient croire en Celui qui allait venir après lui[30] » ; le texte grec porte « en Jésus-Christ ». Les saints Pères et les Docteurs de l'Eglise infèrent de là que la forme du baptême de saint Jean était : « Je te baptise et je t'initie à la foi du Christ qui doit venir ». Jean, dit saint Ambroise, baptisa pour la rémission des péchés, non pas en son nom, mais au nom de Jésus-Christ. Selon saint Jérôme, ceux qui avaient reçu le baptême de Jean étaient baptisés au nom du Seigneur Jésus qui devait venir après lui. Le maître des Sentences, et avec lui saint Thomas et saint Bonaventure, Hugues de Saint-Victor, Tostat et d'autres auteurs plus modernes ont partagé cette persuasion.

Le Précurseur avait reçu de Dieu lui-même la mission de baptiser; son baptême était donc divin, et tous les Juifs en étaient persuadés. Si l'on en juge par l'empressement que le peuple et les Pharisiens eux-mêmes mettaient à le recevoir, il paraîtra évident que l'on croyait à sa nécessité. C'était, sans contredit, un moyen plus efficace que toutes les anciennes purifications, et même que les sacrifices de la loi, pour obtenir le pardon des péchés. Aussi, selon Eusèbe, était-ce pour détacher peu à peu les Juifs des rites mosaïques que Dieu avait intimé à saint Jean l'ordre de baptiser. Si ce baptême n'était pas indispensable au salut, comme celui de Jésus-Christ, il entrait cependant dans le plan divin de l'œuvre de la rédemption; car il était destiné à servir de terme à la loi et de commencement à l'Evangile; il devait préparer les hommes à la pénitence du cœur, leur faire sentir la nécessité de la pureté de l'âme, les accoutumer au baptême de Jésus-Christ ; enfin, c'est par ce moyen que le Fils de Dieu voulait être manifesté en Israël.

La confession des péchés 

Ce qui distinguait surtout le baptême de saint Jean, et lui donnait une efficacité particulière, c'est qu'il était accompagné de la confession des péchés. « Toute la Judée », dit saint Marc, et tous ceux de Jérusalem venaient à lui, et, confessant leurs péchés, ils étaient baptisés par lui dans le fleuve du Jourdain ». C'est ici le lieu de rechercher quelle était la nature de cette confession exigée par le Précurseur pour être admis à son baptême.

L'aveu public ou secret de ses fautes n'était point une chose inouïe chez les anciens, et surtout chez les Juifs. Il en devait être ainsi ; car la confession n'est-elle pas un besoin du cœur humain ?

Pour accorder son pardon au coupable, Dieu a toujours exigé de lui une confession humble et sincère. Sous la loi de nature aussi bien que sous la loi de Moïse et sous l'Evangile, cette confession devait être faite non seulement de cœur et de bouche, mais encore confiée au ministre choisi de Dieu; elle ne devait pas être seulement générale, mais particulière et spéciale. C'est ce que nous voyons par la Genèse, où Dieu interroge séparément d'abord Adam, puis Eve, et, plus tard, le fratricide Caïn, pour recevoir de leur bouche un aveu sincère et complet de leur faute en présence de son ministre, c'est-à-dire de cet ange qui leur apparaissait sous une figure humaine, puisqu'il marchait dans le paradis.

Les docteurs croient que si Adam, au lieu de rejeter la faute sur la femme, comme la femme sur la ruse du serpent, eût confessé sincèrement son péché, Dieu aurait rendu nos premiers parents à leur état primitif, ou du moins aurait mitigé leur condamnation, et n'en aurait peut-être pas fait peser le châtiment sur leur postérité.

Le prophète du royaume spirituel

Telle était la haute estime et l'admiration que l'on avait pour le fils de Zacharie, que l'on accourait de toutes parts pour entendre sa doctrine et recevoir son baptême. C'était un honneur et une gloire que les Pharisiens eux-mêmes ne dédaignaient pas, forcés en ceci de suivre le torrent de la multitude pour ménager leur popularité et ne pas compromettre la bonne opinion de perfection et de sainteté qu'ils affectaient. Ces orgueilleux sectaires se présentaient donc aussi au Précurseur pour être baptisés par lui. Mais sans se laisser séduire par ce témoignage forcé de respect que les Pharisiens rendaient à sa sainteté et à sa mission, saint Jean pénétrait jusque dans le secret de leurs cœurs, et, sous cette humilité apparente, découvrant l'orgueil et le dépit qui les animaient, il leur faisait subir l'épreuve de la confession. Il n'admettait à son baptême que ceux qui lui donnaient, par là, une marque de repentir, un témoignage de l'humilité et de la componction de leur cœur, et un gage de la docilité de leur esprit à recevoir les enseignements ultérieurs d'une doctrine nouvelle. Pour ceux qui refusaient de rejeter le venin de leur âme par un aveu sincère de leurs fautes, il les traitait durement, leur reprochait leur hypocrisie et leur aveuglement, et il refusait de les purifier dans l'eau du Jourdain et de leur donner ainsi le baptême initiateur, destiné à préparer, pour le jour de la venue du Seigneur, ceux qui ne se rendaient pas indignes de cette faveur. La plupart des grands de la nation juive refusèrent de se soumettre à cette épreuve, et ne furent point admis au baptême de Jean. C'est pourquoi saint Luc nous dit que « les Pharisiens et les docteurs de la loi méprisèrent le dessein de Dieu sur eux, et ne furent point baptisés ».

Le langage si relevé du saint Précurseur, le sujet de ses discours, si éloigné de celui des anciens Prophètes, mais surtout ce qu'il dit du royaume des cieux, dut paraître étrange aux Juifs : ils n'en avaient jamais entendu prononcer le nom. Ce langage était certainement obscur pour eux, et ils étaient incapables de le comprendre ; car il ne paraît pas que saint Jean leur en ait expliqué le mystère. Jésus-Christ s'était, sans doute, réservé d'en donner lui-même l'intelligence par les comparaisons, les paraboles et les explications diverses dont nous trouvons tant d'exemples dans l'Evangile. Cependant il n'était guère possible, même aux esprits les plus grossiers, de prendre dans un sens matériel et terrestre la promesse du royaume exclusivement spirituel annoncé par le Précurseur.

On peut, en effet, juger ordinairement de la richesse, de l'opulence et de la gloire d'un royaume par la pompe et l'éclat dont le monarque qui préside à ses destinées se plaît à entourer son ambassadeur. Or, Jean-Baptiste était certainement, aux yeux mêmes des Juifs, l'ambassadeur que Dieu avait comblé de plus de gloire, de faveur et de crédit ; aucun des anciens Prophètes ne pourrait lui être comparé avec avantage. Mais était-il possible d'attendre et d'espérer trouver des richesses matérielles, des plaisirs terrestres, un bonheur sensuel ou des délices charnelles dans un royaume dont le représentant pratiquait la pauvreté la plus absolue, les jeûnes les plus rigoureux, la mortification la plus complète, et la guerre la plus cruelle à lui-même ? Le fils de Zacharie était le digne avant-coureur de Celui qui n'avait pas un lieu pour reposer sa tête, qui avait vu le jour dans une étable, vivait de son travail ou des offrandes qu'on lui faisait, et qui devait enfin terminer sa vie sur une croix. C'est pour cela que Jésus-Christ dit : « Depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux se prend par violence, et ce sont les violents qui l'emportent ; car, jusqu'à Jean, tous les Pro­phètes, aussi bien que la loi, ont prophétisé[31] », c'est-à-dire se sont contentés d'annoncer les choses à venir, tandis que le Précurseur les a montrées présentes et a indiqué que c'est par la pénitence que l'on peut les conquérir.

Face aux Pharisiens

Au bruit des premières prédications de saint Jean, les peuples accoururent en foule ; «  et de toute la Judée, de la ville de Jérusalem et de tout le pays des environs du Jourdain, ils venaient le trouver, et confessant leurs péchés, ils recevaient de lui le baptême dans le fleuve du Jourdain[32] ». Les Pharisiens eux-mêmes et les Saducéens n'avaient pu résister à l'entraînement général qui attirait toutes les villes vers les rives désertes du Jourdain ; ils se mêlaient à la foule pour aller écouter saint Jean-Baptiste, et même pour recevoir son baptême. Mais sachant qu'ils venaient à lui pour se ménager l'opinion publique, ou peut-être pour le surprendre dans ses dis­cours, plutôt que pour faire pénitence, il ne craignit pas de leur adresser des paroles dures et humiliantes, et de découvrir publiquement le masque d'hypocrisie sous lequel ils dissimulaient leurs vices secrets.

Ces Juifs orgueilleux se vantaient sans cesse d'être enfants des patriarches et des Prophètes. « Nous sommes », disaient-ils fièrement, « nous sommes de la race d'Abraham ». Ils voulaient, par là, s'approprier en quelque façon la gloire de ces saints personnages; dans leur orgueil, ils croyaient qu'étant reconnus héritiers de leur sang, ils avaient aussi un droit incontestable aux mérites de leurs vertus et de leur sainteté.

Pour leur faire déposer cette illusion, le Précurseur les nomme au contraire : races de vipères. Cette locution, d'après le style de la langue hébraïque, ne signifie autre chose que ceci : enfants détestables de pères corrompus, vous avez en vous-mêmes tout le venin dont vous avez hérité d'eux, et vous empoisonnez tous les autres par vos scandales. Il les comparait ainsi à des reptiles malfaisants, parce qu'ils s'attachaient à mordre et à déchirer les saints eux-mêmes, en empoisonnant du venin de leurs calomnies les paroles et les actions de ceux-ci.

Le Précurseur les frappa et les effraya dès le commencement de son discours en leur parlant de l'enfer. Il était en effet loin de leur tenir un langage ordinaire; il ne leur dit pas, par exemple : Qui vous a enseigné à éviter les guerres, à fuir l'invasion ou la captivité, la disette ou les maladies? Mais il les menace d'un autre supplice dont jamais peut-être ils n'avaient entendu parler. « Qui vous a appris », leur dit-il,« à fuir devant la colère à venir[33] ? »

Cependant le Précurseur ne se contente pas d'adresser des reproches et de faire des menaces, il ajoute des conseils salutaires: « Faites donc », leur dit-il, « faites de dignes fruits de pénitence ». Il ne suffit pas, en effet, de fuir le mal, il faut, de plus, s'adonner à la pratique de la vertu.

Avec quelle sagesse il respecte la mémoire des patriarches, en s'efforçant de corriger leurs enfants ! En leur adressant ces mots : « Gardez-vous de dire : Nous avons pour père Abraham » ; il n'ajoute pas : Ce patriarche ne peut vous servir de rien; il continue, au contraire, avec plus de douceur et de modération en disant : « Dieu peut susciter de ces pierres mêmes des enfants à Abraham ». La plupart des interprètes pensent que le Précurseur a voulu désigner, par ces paroles, la vocation des Gentils, que, par métaphore, et pour indiquer leur insensibilité première, il nomme des pierres.

Quelques auteurs disent qu'en prononçant ces mots, saint Jean montrait du doigt les douze pierres apportées par les chefs des douze tribus d'Israël, du milieu du fleuve, et amoncelées sur le rivage; et celles, en pareil nombre, qu'ils avaient prises sur le rivage pour les déposer dans le Jourdain, afin de servir de monument de témoignage.

Remarquons comment saint Jean-Baptiste, cet admirable modèle des prédicateurs, frappe de terreur les Pharisiens, sans leur enlever cependant toute espérance ; car il ne dit pas : Dieu a déjà suscité ; mais il se contente de ces mots : « Dieu peut susciter ». Il n'ajoute pas : Dieu peut faire naître des hommes des pierres ; mais, ce qui était beaucoup plus fort, des parents et des fils d'Abraham. Avec quel art il leur enlève tout prétexte d'orgueil provenant de leur naissance selon la chair, et les poursuit jusque dans ce refuge de leur parenté avec les patriarches, pour ne leur laisser plus d'autre moyen qu'une sincère conversion, plus d'autre espoir que dans la sainteté de leur vie !

Après leur avoir montré que l'alliance charnelle ne peut leur servir de rien devant Dieu, il leur fait sentir la nécessité de la parenté que donne la foi, et continue ensuite d'augmenter cette terreur salutaire, cette inquiétude de l'âme qu'il leur a déjà inspirée. Car, après avoir dit : « Dieu peut susciter de ces pierres mêmes des enfants à Abraham », il ajoute, pour les effrayer davantage encore : « Déjà la cognée est à la racine des arbres. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu ». Par cette comparaison, saint Jean excite ses auditeurs à porter des fruits de pénitence, en leur mettant sous les yeux l'horreur du feu éternel. C'est comme s'il leur disait : Faites de dignes fruits de pénitence, produisez des bonnes œuvres, et ne vous flattez pas de la sainteté et de la noblesse d'Abraham; ne comptez pas sur la fécondité de la foi de vos pères pour rester vous-mêmes stériles ; car si vous ne portez pas des fruits, quoique descendus d'Abraham qui en a tant porté, vous serez retranchés comme des arbres stériles et vous serez jetés au feu. La hache de la justice divine est déjà près de la racine des arbres, c'est-à-dire elle menace la vie des hommes qui ne produisent rien. Tout arbre, ou plutôt tout homme qui ne produit pas les fruits qu'on est en droit d'attendre de lui, sera coupé jusqu'à la racine par la cognée de la justice de Dieu, et deviendra la proie du feu éternel.

C'est par de telles paroles que le fils de Zacharie épouvanta les Pharisiens et mit le trouble dans l'âme des soldats eux-mêmes ; il ne les jetait pas dans le désespoir ; mais il les retirait de l'abîme de l'indifférence où ils étaient endormis. Son langage, propre à causer à son auditoire de si vives alarmes, était cependant mélangé de beaucoup de motifs de consolation ; car, en menaçant seulement l'arbre qui ne porte pas de bons fruits, il montrait que celui qui en produit de bons serait certainement épargné et ménagé.

Les Publicains

Le discours du saint Précurseur était adressé à tout le peuple accouru pour l'entendre ; mais il était surtout prononcé pour les grands, les Pharisiens et les Saducéens qu'il avait aperçus dans la foule, comme nous l'apprend saint Matthieu. On ne peut guère douter que quelques-uns d'entre eux ne se soient convertis à sa voix ; cependant il est certain que la plupart résistèrent à l'appel de la grâce qui parlait par sa bouche. C'est pour cela que Jésus-Christ leur fit, plus tard, ce reproche : « Les Publicains et les femmes publiques vous précéderont dans le royaume de Dieu, parce qu'ils ont cru à la parole de Jean ».

La foule, ébranlée par les menaces du saint Précurseur, troublée à la pensée des châtiments qu'il venait de lui annoncer, mais cependant confiante en la miséricorde de Dieu, qui voulait bien différer encore l'action de la justice, le simple peuple, surtout, s'empressa de demander ce qu'il fallait faire pour produire de bons fruits et prévenir ainsi les coups de la cognée menaçante. Car il lui semblait que la vengeance n'allait plus différer, et il voulait se hâter de conjurer l'orage dont l'annonce l'avait effrayé. « Que devons-nous donc faire ? » s'écriait-on de toutes parts.

La manière d'apaiser Dieu nous est donnée par Dieu lui-même. Ses divins oracles enseignent aux pécheurs que c'est par les bonnes œuvres et par les mérites de l'aumône que les péchés peuvent être expiés.

L'Ancien Testament ne parlait de la bienfaisance et de l'aumône que d'une manière vague, et ne spécifiait en aucune façon jusqu'à quelle limite ce devoir était obligatoire. C'était le régime de la justice stricte et rigoureuse ; et le plus haut degré de perfection, admis et reconnu alors, était contenu dans ces paroles du Sage : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, et s'il a soif, donnez-lui de l'eau à     boire ».

Saint Jean-Baptiste, qui était l'intermédiaire des deux Testaments, ne prescrit pas seulement de donner à celui qui est dans le besoin, mais il commande de partager avec lui. C'était, pour ainsi dire, la préface du précepte nouveau apporté par Jésus-Christ. « Que celui », dit-il, « qui a deux tuniques, en donne une à celui qui n'en a point ; que celui qui a des aliments, fasse de même ». Il n'ordonne donc pas seulement la bienfaisance, cette vertu humaine que l'on pratique assez facilement par une pente naturelle du cœur ; il ne s'arrête pas à une compassion sentimentale, mais stérile ; il va tout d'un coup à la charité véritable, qui ne se contente pas de donner d'une main indifférente, froide, ou rétrécie, mais qui ajoute une nouvelle valeur, un nouveau degré d'excellence à l'aumône en la faisant par amour et au prix de sacrifices réels et personnels.

Un des plus remarquables triomphes de l'éloquence apostolique de saint Jean-Baptiste, le plus propre à nous donner une idée de l'efficacité de ses prédications, du retentissement qu'elles avaient dans tout le pays, et de l'empire qu'elles exerçaient sur les esprits et sur les cœurs, c'est qu'il amena les Publicains eux-mêmes à venir l'entendre, à se laisser convaincre et persuader au point qu'ils lui demandèrent, avec autant de docilité, de soumission et de simplicité que le commun du peuple, ce qu'ils avaient à faire pour opérer leur salut.

Les Publicains étaient les fermiers ou receveurs des deniers publics, les préposés aux recettes de la douane et de certains droits odieux au peuple. Ces employés toujours assez mal vus partout, à cause de la nature de leurs fonctions, étaient, pour les Juifs surtout, un objet d'exécration. Cette nation se piquait particulièrement de liberté, et ne pouvait voir qu'avec une extrême répugnance les Publicains exiger des tributs imposés par les Romains à leur profit. Beaucoup de Juifs ne croyaient même pas qu'il fût permis de payer le tribut à un pouvoir étranger. Ceux de leur nation qui entraient dans les rangs des Publicains étaient regardés comme des païens. On dit même qu'ils ne leur permettaient point d'entrer dans le temple ni dans les synagogues ; ils ne les admettaient point à la participation de leurs prières, ni aux charges judiciaires, ni à rendre témoignage en justice ; on ne recevait même pas leurs offrandes.

Une partie considérable de ces fonctionnaires étaient juifs de nation ; mais ne tenant aucun compte de la religion, qu'ils étaient censés avoir abjurée par le fait, ils s'unissaient aux Romains par une société si étroite, qu'ils se mettaient même au service de ces étrangers pour faire peser sur leurs frères une oppression plus tyrannique.

Ces publicains, réunis, vinrent donc trouver saint Jean-Baptiste pour se faire baptiser par lui. Pendant que les scribes et les docteurs de la loi méprisaient le dessein de Dieu sur eux, en se croyant sages et restant remplis d'eux-mêmes, ils se laissaient précéder dans le royaume de Dieu par les pécheurs les plus discrédités, tels que les Publicains et les femmes publiques. L'Evangile ne nous rapporte qu'un mot de l'entretien des Publicains avec le Précurseur, et de la réponse qu'il leur adressa pour les exhorter. « Maître », lui dirent-ils,   « que faut-il que nous fassions ? »

Dans l'esprit des Juifs, et surtout de ceux de la secte des Pharisiens, le fils de Zacharie eût dû repousser et éloigner de sa personne ces hommes diffamés et odieux. Mais le précurseur de Celui qui venait rechercher et sauver les pécheurs, ne devait point se conduire d'après l'opinion du monde. C'est pour cela que, loin de les mépriser publiquement, il accueille ces hommes souillés de rapine et d'injustices; au lieu de leur adresser des reproches, comme aux Pharisiens, il ne dédaigne pas de les regarder comme ses disciples, en permettant qu'ils lui donnent le nom de maître. Que va-t-il leur prescrire, cet homme si détaché, si austère, si dur à lui-même ; ce censeur inflexible de tous les désordres ? Va-t-il ordonner à ces pécheurs publics de renoncer sur-le-champ à leurs fonctions avilies et déshonorantes ? Leur commandera-t-il de se livrer à une pénitence rigoureuse en proportion du blâme et du mépris qui les rend l'objet de l'exécration générale?

Les saints, toujours habiles et expérimentés dans l'art difficile de la conduite des âmes, n'ont pas coutume d'effrayer et de décourager les pécheurs dès le début de leur conversion ; ils ont soin de leur montrer d'abord la voie la plus facile, et, pour les encourager et les stimuler, ils prennent eux-mêmes des sentiers ardus et difficiles, qu'ils franchissent comme en se jouant. Ainsi fit saint Jean-Baptiste à l'égard des Publicains. Pour les rendre dignes de correspondre à la grâce, il ne demande de leur part que de se conformer aux devoirs et aux obligations strictes et rigoureuses de leur emploi. « N'exigez rien », leur dit-il, « au-delà de ce qui vous est prescrit ».

Dieu se plut à bénir cette conduite du Précurseur. Car les Publicains correspondirent au dessein du Seigneur et aux avances de la grâce. Non ­seulement ils se rendirent dignes d'être admis au baptême de Jean, tandis que les Pharisiens en furent repoussés ; mais il s'en trouva parmi eux qui méritèrent d'être comptés parmi les disciples, et même de prendre rang au milieu des Apôtres du Christ. Tels furent Zachée, prince des Publicains, et Matthieu qui était encore à son comptoir lorsqu'il entendit une voix auguste lui donner cet ordre : « Suivez-moi ».

A l'exemple des Publicains, les soldats vinrent aussi, à leur tour, écouter la voix qui retentissait avec tant d'écho et tant de succès sur les rives du Jourdain. Il y avait alors en Judée trois catégories différentes de soldats. Les uns, sous les ordres d'Hérode, étaient occupés à faire la guerre à Arétas, roi d'Arabie ; les autres, sous le commandement du préfet du temple, étaient chargés de veiller à la garde de cet édifice, qui était une véritable forteresse ; les derniers, enfin, obéissaient aux Romains dans la personne de Pilate, gouverneur de la province. A l'exception de ceux-ci, qui étaient étrangers, les autres appartenaient à la nation et à la religion juive.

Ces hommes, que leur état rendait naturellement insensibles et indifférents, et chez lesquels la licence des camps avait encore augmenté l'audace, l'insolence et la cruauté, furent bientôt remués jusqu'au fond du cœur en entendant la voix de saint Jean-Baptiste. Touchés de componction, le repentir dans le cœur, ils réclamèrent aussi le privilège d'être admis au baptême de la pénitence. Comme les Publicains, ils s'abaissèrent humblement à leurs propres yeux, ne craignirent pas de dégrader leur valeur et la gloire de leurs armes en demandant à grands cris, avec autant de simplicité que la foule, et de franchise que les Publicains : « Que ferons-nous aussi à notre tour ? »

La réponse du Précurseur aux Publicains fait pressentir ce qu'il va exiger des soldats. Il voulait, dit saint Jean Chrysostome, les engager à une plus grande perfection ; mais comme ils n'en étaient pas encore capables, il se contenta de leur proposer des choses communes et ordinaires, dans la crainte qu'en leur conseillant des œuvres et des vertus plus élevées, ils ne pussent y atteindre, et fussent ainsi privés des unes et des autres. Il avait appris, selon le conseil du Sage, à ne pas être trop juste, et à ne pas porter la prudence plus loin qu'il n'est nécessaire. Il ne dit donc pas aux soldats : Déposez vos armes, laissez là le métier, fuyez les dangers de la guerre, livrez-vous désormais à la prière, et ne tenant plus compte des ordres de votre général, gardez-vous surtout de répandre le sang. Il ne leur fait au contraire d'autres prescriptions que celles-ci : « N'exercez point de concussion ; ne calomniez personne ; mais contentez-vous de votre solde ».

C'était un vice ordinaire parmi les soldats de faire des accusations fausses contre les citoyens, sous prétexte de trahisons, de relations avec l'ennemi, etc. ; par ces honteuses délations, ils contraignaient des citoyens innocents à traiter avec eux. Le Précurseur leur défend donc de chercher la moindre occasion de s'enrichir par la calomnie aux dépens des citoyens, qu'ils ont au contraire la mission de protéger.

Le maître et ses disciples

Jean-Baptiste, le plus grand des Prophètes, ne pouvait manquer d'avoir des disciples : ses prédications lui en gagnaient tous les jours. En effet, l'Evangile nous en parle en plusieurs circonstances, mais sans rien dire de précis à ce sujet, ni sur leur nombre, ni sur leurs noms, si ce n'est celui d'André. Nous lisons, dans une légende autorisée par l'Eglise, puisqu'elle se trouve dans le Bréviaire romain[34], qu'un grand nombre de ces hommes qui marchaient sur les traces des prophètes Elie et Elisée, furent préparés, par les instructions de Jean-Baptiste, à la venue de Jésus-Christ ; et qu'après s'être convaincus de la vérité de ce qui leur avait été annoncé par le Précurseur, ils embrassèrent la foi de 1'Evangile. Ils eurent l'honneur de construire, plus tard, le premier sanctuaire dédié au culte de la sainte Vierge, sur le mont Carmel. On croit que c'étaient des Esséniens.

N'eût-il compté, d'ailleurs, dans son école, d'autres disciples que ceux qui méritèrent d'être choisis par le Sauveur pour aller porter son Évangile au monde entier, quelle gloire pour lui d'avoir engendré, selon l'Esprit, autant de fils destinés à propager la race spirituelle, que Jacob eut d'enfants selon la chair pour donner le jour à un peuple charnel !

Et de fait, on ne saurait douter, dit Tillemont, que les Apôtres n'aient reçu le baptême de saint Jean. Ils furent même des premiers admis à cette grâce, selon saint Jean Chrysostome, et cela n'est point surprenant ; car, continue cet illustre docteur, si les femmes publiques et les Publicains se présentèrent à ce baptême, à plus forte raison ceux qui devaient plus tard être baptisés par le Saint-Esprit, durent-ils y accourir. L'Évangile, d'ailleurs, nous le dit suffisamment. Il est certain, d'un côté, que Jésus-Christ ne baptisait pas lui-même[35] ; car pourquoi aurait-il baptisé, dit Tertullien ? Pour la pénitence ? Alors quel besoin avait-il d'un Précurseur ? Pour la rémission des péchés ? Il les remettait d'une seule parole. Aurait-il baptisé en son nom ? Mais, par humilité, il voulait être inconnu. Au nom du Saint-Esprit ? Il n'avait pas encore été envoyé par le Père. Au nom de l'Eglise ? Les Apôtres ne l'avaient pas encore établie. De l'autre côté, l'Évangile nous apprend encore que saint Pierre avait été baptisé, puisque, sur la demande qu'il adressait à Notre-Sei­gneur de lui laver non seulement les pieds, mais encore les mains et la tête, Jésus lui répondit : « Celui qui a été baptisé (ou lavé), n'a plus besoin que de se laver les   pieds ». Il en était de même, sans doute, des autres Apôtres ; car, continue Tertullien, est-il croyable qu'ils n'aient pas été baptisés par Jean, ceux qui devaient bientôt aller baptiser toutes les nations ? Le Seigneur, qui n'était obligé à aucune pénitence, avait reçu ce baptême, et il n'aurait pas été nécessaire à des pécheurs ? Nous lisons, dans les Actes des Apôtres, que Jésus-Christ rappelle lui-même à ses disciples « qu'ils ont reçu de Jean le baptême d'eau ». Après, la résurrection, saint Pierre proposant aux fidèles de désigner un suc­cesseur à Judas dans l'apostolat, leur déclare qu'il est nécessaire que ce nouvel apôtre soit un de ceux qui ont vécu avec Jésus depuis le baptême de Jean[36]. Ne semble-t-il pas vouloir dire par là que le candidat devait non ­seulement avoir suivi Jésus-Christ depuis le commencement de sa prédication, mais encore y avoir été préparé par le baptême et l'enseignement de saint Jean-Baptiste.

Nous savons, d'une manière positive, que le premier des Apôtres, choisi par Jésus-Christ, fut saint André, disciple du Précurseur[37] ; un autre des disciples de ce dernier se trouvait aussi avec André dans cette circonstance ; saint Jean Chrysostome rapporte que c'était Jean 1'évangéliste; Théophy­lacte l'affirme positivement. C'est ce qui paraît plus certain encore par le silence même de l'évangéliste qui nous rapporte ce fait ; car cet évangéliste est saint Jean lui-même, qui évitait souvent de se nommer, comme on peut le remarquer. Si André était disciple de saint Jean-Baptiste, nous ne pouvons douter qu'il n'en fût de même de Pierre, le frère et le compagnon inséparable d'André. Nous pouvons en conclure la même conséquence à l'égard de Jacques, fils de Zébédée et frère de Jean l'évangéliste, tous quatre associés pour la pêche. Ils s'unirent ensemble pour suivre Jésus-Christ, parce que déjà ils étaient attachés entre eux par l'identité de la foi et des dispositions saintes que le Précurseur avait semées et cultivées dans leurs cœurs.

Nous trouvons encore, dans les Actes des Apôtres, les traces d'un autre disciple du Précurseur, qui exerçait jusque dans la ville d'Ephèse la fonc­tion d'apôtre sans avoir été initié à l'Evangile par d'autres que par notre glorieux Saint. Apollo, dont saint Luc nous parle comme d'un « homme éloquent et puissant dans les Ecritures, qui était instruit dans la voie du Seigneur, et parlait avec ferveur, enseignant exactement ce qui concernait Jésus», ne savait pourtant, touchant le Sauveur, que ce qu'il en avait appris à l'école du Précurseur; car « il ne connaissait encore que le baptême du fils de Zacharie[38]  ».

Nous ne savons rien de plus positif et de plus certain sur les disciples du saint Précurseur. Quelques auteurs ont pensé qu'ils ne suivaient pas assidûment leur maître. Il en fut de même de ceux de Jésus-Christ, au moins dans le commencement de sa prédication. Les disciples de saint Jean venaient donc souvent le trouver et converser avec lui ; ils retournaient ensuite à leurs affaires, ou bien au ministère qu'il leur donnait.

Cependant, les disciples de Jean avaient encore d'autres soins que celui d'instruire les autres et de les amener à écouter les enseignements de leur maître : ils devaient travailler surtout à leur propre perfection. A l'exemple de leur maître, ils unissaient la vie active à la vie contemplative. C'est pour cela que saint Jean leur avait prescrit une règle de vie, soit pour continuer d'habiter dans leurs demeures ordinaires, soit pour se livrer à la prédication évangélique, ou bien pour vivre dans la solitude comme les Esséniens. C'est ce qui a fait dire à quelques Pères de l'Eglise que saint Jean fut le prince de la vie monastique. Nous ne pouvons préciser en quoi consistait le genre de vie des disciples du Précurseur. Nous savons cependant qu'ils observaient des jeûnes fréquents et austères, à l'exemple de leur maître, et qu'ils avaient une formule spéciale de prières, différente de toutes celles qui étaient en usage chez les Juifs. La tradition ne nous en apprend pas plus que l'Evangile à ce sujet.

Nous pouvons cependant conjecturer que la manière de prier, enseignée par le Précurseur à ses disciples, avait quelque chose de bien remarquable, et, sans doute, était plus excellente et plus parfaite que toutes les prières et les cantiques de l'ancien Testament; car ce saint personnage, qui était plus que prophète, n'avait pas cru devoir se contenter de ce qu'il avait trouvé avant lui. Aussi, l'un des disciples du Sauveur, excité par ce qu'il savait déjà des enseignements de saint Jean-Baptiste au sujet de la prière, et dans l'espoir d'en recevoir une formule plus parfaite encore de la part de Jésus-Christ, lui adressa un jour cette demande . « Seigneur, enseignez-nous à prier, ainsi que Jean lui-même l'a appris à ses disciples ». Ce fut pour répondre à ce désir que le Sauveur dicta l'Oraison dominicale, la plus complète et la plus parfaite de toutes les formules par lesquelles l'homme puisse exposer au Tout-Puissant ses besoins, lui adresser ses supplications et lui exprimer ses espérances.

Saint Jean-Baptiste ne se faisait pas accompagner pour l'ordinaire de ses disciples, parce qu'il n'avait point pour but de les attacher à sa personne, et de se grandir en s'en faisant un cortège.

Il ne voulait d'un autre côté donner aucun prétexte d'incrimination contre lui pour cause d'attroupements ou de complots politiques. Ce qui n'empêcha pas, cependant, que cette accusation ne lui fût imputée dans la suite, comme nous le verrons plus loin.

Non seulement le fils de Zacharie ne cherchait point à s'attacher ceux qu'entraînait la force de son éloquence, que l'odeur de sa sainteté attirait, ou que le spectacle de ses vertus persuadait; mais il s'efforçait encore de diriger leur espérance et leur cœur vers le Christ, qu'il leur annonçait comme le terme et l'objet de sa mission ; et quand le temps de la manifestation fut arrivé, il leur montra Celui qu'ils devaient suivre, et les exhorta à s'attacher à lui.

Mais telle était l'opinion et l'estime que les disciples de Jean avaient conçues de lui, que malgré ses exhortations et l'autorité de sa parole, quelques-uns ne voulurent point se détacher de lui, virent d'un œil d'envie grandir de jour en jour la gloire et la renommée du Christ, et tant que leur maître vécut, ils voulurent lui conserver une fidélité et un dévouement exclusif. Il existe encore aujourd'hui, en Orient, les restes d'une secte religieuse connue sous le nom de Chrétiens de saint Jean-Baptiste. Quoique leur doctrine soit un mélange incohérent de judaïsme, de christianisme et de gnosticisme, il n'en paraît pas moins certain que leur origine remonte jusqu'aux disciples du Précurseur. Tous les ans ils célèbrent une fête qui dure cinq jours, pendant lesquels ils viennent en troupe vers leurs évêques, qui les rebaptisent tous, tant grands que petits, du baptême de Jean.

Le témoin du Sauveur

C'est peut-être ici le lieu de demander pourquoi, au lieu de s'attacher à Jésus-Christ et de le suivre en qualité d'apôtre ou de disciple, non seulement saint Jean ne le suivit jamais, mais parut même quelquefois éviter sa présence, continua d'avoir des disciples jaloux de sa gloire et dévorés d'envie contre le Fils de Dieu, et ne cessa point de prêcher et de baptiser, même quand le Christ eut commencé sa carrière publique. Saint Augustin nous apprend qu'il en fut ainsi, afin que le témoignage de Jean-Baptiste exerçât plus d'autorité sur l'esprit des Juifs.

Il pouvait en effet passer comme l'émule, le rival ou l'adversaire du Christ. Il prêchait comme lui, baptisait comme lui, et avait des disciples comme lui. C'est pour cela que les Pharisiens, les ennemis secrets de l'un aussi bien que de l'autre, crurent pouvoir tirer un grand parti du rôle qu'ils leur voyaient remplir simultanément, pour les mettre en contradiction entre eux, et par là diminuer l'autorité et l'influence qu'ils exerçaient sur le peuple. Lorsqu'ils entreprirent d'exciter la jalousie dans le cœur de saint Jean contre Jésus, ils n'obtinrent qu'une réponse capable de les couvrir de confusion et d'augmenter encore la valeur de son témoignage. En effet, ceux qui avaient confiance en la parole du Précurseur, furent pénétrés d'admiration pour le Sauveur, et les ennemis de Jean-Baptiste eurent la confusion de voir qu'au lieu de proférer des paroles d'envie contre le Christ, il lui rendait solennellement témoignage. Le serviteur était ainsi mis en demeure de confesser le Seigneur ; la créature était amenée à rendre témoignage au Créateur. Mais saint Jean remplissait ce rôle sans contrainte et avec joie ; car il était l'ami, et non le rival de l'époux; il ne cherchait point sa gloire, mais celle de Celui qui l'avait envoyé.

Aussi son témoignage avait-il par là même beaucoup plus d'autorité que celui de saint Pierre et des autres Apôtres. On pouvait, en effet, objecter à ceux-ci qu'ils donnaient des louanges à Jésus-Christ, parce qu'ils étaient ses disciples, et qu'ils avaient intérêt à le prêcher comme ayant attaché leur fortune à la sienne. Ces témoignages paraissaient donc intéressés. Mais celui du fils de Zacharie avait une tout autre valeur aux yeux des Juifs. Car, comme il semblait avoir intérêt à déprécier le Christ, comme un rival, il ôtait tout prétexte à l'incrédulité de ses ennemis, en leur disant : « Je vous l'ai déjà déclaré, je ne suis point le Christ. Celui à qui est l'épouse est le véritable époux. Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous ».

L'admiration, le respect et l'amour extraordinaire dont il devenait l'objet, était universel, nous dit Origène. Mais les pécheurs surtout, qui étaient admis à son baptême et qui se trouvaient initiés par la pénitence à une vie toute nouvelle, ne mettaient point de borne à leur enthousiasme. C'est pourquoi saint Luc nous dit que « tout le peuple était dans une grande attente, et chacun était pénétré de cette pensée que Jean pourrait bien être le Christ ».

Soit que le Précurseur en eût été instruit par le Saint-Esprit, comme le pensent quelques docteurs ; soit que ses disciples lui eussent rapporté ce qu'ils ne pouvaient manquer d'en apprendre, il fut bientôt au courant de l'opinion qui se divulguait déjà sur son compte. Bien loin de s'en glorifier, et de s'approprier même par son seul silence un honneur qui ne lui était pas dû, ce fidèle ami de l'Epoux profita de ces dispositions favorables pour annoncer, plus clairement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, le principal objet de sa mission.

«Il vint en témoignage », dit l'Evangéliste, « pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui ».

Ecoutons donc ce que va proclamer, en présence de tous, la voix solen­nelle de cet auguste témoin.     « Pour moi », dit-il, « je vous baptise dans l'eau pour vous porter à la pénitence ; mais Celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de porter ses chaussures, ni d'en délier les cordons en me prosternant devant lui. C'est celui-là qui vous baptisera dans l'eau et dans le feu, au lieu que je ne vous ai baptisé que dans l'eau. »

Le Précurseur était, aux yeux des Juifs, l'idéal des perfections humaines. Toutes les vertus réunies brillaient sur son front ; en lui se trouvait l'assemblage le plus complet des grâces les plus excellentes et les plus variées ; on n'imaginait rien au-dessus de sa sainteté. Cependant, sans se déprécier en aucune chose, sans méconnaître aucun des dons qui lui ont été départis, et qu'il apprécie mieux que personne, il proteste qu'il y en a un autre qui l'emporte sur lui-même.

Dans son langage symbolique et plein de mystère, il déclare que, loin de vouloir se comparer au Christ, il n'est pas digne de lui rendre le plus petit et le plus humble des services : comme de lui porter ses chaussures ou d'en dénouer les cordons, même en se prosternant à ses pieds.

Or, ces paroles ne doivent pas être entendues dans un sens purement littéral et matériel ; et, pour les comprendre, il faut, comme les Juifs, accoutumés à ce langage symbolique et figuré, il faut y chercher une signification spirituelle.

Par les chaussures, qui sont faites de la dépouille des animaux mis à mort, on doit entendre, selon l'abbé Rupert, l'humanité du Fils de l'homme, au moyen de laquelle le Fils de Dieu s'était assujetti à la souffrance et à la mort. Le Psalmiste s'était aussi servi de ce terme pour prédire la propagation de l'Evangile :   « J'étendrai ma chaussure jusque dans l'Idumée[39] », c'est-à-dire, je ferai connaître mon incarnation jusque parmi les nations idolâtres. C'est, en effet, ce qui fut réalisé par le ministère des Apôtres.

Pour saint Jean-Baptiste, il ne devait pas vivre jusqu'au temps où les Apôtres portèrent ainsi les chaussures du Seigneur, en prêchant publiquement l'Evangile. Il ne devait pas même avoir la faveur « d'en dénouer les cordons », c'est-à-dire de faire connaître les liens mystérieux qui unissaient la divinité avec l'humanité dans la personne du Christ. Car le cordon de la chaussure, dit saint Grégoire, n'est autre chose que le nœud du mystère. Jean ne se trouve pas capable de dénouer les cordons des souliers de Jésus-Christ, parce qu'il ne peut comprendre le mystère de l'Incarnation, quoi qu'il l'ait connu par le secours de l'esprit de prophétie.

Si Jean-Baptiste ne dénoue pas, aux yeux des Juifs, les nœuds mystérieux de l'incarnation et de la rédemption, c'est, dit le vénérable Bède, parce que, trop charnels et trop grossiers, leurs esprits n'étaient pas encore capables de croire que le Fils éternel de Dieu, après avoir pris la nature humaine, avait reçu une nouvelle naissance d'une vierge. Mystère impénétrable, auquel il fallait les préparer peu à peu en leur faisant connaître les sublimes prérogatives de l'humanité glorieuse du Dieu fait chair pour les conduire insensiblement à la foi.

Pour le même motif, et afin de dissuader les enfants d'Israël d'attendre dans la personne du Messie une puissance et une grandeur purement temporelles, le saint Précurseur va leur insinuer ce qu'ils doivent espérer trouver en lui, ce qu'ils auront à lui demander lorsqu'il aura paru. Il ne leur parle point de conquête ni de victoire ; il ne leur met pas sous les yeux les prodiges et les miracles que le Christ doit opérer ; il ne leur promet aucun bien temporel ; il ne leur annonce pas même la délivrance de l'esclavage dans lequel ils gémissent sous le rapport politique et civil : mais, dirigeant leurs cœurs vers un ordre d'idées exclusivement spirituel, il leur montre l'abondance des grâces et la multitude des biens spirituels qu'ils recevront par son entremise. Le Messie, en effet, ne doit pas seulement donner le Saint-Esprit ; car, selon la force de l'expression métaphorique de saint Jean-­Baptiste, et pour montrer l'abondance des grâces qu'il viendra apporter aux hommes, « il baptisera dans le Saint-Esprit » ; et, pour faire ressortir encore l'efficacité de ces grâces, il ajoute même qu'il baptisera dans le feu.

Or de même que, par l'eau, Jésus-Christ désigne la grâce du Saint-Esprit, pour montrer par cette expression l'éclat et la blancheur qu'elle procure, et les consolations ineffables qu'elle donne aux âmes bien disposées, ainsi Jean-Baptiste, par le feu, exprime la justice et la ferveur de la grâce qui détruit et anéantit le péché.

Il enseignait donc à ses auditeurs qu'il ne fallait espérer de la venue du Christ d'autres biens que ceux de la grâce, d'autres dons que ceux qui conviennent à l'âme. Il battait ainsi en brèche, d'une manière adroite et détournée, les préjugés grossiers et les espérances ridicules que les Juifs s'étaient formés au sujet du Messie; car ils l'attendaient comme un monarque destiné à conquérir le monde à la pointe de l'épée.

Pour faire sentir qu'il n'était point le Christ, saint Jean-Baptiste avait mis en opposition son baptême d'eau et de pénitence, avec celui du Fils de Dieu, qui devait se donner dans le Saint-Esprit et dans le feu.

Cependant, il savait que les esprits grossiers auxquels il s'adressait, ne pouvaient se faire une notion du Christ qu'en s'appuyant sur un terme de comparaison. Il vient d'annoncer que le Messie doit venir pour apporter au monde les dons du Saint-Esprit; c'est là l'objet de son premier avènement, dont il révèle les bienfaits aux Juifs. Il leur découvre en même temps, et peu à peu ; tous les mystères de l'Évangile. C'est pourquoi il va maintenant parler du second avènement du Christ, du jugement dernier et du feu de l'enfer, points de doctrine qui n'étaient guère moins inconnus des Juifs que le mystère du royaume des cieux.

Saint Jean avait annoncé les récompenses réservées aux justes, afin de les encourager ainsi à la pratique de la vertu. Pour faire comprendre maintenant que le Messie ne doit pas se contenter de porter son attention et sa bienveillance sur ses élus, et montrer en même temps qu'il n'est pas le spectateur indifférent du crime, le Précurseur lui en attribue le jugement et la vengeance, en ajoutant : « Son van est dans sa main ».

Remarquons, avec Rupert, comment il s'attache à faire ressortir la puissance et la force du Christ. Il ne dit point : Son van est entre les mains de Dieu. L'expression dont il se sert peut être comparée avec celle-ci d'Isaïe

« Il portera sa puissance sur son épaule ». Jean ne dit pas que le van du Messie est entre les mains de Dieu; le Prophète aussi n'a garde d'annoncer que la puissance du Christ sera appuyée sur les épaules du Tout-Puissant. C'est qu'ils voulaient, l'un et l'autre, nous faire comprendre que sa propre puissance lui suffit, qu'il est capable à lui seul d'exercer son jugement. Le Précurseur ne dit point que le Sauveur nettoiera l'aire du Seigneur, ni qu'il amassera le blé dans le grenier de Dieu ; mais il déclare positivement qu'il purgera son aire, qu'il amassera son propre grain.

En mettant un van aux mains du Christ, le fils de Zacharie annonce assez clairement que le jugement suprême lui est réservé ; car le van, instrument destiné à nettoyer le blé en expulsant la paille, signifie, dit Denys le Chartreux, que la puissance judiciaire appartient à Jésus-Christ, que le pouvoir exécutif est remis entre ses mains; que, de sa propre autorité, et en tant que Dieu, il prononce lui-même la sentence. C'est ce que nous voyons confirmé par ces paroles : « Le Père ne juge personne ; mais il a donné tout pouvoir de juger au Fils ». Ce jugement appartient essentiellement au Christ en tant qu'il est Dieu ; mais en tant qu'homme, il lui est dévolu, parce qu'il est établi juge, et constitué exécuteur de la sentence, selon cette doctrine de saint Pierre : « C'est lui-même qui est établi par Dieu pour juger les vivants et les morts ».

Le Messie purgera et « nettoiera parfaitement son aire »; il voit donc jusque dans le fond des cœurs ; car comment pourrait-il, sans cela, faire un discernement équitable? alors il prendra le van dans sa main; il jugera avec impartialité, avec justice et sévérité, en tirant définitivement le bon grain de la paille, en séparant les élus des réprouvés. « Il amassera, son blé dans le grenier », c'est-à-dire il réunira dans le ciel, séjour du repos parfait et de la béatitude, tous ceux que l'humilité aura rendus petits à leurs propres yeux ; ceux qui seront éclatants de justice et ornés de vertus ; ceux que la piété, le courage et la persévérance auront affermis contre le souffle des tentations ; car ce sont ceux-là qui forment le froment du Christ, et l'aliment dont il se nourrit. Le grand martyr saint Ignace, condamné à être dévoré sous la dent des lions, faisait allusion à cette idée, quand il s'écriait « Je suis le froment de Jésus-Christ ; je désire ardemment d'être moulu sous les dents des lions, afin de devenir un pain sans tâche ».

Mais le devoir d'un juge n'est pas seulement de discerner les bons pour les récompenser selon leurs mérites; il faut encore qu'il châtie les méchants. C'est aussi ce que fera le Christ, et ce que saint Jean indique d'une manière frappante en ajoutant qu' « il brûlera les pailles » ainsi séparées du bon grain, « dans un feu inextinguible ».

Ces paroles étaient une confirmation de ce qu'il avait déjà dit dans une autre circonstance, en engageant les Pharisiens à la pénitence, afin de pouvoir éviter ainsi la colère à venir ; mais ici, il va plus loin dans le développement de sa pensée ; car il fait connaître deux vérités touchant la doctrine de l'enfer : le supplice du feu, et l'éternité du châtiment.

Enfin le moment est venu, où l'attente des nations va se révéler aux hommes. Le Sauveur après lequel avaient soupiré les patriarches depuis quatre mille ans, était dans le monde; mais il menait toujours une vie obscure et cachée, dans la retraite de Nazareth. Pendant que le fils de Zacharie remuait la Judée en lui promettant de voir bientôt le Christ, en lui parlant de sa grandeur, en lui faisant connaître sa nature divine, et en l'annonçant comme le Juge souverain, rémunérateur de la vertu et vengeur du crime, que faisait le Fils de Dieu? O sagesse de la terre, sois confondue ! Orgueil de l'homme, humilie-toi ! Le créateur du ciel et de la terre, Celui dont la providence nourrit jusqu'au passereau dépourvu de provisions, Celui que les anges adorent en tremblant, Celui que les cieux envient à la terre, le Fils de l'homme s'occupait d'un travail grossier et sans éclat.

« Quelle merveille», s'écrie Bossuet, «un artisan encore dans la boutique et gagnant sa vie, est le sujet des prédications d'un Prophète plus que prophète, et si révéré, qu'on le prenait pour le Christ. C'était de cet homme dans la boutique, que saint Jean disait : « Il y a un homme au milieu de vous, que vous ne connaissez pas, et dont je ne suis pas digne de toucher les pieds ». Il est plus grand que Moïse ; il donne la grâce, tandis que Moïse ne donne que la loi ; il est, devant tous les siècles, le Fils unique de Dieu, et dans le sein de son Père; nous n'avons de grâce que par lui : cependant vous ne le connaissez pas, quoiqu'il soit au milieu de vous. Dans quelle attente de si hauts discours devaient-ils tenir le monde, et quelle préparation des voies du Seigneur ! On s'accoutumait à entendre nommer le Fils unique de Dieu, qui venait en annoncer les secrets ; mais quoi ! c'était de ce charpentier qu'on parlait ainsi[40] ? »

Le baptême du Christ

Quoiqu'il fût l'innocence même et la sainteté par essence, le Christ ne voulut point entreprendre sa mission évangélique sans s'y préparer par la pénitence. C'est par la pénitence qu'il s'était réservé de se manifester. En envoyant devant lui saint Jean-Baptiste pour lui préparer les voies, il lui avait donné surtout le caractère d'un héraut de pénitence; tout le ministère du fils de Zacharie avait pour objet la pénitence ; c'est pour cela qu'il disait : « Je suis venu baptisant dans l'eau, afin que le Christ fût manifesté dans Israël ». En sorte que la voix qui poussait, dans les solitudes du Jourdain, cette clameur : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche », la prédication de saint Jean annonçait la vocation même du Fils de Dieu.

Le vrai motif de la prédication et du baptême du Précurseur était donc uniquement que le Saint des saints, qui seul était capable de faire pénitence pour tous les prédestinés, appelé par cette voix publique et solennelle, approchât ouvertement du sanctuaire céleste en présence de Dieu son Père, et des saints anges, et reçût d'une manière authentique l'investiture de son souverain sacerdoce, en face du monde entier. Or, c'est en se faisant baptiser par son précurseur, que le Christ devait commencer sa manifestation, inaugurer son ministère, et recevoir le glorieux témoignage de son Père.

Personne ne peut douter que le Fils de Dieu, en s'incarnant, n'ait voulu ôter le péché du monde en le prenant sur lui-même, selon ce qu'avait dit le Prophète : « Le Seigneur a placé sur lui toutes nos  iniquités ; c'est pour nous qu'il gémit ; le châtiment qui devait nous donner la mort s'est appe­santi sur sa   personne[41] ». Or, que cette pénitence véritable et parfaite ait été supportée à cause de nous, c'est ce qui est clair : la raison le sent, la foi le professe.

Mais avant de suivre Jésus sur les rives du Jourdain, recherchons les motifs qui durent l'amener à cette démarche mystérieuse. Nous en trouverons des raisons légales et des raisons mystiques.

L'apôtre saint Paul nous enseigne que Dieu, en envoyant son Fils dans le monde, voulut l'assujettir à la loi. Jésus-Christ nous déclare lui-même qu'il n'est pas venu pour enfreindre cette loi, mais pour l'accomplir.

Or, sous le régime de la loi mosaïque, on était réputé souillé et impur dans une foule de circonstances, et il était impossible de rester dans cet état d'impureté légale sans enfreindre les ordonnances du Seigneur. Toutefois, hâtons-nous de le dire, ces souillures légales n'affectaient point l'intérieur, et ne nuisaient point à la pureté de l'âme, même chez les hommes ordinaires; à plus forte raison n'empêchaient-elles pas que le Fils de l'homme ne fût et ne restât la sainteté par essence.

Le Sauveur fut donc obligé de se soumettre à l'usage du baptême, des lotions ou des purifications légales, selon la coutume du temps.

Ainsi, le Sauveur célébrait chaque année la pâque mosaïque. Or, il n'était permis à personne, et pour aucune raison, de manger l'agneau pascal sans être purifié et baptisé. Si donc il a pu porter à ces ennemis ce défi : « Qui d'entre vous me convaincra de péché ? » c'est-à-dire m'accusera d'avoir violé la loi même dans les prescriptions les plus légères, il faut reconnaître que Jésus-Christ a fait souvent usage des bains et purifications en vigueur chez les Juifs ; qu'il s'est conformé aux ordonnances de Moïse et aux coutumes de la nation et de l'époque.

D'après la loi, on devait s'adresser à un homme pour se faire purifier ; quel autre que le fils de Zacharie était aussi digne de remplir ce ministère auprès du Fils de Dieu ? N'était-ce pas pour se préparer à cette auguste fonction, à cet insigne honneur que, dès son enfance, saint Jean avait soustrait sa vertu et son innocence à l'influence délétère du monde et en se retirant dans la solitude ?

D'autre part, jamais, dit un saint pontife, les eaux du baptême n'auraient été capables de purifier les péchés des hommes, si elles n'eussent été sanctifiées en touchant le corps du Seigneur. Jésus-Christ se fit baptiser, non pas pour se purifier, dit saint Ambroise, mais pour purifier l'eau au contact de sa chair sacrée, et la doter de la vertu de baptiser les âmes.

Le temps étant enfin arrivé où le Fils de l'homme devait se préparer à son ministère public, il adressa ainsi la parole à sa mère, dit saint Bonaventure : « Il est temps que je m'en aille, et que je glorifie mon Père en le faisant connaître ; l'heure est venue où je dois me montrer et travailler au salut du monde, pour lequel mon Père m'a envoyé ici-bas. Demeurez donc forte, ô bonne mère, car je reviendrai bientôt vers vous ». Et le Maître de l'humilité, se mettant à genoux, lui demanda sa bénédiction. Mais s'agenouillant elle-même, et l'embrassant avec larmes, elle lui dit, pleine de tendresse : « O mon fils béni, allez avec la bénédiction de votre Père et la mienne; souvenez-vous de moi, et ayez soin de revenir au plus tôt ». Il lui fit donc respectueusement ses adieux, et se dirigea de Nazareth vers Jérusalem, pour se rendre au Jourdain, où Jean baptisait, en un lieu éloigné de dix-huit milles de cette ville. Ainsi le Maître du monde s'avance seul, car il n'avait pas encore de disciples. Le Seigneur Jésus marche donc humblement pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'il atteigne les bords du Jourdain. C'est la lumière resplendissante qui s'avance vers le flambeau, dit saint Grégoire de Nazianze ; le Verbe qui suit la voix ; l’Epoux qui va trouver le paranymphe ; le Seigneur qui se rend auprès du serviteur.

Depuis longtemps déjà, saint Jean entretenait dans son cœur un vif désir et un ferme espoir de voir enfin l'arrivée de son Seigneur. Il levait sans cesse les yeux de son esprit vers Dieu, et poussant vers le ciel de puissantes clameurs, il demandait sans cesse qu'il lui fût donné de voir bientôt la Consolation d'Israël et l'Attente des nations, qu'il savait être proches et dont il avait déjà salué la présence dès le sein de sa mère. L'ardeur de ses désirs l'emportait certainement de beaucoup sur ceux du saint vieillard Siméon, dont les soupirs et les cris du cœur avaient touché les oreilles du Très-haut, et en avaient obtenu la promesse qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir contemplé le Christ du Seigneur. Le Précurseur avait mérité, par ses prières incessantes, une réponse analogue de la part de Celui qui l'avait envoyé ; car une voix céleste lui avait dit : « Celui sur qui vous verrez descendre et s'arrêter l'Esprit, c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit ».

Quelques auteurs pensent que Jean-Baptiste n'avait pas encore vu Jésus-Christ, et qu'il ne le connaissait pas de figure jusqu'au moment où il le baptisa. De pieuses traditions nous disent, au contraire, qu'ils avaient eu ensemble des entretiens dans le désert, où était retiré le fils de Zacharie.

Quoi qu'il en soit de cette question, sur laquelle nous aurons encore l'occasion de revenir, il n'était pas possible que le Précurseur ne remarquât, dans la foule des pécheurs, Celui qu'il avait vu en esprit dès le sein de sa mère; son regard inspiré, sa pénétration prophétique, son cœur si pur, ne pouvaient manquer de distinguer, entre tous, Celui qu'il était chargé de faire connaître au monde, et qui était l'objet de sa mission divine.

Aussi, à la vue de ce Dieu dont il avait prêché la justice, la sainteté et la puissance suprême, il est frappé d'étonnement et de crainte, dit saint Bernard, et une frayeur extraordinaire s'empare de lui. C'est pourquoi il lui adresse ainsi la parole : « C'est moi qui dois être baptisé par vous, et non vous par moi ; et cependant vous venez à moi ». Jésus lui répliqua : « Laissez-moi faire pour cette heure, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice ».

Un des caractères les plus frappants du saint Précurseur est sans doute l'humilité ; cette vertu paraît dans toutes ses paroles et ses actions ; niais Jésus devait le surpasser en ceci comme en tout le reste, et on ne peut voir sans étonnement que sa première sortie soit pour se faire baptiser par son serviteur.

C'était donc l'ordre d'en haut, s'écrie Bossuet, que Jésus, la victime du péché, et qui devait l'ôter en le portant, se mît volontairement au rang des pécheurs : c'est là cette justice qu'il lui fallait accomplir. Et comme Jean, en cela, lui devait obéissance, le Fils de Dieu la devait aux ordres de son Père. Alors Jean ne lui résista plus, et ainsi toute la justice fut accomplie dans une entière soumission aux ordres de Dieu[42].

Il est très-probable que Jésus-Christ institua le sacrement de baptême et lui donna la vertu de justifier, au moment même de son baptême, quoi qu'il n'en ait proclamé la nécessité qu'après sa résurrection.

Jésus fut donc baptisé par Jean dans le Jourdain ; mais dès qu'il fut baptisé, il sortit aussitôt de l'eau. Voilà que tout à coup les cieux lui furent ouverts, et il vit l'Esprit de Dieu descendre sous une apparence corporelle, et se reposer sur lui. Et une voix se fit entendre du ciel, disant : Vous êtes mon fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances. Oui ! celui-ci est mon fils bien-aimé dans lequel je me complais.

Ces paroles célestes furent une confirmation éclatante du témoignage rendu par le Précurseur à Jésus au moment même où il le baptisa. On croit, en effet, qu'en donnant le baptême au Sauveur, Jean le montra solennellement au peuple ; car, comme à l'égard des autres, il se servait de cette formule : Je te baptise au nom de Celui qui doit venir, il semble qu'à la venue de Jésus, et au moment où il le baptisa, il a dû dire : Celui-ci est le Messie que j'ai prédit. Pouvait-il, en effet, manquer une occasion si opportune de lui rendre témoignage, et d'accomplir ainsi la justice dans toute son étendue ?

Les prodiges qui s'accomplirent au baptême de Jésus-Christ avaient pour but de rendre témoignage à ce Dieu humilié ; c'est en sa faveur qu'ils étaient produits. Le texte sacré le déclare expressément. Cependant, si la gloire dont Dieu voulut récompenser l'humilité de son Fils en fut l'objet principal et direct, le Christ n'en fut pas le seul spectateur. Car saint Jean-Baptiste dit formellement qu'il a vu le Saint-Esprit. Il n'est pas moins indubitable qu'il n'ait entendu la voix du Père. En fut-il de même de tous ceux qui assistèrent à cette scène ? Quelques docteurs l'ont cru.

Nous devons dire cependant que l'Evangile ne contient aucun mot d'où l'on puisse conclure, avec certitude, que tous les témoins du baptême de Jésus-Christ aient été admis à voir et à entendre ce témoignage. Et, si l'on examine avec soin les textes des auteurs sacrés, on verra qu'ils favorisent plutôt la négative. En effet, Jean-Baptiste voulant rendre témoignage à Jésus : « J'ai vu », dit-il, « le Saint-Esprit descendre comme une colombe, et il reposa sur lui ». Or, si tous ceux qui s'étaient trouvés au baptême du Christ avaient pu voir et entendre comme saint Jean, celui-ci n'aurait pas eu besoin de rappeler cette apparition à ceux qui en avaient été témoins ; ou bien, s'il parlait à d'autres, il n'aurait pas dit : « J'ai vu »; car il se serait plutôt servi de ces mots : « Nous avons vu, le peuple aussi bien que moi... » Et son témoignage, étant appuyé sur un témoignage public, aurait été beaucoup plus irrécusable. C'est aussi ce qu'a remarqué saint Jean Chrysostome. - Le Christ dit un jour aux Juifs en forme de reproche : «  Mon Père, qui m'a envoyé, m'a rendu témoignage ; mais vous n'avez jamais entendu sa voix[43] ». Aurait-il pu parler ainsi, si les nombreux témoins de son baptême avaient entendu la voix céleste qui retentit dans cette circonstance?

Au reste, en admettant que la vision céleste n'eut lieu qu'en faveur du Christ, et que le Précurseur en fut l'unique témoin, nous n'en restreignons nullement la portée et la valeur ; car elle n'en servit pas moins de témoignage à ceux auxquels ce mystère fut révélé plus tard. C'est pour cela que saint Jean-Baptiste dit un jour aux Juifs ces paroles solennelles: « C'est moi qui l'ai vu ; et j'ai rendu témoignage qu'il est le Fils de Dieu ».

« Le plus clairvoyant des Prophètes »

Ainsi donc avant saint Paul, et sans doute bien mieux que lui encore, le divin Précurseur, le plus clairvoyant des Prophètes, le plus privilégié et le plus grand d'entre tous ceux qui sont nés de femmes, en baptisant son divin Maître, fut admis à contempler des choses que l'œil n'avait point encore vues, à entendre des secrets que l'oreille n'avait jamais écoutés, et à goûter par avance les délices que le cœur de l'homme n'avait jamais conçues, et qui sont réservées par Dieu à ceux qui l'aiment. Car il fut le premier à qui l'adorable Trinité daigna se révéler d'une manière claire et manifeste.

Nous ne devons donc point être surpris qu'on ait dit du Précurseur qu'il a été établi, en quelque façon, le témoin de la révélation du mystère de l'auguste Trinité, et comme le dépositaire de la foi de tout le genre humain à ce dogme ineffable. Aussi saint Bernard dit-il que saint Jean était tout à fait au milieu de la Trinité. Non seulement les noms des trois personnes divines, cachées au monde depuis quatre mille ans, lui sont découverts et entièrement dévoilés ; mais les adorables personnes elles-mêmes lui sont manifestées. Il touche le Fils de ses propres mains ; il voit de ses yeux l'Esprit-Saint descendre du ciel ; il entend de ses oreilles la voix du Père reconnaissant et proclamant Jésus pour son Fils. N'est-ce pas ici le lieu de nous écrier avec le Psalmiste : « Quel est l'homme, Seigneur, à qui vous avez daigné vous révéler ? - Quel est-il, afin que nous lui donnions des louanges[44] ? » Jamais faveur semblable ne fut accordée à aucun mortel. En effet, le Père céleste, dit Bossuet, a paru sur la montagne où Jésus-Christ s'est transfiguré ; mais le Saint-Esprit ne s'y montra pas ; le Saint-Esprit a paru dans celle où il descendit en forme de langue ; mais on n'y vit pas le Père : partout ailleurs le Fils paraît, mais seul. Au baptême de Jésus-Christ, qui donne naissance au nôtre, où la Trinité doit être invoquée, le Père paraît dans la voix, le Fils en sa chair, le Saint-Esprit comme une colombe[45].

Saint Jean-Baptiste fut non seulement le témoin de toutes les merveilles par lesquelles Dieu voulut glorifier son Fils sur le Jourdain ; mais il fut encore admis au rôle d'acteur dans cette scène si capable d'étonner le ciel et de ravir la terre. Car ce fut le Précurseur qui initia, pour ainsi dire, le Dieu Sauveur à son divin sacerdoce. Il y avait là, dit une ancienne liturgie, trois témoins : Jean, qui imposait les mains au Christ, l'Esprit de sainteté, qui descendait sur lui, et le Père, qui faisait entendre sa voix du haut des cieux. Le fils de Zacharie, le plus illustre des enfants d'Aaron, le plus digne représentant du sacerdoce antique, celui qu'une bouche divine proclama le plus grand des mortels, fut donc le prêtre béni et prédestiné de Dieu, le ministre chargé par le Très-Haut de donner la consécration au Pontife de la loi nouvelle.

Saint Jean exprima à Jésus-Christ le désir de recevoir son baptême. A-t-il reçu cette faveur?

« Il y en a », dit Tillemont, « qui croient que saint Jean, après avoir baptisé Jésus-Christ, fut aussi baptisé par lui. On cite, pour cela, le mot de saint Grégoire de Nazianze, que Jésus-Christ lui dit : « Laissez-moi faire pour cette heure », parce qu'il savait bien qu'il baptiserait dans peu de temps Celui par qui il voulait être baptisé. Mais Elie de Crète dit que saint Grégoire entend, par ce baptême, la nouvelle pureté que saint Jean reçut en touchant le chef sacré du Sauveur, lorsqu'il le baptisa ; et, par la descente du Saint-Esprit sur Jésus-Christ, saint Grégoire même nous donne lieu de l'expliquer du martyre de saint Jean, dont il avait parlé un peu auparavant, et en lui donnant le nom de baptême.

« On cite encore, pour prouver que Jésus-Christ a baptisé saint Jean, saint Jérôme et saint Chrysostome, qui disent qu'il l'a baptisé de son Esprit, in Spiritu ». Mais cette expression ne peut servir qu'à faire croire qu'il ne lui a point donné le baptême d'eau. Saint Jérôme ajoute qu'en lui disant : « Laissez-moi faire pour le moment », sine modo, il lui promettait le baptême du martyre, et qu'il recevrait encore son baptême au jour du juge­ment : Scito in die judicii meo te esse baptismate baptizandum; ce qu'il n'explique pas. L'auteur de l'ouvrage imparfait sur saint Matthieu cite des apocryphes qui disaient clairement que saint Jean avait été baptisé par Jésus ­Christ, ce qu'il paraît entendre simplement du baptême de l'eau. Il ajoute néanmoins aussitôt que Jean donna à Jésus le baptême de l'eau, et que Jésus donna à Jean celui de l'Esprit. Mais il peut entendre, par là, celui de Jésus-Christ, qui par l'eau donne le Saint-Esprit.

« On cite encore Théophylacte et Euthymius. Le premier dit bien que saint Jean avait besoin d'être purifié par Jésus-Christ, parce que, étant descendu d'Adam, il en avait tiré, comme les autres, la souillure de la désobéissance, qui produisait en lui quelques péchés, quoique légers. Mais il ne dit point que ce fut par le baptême de l'eau qu'il en devait être purifié. Et, expliquant sine modo, il fait dire à Jésus-Christ : « Laissez-moi maintenant m'humilier; il viendra un temps où je jouirai de la gloire qui m'est due, et où vous me verrez », dit saint Chrysostome, « en l'état où vous me voudriez voir dès à présent ».

« Saint Augustin paraît plus formel ; car après avoir montré, contre les Pélagiens, qu'on ne pouvait dire que saint Jean eût été sans péché, puis qu'il était né par la voie ordinaire, et non d'une vierge, comme Jésus-Christ, il le prouve encore comme Théophylacte, parce qu'il dit à Jésus-Christ Ego a te debeo baptizari; après quoi il ajoute : « Cette faveur lui fut accordée dans ce lieu même ; car le Seigneur s'étant fait baptiser dans l'eau, Jean pouvait-il en être dispensé ? » Et hoc ibi prœstitum est; quando cairn Dominos in aquam, non ille praeter aquam. - Cependant, dans les livres à René, où il soutient le plus la nécessité du baptême de Jésus-Christ, il ne dit point que Jean l'ait reçu. Ainsi il peut bien avoir voulu marquer simplement dans l'autre endroit quelque sanctification particulière que Jésus-Christ lui avait donnée alors, et qui, s'étant faite dans l'eau, lui tenait, en quelque sorte, lieu de baptême. Quand il dit dans un sermon : Plus hic de baptismo dito, a Joanne baptizatus est Christus, etc., il est visible, ce me semble, qu'il ne croyait point que saint Jean eût aussi été baptisé par Jésus-Christ ».

« On remarque, avec quelque raison, que les disciples de saint Jean ne lui auraient pas témoigné leur surprise de ce que Jésus-Christ baptisait, si saint Jean même avait été baptisé par lui ; ou bien il faudrait dire que saint Jean ne demanda à être baptisé par Jésus qu'à la suite de l'entretien qu'il eut à ce sujet avec ses disciples, afin de les engager à s'attacher eux-mêmes au Fils de Dieu et à le suivre ».

Cependant saint Evodius, successeur de saint Pierre dans la chaire d'Antioche, atteste que Jean-Baptiste fut baptisé par Jésus ainsi que la sainte Vierge, et les apôtres Pierre, Jacques et Jean, qu'il sembla toujours honorer de plus de faveur et d'affection. L'autorité de cet auteur est certainement d'un très-grand poids et devrait suffire, ce semble, pour donner la certitude au point qui nous occupe ; car aurait-il pu émettre cette affirmation sans en avoir acquis la certitude de la bouche même de saint Pierre, dont il avait été le disciple ?

Il a plu au Saint-Esprit de voiler à notre connaissance l'entretien que Jésus ne manqua pas d'avoir avec saint Jean, à la suite de son baptême. Il n'est pas donné à notre curiosité de pénétrer les secrets que l'Epoux se plut à découvrir à son ami de prédilection dans ce divin colloque.

Cependant les disciples de saint Jean-Baptiste, et peut-être aussi toute la foule du peuple, avaient été témoins de ce qui s'était passé sans en comprendre tout le mystère. Ils avaient écouté d'une oreille attentive; ils avaient entendu sinon la voix céleste, du moins les paroles de Jean à Jésus. Quand le Sauveur se fut éloigné, les disciples s'approchèrent du Précurseur, et le questionnèrent au sujet des merveilles auxquelles ils avaient assisté saisis d'étonnement. Alors Jean rendit témoignage à Jésus, et prononça d'une voix solennelle : « C'est celui-là même dont je vous disais : Celui qui doit venir après moi a été préféré à moi, parce qu'il était avant moi. Nous avons tout reçu de sa plénitude et grâce pour grâce. Car la loi a été donnée par Moïse, mais la vérité a été apportée par Jésus-Christ. Nul homme n'a jamais vu Dieu ; c'est le Fils unique qui est dans le sein du Père qui l'a découvert ». Nous n'avons pas besoin de faire ressortir l'importance de ce nouveau témoignage en faveur du Messie, et le caractère de solennité qu'il avait dans la bouche du Précurseur, en ce moment surtout où l'on était encore sous l'impression de la vision mystérieuse.

L’inquiétude de la Synagogue

Cependant, le bruit des prédications de saint Jean-Baptiste augmentait de plus en plus chaque jour. Chacun se demandait si cet homme extraordinaire n'était point le Christ. L'opinion générale contraignit enfin les chefs du peuple et les princes des prêtres à porter publiquement leur attention sur le Précurseur.

La Synagogue, ou l'Eglise judaïque, représentée spécialement par le grand conseil ou sanhédrin, était le juge naturel de la doctrine en Israël. C'est à elle que le dépôt s'en trouvait confié. C'est sous son autorité et sa surveillance que s'exerçait le ministère de la prédication. Elle avait le droit de juger les rois, de contrôler la doctrine des Prophètes eux-mêmes, d'examiner la légitimité de leur mission, et d'autoriser ou d'interdire leur ministère. Les Scribes et les Pharisiens, qui faisaient partie de ce conseil, pour être personnellement infectés d'erreurs contre la foi, n'en étaient pas moins les juges et les gardiens naturels. Ils siégeaient dans la chaire de Moïse, et, au rapport de Jésus-Christ lui-même, ils avaient droit à l'obéissance de la part des autres.

La sainteté éminente du Précurseur, sa science et son éloquence toute prophétique, et surtout sa popularité et son ascendant sur la foule le mettaient à couvert et le protégeaient peut-être contre tout acte de violence de la part des Pharisiens du sénat judaïque, auxquels il portait ombrage. On ne put dès lors se dispenser d'agir avec la plus grande déférence et le plus grand honneur à son égard.

Les députés partis de Jérusalem, étant arrivés vers le Précurseur, commencèrent donc à l'interroger touchant sa personne, sa qualité et sa fonction. Ils n'avaient point l'intention de s'informer de son nom et de son origine, car ils ne l'ignoraient pas. C'est ce que montrent les termes de la réponse de Jean. Ils ne lui demandent pas directement s'il est le Christ; ils lui font seulement cette question : « Qui êtes- vous ? ».

L'Evangéliste, afin de mettre davantage en saillie la réponse du Précurseur, se sert d'une circonlocution et d'un pléonasme bien dignes de remarque « Il confessa », dit-il, « et il ne le nia pas ; et il confessa qu'il n'était point le Christ ». Cette déclaration, qui met si bien en lumière la véracité et l'humilité du fils de Zacharie, est racontée de manière à frapper l'esprit, afin de rendre le lecteur attentif, d'exciter son admiration et de l'entraîner jusqu'a l'imitation de cette vertu éblouissante de clarté.

La première question adressée au Précurseur n'avait point obtenu le résultat qu'en attendaient les envoyés ; elle fut bientôt suivie d'une seconde « Quoi donc ?, lui dirent-ils, « êtes-vous Elie? » Jean-Baptiste répondit : « Non, je ne le suis point ». Cependant l'ange Gabriel avait annoncé à Zacharie que son fils précéderait « le Seigneur dans l'esprit et la vertu d'Elie », et Jésus-Christ déclara qu'« Elie était déjà venu; et que Jean était lui-même Elie ».

Celui qui se disait la voix du Seigneur peut-il donc être en désaccord avec le Seigneur lui-même ? Le héraut de la Vérité n'est-il pas contredit ici par la Vérité même ? Les Juifs prenaient Jean-Baptiste pour Elie lui-même en personne ; tel était le fond de leur pensée et le sens de leur question. En déclarant qu'il n'était pas Elie, Jean-Baptiste restait dans la vérité, et ne disait rien qui ne fut digne de l'approbation du Christ. Il était vraiment Elie, mais dans un sens mystique et figuré, selon la pensée de l'ange et la parole du Sauveur; et il n'était point Elie dans le sens propre et grossier que les Juifs avaient à l'esprit.

Les Pharisiens continuèrent encore de l'interroger : « Etes-vous prophète ? » poursuivirent-ils; et il répondit : « Je ne le suis pas ».

Les docteurs grecs observent que, dans le grec, le mot prophète est précédé de l'article. C'est pourquoi ils pensent que les prêtres et les lévites demandaient à Jean-Baptiste, non pas s'il était un prophète quelconque et ordinaire, mais bien s'il était ce prophète célèbre que Moïse avait annoncé en ces termes : « Le Seigneur ton Dieu suscitera de ta nation et du milieu de tes frères un prophète comme moi[46]».

Néanmoins, Denys le Chartreux ne vent pas que l'on entende cette interrogation des Juifs dans un sens différent de celui que l'usage ordinaire lui attribue. Par conséquent il ne s'agirait pas de ce prophète extraordinaire prédit par Moïse mais bien plutôt de quelque prophète inférieur à Elie ; car les questions allaient selon une gradation descendante. Ce n'est pas d’ailleurs une coutume ni de l'ancien, ni du nouveau Testament, d'entendre le mot Prophète autrement que dans le sens commun et ordinaire, à moins qu’il ne soit accompagné d'une épithète qui autorise une interprétation spé­ciale. Il vaut donc mieux admettre, dit ce commentateur, que les députés du grand conseil ne voulaient parler que d'un prophète ordinaire, et selon l'acception communément usitée dans l'ancien Testament. Et Jean peut répondre qu'il n'est pas prophète, parce qu'il ne vient point pour annoncer des choses à venir, mais pour montrer le Christ et pour indiquer sa présence en disant : « Voici l'Agneau de Dieu ».

Les députés s'adressèrent enfin au Précurseur, en lui disant : « Qui êtes-vous, afin que nous puissions répondre à ceux qui nous ont envoyés ? Que dites-vous de vous-même ? » Jean leur répondit par ces paroles solennelles et mystérieuses: «Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert : préparez la voie du Seigneur, comme l'a dit le prophète Isaïe ».

Dans le récit qu'il nous donne de cette célèbre ambassade, saint Jean l'Evangéliste interrompt tout à coup le dialogue pour faire observer que « les députés étaient des Pharisiens » ;- puis il continue sa narration en ajoutant : « Et ils l'interrogèrent et lui dirent : Pourquoi baptisez-vous donc, si vous n'êtes ni le Christ, ni Elie, ni Prophète ? »

La méchanceté des Pharisiens, dit saint Grégoire, n'est pas capable d'altérer la douceur et la charité de saint Jean ; il donne une réponse de vie à une parole d'envie. Soit qu'on le loue, soit qu'on le blâme, dans les fers comme en liberté, il n'a qu'une chose en vue, c'est de remplir sa mission, de rendre témoignage au Messie, de le glorifier et de s'abaisser lui-même. Il ne se met donc point en peine de justifier sa mission et son baptême aux yeux de ses ennemis ; il ne s'occupe point de dire par quelle autorité et pour quelle raison il baptise ; mais il saisit promptement l'occasion de rendre au Christ un témoignage éclatant et solennel. Un commentateur fait encore observer que ce témoignage est rapporté par saint Jean l'Evangéliste, comme le plus célèbre, parce qu'il fut public ; et, de plus, il s'adressait aux pontifes et aux magistrats : il avait été demandé juridiquement et accepté comme tel par les envoyés.

Saint Jean, s'abaissant et enseignant à ses auditeurs à faire peu de cas de son baptême, s'efforce de relever celui du Christ. « Pour moi », dit-il, « je baptise dans l'eau ; mais il en est un qui a paru au milieu de vous, que vous ne connaissez pas, c'est lui qui doit baptiser dans le Saint-Esprit et dans le feu ».

« Voici l’Agneau de Dieu »

L'Evangéliste saint Jean, dont toutes les paroles méritent d'être relevées, a pris soin de marquer le lieu où ces choses se passèrent; et un savant chronologiste, Tornielli, en fixe le jour au 16 février, pendant que Jésus-­Christ était encore retiré dans le désert. « Ceci se passait donc en Béthanie, au bord du Jourdain où Jean baptisait ».

Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits et s'être soumis aux épreuves de la plus rude pénitence, Jésus-Christ avait permis au tentateur de venir lui tendre des pièges et de chercher à exciter dans son humanité les désirs et les appétits de la triple concupiscence. Mais une parole du Verbe de Dieu avait suffi pour confondre l'ennemi de tout bien. Il avait voulu, par humilité, être tenté comme nous, « de toutes manières, mais sans recevoir aucune atteinte du péché. S'étant ainsi préparé à sa mission divine, il descendit de la montagne où le démon l'avait laissé, quitta le désert et la solitude, alla passer quelques semaines à Nazareth et revint vers saint Jean-Baptiste pour le voir et l'entendre, mais surtout pour lui fournir l'occasion de répéter et de confirmer, en sa présence et en face de tous les Juifs, le témoignage qu'il venait de lui rendre en son absence.

« Un autre jour », dit le texte évangélique, « Jean vit Jésus qui venait à lui, et il dit : Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte le péché du monde. C'est Celui dont j'ai dit : Il vient après moi un homme qui m'a été préféré, parce qu'il était avant moi ».

Cette parole si courte du héraut de la Vérité : « Voici l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde », exprime admirablement bien qu'il y a en Jésus-Christ une seule personne et deux substances ou natures, celle de Dieu et celle de l'homme ; elle montre que la nature humaine est passible, et que la nature divine n'est point sujette à la souffrance. En effet, parce qu'il est homme, il a pu être porté comme « un agneau plein de douceur pour être immolé. Il a livré », dit Isaïe, « son corps à ceux qui le frappaient, il a présenté ses joues à ceux qui le maltraitaient » ; il a voulu nous rassa­sier de sa chair, et nous revêtir de sa laine; il a été attaché à la croix et percé d'une lance, afin que nous pussions marquer nos fronts de son sang, comme les Israélites leurs portes du sang de l'agneau. - Mais parce qu'il est Dieu, il a pu ôter le péché du monde en s'élevant pour ravir sa proie et en rugissant parmi les morts, comme un jeune lion, après avoir terrassé le ravisseur, vaincu le tyran de la mort, et triomphé du trépas. Assis à la droite du Père, il remet les péchés à ceux qui croient fermement en lui.

Après avoir rapporté cet éclatant témoignage que nous avons essayé de faire ressortir, l'Evangile du disciple bien-aimé nous apprend que le lendemain même de cette circonstance mémorable, Jean-Baptiste, comme une sentinelle attentive et vigilante, se tenait debout avec deux de ses disciples. Il eut le bonheur de voir et de contempler encore « Jésus qui marchait ». Dans le transport de sa joie, il s'écria derechef en le montrant à ses disciples : « Voilà l'Agneau de Dieu ». Sur la parole de leur maître, les disciples se mirent aussitôt en marche pour rejoindre Jésus. Le Sauveur s'étant retourné vers eux, et voyant qu'ils venaient à sa suite, peut-être sans oser lui adresser la parole, leur parla lui-même le premier, et leur demanda ce qu'ils cherchaient. Les disciples de Jean répondirent en donnant à Jésus un nom d'excellence qu'on n'attribuait d'ordinaire qu'à ceux qui en avaient été jugés dignes par le sanhédrin : « Rabbi », lui dirent-ils, « nous désirons connaître le lieu où vous habitez ». Et le Sauveur, les accueillant avec une grande bonté, les conduisit lui-même. Or, l'un d'eux était André ; il devint depuis disciple et apôtre de Jésus-Christ. On ne sait point d'une manière absolument certaine quel était l'autre disciple. Saint Jean Chrysostome nous apprend que, selon quelques auteurs, c'était saint Jean l'Evangéliste. Théophylacte l'affirme positivement. D'après saint Epiphane, ce ne pouvait être que lui ou bien Jacques, son frère, c'est-à-dire l'un des fils de Zébé­dée. Mais le silence de l'Evangile, à ce sujet, autorise suffisamment à croire que ce disciple n'était autre que celui-là même qui nous en a donné le récit. C'est, en effet, à l'école de saint Jean-Baptiste que saint Jean l'Evan­géliste semble avoir appris à nommer Jésus l'Agneau de Dieu. C'est à la suite de ce digne maître qu'il se pénétra si bien de la pureté, de la virginité et de la sainteté qui le rendirent si cher à Jésus-Christ. Cette grande abstinence, la virginité et la pureté de vie qui brillèrent dans le saint évan­géliste pals: cent, ce semble, de Jean-Baptiste dans lui, selon l'expression d'un interprète moderne.

Nous voyons, par cette circonstance, avec quel soin et quel empressement le Précurseur saisissait toutes les occasions d'attacher à Jésus-Christ les disciples qu'il s'était faits. Il travaillait ainsi à décroître lui-même pour faire croître son Seigneur. Il envoyait donc à Jésus, déjà ébauchées et préparées, les pierres qui devaient lui servir à asseoir les fondements de son Eglise.

L'Evangéliste nous apprend que ce fut sur la parole d'André que Simon, son frère aîné, alla aussi trouver Jésus-Christ. Nous ne pouvons douter qu'il n'ait été compté lui-même parmi les disciples de Jean-Baptiste. Le texte sacré ne nous le dit pas formellement, mais il l'insinue suffisamment.

Ces disciples ne s'attachèrent pas encore définitivement à Jésus; car nous savons que ce fut plus tard seulement qu'ils laissèrent leurs filets pour le suivre. Ils voulaient d'abord le connaître personnellement, lier avec lui quelque familiarité afin de se faire, plus tard, définitivement ses disciples s'ils trouvaient que sa société leur fût avantageuse. Ils retournèrent à leur premier maître. Saint Jean pût dès lors leur parler d'une manière plus claire et plus précise touchant l'objet principal de sa mission.

Le fils de Zacharie continua toujours d'administrer son baptême et de rendre témoignage au Sauveur, même après que Jésus eut commencé ses prédications évangéliques. Cependant, nous allons commencer à le voir diminuer, ainsi qu'il l'avait prédit. Les événements que nous avons racontés jusqu'ici semblent s'être passés la plupart sur le Jourdain, vis-à-vis de Jéricho ; car la tradition raconte que le Christ fut baptisé à l'endroit même où Israël franchit le fleuve à pied sec, et où les pieux pèlerins de la Terre ­Sainte vont encore demander à ses ondes sacrées une communication nouvelle de la vertu purifiante et sanctifiante dont elles furent imprégnées, et par elles toutes les eaux de la terre, au moment où le Sauveur du monde s'y plongea pour instituer le sacrement de la régénération.

L'Evangile, qui nous fournit si peu de détails géographiques, nous fait remarquer que le lieu où se passa la scène que nous allons raconter était Ennon, proche de Salim ou Salem, autrefois la résidence de Melchisédech, dont on voyait encore le palais en ruines du temps de saint Jérôme. Cette ville, située sur une petite rivière qui va se jeter dans le Jourdain non loin de là, appartenait à la province de Samarie. C'est là que Jean baptisait, parce qu'il y avait beaucoup d'eau, dit l'Évangile. Toutefois, nous ne devons pas imaginer que ce fut le besoin d'aller chercher de l'eau qui engagea le Précurseur à quitter le Jourdain : car nous savons encore, par l'Evangile, que Jésus y donnait son baptême, mais dans la province de Judée.

Nous avons donc ainsi l'occasion d'observer que pour faire part à une plus grande étendue de pays de l'heureuse nouvelle dont il était le héraut, et pour mieux accomplir ainsi sa mission, le Précurseur allait de préférence dans les lieux que Jésus-Christ n'avait pas encore illustrés de sa présence, afin de l'annoncer, de le faire connaître d'avance, et de lui préparer la voie. Car il avait commencé à prêcher dans le désert de   Judée ; il s'était mis à baptiser dans le Jourdain, non loin de son embouchure dans la mer morte; c'est là que tout Jérusalem allait à lui. Maintenant nous le voyons remonter ce fleuve jusqu'à Ennon, pour de là faire retentir sa voix jusque sur les rivages de la mer de Tibériade et réveiller la province de Samarie au bruit de ses puissantes clameurs, comme il avait déjà fait pour la Judée. 1l continuait donc à baptiser car son baptême ne fut pas aboli aussitôt que parut celui de Jésus-Christ. Mais les disciples de Jean-Baptiste, observant que leur maître n'était plus l'objet d'un concours aussi nombreux et aussi empressé qu'autrefois, en conçurent du dépit et de la jalousie contre celui qu'ils savaient en être l'occasion ou la cause. Les Juifs malintentionnés, et surtout les Pharisiens, ennemis jurés de Jésus aussi bien que de saint Jean, surent trouver le moyen d'aiguillonner encore les disciples du Précurseur, et d'exciter leur envie, afin de les amener à faire infirmer ou révoquer les témoignages que leur maître avait rendus au Christ. Ils se joignirent même quelquefois aux Pharisiens qu'ils connaissaient ennemis déclarés du Sauveur. C'est ce que nous apprend saint Matthieu en ces termes : « Les disciples de Jean s'approchèrent de Jésus et lui dirent : Pourquoi les Pharisiens et nous pratiquons-nous des jeûnes fréquents, tandis que vos disciples ne jeûnent point ? » Leur intention était de faire révoquer à leur maître le témoignage qu'il avait rendu touchant le Christ : leurs paroles l'insinuent avec assez d'évidence :  « Maître », disent-ils, « Celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, et auquel vous avez rendu témoignage, voilà qu'il s'est mis à baptiser, et tout le monde se porte vers lui ». Ces paroles, qui ne sont sans doute que l'abrégé sommaire de ce qu'ils dirent à saint Jean, décèlent, dans leur brièveté, une rare habileté, la ruse la plus subtile et la plus capable de séduire tout autre que celui dont la Vérité même a dit qu'il n'était point un roseau agité par le vent. Il fallait au Précurseur toute sa fermeté et sa prudence pour ne point dévier de la vérité en cette circonstance.

L’effacement devant le Christ

La méchanceté et la jalousie des Pharisiens contre le Sauveur et contre le Précurseur fournirent de nouveau à celui-ci l'occasion de rendre à Jésus un hommage public et solennel, le plus beau et le plus éclatant de tous les témoignages; c'est le dernier qui nous soit rapporté dans l'Evangile, mais c'est aussi le plus frappant ; c'est le chant suprême du Cygne qui tant de fois avait réjoui tout Israël aux accents de sa voix plus que prophétique. Ecoutons ce qu'il va dire à ses disciples et aux Juifs, empressés d'entendre sa réponse.

« L'homme ne peut rien recevoir, s'il ne lui a été donné du ciel ». C'est-à-dire : Pourquoi m'appelez-vous Rabbi avec tant d'emphase, ô hommes insidieux et importuns ? Pourquoi m'attribuez-vous un nom que je ne mérite point ? Ce nom, je vous le déclare, ne convient qu'à Celui-là seul qui ne manque de rien, qui seul possède la science et l'enseigne aux hommes.

« Est-ce seulement d'aujourd'hui, d'ailleurs, que je vous déclare que loin d'être un Dieu, je ne suis qu'un homme? Mais vous-mêmes, vous me rendez témoignage que je vous ai dit : Je ne suis point le Christ, mais j'ai été envoyé devant lui. Quand me furent envoyés, de Jérusalem, des prêtres et des lévites pour me demander : « Qui êtes-vous ? » je l'ai avoué, et je ne l'ai point caché, et j'ai « déclaré que je ne suis point le Christ », et j'ai ajouté

« Celui qui doit venir après moi, a été mis devant moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers. Vous êtes témoins vous-­mêmes que j'ai tenu ce langage, puisque vous me dites : Maître, celui qui au-delà du Jourdain était avec vous, et auquel vous avez rendu témoignage ». Ce n'est donc point pour la première fois que je déclare n'être qu'un homme; car vous savez, et vous me rendez maintenant témoignage que j'ai dit : « Je ne suis point le Christ ». Si je m'étais arrogé cette qualité, je me serais certainement prétendu plus qu'un homme ; car le Christ n'est pas homme seulement.

Si vous voulez savoir ce que je suis, je vais vous l'apprendre par une comparaison bien connue : « L'époux est celui à qui est l'épouse ; mais l'ami de l'époux c’est celui qui se tient debout et qui l'écoute ; il est ravi de joie en entendant la voix de l'époux. C'est donc là ma joie qui est maintenant à son comble ». Or vous savez, vous qui avez célébré des noces, ou qui seulement y avez pris part, quelle distance il y a entre l'époux et son ami.

Mais, pourrait demander quelqu'un, comment saint Jean n'hésite-t-il point de se déclarer ici le paranymphe du Christ, son ami le plus intime ? Pourquoi s'attribue-t-il, à l'exclusion de tout autre, la faveur singulière et unique d'être admis jusque dans l'appartement nuptial, tandis que, dans d'autres circonstances, il se permettait à peine de passer pour le serviteur du Fils de Dieu, et répétait qu'il n'était point digne de lui rendre le plus humble des services, comme de porter sa chaussure et d'en dénouer les cordons ?

Il voulait faire voir qu'il ne ressemblait point aux esclaves qui ont, à l'égard de leur maître, plutôt de l'envie que de l'affection. Les amis, au contraire, coopèrent au bonheur de leurs amis, travaillent à le procurer, s'en réjouissent eux-mêmes et s'en félicitent. Jean-Baptiste se disait autrefois indigne de dénouer les cordons du Fils de Dieu, parce qu'on le prenait lui-même pour le Christ ; il montrait son humilité, parce qu'on lui préparait une tentation d'orgueil. Maintenant il s'annonce comme l'ami intime du Fils de Dieu, parce qu'on veut le faire poser comme un rival; il fait voir son amour et sa charité, parce qu'on veut exciter en lui le fiel de l'envie.

Les disciples de saint Jean s'étaient plaints que le Christ baptisât et que tout le monde vînt à lui. Jean leur lit comprendre qu'il n'en pouvait être autrement, parce que c'est lui qui est l'Epoux de l'Eglise ; mais il fallait, en outre, qu'il leur montrât la nécessité où il était de diminuer lui-même à mesure que Jésus-Christ grandirait.

Jean-Baptiste, dit saint Ambroise, était la figure de la loi et des prophéties, qui furent diminuées par leur abolition ; le Christ figurait la loi nouvelle et l'Evangile, qui doivent croître jusqu'à la consommation des siècles ; il fallait que la loi cessât, que la nation juive disparût à mesure que l'Evangile répandait son éclat et que le peuple chrétien se développait.

 

Hérode emprisonne le Précurseur

 

Cependant la carrière de saint Jean touchait à son terme. L'heure arrivait où le Fils de Dieu allait enfin commencer publiquement le cours de ses prédications : car jusque-là elles n'avaient eu qu'un retentissement restreint et n'avaient encore été accompagnées que par des miracles opérés, pour ainsi dire, dans l'ombre. La gloire d'avoir été persécuté par les Juifs, aussi bien que tous les anciens Prophètes, ne devait pas manquer au Précurseur ; car Jésus-Christ lui-même a dit à ce sujet : « Ils l'ont traité comme il leur a plu ; et il est réservé au Fils de l'homme de souffrir de leur part les mêmes persécutions. La plupart des auteurs s'accordent, en effet, pour attribuer aux Pharisiens le projet et l'exécution de l'arrestation de saint Jean, et même de sa mort; ces sectaires eurent la fourberie de suggérer à Hérode la crainte d'une révolution que le crédit du Précurseur sur l'esprit du peuple, le concours des multitudes empressées à sa suite, et surtout la défiance et la jalousie, rendaient facilement vraisemblable à un tyran lâche et efféminé.

Alors régnait sur la province de Galilée, et sur le pays au-delà du Jourdain, un prince à qui les Romains avaient conservé un simulacre de royauté sous le nom de Tétrarque. C'était Hérode, le fils du meurtrier des Innocents, homme vicieux et corrompu, que saint Luc caractérise en ces termes a Ayant été repris par saint Jean au sujet d'Hérodiade, la femme de son frère, et de toutes les méchancetés qu'il avait faites, Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire mettre Jean en prison ». Le saint Précurseur lui avait donc déjà fait des réprimandes, et l'avait averti de renvoyer la femme qu'il avait ravie à son frère Philippe, et qu'il n'avait pas craint d'épouser publiquement, au grand scandale de tout le monde. Il n'avait pas craint de reprocher aux soldats leurs exactions, aux Publicains avares leur dureté, aux orgueilleux Pharisiens leur hypocrisie, à tous les Juifs leur endurcissement et leur dépravation. Il lui restait à donner une leçon sévère au monarque. Il la fit avec une généreuse liberté, et avec aussi peu de crainte que s'il eût parlé à un enfant, dit saint Chrysostome. Il n'ignorait point ce qui lui était réservé de la part d'une reine en courroux; il savait à quoi son zèle allait l'exposer en essayant de faire descendre du trône et chasser de son palais une femme orgueilleuse et toute-puissante. Mais le zèle de la maison de Dieu le dévorait; et, en présence d'un devoir à remplir, il comptait pour rien les opprobres et les persécutions dont il pourrait être l'objet.

Cependant la fille du roi des Arabes, la légitime épouse offensée, s'était enfuie chez son père. De là était survenue une guerre ; et Hérode Antipas, marchant contre le roi des Arabes, se trouvait alors avec son armée sur la pointe méridionale de la Pérée. Poussé par sa femme et furieux des justes reproches de Jean-Baptiste, inquiet outre cela du mécontentement du peuple, qu'avaient irrité et cette union adultère et la guerre injuste qui s'en était suivie, ce malheureux prince ne put se contenir plus longtemps. Attribuant au Précurseur les troubles et les murmures du peuple, au lieu de s'en prendre à lui-même, il avait tenté un coup violent; et se faisant livrer par Pilate le prédicateur courageux, il l'avait enfermé dans la forteresse de Machérouse, située sur l'extrême limite de ses Etats. Les rabbins la nommaient Fort-Noir ou encore Fournaise, à cause de la terre noire d'asphalte et des sources chaudes qui se trouvaient en cette contrée. Elle était située au-delà de la mer Morte, dans le voisinage du mont Nébo. C'était le lieu le mieux fortifié après Jérusalem. Le roi Hérode l'avait fait bâtir pour en faire une place d'armes contre les Arabes. Ceux-ci s'en étaient emparés plus tard, mais elle avait été probablement reconquise dans la guerre actuelle. La nature l'avait munie de fossés profonds de cent coudées; à ses pieds était bâtie la ville basse, mais elle étalait en haut ses rochers avançant en saillie au-dessus de l'abime, et entourés de murs. Aux angles étaient placées des tours hautes de soixante coudées; et c'est dans l'une de ces tours que Jean-Baptiste était enfermé. Sur la place, au milieu de la citadelle, s'élevait un magnifique château : c'est là que le tétrarque se tenait avec son état-major, pendant que la guerre le forçait à rester dans ces contrées. Dans ce palais était une vieille tige de rue d'une telle hauteur que Josèphe a cru devoir en faire mention. Au fond du vallon croissait une racine magique nommée Baaras, dont on racontait des effets merveilleux. Telle était cette forteresse de Machaire, qui s'élevait elle-même comme, un donjon de l'enfer clans cette vallée, longue de soixante stades, et d'où l'on apercevait la mer Morte à une distance de trois lieues et demie ».

Il devait entrer dans les plans du fourbe et rusé monarque de faire oublier peu à peu le Prophète qui avait remué et attiré à lui tout Israël. Pour cela, deux moyens se présentaient naturellement : une détention étroite et prolongée, et le discrédit jeté sur sa personne au moyen de calomnies habilement ourdies.

C'est en exécution du premier moyen que Jean fut enlevé loin des lieux où il avait exercé un si grand rôle, et qu'il fut transporté et détenu dans une forteresse à l'abri de toute tentative d'enlèvement de la part de ses disciples, et dans l'impossibilité d'entreprendre une évasion. C'est encore pour cela qu'Hérode ne se hâta point de lui faire son procès ; car la justice irréprochable et la sainteté du Précurseur, reconnues par ses ennemis eux-mêmes, n'auraient pu faire tourner un jugement à la gloire de ses accusateurs. Il était donc plus sûr et plus adroit de l'enfermer le plus secrètement possible, et d'éviter de donner à cette mesure toute espèce de retentissement.

Pour discréditer la personne et la vertu du Précurseur, on formula contre lui des accusations sans consistance, que l'on divulgua habilement parmi le peuple. On le fit panser pour un factieux qui cherchait à ameuter la multitude ; on représenta qu'il avait mérité et rendu nécessaire son emprisonnement en exposant les Juifs à faire croire aux Romains qu'ils voulaient se révolter contre leur autorité. On ne manqua point surtout de l'accuser d'avoir. insulté la majesté royale, dans la personne d'Hérode, par les reproches qu'il lui avait adressés et par le blâme dont il l'avait couvert en présence même du peuple. On ne put oublier de faire revivre tous les griefs que les Pharisiens avaient contre lui dès le commencement de ses prédications, pour les avoir humiliés publiquement en leur reprochant leurs vices et en les appelant race de vipères. Nous savons, en effet, de la bouche même du Christ, que l'on voulut faire passer son Précurseur pour un possédé du démon.

Les disciples du saint Précurseur conservèrent toujours leur affection pour ce digne maître ; leur fidélité ne se démentit point jusque dans la persécution; ils voulurent continuer de lui être exclusivement attachés, quoique saint Jean se fût efforcé souvent de leur faire comprendre qu'ils devaient désormais suivre Celui dont il s'était dit l'humble avant-coureur. L'esprit de jalousie et de rivalité qui les animait depuis que Jésus s'était mis à donner le Baptême, se réveilla de nouveau dans leur cœur quand ils virent sa réputation croissant chaque jour, tandis qu'on ne parlait plus de leur maître. Chaque jour, en effet, ils entendaient raconter les miracles que le Christ semait sur ses pas ; peut-être avaient-ils été eux-mêmes témoins de quelques-unes de ces merveilles. Tels en conçurent du dépit et de l'envie ; quelques-uns d'entre eux se laissèrent même entraîner par les Pharisiens jusqu'à se mettre de leur parti pour lui tendre des pièges. A la suite de la résurrection du fils de la veuve de Naïm, comme ils avaient encore la faculté de voir leur maître dans sa prison, ils vinrent lui raconter cette merveille et quelques autres miracles antérieurs; ils laissèrent, sans doute, entrevoir le dépit qu'ils en éprouvaient. Alors, saint Jean en choisit deux d'entre eux, et les charge d'une mission qui ne puisse être sujette à aucun soupçon, et dont le résultat sera de leur apprendre, par la force même des choses, quelle différence il y a entre le Christ et son Précurseur. En conséquence, au lieu d'adresser à ses disciples une instruction , comme il avait déjà fait dans une circonstance analogue, il envoie de préférence, sans doute, ceux qui faisaient le plus de difficulté à croire, et les charge d'aller en son nom faire cette question au Sauveur : « Etes-vous Celui qui doit venir, ou bien devons-nous en attendre un autre ? »

 

La reconnaissance du Sauveur

 

Les paroles que les disciples du Précurseur adressèrent de sa part à Jésus-Christ revenaient à celles-ci « Je sais que vous êtes le Messie : c'est ce que j'ai prouvé par mon témoignage; mais le peuple l'ignore encore. Pourquoi donc tardez-vous à vous faire connaître, et ne déclarez-vous pas ce que vous êtes ? Rendez enfin un témoignage clair et évident aux yeux de tout le monde ; montrez, par vos œuvres, que vous êtes le Christ, et qu'il n'en faut point attendre d'autre ».

Les envoyés du saint Précurseur étant donc arrivés vers Jésus, lui adressèrent, de la part de leur maître, les questions dont ils étaient chargés. « Le Sauveur », dit saint Cyrille, « ne se hâta point de répondre qu'il était Celui qui devait venir; mais il le montra par le nombre et la grandeur des miracles ; par il se plut à opérer, en présence des disciples de Jean, beaucoup plus de prodiges qu'il n'en avait fait jusque-là ». Saint Luc raconte, en effet, que « Jésus, à cette heure-là même, délivra un grand nombre de personnes des maladies et des plaies dont elles étaient affligées et des malins esprits qui les possédaient, et il rendit la vue à plusieurs aveugles ». Il accomplissait ainsi à dessein ce que les Prophètes avaient prédit que le Christ ferait un jour.

Après avoir accompli beaucoup de miracles en présence des disciples de saint Jean, Jésus prit enfin la parole : « Allez », dit-il aux disciples du saint Précurseur, « rapportez à Jean ce que vous avez vu et entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. Et bienheureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet ». Le Sauveur, en faisant remarquer que l'Evangile était annoncé aux pauvres, voulait, selon les interprètes, notifier l'accomplissement de la Prophétie d'Isaïe à ce sujet[47]. C'était, par conséquent, répondre à la pensée de saint Jean. Si Jésus-Christ eût répondu d'une manière formelle et évidente, au lieu de donner la parole aux rouvres, les disciples de saint Jean ne s'en seraient-ils pas offensés et ne lui auraient-­ils pas répliqué, comme les Juifs : « C'est vous-même qui vous rendez témoignage ? »

Cependant le Christ eut soin d'en dire assez pour que les disciples de Jean pussent s'en retourner parfaitement instruits, et même convaincus et persuadés; car aussitôt après la mort de leur digne maître, ils se rendirent avec empressement auprès de Jésus. Les miracles dont ils avaient été les témoins étaient, en effet, bien capables de les éclairer et d'enlever tout prétexte au doute.

La multitude qui avait assisté à la réception des disciples de saint Jean et entendu les questions proposées au Sauveur, ne connaissait point le vrai motif qui les avait inspirées au Précurseur. C'est pourquoi les nombreux témoins de cette scène imaginèrent à ce sujet mille choses absurdes.

Mais Jésus-Christ se hâte d'aller au-devant de ces soupçons et d'empêcher les esprits de penser mal au sujet de son ami de prédilection.

Pour donner plus de force à son raisonnement, et pour ne pas dire d'abord ce qu'il pense de son Précurseur, il invoque le témoignage de ses auditeurs eux-mêmes. Il ne se contente pas de s'appuyer sur leurs paroles, il montre que leurs actions mêmes témoignent de la fermeté et de la constance de saint Jean. C'est pour cela qu'il dit aux Juifs : « Qu'êtes-vous allés voir dans le désert ? - Y alliez-vous pour voir un roseau agité par le vent ? » - « Mais qu'êtes-vous donc allés voir ? » continue-t-il, « est-ce un homme vêtu avec mollesse ? Ceux qui sont vêtus de la sorte se trouvent dans les palais des rois ».

Après avoir fait connaître les mœurs de saint Jean par son habitation, ses vêtements et la vénération dont il était l'objet de la part du peuple, le Christ poursuit en demandant aux Juifs s'ils ne sont pas allés voir un Prophète. « Qu'êtes-vous allés voir ? Un Prophète ? Oui, je vous le déclare, et plus qu'un Prophète ; car c'est de lui qu'il est écrit : Voilà que j'envoie mon ange devant votre face, et il préparera la voie devant vous ».

La Sagesse éternelle a prescrit à l'homme de ne louer personne avant sa mort. Cependant cette même Sagesse incarnée, à qui appartient de droit divin le jugement des hommes, a voulu non-seulement déroger une fois à cette maxime en faveur de son Précurseur, mais encore appuyer avec une sorte de complaisance en faisant l'éloge de celui qui ne craignit pas de se donner pour son ami, avant même que cet adorable Sauveur eût laissé échapper de sa bouche divine cette parole si suave, en s'adressant à ses disciples : « Je vous ai donné le nom d'amis ». Le Christ, en effet, poursuivant son discours sur un ton plus solennel, déclare avec une sorte de serment qu' «entre tous ceux qui sont nés de femmes il n'y en a point de plus grand que Jean-Baptiste », et que bien loin qu'aucun des Prophètes le surpasse, il est lui-même plus grand qu'eux, puisqu'il est plus que Prophète.

La décollation de saint Jean Baptiste

Pendant que Jésus était transfiguré sur le Thabor, Jean mourait dans sa prison après trois mois de captivité. Après avoir préparé les voies au Messie, il acheva glorieusement sa carrière par le martyre, et reçut lui-même le baptême de sang. Hérodiade cherchait depuis longtemps l'occasion de le faire mourir : elle la trouva enfin. Hérode célébrait le jour anniversaire de sa naissance, et avait invité à sa table tous les grands de sa cour, les chefs de son armée et les principaux personnages de la Galilée. Salomé, fille d'Hérodiade, parut donc devant Hérode, jouant du luth et dansant pour embellir la fête. Au temps d'Auguste, la coutume, depuis longtemps en usage chez les Grecs, de terminer les festins d'apparat par des danses mimiques et par des scènes tirées des potes dramatiques, s'était introduite à la cour des grands dans tout l'empire romain.

Salomé parut donc devant toute la cour d'Hérode comme reine de la fête et comme danseuse à la fois. L'éducation des filles à cette époque, dans tout l'empire romain, avait pour but, comme nous l'apprend Horace, de les former de bonne heure à la danse et à la coquetterie. Mais dans cette occasion, ce jeu eut une fin bien tragique ; car il plut tellement à Hérode, qu'il jura par sa tête, selon la coutume des Juifs, excité probablement par les fumées du vin, d'accorder à Salomé la faveur qu'elle lui demanderait, fût-ce la moitié de son royaume. « Donner la moitié d'un royaume », c'était une formule dont on se servait très-souvent dans l'antiquité pour affirmer quelque chose.

Mais elle sortit, et dit à sa mère : « Que dois-je demander? » Celle-ci lui répondit : « La tête de Jean-Baptiste ». Elle rentra aussitôt pour aller trouver le roi. Saint Matthieu et saint Marc donnent à Hérode en cet endroit le titre de roi, quoiqu'il ne fût que tétrarque, nous indiquant par là comment les grands de sa cour le flattaient alors de l'espoir d'arriver à la royauté. C'était, d'ailleurs, l'unique désir de l'ambitieuse Hérodiade, et ce désir fut la cause de sa perte et de celle d'Hérode. L'évangéliste semble nous insinuer qu'il nourrissait depuis longtemps la pensée de prendre le titre de Basileus, comme son frère Archélaüs, quoiqu'il n'eût tenté que douze ans plus tard d'exécuter ce dessein. Et c'est ce que nous confirme Josèphe, lorsque dans son ouvrage de la guerre des Juifs, au commencement du second livre, il nous raconte qu'Antipas, aussitôt après la mort de son père, se sépara de son frère Archélaüs et lui disputa la dignité royale.

Hérode laissa donc échapper la fatale promesse. Il est probable que son frère, le tétrarque Philippe, assistait à cette fête, et que Salomé l'avait déjà séduit. Il y était du moins représenté par des envoyés chargés de demander sa main; car nous le trouvons déjà marié peu de temps après avec elle. La promesse que lui fit Hérode semblait donc avoir rapport à la dot de Salomé. Celle-ci avait reçu son nom en souvenir et en honneur de la sœur d'Hérode l'ancien, qui, dans le testament de ce roi, avait reçu un domaine considérable. La noblesse de Galilée, les chefs de l'armée et les officiers avaient entendu le fatal serment. « Le roi en l'ut très fâché ; néanmoins, à cause du serment qu'il avait fait et de ses hôtes, il ne voulut pas la refuser, mais il envoya un de ses gardes avec ordre d'apporter la tête de Jean ». C'était la coutume dans l'antiquité que les rois eussent toujours avec eux un archer ou un bourreau, comme signe de leur pouvoir judiciaire et souverain. « Celui-ci étant allé couper la tête à Jean dans la prison, l'apporta sur un bassin, et la donna à la princesse ; mais celle-ci la porta à sa mère ».

La nouvelle Jézabel avait enfin obtenu ce qu'elle demandait depuis si longtemps à son mari. Nous lisons dans l'histoire que Marc-Antoine se faisait aussi apporter, pendant le repas, les têtes des proscrits, et que Fulvia, sa femme, prit sur ses genoux la tête de Cicéron, et perça sa langue avec des aiguilles. Dion Cassius nous raconte la même chose d'Agrippine, après qu'elle eut fait périr Paulina Lollia. Ce genre de cruauté était, du reste, tout à fait dans les mœurs de l'époque, et en se faisant présenter la tête de ceux qu'on voulait frapper, on s'assurait par là de l'exécution des ordres qu'on avait donnés. Nous ne devons donc pas nous étonner si la tradition historique, après saint Jérôme et Nicéphore, raconte qu'Hérodiade perça la langue du Précurseur avec des aiguilles, comme si elle eût craint encore ses reproches ; qu'elle enterra dans un lieu secret sa tête enveloppée dans des chiffons, et fit jeter le tronc sans se donner la peine de l'ensevelir. Mais Jean, au moment où il achevait sa course, disait encore : « Je ne suis point celui que vous croyez, je suis seulement le Précurseur de celui dont je ne suis pas digne de délier les souliers ». Ainsi, le généreux Précurseur, au seuil même de l'autre vie, confessa encore d'une manière éclatante le Messie et le royaume qu'il venait fonder.

« Ce fut le 10 du mois appelé chez les Juifs Ab, ou Lous, que Jean fut mis à mort. C'était un jour de malheur pour ce peuple. C'était en ce jour en effet, que Dieu, irrité contre les enfants d'Israël, leur avait annoncé qu'aucun de ceux qui étaient sortis d'Egypte n'entrerait dans la terre promise. C'était en ce jour que le premier temple avait été détruit par Nabuchodo­nosor ; et c'est en ce jour encore que, plus tard, le second temple fut détruit par Titus. C'était en ce jour qu'avait été anéantie la ville de Bétharée, foyer de la révolte sous Barcochebas ; et c'est en ce jour que le vainqueur promena la charrue sur le lieu où avait été Jérusalem ».

En adoptant les données du D. Sepp, Jean-Baptiste aurait commencé sa carrière évangélique à l'âge de trente-un ans et trois mois, l'an de Rome 778, et il aurait été mis en prison l'an 780, dans le mois de mai. Il aurait donc prêché les quatre derniers mois de l'année 778, toute l'année 779, et les cinq premiers mois de 780. Après une détention d'environ trois mois, il serait tombé sous le glaive homicide le 10 du mois appelé Ab chez les Juifs, et correspondant à nos mois de juillet et d'août. Ainsi, saint Jean-Baptiste serait mort à l'âge de trente-trois ans et trois mois environ. D'après ces calculs, Jésus-Christ aurait vécu trente-quatre ans, trois mois et vingt-un jours.

On juge, dit Baillet, que sa mort arriva vers la fin de la seconde année du ministère de Jésus-Christ, ou au plus tard dans les commencements de la troisième, vers le mois de février. Il est toujours certain que ce fut quelque temps avant Pâques.

Aussitôt que les disciples de saint Jean-Baptiste eurent rendu aux restes mortels de leur digne maître les devoirs de la sépulture, ils se hâtèrent d'aller trouver Jésus pour lui faire part de ce triste événement, et sans doute aussi pour puiser quelque adoucissement à leur chagrin en se mettant désormais à sa suite. La mission que le Précurseur avait confiée naguère à deux d'entre eux n'avait pas manqué de dissiper les sentiments de jalousie qu'ils avaient eus d'abord contre celui qu'ils regardaient comme l'émule et le rival de leur maître. Ce qui le prouve, c'est leur empressement à se rendre auprès du Sauveur aussitôt après la mort de saint Jean.

Jésus-Christ savait certainement que Jean-Baptiste devait mourir et quel genre de mort il aurait à subir. Cet événement ne lui fut pas un instant inconnu ; mais il voulut, dans cette circonstance, ne concevoir et laisser paraître son chagrin qu'à la manière des hommes, c'est-à-dire lorsqu'il eut été informé de la mort de celui qu'il chérissait justement plus que tous les autres hommes.

A cette annonce, dit Nicéphore, Jésus fut affecté d'un profond chagrin. Métaphraste rapporte que, dans l'affliction qu'il en éprouva, il ne put rester plus longtemps dans le pays ; mais, comme pour se consoler de sa tristesse, il monta dans une barque avec ses Apôtres, et passa la mer de Tibériade pour se retirer dans le désert.

Dieu ne voulut point laisser impuni, même dès ce monde, la mort injuste du saint Précurseur; car Hérode, alors en guerre avec Arétas, roi d'Arabie, eut la douleur et la honte de voir son armée défaite et anéantie par son ennemi. Au rapport de Josèphe, et selon l'opinion accréditée parmi les Juifs, c'était une punition que Dieu lui infligeait pour venger le meurtre de saint Jean. Mais ce premier malheur ne fut que le prélude de ceux que la justice de Dieu lui réservait. Il mourut misérablement, privé de tous ses Etats ; Hérodiade et sa fille Salomé n'eurent pas un meilleur sort.

Représentations et patronage de saint Jean Baptiste

L'attribut caractéristique de saint Jean Baptiste dans les arts, est l'agneau, parce que c'est sous ce titre que le Précurseur désigna le Sauveur à la foule. - Le Moyen Âge plaçait cet agneau dans une des mains de saint Jean-Baptiste. Aujourd'hui, on préfère une banderole, sur laquelle est écrite cette sentence : Ecce Agnus Dei, voici l'agneau de Dieu ; nous avouons que la manière du moyen fige est bien plus énergique, qu'elle parle bien plus éloquemment aux yeux ; or, c'est à ce dernier résultat qu'il faut surtout viser dans la peinture et la sculpture. Nous pourrions ajouter comme détail accessoire, que le Précurseur est vêtu d'une simple peau de bête, qui laisse voir ses jambes nues, laquelle peau est serrée à la taille par une ceinture de cuir. - Voilà, nous le répétons, le principal attribut de saint Jean, dans l'art populaire. Si l'on veut représenter le Précurseur exerçant la fonction qui lui a valu son nom populaire de Baptiste, il faut toujours le montrer donnant le baptême par immersion, et se garder de lui mettre à la main une coquille, qui ne peut que désigner le baptême par effusion. - Sa captivité se reconnaît facilement à une porte grillée, et sa décollation à une tête dans un plat. - Enfin, dans les scènes du jugement dernier, la sainte Vierge est à genoux à la droite da Sauveur, et le Précurseur à sa gauche ; au-dessous sont les Apôtres, etc. Le peintre André del Sarte a donné en onze planches estimées la suite de la vie de saint Jean-Baptiste.

Saint Jean-Baptiste est le patron d'un grand nombre de villes et de pays qu'il serait trop long de nommer. Il est particulièrement invoqué par les couteliers et les fourbisseurs, à cause du coutelas qui servit à lui trancher la tête ; - par les ceinturoniers, à cause de la ceinture de cuir que lui fait porter l'évangéliste saint Marc ; - par les oiseliers à Liège, parce que sans doute Jean avait vécu libre et loin des villes, comme l'oiseau des champs, avant son emprisonnement; - par les peaussiers et les tailleurs ; - pour les agneaux, cela se conçoit ; - contre l'épilepsie, les convulsions, les spasmes et la grêle. Nous ne saurions expliquer ces derniers patronages, sinon par cette raison générale, que le crédit de saint Jean était sans doute réputé universel.

[1] Lc I, 7.

[2] Lc I.

[3] Lc I.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Cf. Cardinal Hugues, Cassien, S. Bonaventure, S. Pierre Damien, Cornelius a Lapide, D’Allioli, etc.

[8] Bossuet, XV sem., Elev. 1.

[9] Ps. XVIII, 3.

[10] Ex, XIII.

[11] Ibid.

[12] Nb, VI.

[13] Mt II, 16.

[14] Cornelius a Lapide in Matth.

[15] Lib. II Saturnal., c. 4.

[16] S. Basile, de hum. Christi generatione.

[17] Elev. 7, XV sem.

[18] Serm. I, de Adv.

[19] Dt XVI, 16.

[20] Lc II, 41.

[21] S. Aug., serm. CCLXXXVIII.

[22] Jn, I.

[23] Ibid, V.

[24] Bourdaloue, sermon pour la fête de saint Jean-Baptiste.

[25] Epist. XLII.

[26] Mt XVIII, 10.

[27] D’un mot grec que l’on traduit ordinairement ici par sauterelles.

[28] Bréviaire romain.

[29] Bossuet, XV sem. 7 elev.

[30] Ac XIX.

[31] Mt XI, 12.

[32] Mt III ; Mc, I ; Lc III.

[33] Mt III, 7.

[34] Die 16 Julii.

[35] Jn IV, 2.

[36] Ac I, 21.

[37] Jn I.

[38] Ac XVIII, 24.

[39] Ps CVII, 10.

[40] Elév., XXI sem.

[41] Is LIII, 5.

[42] Bossuet, Elév., XXII sem.

[43] Jn V.

[44] Eccl. XXXI, 9.

[45] Elév., sem. 5, XXII.

[46] Dt XVIII.

[47] Is LXI.