Conférence du T.R.P. Jacques de Lillers m Considérations sur Maître Eckhart.
Introduction. Il y a peu d’années, regardant à la fin d’un cours les notes prises par l’un de vos anciens, je notais celle-ci (c’était une remarque que j’avais faite en début de cours) : « Nous ne parlerons pas de l’école rhéno-flamande ».[1] Je fus étonné que ce point ait particulièrement attiré l’attention : qu’est-ce qu’un séminariste, me disais-je, peut bien connaître de cette école de spiritualité ? Mais voici qu’il m’est demandé de vous dire quelques mots sur Maître Eckhart qui est le principal théoricien de l’école mystique rhénane. Une étude exhaustive de son enseignement (qui est resté d’ailleurs inachevé et ne nous a été transmis qu’imparfaitement) ne sera pas possible ici : elle demanderait trop de temps – d’ailleurs, le Dictionnaire de Spiritualité synthétise bien, à mon sens, ce que l’on en peut dire aujourd’hui, compte tenu des travaux récents d’édition de ses œuvres et des efforts contemporains pour mieux pénétrer sa pensée.[2] Mais il y a ce que les contemporains passent un peu trop facilement sous silence et qui justifie les réticences d’un professeur de théologie spirituelle, je ne dis pas seulement à donner toute la place requise, mais simplement à faire place à un auteur comme Maître Eckhart dans ce qui ne peut être qu’une introduction pour séminaristes encore débutants en la matière. Nous parlerons donc de la vie de Maître Eckhart, puis nous nous efforcerons de mettre à nu les principales difficultés posées par son enseignement : cela, quoi qu’il en soit du mérite propre du Maître. I- Les grandes lignes de la vie de Maître Eckhart. 1/ Maître Eckhart est né vers 1260 à Hocheim près de Gotha en Thuringe.[3] Entré dans l’ordre des Frères Prêcheurs (sans doute à Erfurt), il est possible qu’il ait été l’élève de S.Albert le Grand au Studium generale de Cologne avant 1280 : un certain nombre de références affectueuses au saint dans ses sermons le suggèrent. De Cologne, il passa ensuite à l’université de Paris où on le trouve en 1293-1294 comme « bachelier sentenciaire ».[4] Entre 1294 et 1298 il devient prieur du couvent dominicain d’Erfurt et vicaire de la « nation » de Thuringe.[5] En 1302 il obtient la maîtrise en théologie à l’université de Paris et occupe pendant l’année scolaire 1302-1303 la chaire réservée aux dominicains étrangers. A Erfurt en 1303, il est élu prieur provincial de la nouvelle province de Saxe, charge qu’il assumera jusqu’en 1311. Pendant cette période, il prend part aux chapitres généraux de l’ordre et préside chaque année, à des endroits différents, les chapitres provinciaux. Le 14 mai 1307, le chapitre général ajoute à ses charges celle de vicaire général de l’ordre pour la province de Bohème. En 1311, libéré de ses fonctions de prieur provincial, il est envoyé une seconde fois à Paris pour enseigner pendant deux ans (1311-1313) : ce qui était un honneur très rare. Après 1313 il devient vicaire du général de l’ordre et est chargé de la direction spirituelle des sœurs de la province de Teutonie avec résidence à Strasbourg. Il prêche en allemand et poursuit sans doute la rédaction déjà commencée de son Opus tripartitum (en langue latine), fruit de son enseignement. Entre 1322 et 1325, il reçoit du général de l’ordre la direction du Studium generale de Cologne ; il prêche dans cette ville en langue vulgaire. A partir de 1325, le bruit commence à courir que l’influence de ses sermons sur le peuple est pernicieuse. Le dominicain Nicolas de Strasbourg, en qualité de visiteur et devant les dénonciations dont Maître Eckhart fait l’objet, se voit contraint d’ouvrir contre lui une enquête disciplinaire qui se termine par un non-lieu, ce qui déplaît à ses détracteurs. Aussi, en 1326, c’est au tour de l’archevêque de Cologne, Henri de Virnebourg, d’ouvrir contre lui un procès inquisitorial : plusieurs listes de d’assertions suspectes sont dressées ; nous en possédons encore deux dont l’une contient 59 propositions auxquelles sont jointes les réponses que fit le Maître quand elles lui furent soumises. Le 24 Janvier 1327 il porte sa cause devant le pape et proteste solennellement de son innocence devant les fidèles le 22 Février suivant. Il meurt à Avignon pendant l’instruction de sa cause peu de temps après (fin 1327 ou début 1328). En définitive Jean XXII, dans la bulle In agro dominico (27 Mars 1329), condamne 17 propositions tirées des œuvres du Maître comme hérétiques et en déclare onze autres suspectes d’hérésie. Il ajoute qu’Eckhart, à la fin de sa vie, s’est soumis d’avance à la décision du Siège Apostolique. La publication de la Bulle est limitée au diocèse de Cologne. 2/ La simple lecture de cette brève notice nous fait saisir que Maître Eckhart n’est en aucune façon un original ayant vécu en marge de son ordre : c’est au contraire un théologien renommé, de réputation internationale (l’université de Paris était alors la référence suprême en théologie et la durée de son enseignement est le signe incontestable d’un faveur exceptionnelle) ; c’est encore un religieux particulièrement estimé pour son discernement spirituel et pour ses dons de gouvernement, lesquels lui ont valu d’être honoré de charges qui comptent parmi les plus importantes de son ordre. Enfin le tableau serait incomplet si on ne notait pas qu’il peut être considéré comme le fondateur de l’école de spiritualité que l’on nomme couramment rhéno-flamande : de la spiritualité rhénane tout d’abord dont les principaux représentants sont ses disciples, Jean Tauler et le Bx Henri Suso, tous deux dominicains ; de la spiritualité flamande elle-même, même si le Bx Ruysbroeck et ses disciples l’ont attaqué dans leurs œuvres : car les liens de ce dernier avec Tauler et Suso sont indéniables et qu’il a influencé toute l’école flamande de spiritualité ; car l’un au moins de ses propres disciples s’inspire autant de l’œuvre de Maître Eckhart que de la sienne.[6] Si on ne notait pas encore qu’il eut par la suite, parmi ses défenseurs, deux personnalités marquantes en la personne du Cardinal Nicolas de Cues et de S.Pierre Canisius, Docteur de l’Eglise. II- La condamnation. 1/ La faveur renouvelée dont jouit Maître Eckhart butte sur ce fait indéniable : il y a eu condamnation, et condamnation portée par le Siège Apostolique à l’encontre de son enseignement. La tentation est grande alors de chercher à la minimiser. Comme la condamnation du Maître fut l’œuvre de Jean XXII qui rétracta sur son lit de mort une thèse contraire à la Tradition de l’Eglise et qu’il avait continué à soutenir comme pape, on en est venu à écrire : « Nous avons donc un pape hérétique qui déclare Eckhart hérétique sans en avoir lu l’œuvre ni écouté la défense »[7] – ce qui est une curieuse façon d’interpréter un procès en tous points régulier, respectueux du prévenu et soucieux d’objectivité[8]… et de comprendre le charisme pontifical d’infaillibilité. D’autres, plus respectueux, pensent pouvoir affirmer que l’infaillibilité pontificale n’a pas été engagée dans la condamnation du fait que sa promulgation fut limitée au diocèse de Cologne : c’est oublier que la forme choisie pour cette condamnation, celle d’une bulle, est la plus solennelle que peut employer l’Eglise ; elle engage donc forcément l’infaillibilité en matière de doctrine selon les termes mêmes de la définition de Vatican I.[9] La non-promulgation à toute l’Eglise de la condamnation n’est qu’une faveur supplémentaire faite par le pape à la mémoire de Maître Eckhart et un témoignage de son estime personnelle.[10] Ce n’est pas le Maître que la bulle a entendu condamner, pas même directement sa pensée théologique, mais (comme il advient toujours) ce qui en avait été compris et déconcertait, spécialement à Cologne, la foi des fidèles. 2/ Mais revenons sur les circonstances de cette condamnation. a) Tout d’abord elle a été, comme on l’a dit, directement provoquée par les troubles occasionnés par la prédication du Maître en langue vulgaire, laquelle semblait le rapprocher de mouvements exaltés que l’on peut regrouper sous le nom de Frères du Libre Esprit, très actifs dans l’Europe du Nord en ce temps-là – sans doute aussi, comme par ricochet, en raison de l’enseignement spirituel qu’il distribuait oralement depuis longtemps.[11] Il y a en effet chez lui des audaces verbales qui sont instinctivement comprises dans un sens hétérodoxe et il est impossible de demander à de simples fidèles (ou encore à des religieuses) d’étudier plume en main tout le cheminement de la pensée d’un auteur aussi subtil pour en saisir le sens exact et orthodoxe.[12] A ce propos il serait inconvenant d’aller prétendre que seuls des simples d’esprits pouvaient se méprendre : Ruysbroeck est tout autre chose qu’un simple d’esprit, il est contemporain d’Eckhart et il l’a toujours tenu pour un adepte du Libre Esprit ; Le Bx Suso lui-même n’a pas entendu disculper son maître de toute erreur : « Il veut simplement montrer que, si ce maître s’est trompé dans quelques endroits, dans d’autres il a eu une doctrine parfaitement orthodoxe, qu’il est impossible de le justifier en toute chose, mais que cependant sa doctrine n’a jamais été absolument celle des béghards ».[13] Il semble par ailleurs avéré maintenant que la doctrine spirituelle exposée par la Béguine Marguerite Porète, mystique du Hainaut brûlée vive en place de Grève à Paris le 1er juin 1310 en même temps que son Mirouer des simples âmes anienties n’est pas sans lien avec l’enseignement de Maître Eckhart, et certains font même d’elle l’une de ses disciples (ce qui n’est pas impossible mais peut être contesté)[14] : or cette sainte âme défendait, avec des thèses qu’on appellera "eckhartiennes" et qui peuvent être comprises dans un sens catholique (à condition d’y mettre de la bonne volonté) la doctrine hérétique, typique des adeptes du Libre Esprit, selon laquelle l’âme parvenue à l’état mystique doit renoncer à toutes les vertus et à toutes les bonnes œuvres ; et cela en continuité (du moins pour elle) avec les thèses précédentes.[15] b) On ne peut soutenir avec sincérité que Maître Eckhart n’a pas eu la possibilité d’expliquer ses positions devant ses juges. C’est après l’avoir entendu sur les difficultés posées par son enseignement tel qu’il avait été rapporté (ou même rédigé) que des formules qu’il a reconnues pour siennes ont été censurées par la bulle pontificale : non pas bien sûr compte tenu du sens qu’elles pouvaient avoir dans son esprit et replacées dans le cadre de sa propre synthèse théologique (dont l’expression écrite, rappelons-le, n’a jamais été achevée), mais selon le sens obvie qu’elles avaient pour tout esprit non prévenu – autrement dit le sens que donnaient immanquablement les auditeurs de son enseignement aux formules par lesquelles il l’exprimait. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les théologiens pontificaux ont été plus attentifs à la nocivité intrinsèque des formules qu’aux explications qu’en donnait le Maître.[16] Or, prises selon leur sens obvie, on ne voit pas comment les propositions condamnées ne méritaient pas la censure doctrinale qui leur a été infligée. Il est donc pour le moins osé d’en appeler, au nom de l’orthodoxie foncière de leur auteur, à une révision de la sentence.[17] c) Mais, pour vous laisser juger par vous-mêmes, permettez-moi de vous citer certaines des propositions censurées comme hérétiques[18] : Prop.4 : Dans toute œuvre même mauvaise – mauvaise, dis-je, tant du mal de la peine que du mal de la coulpe – se manifeste et brille également la gloire de Dieu. Prop.6 : Celui qui blasphème loue Dieu. Prop.9 : J’ai récemment pensé à ceci : voudrais-je recevoir quelque chose de Dieu ou le désirer ? Là dessus je veux très bien délibérer, car là où je serais en recevant quelque chose de Dieu, je serais sous lui comme son inférieur, comme un serviteur ou un esclave, et Lui serait comme un maître en me le donnant : et ainsi ne devons-nous pas être dans la vie éternelle. Prop.10 : Nos sommes transformés totalement en Dieu et changés en lui, comme dans l’Eucharistie le pain est changé au Corps du Christ : ainsi je suis changé en Lui parce qu’il me fait son être un et non seulement semblable. Par le Dieu vivant il est vrai que là il n’y a aucune distinction. Prop.13 : Tout ce qui est propre à la nature divine est propre en entier à l’homme juste et divin ; c’est pourquoi cet homme opère tout ce que Dieu opère, et il a créé ensemble avec Dieu le ciel et la terre, et il est générateur du Verbe divin, et Dieu sans cet homme ne saurait faire quelque chose. Prop.15 : L’homme qui aurait commis mille péchés mortels, cet homme-là, s’il était bien disposé, ne devrait pas vouloir ne pas les avoirs commis.[19] Quelques soient les mérites personnels de Maître Eckhart il était difficile qu’il ne scandalisât pas les simples quant il proférait de semblables sentences de but en blanc dans ses sermons : vous trouverez des propositions voisines condamnées chez les béghards ou à propos du quiétisme (et je ne suis sans doute pas exhaustif). On dit souvent des trois premières propositions condamnées (je ne les ai pas citées) qu’elles visent aussi bien S.Thomas. C’est en effet possible, mais dans tous les cas jamais le Docteur Angélique n’aurait admis la façon dont elles sont exprimées : pour sûr, il les eût censurées avec la même note que la bulle.[20] D’aucuns mettent encore en avant les audaces qu’ils croient trouver chez un S.Jean de la Croix (par exemple à propos de la proposition 13) – et il est vrai que le langage de la théologie mystique, en raison même de la difficulté de ce qu’elle doit exprimer, peut fort bien donner prise à des interprétations inexactes. Mais, chez le Docteur Mystique,[21] rien n’est amené qui ne soit expliqué en détail de sorte que toute interprétation hétérodoxe, pour qui veut le lire attentivement, est exclue. Maître Eckhart, par contre, semble avoir été incapable de ménager tant soit peu ses auditeurs. Ce qui a été condamné, c’est ce qu’ils avaient retenu de son enseignement et qui était hétérodoxe. * * Nous avons comme en concentré, dans la condamnation pontificale, la raison des difficultés que pose le Maître à la théologie spirituelle, cela quoi qu’il en soit de ses mérites propres et de son orthodoxie personnelle. Nous allons maintenant nous efforcer de les mettre plus explicitement en évidence. III- Une expression outrancière jusqu'au paradoxe. 1/ Jeanne Ancelet-Hustache, qui ne peut être citée comme témoin à charge contre Maître Eckhart, note ceci : « Même quand il n’a pas été trahi par les notes de ses auditeurs, la passion religieuse, son désir pastoral de donner à sa pensée un tour qui frappe et pénètre les esprits, sa fougue oratoire, l’emportent souvent jusqu’aux plus extrêmes paradoxes. En voici un exemple simple et incontestable. Il veut expliquer que les facultés de l’âme restent jeunes, indépendantes du temporel : Hier, je prononçais une parole qui paraît vraiment incroyable. Je disais : Jérusalem est aussi proche de mon âme que le lieu où je suis maintenant. Oui, en toute vérité : ce qui est éloigné de plus de mille lieues encore que Jérusalem est aussi proche de mon âme que mon propre corps. J’en suis aussi sûr que d’être un être humain, et il est facile aux clercs instruits de le comprendre (Sermon : Adolescens tibi dico : surge !). Il dira dans le même style : Dieu et la déité sont aussi différents l’un de l’autre que le ciel et la terre… Dieu opère, la déité n’opère pas, elle n’a rien à opérer, il n’y a pas d’opération en elle, elle n’a jamais eu aucune opération en vue. Dieu et la déité diffèrent par l’agir et le non agir (Sermon : Nolite timere eos…). »[22] 2/ Elle note encore que « Pour Eckhart comme pour S.Thomas et toute la scolastique, les idées des choses créées sont en Dieu, acte pur, comme dans leur exemplaire éternel… » Et de citer ce texte parfaitement classique du Maître : « Lorsque nous disons que toutes choses sont en Dieu, nous entendons que, de même qu’il est dans sa nature sans aucune distinction, et cependant absolument distinct de toutes choses, de même en lui toutes choses sont dans la plus grande distinction et cependant non distinctes… »[23] Ce thème, cependant, trouve une expression autrement audacieuse dans les sermons allemands : « C’est là [en Dieu] que j’ai éternellement reposé et sommeillé dans la connaissance cachée du Père éternel, demeurant en lui, inexprimé » (Sermon : Ave gratia plena.). « Dans cet être de Dieu où Dieu est au-dessus de tout être et de toute distinction, j’étais moi-même, je me voulais moi-même, je me connaissais moi-même, voulant créer l’homme que je suis. Et c’est pourquoi je suis la cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel » (Sermon : Beati pauperes spiritu.). 3/ Sur un autre sujet brûlant, celui du rapport entre le Créateur et sa créature, et malgré l’avis de notre critique, il n’en reste pas moins que le Maître a des formules passablement troublantes pour un esprit non averti. Ainsi celle-ci tirée du Sermon Ave, gratia plena : « Lorsque le Père engendra toutes les créatures, il m’engendra et je sortis de lui avec toutes les créatures et demeurai pourtant à l’intérieur du Père. De même la parole que je prononce maintenant jaillit en moi, ensuite je m’arrête à mon idée, en troisième lieu je l’exprime et vous la recevez tous ; cependant elle demeure véritablement en moi. De même je suis demeuré dans le Père. » Certes, Eckhart « établit nettement la distinction entre la création active de Dieu immuable et la création subordonnée au temps »[24] ; il marque encore la distinction essentielle qui sépare le Fils des créatures. Mais ne concevrait-il pas la création comme une sorte d’émanation à partir de la substance divine ? Les auditeurs du sermon on pu se le demander : et cela d’autant plus que l’enthousiasme l’amène à des formules où l’identification paulinienne de l’âme au Christ dans l’union mystique est perçue sur le mode de l’identité pure et simple ; des formules qui semblent donner à penser que Dieu nous engendre nécessairement en même temps que son Fils : « Le Père engendre son Fils dans l’éternité, semblable à lui-même. "Le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu" : il était identique à lui dans la même nature. Je dis de plus : il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle est près de lui et de même il est près d’elle, mais il est en elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme de la même manière qu’il l’engendre dans l’éternité, et non autrement. Il lui faut le faire, qu’il en ait joie ou peine. Le Père engendre sans cesse son Fils et je dis plus encore : il m’engendre en tant que son Fils et le même Fils. Je dis davantage : il m’engendre non seulement en tant que son fils, il m’engendre en tant que lui, et moi en tant que son être et sa nature. Dans la source la plus profonde, je sourds dans le Saint-Esprit ; c’est là une vie, un être, une opération. Tout ce que Dieu opère est un ; c’est pourquoi il m’engendre en tant que son Fils, sans aucune différence » (Sermon : Justi vivent in æternum). Jeanne Ancelet-Hustache note que « la bulle de condamnation retiendra les plus audacieuses de ces propositions ». Qu’elle me pardonne, mais le magistère de l’Eglise pouvait-il agir autrement ? Que croit-elle que comprenaient les auditeurs ? Pense-t-elle qu’ils avaient sous les yeux l’intégrale des sermons et traités du Maître ? Juge-t-elle que sa pensée, telle qu’elle est exprimée ici dans sa rudesse et sans plus d’explications, n’était pas à tout le moins exagérée et condamnable ? 4/ Fernand Brunner à noté la tendance de Maître Eckhart à l’outrance et au paradoxe.[25] Il la justifie ainsi : « Parce qu’il se situe vers la fin d’une tradition qui a déjà dit tant de choses et si bien, Eckhart choisit délibérément de dire peu et de se limiter au nouveau et à l’inhabituel, au risque de paraître tomber dans le douteux et l’extravagant. C’est là un trait qu’il convient de relever : il n’est pas sans importance, puisqu’il explique dans une large mesure la condamnation de 1329… Cette méthode de choc pour ouvrir l’esprit aux réalités spirituelles… est sensible surtout dans les sermons allemands. »[26] Il ajoute un peu plus loin cette remarque complémentaire : « Il se peut encore qu’il y ait chez le Maître, surtout dans les sermons allemands, un défi jeté à la systématisation, une certaine volonté de jouer avec la matière spéculative, de façon à briser l’asservissement au verbe et à élever la conscience à une connaissance de la transcendance, qui dépasse le langage et l’intelligence discursive. »[27] Ces remarques me semblent très justes mais elles montrent à elles-seules la difficulté pour un professeur d’intégrer Maître Eckhart dans une introduction suivie à la théologie ascétique et mystique, laquelle doit être claire, précise, exacte et dépourvue de tout risque d’ambiguïté. * * Compte tenu des exemples que je viens de donner, il me paraît évident que se lancer dans la lecture de Maître Eckhart sans une préparation théologique suffisante est une imprudence : c’est ouvrir la porte aux plus graves divagations tant au plan de la dogmatique que de la spiritualité. Voilà donc la première raison de mes réticences. Mais cette première raison m’amène très naturellement à la seconde. IV- Une théologie abstruse jusqu’à l’ambiguïté et dont l’inspiration n’est pas thomiste. 1/ A propos du dernier texte du Maître que nous venons de citer, Jeanne Ancelet-Hustache note : « On comprend dans une certaine mesure que les premiers commentateurs modernes, qui connaissaient mal la science scolastique dont Eckhart s’était nourri et n’avaient pu lire ni ses œuvres latines ni les pièces du procès, aient ici parlé de panthéisme. Une lecture plus attentive des textes allemands les eût cependant déjà mis en garde : "Je prends un bassin avec de l’eau, j’y met un miroir et je le place sous le disque du soleil ; le soleil envoie ses rayons lumineux hors de son disque et des profondeurs du soleil sans cependant disparaître. Le reflet du miroir dans le soleil est soleil dans le soleil, et pourtant le miroir est ce qu’il est. Il en est de même de Dieu. Dieu est dans l’âme avec sa nature, avec son être et sa déité, et pourtant il n’est pas l’âme. Ce reflet de l’âme est Dieu en Dieu, et cependant elle est ce qu’elle est" (Sermon : Nolite timere eos). »[28] Je reconnais volontiers que ce passage est exempt de tout panthéisme, mais justifie-t-il à lui seul les passages douteux sur ce point des sermons du Maître ? N’y a-t-il pas chez le Maître des tendances au panthéisme qui se manifestent à l’occasion sous l’effet de l’enthousiasme et de l’émotion qui l’envahissent en cours de prédication ? Et puis est-il si recommandable, ce texte de référence ? L’image du miroir est-elle employée avec exactitude ? Par ailleurs, comparaison n’est pas raison : la comparaison effectuée respecte-t-elle bien l’analogie nécessaire quand on passe du plan de la créature à Dieu ? A moi, il ne semble pas exact (à tout le moins) d’affirmer sans nuances que « ce reflet de l’âme est Dieu en Dieu ». On me dira que les auteurs spirituels ont souvent (et nécessairement) des audaces qui se comprennent en raison du sujet très élevé au-dessus de notre expérience humaine dont ils traitent et parce qu’ils ne sont pas théologiens de profession. C’est vrai : malheureusement Maître Eckhart est théologien de profession ; par ailleurs, vous ne rencontrerez pas de ces ambiguïtés chez une Ste Catherine de Sienne, une Ste Thérèse d’Avila ou un S.Jean de la Croix, Docteurs de l’Eglise 2/ Même imprécision dans ce texte abstrus touchant la connaissance mystique, quoique l’on puisse y discerner comme la trace de développements que vous pourrez retrouver chez le Docteur Mystique : « Dans la percée, où je suis libéré de ma propre volonté, de la volonté de Dieu, de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créatures et je suis ni Dieu ni créature, je suis bien plutôt ce que j’étais et ce que je demeurerai maintenant et à jamais. Je reçois une impulsion qui doit m’élever au-dessus de tous les anges. Dans cet élan, je reçois une si grande richesse que Dieu ne peut me suffire, selon tout ce qui fait qu’il est Dieu avec toutes ses opérations divines, car ce qui m’est donné dans cette percée, c’est que Dieu et moi, nous sommes un. Là, je suis ce que j’étais sans décroître ou croître, car je suis là une cause immobile qui meut toute chose. Ici, Dieu ne trouve plus de lieu dans l’homme, car, par cette pauvreté, l’homme acquiert ce qu’il a été éternellement et demeurera toujours. Ici, Dieu est un avec l’esprit, et c’est la pauvreté la plus intime que l’on puisse trouver. » (Sermon : Beati pauperes spiritu). Pourquoi dans cet état mystique que le Maître nomme « la percée », « je suis ce que j’étais » ?[29] Pourquoi « l’homme acquiert-il alors ce qu’il a été éternellement » ? Pourquoi « Dieu ne peut-il pas me suffire alors » ? Que de problèmes que le lecteur novice aura du mal à bien résoudre, même avec l’aide de Jeanne Ancelet-Hustache ![30] 3/ Fernand Brunner résout en ces termes les difficultés qui ont fait accuser Maître Eckhart d’immanentisme et qu’on a relevées : « Pour saisir la pensée de Maître Eckhart et pour éviter l’accusation facile d’immanentisme, il faut se défaire de toute représentation statique des rapports de la créature avec Dieu. En effet, dans l’ordre de l’être d’abord, la créature est une avec Dieu dans sa dépendance à son égard, en vertu du don continuel que Dieu lui fait de l’être en se prolongeant, pour ainsi parler, jusqu’à elle. Le symbole de l’étincelle venue des étoiles exprime excellemment cette communication de l’être. Ensuite, dans l’ordre de la vie spirituelle, l’unité de l’âme avec Dieu est une vérité à découvrir et un bien à atteindre : elle est le terme d’un devenir qui transfigure l’âme humaine et la déifie ; elle est la découverte et l’expérience auxquelles aboutit la voie du retour. L’homme n’est pas l’Image de Dieu ; il est à l’image de Dieu ; il n’est pas le Fils de Dieu, mais son fils adoptif, et ainsi de suite. Mais il est image par l’Image et fils par le Fils. L’unité avec Dieu est ainsi une promesse et un but pour l’homme. Quoique effective de toute éternité en Dieu, l’unité de l’âme avec Dieu, qui est finalement l’identité de Dieu avec lui-même, est en l’homme l’œuvre de la grâce et du détachement. »[31] Il est clair que cette mise au point met en lumière l’orthodoxie foncière de la pensée eckhartienne, mais en dissipe-t-elle toutes les obscurités ? N’a-t-elle pas parfois elle-même un caractère ambigu : l’image de l’étincelle convient parfaitement à un panthéisme émanatiste ? Pour mettre ce point davantage en lumière revenons sur les sermons qui, s’appuyant de fait sur la doctrine de notre divinisation par la grâce, insistent de façon exagérée sur notre union au Fils unique du Père ; ceci en nous mettant encore à l’école de Fernand Brunner : « [Maître Eckhart] répète simplement que sorti de soi, l’homme serait le Fils unique et aurait en propre ce que le Fils unique a en propre. On se demandera comment il peut user du mot eigen, propre, à soi, alors qu’il invite très souvent ses auditeurs à quitter l’eigenschaft, la possession : et comment il peut effacer la distinction entre le fils adoptif de Dieu et le Fils de Dieu par nature. La réponse est la suivante. C’est lorsqu’il a renoncé à tout esprit de possession que l’homme possède les biens du Christ ; c’est à dire qu’à ce moment il ne possède rien ou que le Christ se possède en lui. Et Maître Eckhart a déclaré à propos de notre sermon,[32] que "c’est en vain que nous serions fils de Dieu si ce n’était par celui qui est vraiment Fils de Dieu naturellement, puisqu’il est le premier-né parmi beaucoup de frères et le premier-né de toute créature"… La pensée du Maître s’éclaire quand on se souvient que les analogués ne possèdent pas, enracinée en eux, la forme selon laquelle ils sont analogués.[33] Il n’y a donc nul danger à supprimer la distinction entre le Fils et l’âme, si l’âme ne possède pas le Fils, sinon lorsqu’elle est dépouillée d’elle-même et vit non plus par elle-même, mais par le Fils. En un sens, le Fils demeure donc seul à posséder sa propre perfection, et ce n’est pas offenser sa transcendance que de dire que l’homme, en tant que fils de Dieu, est le Fils de Dieu lui-même. On ne rencontre pas, dans le douzième sermon allemand, le thème eckhartien célèbre de la naissance du Fils dans l’âme (…), mais il y est implicite, car sortir de soi de manière à être le Fils de Dieu – pour reprendre les termes de cette prédication –, c’est aussi bien donner la naissance au Fils de Dieu. Le Fils naît dans l’âme, enseigne Eckhart communément, quand l’âme s’élève au-dessus du temps jusqu’au maintenant éternel, quand la volonté humaine ne fait qu’un avec celle de Dieu, quand l’homme agit par vertu, etc. »[34] 4/ Je ne sais si ces éclaircissements dissipent toutes les obscurités que vous pouvez percevoir dans la pensée du Maître ; si même ils n’en font pas naître de nouvelles. Je ne m’en inquiète pas cependant car la solution de toutes les difficultés rencontrées se trouve dans l’allusion que Brunner fait de l’analogie chez Maître Eckhart, point qu’il a développé auparavant. Celui-ci insiste tellement sur l’analogie d’attribution extrinsèque qu’il semble presque y réduire l’analogie de l’être ; de toute façon son point de vue sur ce point s’oppose à celui du Docteur Angélique.[35] Par ailleurs (et en harmonie avec son approche de l’analogie de l’être), l’exemplarité platonicienne guide toute sa réflexion quoique celle-ci demeure pleinement chrétienne. De la sorte, même si « la créature, à ses yeux, a un être et des perfections qui lui sont propres »[36] la pleine perfection de son être se trouve d’abord et avant tout dans la pensée divine, ce qui explique des identifications sans cela inadmissibles pour un catholique. En particulier, les affirmations et les images qui sont facilement comprises dans le sens du panthéisme se justifient alors très bien… mais pas dans le cadre de la dogmatique : dans celui de la théologie spirituelle.[37] Fernand Brunner est le premier à reconnaître que la doctrine de l’être de Maître Eckhart diffère grandement de celle de S.Thomas[38] ; il avait précisé plus haut : « Ce qu’on sait de Hugues Ripelin, d’Ulric de Strasbourg, de Dietrich de Freiberg, de Berthold de Mosbourg, nous fait entrevoir un milieu intellectuel dominicain sur lequel l’empreinte du néo-platonisme est notablement plus forte qu’elle ne l’est sur S.Thomas d’Aquin et qu’elle ne le sera bientôt dans son ordre tout entier. Il est certain que le dominicain thuringien a reçu dans ce milieu une marque indélébile en accord avec son génie et il faut se garder de voir en lui un isolé dans un ordre voué à l’admiration d’Aristote et de S.Thomas ».[39] Mais c’est justement cela qui fait difficulté pour moi : comment, en utilisant le Maître, présenter une théologie mystique en pleine harmonie avec la synthèse dont S.Thomas est le maître ? Comment dissiper devant un auditoire encore novice les obscurités qui naîtront inévitablement de cet affrontement et qui s’ajouteront à celles dont la pensée du Maître est prégnante ; aux paradoxes dont il est friand ? C’est une tâche qui me semble difficile, au moins pour un cours d’initiation ; et – je le remarque – c’est la raison pour laquelle il ne faut pas compter sur moi pour rechercher dans S.Jean de la Croix – alors que sa théologie mystique et la synthèse thomiste s’harmonisent parfaitement – tous les points où d’aucuns l’opposent au Docteur Angélique. Une difficulté de plus, donc, et une majeure. V- Un parrainage équivoque. 1/ Les considérations qui précèdent justifient à mon sens parfaitement la condamnation de 1329 en même temps qu’elles montrent bien, ce semble, que la théologie de Maître Eckhart n’était pas en elle-même condamnable : mais autre est une théologie prise en elle-même, autre ce que le commun des gens en déduit et ce sont les interprétations hétérodoxes de la pensée du Maître que l’Eglise se devait de montrer du doigt et de conjurer : et l’on a vu qu’elles ont fleuri du temps même du Maître.[40] Fernand Brunner lui-même le reconnaît implicitement. Après avoir noté en conclusion de son étude (remarque que l’on ne contredira pas) : « On voit l’étonnante richesse de pensée qu’un sermon eckhartien peut contenir en quelques pages et comment la doctrine spirituelle y est en parfaite harmonie avec l’enseignement métaphysique et théologique et le suppose à tout moment »,[41] il ajoute : « Hélas ! Il est aisé d’interpréter d’une manière erronée la doctrine théorique du Maître ; il en va de même de sa doctrine pratique ».[42] 2/ Or c’est un fait : le renouveau de faveur que Maître Eckhart a retrouvé à l’époque contemporaine lui vient précisément de ce qu’une interprétation tendancieuse de son œuvre permet d’en faire le père de tous les syncrétismes ; de ce que la tendance syncrétiste est une caractéristique d’un monde qui ne veut plus de certitudes absolues et intangibles et où les doctrines religieuses ne sont reçues que dans la mesure où elles sont aptes à se dissoudre dans le sentiment. Permettez-moi de vous fournir, pris chez un spécialiste, un exemple de ces parrainages douteux (pour un catholique) que le Maître a trouvé dans l’intelligentsia contemporaine, cela par le moyen de deux citations : a) « La connaissance et la compréhension de ce que sont les êtres humains, de ce qu’ils sont au fond de leur cœur, devraient exister dans l’Eglise, car la religion se doit d’atteindre le fond du cœur de l’homme. Mais ceux qui vont chercher une aide auprès des prêtres et des directeurs spirituels sont souvent déçus. L’Eglise, comme Jésus même, affirme savoir ce qui est dans l’homme (Jn.2,25). Mais le sait-elle vraiment ? Jung observe avec justesse qu’aux yeux de la religion officielle l’âme humaine, avec ses profondeurs cachées, ses abîmes obscurs, n’a pas de vraie réalité. Pour un prêtre, l’âme est quelque chose qu’il lui faut intégrer dans une charpente dogmatique ou liturgique. Cela ne satisfait pas l’homme qui est en recherche ; il veut comprendre pourquoi il est là ; il veut être guidé dans la réalisation et dans l’acceptation des profondeurs de son être, sans se soucier si cela concorde ou non avec le dogme de l’Eglise officielle. Et il a peut-être raison de penser qu’il doit y avoir quelque chose de faux dans un dogme qui ne correspond pas à la vérité humaine dont il fait l’expérience. Cela ne sert à rien de dire : "Je suis sauvé par le Christ", si mon expérience personnelle est une expérience d’aliénation et d’inauthenticité, même si je me trouve au cœur de l’Eglise et de la communauté des croyants. C’est la raison pour laquelle tant de gens vont voir le psychiatre plutôt que le prêtre ; la raison pour laquelle aussi beaucoup vont vers des maîtres bouddhistes, hindous ou soufis. Ils espèrent, et souvent avec raison, y trouver une connaissance fine et approfondie de la vie de l’esprit, ainsi qu’une justesse dans la direction et dans la formation pratiques, qui sont rarement égalées dans le camp chrétien. Mais avant de nous tourner vers l’Orient, pour y trouver la direction spirituelle et la connaissance que nous recherchons, ne serait-il pas judicieux de réexaminer d’abord notre propre tradition chrétienne, pour voir si ce que nous cherchons ne s’y trouve pas déjà, là sous nos yeux, sans que nous nous en apercevions. Si nous tentons cela, Eckhart sera l’un de ceux qui pourra nous y aider le plus ; car, même s’il n’est plus de ce monde, il continue à nous parler de façon très directe. Ses œuvres lui survivent et elles touchent à des choses qui nous concernent fortement. Il entrevoit clairement que la vie spirituelle n’a d’importance que si on la met en relation avec ce qui se passe en nous. Cela n’a pas de sens de prêcher le Christ, si le Christ est perçu uniquement comme quelqu’un qui nous est extérieur (…). Pour Eckhart, nous allons le voir, Dieu est avant tout une réalité que l’on doit expérimenter de l’intérieur ; c’est là une vérité qui parle profondément à notre temps, comme à toute époque de transition et de crise. »[43] b) « Il y a deux chemins très différents pour atteindre notre but spirituel ; et ce n’est que l’un d’eux qui est celui d’Eckhart. Chacun choisit l’un ou l’autre selon son tempérament et son attirance naturelle. Si nous comparons le chemin spirituel à l’ascension d’une montagne, comme beaucoup l’ont fait, ces deux chemins se présentent ainsi : le premier est un chemin en lacet qui s’approche du sommet graduellement, avec des arrêts à chaque niveau ; il est long, mais sûr. Le second attaque le sommet directement, escaladant le rocher à pic sans hésitation ni détour… Le premier chemin est celui de beaucoup de psychanalyses modernes, surtout celles du type freudien ou jungien (…). Ce chemin n’est pas seulement celui de la psychiatrie. Il semble qu’il est enseigné et pratiqué dans certaines écoles du bouddhisme tantrique ; il semble aussi qu’il a été emprunté par certains mystiques chrétiens, de type visionnaire ou imaginatif, comme Julienne de Norwich et Henri Suso, pour qui la révélation de Dieu vient de visions et de symboles libérés dans les niveaux les plus profonds de l’esprit et médités jusqu’à ce que leur sens puisse être atteint. C’est un chemin éminent. Mais ce n’est pas celui d’Eckhart. L’approche d’Eckhart est plutôt celle du zen ; elle est directe ; elle va droit au but, vers le niveau le plus profond de l’esprit, vers cette essence pure de la conscience qui est l’image de Dieu en nous… »[44] 3/ Je ne critiquerai pas en détail ces textes où la religion se trouve réduite à la simple recherche d’une expérience psychologique personnelle tendant à assouvir un besoin intime de communier avec un absolu dont la nature propre importe au fond fort peu puisque la dite expérience peut être vécue aussi bien grâce à la psychanalyse freudienne (qui est athée) que par les voies des diverses formes de bouddhisme, par le soufisme musulman ou la mystique chrétienne. Mais vous voyez tout de suite combien l’auteur place la spiritualité catholique dans un voisinage équivoque avec la religion moderniste (telle que S.Pie X l’a décrite), le néo-modernisme contemporain qui lui fait suite, le Nouvel Age et les religions orientales en passant par Freud : c’est un parrainage bien encombrant pour Maître Eckhart et qui ne peut que gêner un professeur qui doit enseigner la spiritualité catholique authentique, celle qui est inséparable de la foi au Dieu transcendant et Trine.[45] Fernand Brunner n’a pas éludé cette difficulté. Il note à propos du Maître : « Sa doctrine de l’absoluité divine permet de le rapprocher de l’ésotérisme musulman ou juif, du bouddhisme, du védânta non dualiste, du taoïsme ». Mais il ajoute aussitôt : « Cependant, ses voies d’approche demeurent chrétiennes, sa mystique est trinitaire et S.Augustin est sa source principale. Il ne convient donc pas de faire de Maître Eckhart un représentant de la mystique universelle en le situant en dehors du Christianisme ».[46] Ce sont donc ses interprètes qui errent – et cela d’autant plus clairement que le Maître n’a pas entendu laisser dans l’ombre le rôle de la sainte humanité du Sauveur dans l’œuvre de notre sanctification (même s’il n’en fait pas le cœur de son enseignement).[47] Il est clair néanmoins que la présentation d’un cours d’initiation à la théologie ascétique et mystique catholique ne peut guère profiter de tels parrainages. Et c’est une difficulté supplémentaire pour intégrer Eckhart dans un tel cours ; une difficulté d’autant plus grande que plus grande est la confusion en ce domaine actuellement, y compris dans l’édition dite chrétienne et catholique. Conclusion. 1/ Le Cardinal Journet a eu ce jugement sévère sur Maître Eckhart : « Je ne parle pas d’Eckhart, parce que chez lui il y a de la lumière et des ténèbres, que son expérience n’est pas surnaturellement pure. Elle comporte peut-être un mélange de mystique naturelle, c’est un cas enchevêtré… Je ne crois pas qu’intérieurement il ait fait fausse route, mais c’est son expression qui était impure. Il n’était pas tout à fait assez saint, ou pas tout à fait assez théologien. Pour parler sans erreur de ces choses-là, il faut être un saint, ce qui est très difficile, ou un très bon théologien, très sûre théologie. »[48] Il est certain que sa métaphysique laisse à désirer (au moins pour un disciple de S.Thomas), qu’il n’a pas su brider son enthousiasme et son goût du paradoxe : que sa lecture, de ce fait, demande de la prudence.[49] On ne saurait donc le comparer pour la sûreté de sa doctrine spirituelle à un S.Jean de la Croix et il faut en dire autant, dans une moindre mesure, de certaines œuvres d’autres mystiques de l’école rhéno-flamande, même si elles n’ont pas suscité des oppositions aussi vives ; par ailleurs le Docteur Mystique a assimilé tout ce qu’il y a d’important dans l’enseignement de cette école pour la vie spirituelle du chrétien et l’a exprimé en une synthèse qui peut s’harmoniser à la perfection avec la synthèse théologique de S.Thomas (ce qui n’est pas le cas de tous ces pieux auteurs).[50] Donner comme nous le faisons avant tout la parole au Docteur Mystique n’est donc pas mettre de côté l’école rhéno-flamande dans ce qu’elle a de meilleur, mais l’intégrer dans un ensemble pleinement cohérent et sans ambiguïté pour un cœur catholique. 2/ Faut-il alors laisser de côté Maître Eckhart ? Ce n’est en aucune façon ce que je pense. Fernand Brunner insiste sur l’obscurité de son style : « Dans ses œuvres savantes, en effet, remarque-t-il, son style est loin d’égaler en clarté celui de l’Ange de l’Ecole : il est souvent lourd et difficile et le déchiffrement en est laborieux ».[51] D’ajouter aussitôt cependant : « Mais le décrypteur est récompensé : les mots véhiculent toujours une pensée riche, profonde, à la fois traditionnelle et originale, nourrie d’un grand passé de théologie et de philosophie, que le Maître ranime à la flamme de son génie ».[52] Il est clair que l’on trouve chez le Maître des richesses de pensée qu’il ne faut pas laisser se perdre, quitte à ne pas omettre les précautions d’usage en matière de doctrine. Un point mérite en particulier d’être noté : « La mystique eckhartienne, qui privilégie la considération de la naissance du Fils en nous, est une mystique de Noël. Le centre en est moins la mort ou la résurrection du Christ que sa naissance en tout homme, Noël nouveau qui est en même temps le Noël éternel de la naissance du Fils au sein du Père ».[53] Au travers d’une expression qui, pour les raisons développées plus haut, peut à bon droit gêner, il y a chez Maître Eckhart une approche du mystère de la vie trinitaire dans l’âme divinisée par la grâce laquelle – toutes choses égales d’ailleurs – est complémentaire de celle du Docteur Mystique qui insiste plutôt pour sa part sur la spiration du divin Esprit. Aussi le R.P. Paissac, qui a été un commentateur particulièrement éclairé de S.Jean de la Croix, n’a pas hésité a se référer à la doctrine mystique du Maître et à la commenter dans un sens autrement plus favorable que celui qui se déduit de cette modeste étude, mais qui se justifie dès lors que sont résolues les difficultés que posent l’expression que le Maître a donnée à sa pensée.[54] Un guide éclairé pourra vous y aider, même si je ne crois pas opportun de le faire moi-même : je crois plus important de donner les fondements d’une théologie spirituelle solide plutôt que d’en explorer les moindres recoins… et c’est précisément ce qui m’a été demandé. Mettez alors de côté les condamnations motivées dont a été l’objet le moule de la pensée de Maître Eckhart pour vous fixer sur la substance de son enseignement, qui est foncièrement orthodoxe, en sachant faire le départ de ce qui l’éloigne de la pensée thomasienne : non pour mettre de côté la synthèse du Docteur Angélique, mais pour l’approfondir au moyen d’un auteur original et d’une grande profondeur, même si sa métaphysique présente (à mon sens) des faiblesses. Et, d’une manière générale, vous profiterez beaucoup de la lecture des représentants de l’école rhéno-flamande dans la lumière de l’enseignement du Docteur Mystique. * * * Le 4 Décembre 2004 fr. Jacques de Lillers m.b.
Sigles et abbréviations. * : Ouvrage ou article particulièrement intéressant. Ancelet-Hustache : Jeanne Ancelet-Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane (« Maitres spirituels », Seuil 1956)*. Brunner : Fernand Brunner : Maître Eckhart, approche de l’œuvre (Ad solem 1999)**. DS. : Denzinger-Schönmetzer (ou nouveau Denzinger. Le deuxième n° réfère aux éditions plus anciennes du Denzinger encore courantes). D.Sp. : Dictionnaire de spiritualité (Viller). DTC. : Dictionnaire de théologie catholique (Vacant). Dz. : Anciennes versions encore courantes du Denzinger. Jarczyk : Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière : Maître Eckhart ou l’empreinte du désert (Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1995). Malgré les critiques trop fondées qu’on en a fait, cet ouvrage contient de bonnes analyses de la pensée du Maître, indépendantes des tendances propres des auteurs. Libera : Alain de Libera : Maître Eckhart et la mystique rhénane (Cerf 1999)*. Paissac : Hyacinthe Paissac : L’union mystique au Christ Rédempteur chez Maître Eckhart (Dans : Jésus-Christ, Rédempteur de l’homme, Rencontre du Centre Notre-Dame de Vie, n°2, 1985, Editions du Carmel)**.[55] Ruh : Kurt Ruh : Initiation à Maître Eckhart (Fribourg - Cerf 1997)**. Smith : Cyprian Smith : Un chemin de paradoxe, la vie spirituelle selon Maître Eckhart (Cerf 1997). Pages et analyses suggestives. Sudbrack : Joseph Sudbrack : Mistica (Piemme 1992 – Titre original : Mystik, Mainz & Stuttgart). Thonnard : F-J. Thonnard A. A. : Précis d’histoire de la philosophie (Desclée 1937). Traités : Maître Eckhart : Les Traités (traduction et introduction de Jeanne Ancelet-Hustache ; Seuil 1971)*.[56] NB : D’autres ouvrages sont référés en note. * * *
[1] Je distingue de l’école rhéno-flamande au sens strict l’école de spiritualité connue sous le nom de devotio moderna qui en est issue. [2] Voir encore, d’un point de vue général, l’étude très érudite de Ruh (malgré certaines remarques qui prêtent à la critique), la très remarquable introduction de Brunner qui nous servira dans ces conférences, et pour l’étude de sa théologie spirituelle les études du père Paissac auxquelles on réfère. [3] Deux villages portent ce nom : on ne peut préciser lequel. [4] Commentateur pour les jeunes étudiants en théologie des Sentences de Pierre Lombard. Selon l’usage de l’époque, il s’agissait d’un grade et d’une fonction préparatoires à l’obtention de la maîtrise en théologie. [5] C’est de cette époque que datent ses Instructions spirituelles où l’on peut déjà percevoir les grandes lignes de sa spiritualité (Jarczyk 48-51 ; Traités, 39s). [6] Il s’agit de Godfried van Wevel et de son traité Des douze vertus (D.Sp. Pays-Bas, col.728). [7] The Tablet, 9 Août 1986, p.832. Texte cité Smith, 19. [8] Ceci malgré les remarques de Ruh en sens contraire. On parle du procès romain, pas du procès de Cologne pour lequel les aspects trop humains n’ont pas manqué : ce sont eux qui sont la cause de l’appel de Maître Eckhart au Saint Siège. [9] La forme de la condamnation est déjà toute moderne avec des censures précisées pour chaque proposition condamnée. [10] Ceci toujours malgré Ruh. Il est clair que Jean XXII a voulu ménager Henri de Virnebourg avec lequel il était dans les meilleurs termes et dont il avait besoin : cela explique les aspects déplaisants de la bulle notés par notre critique. [11] Néanmoins son enseignement en langue latine fut encore incriminé : spécialement son commentaire du Livre de la Genèse visé par 12 des 49 propositions de la première liste de l’enquête de Cologne mentionnée plus haut. [12] A propos des religieuses, voir ce que dit Ruh 191. [13] G.Thiriot, cité DTC. Frères du Libre Esprit col. 806. Beghards : l’un des noms de ces groupements plus ou moins sectaires et d’idées voisines. [14] Le simple examen des dates ferait plutôt penser à une influence de la spiritualité des béguines, très vivante dans les Flandres (spiritualité qu’il ne faut pas confondre avec les positions condamnées des béghards et autres adeptes du Libre Esprit, même si elle a dévié par la suite), sur le Maître. En vérité, un théologien comme Maître Eckhart, dont l’œuvre spirituelle est très dépendante de la théologie, ne peut pas avoir été vraiment influencé par ces saintes âmes : il serait mieux de parler de convergences spirituelles, même s’il a sans doute connu, comme le pense Ruh, l’œuvre de Marguerite Porète. [15] D.Sp. Pays-Bas, col.723. Voir encore le tableau que donne Alain de Libera des mouvements spirituels hétérodoxes d’Europe du nord (Libera 14ss). Ruh note que l’attention des inquisiteurs contre le Maître provient peut-être des adeptes du Libre Esprit eux-mêmes qui se seraient prévalus de lui. [16] Néanmoins il y a pu y avoir un certain durcissement que note Ruh du texte latin des condamnations par rapport au texte original allemand de la prédication du Maître (quand c’est celui-ci qui était incriminé) : mais ce durcissement correspondait bien à ce que comprenait ses auditeurs. [17] Encore une fois, une censure doctrinale vise une assertion, non la personne qui l’a proférée. Elle n’a pas nécessairement à tenir compte des justifications qu’apporte son auteur (sinon par manière de considérant) ; elle vise en effet premièrement le sens obvie que tout un chacun lui donne à telle époque et dans telle région. Et pourquoi cela ? Parce que c’est ce sens obvie qui est dangereux pour la foi des simples et non pas les justifications souvent alambiquées par lesquelles un théologien peut prétendre justifier telle assertion choquante pour les fidèles. C’est ce que ne comprend pas (parmi tant d’autres : mais lui est bien intentionné) un Sudbrack par exemple (p.55). [18] DS.950-980 = 501-529 (Dz ne donne pas le début et la fin du texte). Voir encore DTC. Eckart. [19] Voir l’explication de Ruh 45. Il reconnaît lui-même qu’une telle proposition ne pouvait être que choquante pour les fidèles : c’est justement là toute la question, quoi qu’il en soit des justifications que l’on peut en donner. [20] C’est ainsi qu’il enseigne comme un article de foi que l’univers a commencé d’être (Ia Q.46,2.). [21] Titre donné à S.Jean de la Croix. [22] Ancelet-Hustache, 55. [23] Sermon latin IV,1 ; Ancelet-Hustache, 56. [24] Ancelet-Hustache, 56 : Commentaire sur la Genèse II,1,1. [25] Ruh, 113, pour sa part, parle de « la tendance d’Ekhart à se pencher volontiers sur le "nouveau" et "l’insolite" ». [26] Brunner, 14s. [27] Brunner, 17. [28] Ancelet-Hustache,71. [29] Sur la « sortie » et la « percée » voir Ruh, 250 (et tout le développement de l’auteur) ; et Paissac. [30] Ancelet-Hustache, 72s. [31] Brunner, 74s. [32] 12ème sermon allemand (Qui audit me). [33] Fernand Brunner, sans le dire, parle ici de l’analogie d’attribution ordinaire, dite extrinsèque, dont on va reparler. Le problème c’est que l’analogie du concept d’être ne peut, en bonne métaphysique, s’y réduire. [34] Brunner, 78s. [35] Brunner, 56. Il y a analogie d’attribution lorsqu’un concept exprime proprement une détermination réalisée formellement et intrinsèquement dans un seul analogué appelé analogué principal. Cette détermination est attribuée ultérieurement à d’autres analogués (dits mineurs) qui n’ont qu’un rapport extrinsèque à l’égard de cette même détermination. L’exemple type est celui de la santé. Elle se réalise formellement et intrinsèquement dans un être vivant (par exemple l’homme) : un homme sain, c’est un homme qui possède la santé. Elle est attribuée ultérieurement à tout ce qui a un rapport extrinsèque à la santé de l’homme : ainsi parlera-t-on d’urine saine, comme indice de santé chez l’homme ; de nourriture saine comme cause de santé ; d’un air sain comme condition de santé. Il est clair que l’analogie d’attribution telle que nous l’avons définie est de soi extrinsèque ; il est clair encore que l’analogie du concept d’être ne peut s’y réduire : si Dieu est l’être par soi et s’il est nécessairement le premier analogué dans toute analogie d’attribution appliquée au concept d’être, il n’en est pas moins vrai que nous sommes réellement des êtres : autrement dit que nous ne sommes pas appelés êtres par un simple rapport extrinsèque à l’être en tant que tel. Au plan de la théologie spirituelle, cependant, comme nous tenons tout ce que nous avons d’être de notre Créateur qui nous maintient constamment dans l’être que nous tenons de lui, on peut bien dire qu’en face de lui nous ne sommes rien. Et c’est la célèbre parole du Père à Ste Catherine de Sienne : « Je suis celui qui suis et tu es celle qui n’est pas ». C’est donc dans le cadre de la théologie spirituelle (et là seulement) que l’approche du Maître trouve sa justification rationnelle comme on le redira. Remarque : Pour l’analogie du concept d’être, que l’on me permette de référer aux manuels classiques de métaphysique. Je note ici simplement qu’outre l’analogie d’attribution ordinaire ou extrinsèque, il existe une analogie d’attribution intrinsèque qui s’applique proprement au concept d’être, analogie fondée sur les rapports d’effets à cause des analogués mineurs par rapport à l’analogué principal (De veritate, Q.21, 4 ad 2m) ; et que l’analogie du concept d’être n’en reste pas moins fondamentalement une analogie de proportionnalité propre (H-D. Gardeil, Initiation à la philosophie de S.Thomas d’Aquin, T.4, Métaphysique, p. 42). [36] Brunner, 59. [37] Ainsi du passage du sermon « Beati pauperes spiritu » (cité plus haut). Mais il faut en dire de même de la remarque de Fernand Brunner sur l’analogie que l’on a rapportée, laquelle trouve sa justification dans le seul cadre de la théologie spirituelle (cf. note 33). Que l’on me permette une remarque. Nombre d’affirmations du fameux sermon « Beati pauperes spiritu » s’expliquent parfaitement dès lors que l’on se place dans le cadre "existentiel" de cet état mystique que S.Jean de la Croix nomme la nuit de l’esprit. Aussi ce sermon ne pouvait-il être vraiment compris que par ceux qui en avaient l’expérience, ou du moins une connaissance théorique (laquelle ne sera vraiment bien précisée qu’avec le Docteur Mystique) : le Maître le reconnaît lui-même implicitement d’ailleurs à la fin du dit sermon. Il ne faut donc pas s’étonner des incompréhensions dont ce sermon fut l’objet de la part des auditeurs aussi bien que des juges du procès Apostolique qui ne pouvaient se situer à ce niveau. Et je note que Guillaume d’Occam, qui rencontra le Maître en Avignon (où il se trouvait pour une raison semblable), garda de lui le souvenir d’un doux illuminé : le docteur du nominalisme et le mystique rhénan n’étaient évidemment pas su la même "longueur d’onde". [38] Brunner, 40. [39] Brunner, 14. Voir dans le même esprit Ruh 125-134 ; et sur Dietrich de Freiberg en particulier, p.134-138. [40] Si les adeptes du Libre Esprit ont pu se prévaloir du Maître, c’est qu’ils l’interprétaient dans leur sens. On laisse de côté le cas de Marguerite Porète. [41] Brunner, 87. L’enseignement métaphysique du Maître, évidemment. [42] Ibid. [43] Smith, 14-16. [44] Ibid. 22s. [45] Vous le trouverez noté par d’autres auteurs, Ainsi Jarczyk (p.116) et Sudbrack (p.14&40 – l’auteur est autrement pertinent lorsqu’il analyse la pensée du Maître : p.52ss) qui rapporte ce propos de Schopenhauer : « Bouddha, Eckhart et moi enseignons essentiellement la même chose, mais Eckhart le fait dans les chaînes de sa mythologie chrétienne. Le bouddhisme contient les mêmes pensées, non pas enchâssées dans une telle mythologie et donc simples et claires, dans la mesure où une religion peut être claire ; chez moi la clarté est complète ». Schopenhauer, comme on le sait, se situe dans un univers de pensée totalement a-religieux mais très proche du bouddhisme (Thonnard n°430). Jarczyk, pour sa part, en bonne hégelienne, tout en citant Schopenhauer préfère rapprocher Eckhart de Hegel : et de parler de « l’a-théisme » eckhartien. Cette formule exprime tout son sel pour qui sait que le « théisme » est la bête noire du modernisme hégelien, très vivant dans nos universités dites catholiques. Le problème est que le refus du Dieu transcendant de la Révélation et de la possibilité de le connaître par la raison (autrement dit du « théisme ») est incompatible avec la foi catholique apostolique et romaine et ne peut être postulé que par un pseudo-christianisme, même s’il se prétend (ce qui est évidemment faux) fidèle à l’Evangile : comme si la pensée grecque n’avait pas pénétré les Livres Saints eux-mêmes dès la fin de la période vétéro-testamentaire ! Il faut n’avoir pas peur de le dire : Maître Eckhart est devenu une référence pour tout un aréopage de penseurs (pas forcément d’accord entre eux) qui se situent en marge de l’orthodoxie catholique (Par manière d’illustration on lira la p.109 de Jarczyk qui mériterait tout un commentaire). Sur le « théisme » voir le R.P. Paissac, Conférences sur la Nouvelle théologie, 1ère conférence (Fontgombault, pro manuscripto). [46] Brunner, 88. Illustrations dans Paissac avec références. [47] Sermon « Expedit vobis », cité Paissac 180. Pour le corps eucharistique du Sauveur : Traité 20ème, cité Paissac 188. [48] Retraite donnée à Ecogia (Versoix) en 1954 (Trois saints du Carmel, Association des Amis du Cardinal Journet, p.3.). [49] Cela n’en déplaise à ses admirateurs inconditionnels. [50] Pour Ruysbroeck, par exemple, voir : Bruno de Jésus-Marie, S.Jean de la Croix, p.279-281. [51] Auparavant il notait : « Reconnaissons… que le théologien thuringien a une aptitude déconcertante à changer de point de vue ». Nul doute que cela soit encore cause d’incompréhension pour ses lecteurs. [52] Brunner, 17. [53] Brunner, 79s. [54] Voir Paissac et : L’Esprit-Saint et notre vie spirituelle, Retraite à N.D. de Triors (Fontgombault, pro manuscripto). Pour le commentaire de l’œuvre de S.Jean de la Croix : L’habitation de la Trinité, session de théologie, Angers 1972 (Fontgombault, pro manuscripto) ; L’amour comme communication substantielle de Dieu à l’âme (dans Jean de la Croix, Centre N.D. de Vie, Rencontre spirituelle n°7, 1991, Editions du Carmel). [55] Autres ouvrages référés en notes. [56] On s’est servi aussi des Sermons du Maître traduits et présentés par le même auteur (Seuil). [1] Je distingue de l’école rhéno-flamande au sens strict l’école de spiritualité connue sous le nom de devotio moderna. [2] Voir encore l’étude très érudite de Ruh, malgré ses quelques défauts de jugement, et la très remarquable introduction de Brunner qui nous servira dans ces conférences. [3] Deux villages portent ce nom : on ne peut préciser lequel. [4] Commentateur pour les jeunes étudiants en théologie des Sentences de Pierre Lombard. Selon l’usage de l’époque, il s’agissait d’un grade et d’une fonction préparatoires à l’obtention de la maîtrise en théologie. [5] C’est de cette époque que datent ses Instructions spirituelles où l’on peut déjà percevoir les grandes lignes de sa spiritualité (Jarczyk 48-51 ; Traités, 39s). [6] Il s’agit de Godfried van Wevel et de son traité Des douze vertus (D.Sp. Pays-Bas, col.728). [7] The Tablet, 9 Août 1986, p.832. Texte cité Smith, 19. [8] Ceci malgré les remarques de Ruh en sens contraire. On parle du procès romain, pas du procès de Cologne pour lequel les aspects trop humains n’ont pas manqué : ce sont eux qui sont la cause de l’appel de Maître Eckhart au Saint Siège. [9] La forme de la condamnation est déjà toute moderne avec des censures précisées pour chaque proposition condamnée. [10] Ceci toujours malgré Ruh. Il est clair que Jean XXII a voulu ménager Henri de Virnebourg avec lequel il était dans les meilleurs termes et dont il avait besoin : cela explique les aspects déplaisants de la bulle notés par notre critique. [11] Néanmoins son enseignement en langue latine fut encore incriminé : spécialement son commentaire du Livre de la Genèse visé par 12 des 49 propositions de la première liste de l’enquête de Cologne mentionnée plus haut. [12] A propos des religieuses, voir ce que dit Ruh 191. [13] G.Thiriot, cité DTC. Frères du Libre Esprit col.806. Beghards : l’un des noms de ce mouvement sectaire multiforme. [14] Le simple examen des dates ferait plutôt penser à une influence de la spiritualité des béguines, très vivante dans les Flandres (spiritualité qu’il ne faut pas confondre avec les positions condamnées des béghards et autres adeptes du Libre Esprit, même si elle a dévié par la suite), sur le Maître. En vérité, un théologien comme Maître Eckhart, dont l’œuvre spirituelle est très dépendante de la théologie, ne peut pas avoir été vraiment influencé par ces saintes âmes : il serait mieux de parler de convergences spirituelles, même s’il a sans doute connu, comme le pense Ruh, l’œuvre de Marguerite Porète. [15] D.Sp. Pays-Bas, col.723. Voir encore le tableau que donne Alain de Libera des mouvements spirituels hétérodoxes d’Europe du nord (Libera 14ss). Ruh note que l’attention des inquisiteurs contre le Maître provient peut-être des adeptes du Libre Esprit eux-mêmes qui se seraient prévalus de lui. [16] Néanmoins il y a pu y avoir un certain durcissement que note Ruh du texte latin des condamnations par rapport au texte original allemand de la prédication du Maître (quand c’est celui-ci qui était incriminé) : mais ce durcissement correspondait bien à ce que comprenait ses auditeurs. [17] Encore une fois, une censure doctrinale vise une assertion, non la personne qui l’a proférée. Elle n’a pas nécessairement à tenir compte des justifications qu’apporte son auteur (sinon par manière de considérant) ; elle vise en effet premièrement le sens obvie que tout un chacun lui donne à telle époque et dans telle région. Et pourquoi cela ? Parce que c’est ce sens obvie qui est dangereux pour la foi des simples et non pas les justifications souvent alambiquées par lesquelles un théologien peut prétendre justifier telle assertion choquante pour les fidèles. C’est ce que ne comprend pas (parmi tant d’autres : mais lui est bien intentionné) un Sudbrack par exemple (p.55). [18] DS.950-980 = 501-529 (Dz ne donne pas le début et la fin du texte). Voir encore DTC. Eckart. [19] Voir l’explication de Ruh 45. Il reconnaît lui-même qu’une telle proposition ne pouvait être que choquante pour les fidèles : c’est justement là toute la question, quoi qu’il en soit des justifications alambiquées que l’on peut en donner. [20] Ancelet-Hustache 55. [21] Sermon latin IV,1 ; Ancelet-Hustache 56. [22] Ancelet-Hustache 56 : Commentaire sur la Genèse II,1,1. [23] Ruh 113, pour sa part, parle de « la tendance d’Ekhart à se pencher volontiers sur le "nouveau" et "l’insolite" ». [24] Brunner 14s. [25] Brunner 17. [26] Ancelet-Hustache 71. [27] Sur la « sortie » et la « percée » voir Ruh 250 et tout le développement de l’auteur. [28] Ancelet-Hustache 72s. [29] Brunner 74s. [30] 12ème sermon allemand (Qui audit me). [31] Brunner 78s. [32] Brunner 56. [33] Brunner 59. [34] Brunner 40. [35] Brunner 14. Voir dans le même esprit Ruh 125-134 ; et sur Dietrich de Freiberg en particulier, p.134-138. [36] Brunner 87. L’enseignement métaphysique du Maître, évidemment. [37] Ibid. [38] Smith 14-16. [39] Ibid. 22s. [40] Vous le trouverez noté par d’autres auteurs, Ainsi Jarczyk (p.116) et Sudbrack (p.14&40 – l’auteur est autrement pertinent lorsqu’il analyse la pensée du Maître : p.52ss) qui rapporte ce propos de Schopenhauer : « Bouddha, Eckhart et moi enseignons essentiellement la même chose, mais Eckhart le fait dans les chaînes de sa mythologie chrétienne. Le bouddhisme contient les mêmes pensées, non pas enchâssées dans une telle mythologie et donc simples et claires, dans la mesure où une religion peut être claire ; chez moi la clarté est complète ». Schopenhauer, comme on le sait, se situe dans un univers de pensée totalement a-religieux mais très proche du bouddhisme (Thonnard n°430). Jarczyk, pour sa part, en bonne hégelienne, tout en citant Schopenhauer préfère rapprocher Eckhart de Hegel : et de parler de « l’a-théisme » eckhartien. Cette formule exprime tout son sel pour qui sait que le « théisme » est la bête noire du modernisme hégelien, très vivant dans nos universités dites catholiques. Le problème est que le refus du Dieu transcendant de la Révélation et de la possibilité de le connaître par la raison (autrement dit du « théisme ») est incompatible avec la foi catholique apostolique et romaine et ne peut être postulé que par un pseudo-christianisme, même s’il se prétend (ce qui est évidemment faux) fidèle à l’Evangile : comme si la pensée grecque n’avait pas pénétré les Livres Saints eux-mêmes dès la fin de la période vétéro-testamentaire ! Il faut n’avoir pas peur de le dire : Maître Eckhart est devenu une référence pour tout un aréopage de penseurs (pas forcément d’accord entre eux) qui se situent en marge de l’orthodoxie catholique (Par manière d’illustration on lira la p.109 de Jarczyk qui mériterait tout un commentaire). Sur le « théisme » voir le R.P. Paissac, Conférences sur la Nouvelle théologie, 1ère conférence (Fontgombault, pro manuscripto). [41] Brunner 88. [42] Retraite donnée à Ecogia (Versoix) en 1954 (Trois saints du Carmel, Association des Amis du Cardinal Journet, p.3.). [43] Cela n’en déplaise à ses admirateurs inconditionnels. [44] Pour Ruysbroeck, par exemple, voir : Bruno de Jésus-Marie, S.Jean de la Croix, p.279-281. [45] Auparavant il notait : « Reconnaissons… que le théologien thuringien a une aptitude déconcertante à changer de point de vue. » Nul doute que cela soit encore cause d’incompréhension pour ses lecteurs. [46] Brunner 17. [47] Brunner 79s. [48] L’Esprit-Saint et notre vie spirituelle, Retraite à N.D. de Triors (Fontgombault, pro manuscripto). Pour le commentaire de l’œuvre de S.Jean de la Croix : L’habitation de la Trinité, session de théologie, Angers 1972 (Fontgombault, pro manuscripto). [49] On s’est servi aussi des Sermons du Maître traduits et présentés par le même auteur (Seuil). |