ICRSP




Extraits du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix

Premier extrait

(télécharger l'enregistrement)

« L’âme, rentrant en elle-même, se dit que l’existence est courte, que le sentier qui mène à la vie éternelle est très étroit, que les biens de ce monde sont vains et trompeurs, et que le salut est entouré de mille obstacles.

Et d’autre part, elle pèse la dette immense qu’elle a contractée envers Dieu : Il l’a créée pour Lui seul et elle lui doit en conséquence le tribut de sa vie tout entière. Il l’a rachetée et elle est donc obligée de Lui correspondre de tout l’amour de sa volonté.

Voilà pourtant qu’elle a perdu une grande partie de son existence. Il est tard, c’est peut-être la dernière heure du jour.

Il faut réparer un si grand mal, d’autant plus que Dieu semble irrité et se cache, parce qu’au milieu des créatures, elle l’a volontairement oublié.

Aussi, brisée de douleur au plus profond d’elle-même, elle invoque Son Bien-Aimé et lui dit :

 Où t’es-Tu caché, mon Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf, Tu t’es enfui, après m’avoir blessé.

Je suis sortis à ta suite en criant, mais tu étais parti…

 Où t’es-tu caché, mon Bien-Aimé ?

C’est comme si l’âme disait : montre-moi le lieu de ta retraite.

Mais remarquons-le bien : si intimes que soient les communications et si sublimes que puissent être la connaissance qu’une âme reçoit de Dieu en cette vie, en réalité cela n’a rien de commun avec Lui, Dieu lui reste toujours caché.

Ni la communication sublime, ni la présence sensible n’est un signe assuré de la favorable présence de Dieu dans notre âme. Pas plus que la sécheresse ou la privation de toute faveur ne sont un indice de son absence…

C’est ce que nous dit le prophète Job : S’il vient à moi, je ne le verrai pas, et s’il se retire, je ne m’en apercevrai pas. (Jb IX, 11)

De cela, nous devons tirer cet enseignement : si une âme est favorisée de connaissances et de sentiments spirituels, elle ne doit pas se persuader qu’elle possède Dieu, ni qu’à cause de ces dons, elle a Dieu davantage ou qu’elle a pénétré plus avant en Lui.

Et de même, si ces communications sensibles et spirituelles viennent à lui manquer, la laissant dans l’aridité, la sécheresse, les ténèbres et l’abandon, elle ne doit nullement penser que dans cet état Dieu lui manque.

La première disposition ne donne pas l’assurance que l’âme est en grâce de Dieu, ni la seconde qu’elle ne s’y trouve pas !

Car le Sage nous le déclare : Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine devant Dieu (Qo IX, 1).

Dans cette strophe, le but de l’âme n’est donc pas de demander la dévotion affectueuse et sensible, qui ne donne pas la certitude de la possession du Bien-Aimé en cette vie, mais elle réclame la présence et la claire vision de son essence, dont elle désire jouir d’une manière assurée en l’autre vie.

 

Deuxième extrait

(télécharger l'enregistrement)

O âme, la plus belle d’entre les créatures de Dieu, toi qui désires si ardemment savoir où se trouve ton Bien-Aimé afin de le chercher et de t’unir à Lui, voici qu’on te le dit : tu es toi-même la demeure où il habite, la retraite où Il se cache.

Quelle joie et quelle consolation pour toi ! Ton trésor est si proche de toi qu’Il est en toi-même, ou, pour mieux dire, tu ne saurais être sans Lui.

Le Bien-Aimé Lui-même te le dit : Voici que le royaume de Dieu est au-dedans de vous. (Lc XVII, 21)

Vous êtes le temple de Dieu. (II Co VI, 16)

C’est une grande consolation pour une âme de savoir que jamais Dieu ne la quitte.

 Que peux-tu désirer encore, chère âme ?

Que cherches-tu au dehors, puisque tu possèdes en toi-même tes richesses, tes plaisirs, ton rassasiement et ton royaume : ce Bien-Aimé après lequel tu soupires et que tu poursuis de tes recherches.

Réjouis-toi, exulte en ton recueillement intérieur, dans la compagnie de Celui qui est tellement proche de toi ! Adore-Le en toi-même et garde-toi désormais de le chercher à l’extérieur.

Tu ne ferais que te distraire et te fatiguer en vain, et d’ailleurs tu ne le trouverais nulle part d’une façon aussi sûre, et aussi intime qu’au-dedans de toi.

La seule difficulté, c’est que tout en résidant en toi, Il y demeure caché. Mais c’est déjà beaucoup de savoir avec certitude où il se cache.

Pourtant, tu élèves encore une objection : si celui que j’aime habite en moi, comment se fait-il que je ne Le sente pas ?

En voici la raison. C’est qu’Il y est caché, et que tu ne te caches pas comme Lui pour Le trouver et Le sentir.

Car celui qui veut trouver un objet caché doit pénétrer jusqu’à la profondeur où il se cache, et quand il l’aura trouvé, lui aussi sera caché !

Ton Bien-Aimé est le trésor caché dans le champ de ton cœur : il te faudra, pour Le trouver, oublier tout ce qui t’appartient, t’éloigner de toutes les créatures et te cacher dans la retraite intérieure de l’esprit.

Là, fermant la porte sur toi, tu prieras ton Père dans le secret (Mt VI, 6).

Et si tu demeures ainsi caché avec Lui, tu Le sentiras en secret, tu L’aimeras et tu en jouiras en secret ; tu prendras secrètement en Lui tes délices, c’est-à-dire d’une manière qui surpasse toute parole et tout sentiment.

Si tu sais, ô âme, garder inviolablement ton cœur ( Pr IV, 23) en cette vie, tu recevras ce que Dieu promet pour le Prophète Isaïe : « Je te donnerai des trésors cachés, je te découvrirai la substance et les mystères des secrets. (Is XLV, 3)

Et la substance des secrets, c’est Dieu Lui-même, parce que Dieu est la substance et l’objet de la foi, et que la foi n’est composée que de mystères et de secrets.

Si l’âme se cache par la fidèle imitation de la vie très parfaite du Fils de Dieu, son Bien-Aimé, elle parviendra donc dès cette vie à une perfection si haute qu’elle se trouvera unie à ce Fils de Dieu et transformée en Lui par l’amour.

O âme, cherche donc ton Bien-Aimé dans la foi et l’amour, sans prendre en rien ta jouissance, sans rien goûter ni entendre au-delà de ce que tu dois savoir. La foi et l’amour sont les deux conducteurs d’aveugle qui te mèneront, par des chemins inconnus de toi, jusqu’aux secrets abîmes de Dieu.

Ne mets jamais ta jouissance en ce que tu peux comprendre de Dieu, mets-la en ce que tu ne peux pas comprendre ; ne mets jamais ton amour et ta joie en ce qu’il te sera donné de goûter de Lui, mets ton amour et tes délices en ce que tu ne peux ni saisir ni goûter. C’est ce qui s’appelle Le chercher par la foi.

Et même lorsqu’il te semblera Le découvrir, Le goûter ou Le saisir, continue à Le croire caché et à Le servir comme enseveli dans les profondeurs de son secret.

Garde-toi d’imiter tant d’insensés qui ont de Dieu des pensées indignes de Lui !

Ils s’imaginent que lorsqu’Il échappe à leur intelligence, à leur goût ou à leurs sentiments, il est davantage éloigné d’eux et caché…

C’est tout le contraire. Moins on le connaît distinctement, plus on est proche de Lui. Comme le dit le Prophète David : Il a placé sa retraite dans les ténèbres (Ps XVII, 12) .

S’il en est ainsi, en approchant de Lui, tu dois nécessairement avoir l’impression de l’obscurité, à cause de la faiblesse de ton œil spirituel.

 

Troisième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Jésus nous dit en saint Jean : « Si vous demeurez en moi, vous demanderez tout ce que vous voudrez, et il vous sera donné (Jn XV, 17).

Quand Dieu est aimé, il se rend très facilement au désir de celui qui l’aime.

Une âme peut véritablement appeler Dieu son Bien-Aimé lorsqu’elle Lui est fidèle, que son cœur n’est attaché à rien en dehors de Lui et qu’en conséquence ses pensées l’ont habituellement pour objet.

Car certaines personnes donnent à Jésus le nom de Bien-Aimé sans qu’Il le soit réellement, parce que leur cœur n’est pas tout à Lui. Aussi leurs prières n’ont-elles pas grande valeur devant Dieu.

Au lieu de les exaucer sur-le-champ, Il attend que, par la persévérance à prier, leur esprit soit plus habituellement occupé de Lui, leur cœur plus véritablement pénétré de son amour ; car on n’obtient rien de Dieu que par l’amour.

Dieu sait tout, il connaît tout, Il voit et Il entend jusqu’aux pensées les plus secrètes de notre cœur (Dt XXXI,21).

Toute âme doit donc être persuadée que si Dieu ne remédie pas sur-le-champ à ses besoins et s’Il n’accueille pas immédiatement sa prière, Il ne manquera pas de l’assister en temps opportun, pourvu qu’elle ne perde pas courage et qu’elle persévère, car comme David nous l’assure, « Dieu est par excellence Celui qui porte secours au moment voulu, dans la tribulation. » (Ps IX, 10)

 

Quatrième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Le signe auquel on reconnaît le véritable amour de Dieu, c’est l’impossibilité de trouver satisfaction en ce qui est moins que Dieu.

Et notre gémissement est inséparable de l’espérance, comme le dit saint Paul : « Nous qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, dans l’attente de l’adoption des enfants de Dieu. (Rm VIII, 23)

Et David dans les psaumes : je serai rassasié quand Ta gloire m’apparaîtra. (Ps XVI, 15)

Ce gémissement de l’âme est causé par l’absence du Bien-Aimé, et par l’impossibilité où elle est ici-bas de Le posséder selon son désir.

Car plus l’âme connaît Dieu et plus elle est consumée du désir de Le voir.

Aussi elle Lui adresse cette prière :

Mon Seigneur et mon Bien-Aimé, ce que jusqu’ici Vous m’avez donné partiellement, donnez-le moi tout entier. Ce que Vous m’avez fait entrevoir, montrez-le moi en pleine lumière. Ce que Vous m’avez communiqué par des tiers et comme en Vous jouant, donnez-le moi en vérité en Vous communiquant vous-même.

 

Cinquième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par les monts et les rivages,

Je ne cueillerai pas de fleurs.

Je verrai les bêtes sauvages,

Sans peur, je franchirai les forts et les frontières.

L’âme qui aime Dieu véritablement est prête à tout pour rencontrer le Fils de Dieu.

Même après avoir pris tous les moyens en son pouvoir, elle n’est point satisfaite et estime n’avoir rien fait.

Elle est loin d’imiter ceux qui voudraient que Dieu ne leur coûtât que des paroles, et encore bien mal dites, sans presque rien faire pour Lui qui demande un effort…

Ceux-là n’ont pas même le courage de se lever, par amour pour Dieu, d’un lieu de repos à leur convenance : on dirait qu’ils attendent que les consolations divines leur arrivent à la bouche et au cœur sans qu’ils aient à faire le plus petit pas, sans qu’ils sacrifient une seule de leurs satisfactions, de leurs jouissances ou une seule de leurs volontés inutiles.

Et pourtant, tant qu’ils ne sortiront pas d’eux-mêmes pour Le chercher, ils auront beau crier vers Dieu, ils ne Le trouveront pas !

Dans le Cantique des Cantiques, l’épouse a d’abord cherché Son Bien-Aimé de cette manière imparfaite et ne l’a pas rencontré. Elle ne le trouva qu’après être sortie à sa recherche.

C’est ce qu’elle déclare lorsqu’elle dit : « Durant les nuits, j’ai cherché dans mon lit le Bien-Aimé de mon âme. Je l’ai cherché et ne l’ai pas trouvé.

Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, je chercherai par les rues et les places celui que chérit mon âme. (Ct III, 1-4).

Et elle ajoute qu’à la suite de quelques épreuves, elle Le trouva.

Celui qui cherche Dieu en sauvegardant son repos et ses aises Le cherche dans la nuit et ne Le trouvera pas !

Mais celui qui Le cherche par la pratique des vertus, en abandonnant le lit de ses satisfactions et de ses plaisirs, celui-là Le cherche pendant le jour et le trouve.

A peine sortie de sa volonté propre et du lit de ses plaisirs, l’âme rencontre le Fils de Dieu, son Bien-Aimé.

Elle dit donc qu’elle exercera la vie contemplative par les vertus. Et c’est comme si elle disait : pour trouver mon Bien-Aimé, je m’élèverai à la pratique des plus hautes vertus, et je m’abaisserai par les exercices de la mortification et de l’humilité.

Car en effet, la vraie manière de chercher Dieu, c’est de faire le bien en Lui et de mortifier le mal en soi-même.

L’âme dit ensuite : je ne cueillerai pas de fleurs.

Elle explique qu’elle ne cueillera pas les fleurs qu’elle rencontrera sur son chemin, par où elle entend les satisfactions, les jouissances et les plaisirs qui pourraient s’offrir à elle, mais qui retarderaient sa marche si elle voulait s’y arrêter.

Comme si elle disait : je n’attacherai mon cœur ni aux richesses ni aux avantages de ce monde, je refuserai les satisfactions et les plaisirs charnels, je ne m’arrêterai ni aux consolations, ni aux goûts spirituels ; en en un mot rien ne pourra m’empêcher de chercher mon amour par les monts des vertus et des souffrances.

Car remarquons-le, non seulement les biens temporels et les plaisirs des sens sont un obstacle et un empêchement dans la voie qui mène à Dieu, mais les consolations et les plaisirs spirituels, si on les recherche ou si on les possède avec propriété, barrent le chemin de la Croix, qui est celui par où marche le Christ, notre Epoux.

Celui qui veut avancer par ce chemin ne doit donc pas s’amuser à cueillir des fleurs.

L’âme ajoute ensuite : Je verrai les bêtes sauvages.

Sans peur, je franchirai les forts et les frontières.

Ici, l’âme énumère ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, qui sèment sa route de difficultés.

Pour les âmes généreuses, le combat contre les bêtes sauvages est souvent intérieur, les difficultés sont spirituelles : ce sont des tentations, des tribulations, des épreuves de toutes sortes par lesquelles il leur faut passer… Dieu les envoie à ceux qu’Il veut élever à une plus haute perfection : ceux-là, Il les éprouve comme l’or dans le creuset (Sg III,5-6), selon cette parole de David : Nombreuses sont les tribulations des justes, mais il n’en est pas une dont le Seigneur ne les délivre. (Ps XXXIII, 20)

Les démons déploient une grande force pour barrer la route de ces âmes. Leurs tentations et leurs ruses sont plus violentes, plus malaisées à vaincre, plus difficiles à découvrir que celles du monde et de la chair, et font à l’âme une guerre acharnée.

De là vient que David lui-même, parlant des démons, dit : les forts ont recherché mon âme. (Ps LIII, 5). En d’autres termes, il n’y a aucun pouvoir humain comparable à celui du démon et seule la lumière divine est capable de démêler ses artifices.

L’âme ne pourra pas triompher d’une telle force sans l’oraison, et ne saura déjouer de pareils artifices sans l’humilité et la mortification.

Saint Paul met cette vérité en pleine lumière lorsqu’il dit : « revêtez-vous des armes de Dieu, afin que vous puissiez résister aux embûches de l’ennemi, parce qu’il ne s’agit pas ici de lutter contre la chair et le sang. » (Ep VI, 11-12)

Mais « si vous mortifiez par l’esprit les inclinations de la chair et ses appétits, vous vivrez. » (Rm VIII, 13)

Telle est la méthode que l’âme doit suivre dans la recherche de son Bien-Aimé : elle doit avoir une constance et une fermeté qui ne s’abaissent pas à cueillir des fleurs, un courage qui brave les animaux sauvages, en visant uniquement à avancer par la voie des vertus.

 

Sixième extrait

(télécharger l'enregistrement)

L’âme nous fait connaître dans quelles dispositions elle aborde le chemin spirituel : elle est déterminée à n’admettre ni jouissances ni plaisirs, et à surmonter courageusement toutes les tentations et difficultés, ce qui revient à l’exercice de la connaissance de soi… indispensable pour arriver à la connaissance de Dieu.

Puis elle se tourne vers son Bien-Aimé, et à cause de toutes ses souffrances, elle dit la strophe suivante :

Pourquoi, Toi qui a blessé mon cœur, ne le guéris-tu pas ?

Et puisque tu me l’as volé, pourquoi donc le laisses-tu,

Et n’emportes-tu pas ce que tu as dérobé ?

Ici, l’âme n’a plus la possession de son cœur, car celui qui aime n’est plus en possession de son cœur, il l’a livré à son Bien-Aimé.

Aussi l’âme demande pourquoi celui-ci n’a pas totalement renfermé son cœur dans le Sien ?

Elle ne se plaint pas d’avoir été blessée, car plus la blessure est profonde, plus celui qui aime s’en déclare satisfait…

Mais elle se plaint à son Bien-Aimé que lui ayant dérobé son cœur par la voie de l’amour et lui en ayant ôté la possession, il l’ait pourtant laissée là sans la prendre avec Lui…

Celui qui aime dit que l’objet de son amour a ravi son cœur, car ce cœur n’est plus en lui mais en l’objet aimé.

L’âme peut ainsi reconnaître par là si elle aime Dieu purement ou non. Car l’âme qui aime ainsi, son cœur n’est plus à elle : il ne considère plus son plaisir ou son intérêt propre, mais uniquement la gloire, l’honneur et le bon plaisir de Dieu ; car plus le cœur est désoccupé de soi, plus il est occupé de Dieu.

Voilà le signe par lequel nous pouvons voir si Dieu nous a réellement ravi le cœur : fait-Il l’objet de nos ardents désirs ? Ne goûtons-nous rien hors de Lui ?

Notre cœur ne peut goûter ni paix ni repos s’il ne possède un objet d’affection.

Or si le cœur ne possède pas pleinement l’objet de son amour, son tourment est forcément à proportion de ce qui lui manque et il durera jusqu’à ce que la possession entière vienne lui donner pleine satisfaction.

Jusque là, cette âme peut être comparée à un vase vide qui attend qu’on le remplisse, à l’affamé qui aspire après la nourriture, au malade qui soupire après la santé, à un homme suspendu en l’air qui manque de tout appui…

Tel est l’état d’un cœur embrasé de l’amour de Dieu.

Si soumise qu’elle soit à la volonté de son Bien-Aimé, l’âme embrasée d’amour ne peut pas s’empêcher de désirer la juste rétribution de sa tendresse. C’est en vue de cette rétribution qu’elle Le sert et autrement son amour ne serait pas véritable !

Or, la rétribution de l’amour, c’est l’amour. Et l’âme, tant qu’elle n’a pas atteint la perfection de l’amour, ne peut désirer autre chose que l’accroissement de son amour.

L’amour ne se paie que par l’amour. Aussi l’âme embrasée de l’amour de Dieu aspire à la perfection de cet amour, afin d’y goûter un entier rafraîchissement, semblable au serviteur accablé par la chaleur du jour et qui désire la fraîcheur de l’ombre. C’est ainsi qu’elle appelle la fin de son tourment.

Mais l’âme qui aime n’aspire pas à la fin de ses peines, elle attend simplement la perfection et la consommation de l’amour de Dieu en elle. Et tant qu’elle ne l’a pas atteint, les jours et les mois lui semblent vides, les nuits sont pour elle longues et douloureuses.

L’âme qui aime Dieu ne doit demander ni attendre d’autre récompense de ses services que la perfection de son amour.

 

Septième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Sachez-le, l’amoureux Epoux des âmes ne peut les voir souffrir longtemps sans venir à elles !

Leurs peines et leurs gémissement Le touchent à la prunelle de l’œil (Za II, 8), et plus encore lorsque les souffrances de ces âmes viennent de l’amour qu’elles Lui portent.

C’est pour cela qu’Il dit par la bouche du Prophète Isaïe : « Avant qu’ils aient crié vers moi, je les exaucerai, et la parole sera encore sur leurs lèvres que je les entendrai ». (Is LXV, 21).

Et le Sage dit dans le même sens : « Si l’âme cherche le Seigneur avec la même ardeur qu’elle chercherait un trésor, elle Le trouvera ». (Pr II, 4-5)

Et ici, l’âme cherche son Bien-Aimé avec plus d’ardeur encore qu’elle ne chercherait un trésor, puisque pour lui plaire elle a renoncé à toutes choses et à elle-même…

Elle prononce la strophe suivante :

Ah, découvre-moi ta présence !

Que ta beauté m’ôte la vie !

Tu le sais bien, la maladie d’amour ne peut être guérie que par la présence et la figure aimée…

C’est la prière que fit Moïse sur le Sinaï : « Si j’ai trouvé grâce devant toi, montre-moi ta face, afin que moi aussi je te connaisse et que je trouve devant tes yeux la grâce parfaite que je désire… » (Ex XXXIII, 12-13)

L’âme désire ici le parfait amour que fait naître la vue de la gloire de Dieu.

Mais le Seigneur répondit à Moïse : « Tu me demandes quelque chose de difficile, Moïse. La beauté de mon visage et les délice qu’apporte la vision de mon essence sont si excessives que ton âme est incapable d’en supporter la vue dans l’infirmité de la vie mortelle. »

Et l’âme, bien convaincue de cette vérité, comprend que durant cette misérable vie, elle ne peut voir Dieu dans sa beauté, puisque les moindres rayons qu’elle projette la feraient défaillir…

C’est pourquoi elle dit : Que ta beauté m’ôte la vie !

En effet, si notre âme entrevoyait seulement la grandeur et la beauté de Dieu, elle ne se contenterait pas d’aspirer à mourir une fois pour Le contempler éternellement, mais elle endurerait avec des transports de joie mille morts plus cruelles les unes que les autres, pour le voir ne fût-ce qu’un tout petit instant !

Et après L’avoir vu, elle demanderait à souffrir encore les mêmes tourments pour Le voir à nouveau un autre petit instant !

L’âme qui aime Dieu ne craint donc pas que sa vue lui donne la mort, car la mort ne saurait être amère à l’âme qui aime, puisqu’elle la comble de toutes les délices et de toutes les suavités de l’amour.

Sa pensée ne peut l’attrister, puisqu’elle lui annonce la plénitude de sa joie. La mort ne saurait donc lui paraître ennuyeuse et pénible puisqu’elle est le terme de toutes ses peines, et le commencement de son bonheur.

Cette âme regarde la mort comme une amie et une épouse. Son approche la réjouit comme l’approche d’un jour d’épousailles.

Elle sait qu’à l’instant où elle contemplera la beauté même, elle sera ravie en cette beauté, transformée en cette beauté, riche des trésors de cette beauté.

Aussi, loin de craindre la mort, l’âme qui aime l’appelle de tous ses voeux.

Les pécheurs, au contraire, redoutent toujours la mort : ils aiment passionnément la vie présente et fort peu la vie future : de là cette vive frayeur que la mort leur inspire…

Mais l’âme qui aime Dieu, au contraire, vit plus en l’autre vie qu’en celle-ci parce que l’âme de l’homme vit plus là où elle aime que là où elle anime.

La santé de l’âme, c’est l’amour de Dieu. Or l’amour ne peut être parfait que lorsque ceux qui s’aiment sont tellement conformes qu’ils se transfigurent l’un dans l’autre. Alors seulement l’amour se trouvera avoir atteint la santé parfaite.

 

Huitième extrait

(télécharger l'enregistrement)

« Je t’épouserai dans la foi ». (Os II,20)

La foi est le seul moyen de la véritable alliance spirituelle avec Dieu.

Mail elle est un habitus obscur…

La foi nous présente les vérités obscures et couvertes d’un voile.

Ainsi elle nous communique et nous donne Dieu Lui-même, mais couvert du voile d’argent de la foi. Mais cependant elle ne laisse pas de nous Le donner véritablement !

Pourtant, la raison du martyre auquel l’âme est en proie, c’est que plus on approche de Dieu, plus on sent en soi le vide de Dieu, plus aussi les ténèbres s’épaississent !

Et il faut joindre à cela un feu spirituel qui dessèche et purifie, en vue de rendre l’âme assez pure pour s’unir à Dieu…

En effet, Dieu produit sur l’âme l’effet d’intolérables ténèbres et cela d’autant plus qu’Il est rapproché.

C’est que la lumière surnaturelle par son excès même, accable la lumière naturelle.

David nous le donne à entendre : Il a placé sa retraite dans les ténèbres. Une eau ténébreuse, suspendue dans les nuées de l’air, forme autour de Lui sa tente. (Ps XVII, 3)

Plus l’âme est près de Dieu, plus elle éprouve les effets marqués par le prophète et l’âme répète avec Job : Qui me donnera de Le connaître, de Le trouver, de m’approcher de Son trône ? (Jb XXIII,3)

Une âme aurait beau être gratifiée d’une très haute connaissance de Dieu, d’une contemplation sublime, elle aurait beau pénétrer tous les mystères, si elle n’a pas l’amour, cela ne lui servirait de rien pour s’unir à Dieu.

En effet, comme l’amour est le lien qui unit le Père et le Fils, ainsi l’amour est le lien qui unit l’âme à Dieu.

C’est donc la charité, c’est l’amour qu’Il aperçoit dans une âme qui fait accourir l’Epoux, avide de se désaltérer à cette fontaine de l’amour de son épouse

Remarquons-le : Dieu ne verse sa grâce et son amour dans une âme qu’à proportion des dispositions et de l’amour qu’Il trouve en elle ! Aussi le véritable amant doit faire en sorte que chez lui cette flamme d’amour ne manque jamais. Par là, il inclinera en quelque sorte Dieu à lui porter toujours plus d’amour et à prendre en lui ses délices.

Et pour acquérir cet amour, nous devons mettre en pratique la charité.

Et l’Apôtre nous dit qu’elle est patiente, bienfaisante, qu’elle n’est pas jalouse, qu’elle ne s’aigrit pas, ne s’enfle pas, n’est pas ambitieuse, cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas et ne pense pas le mal. Qu’elle ne se réjouit pas de l’iniquité mais se réjouit de la vérité.

Et qu’elle souffre tout, croit tout, espère tout et supporte tout. (I Co XIII)

 

Neuvième extrait

(télécharger l'enregistrement)

De la Vive Flamme d’amour A, strophe 3

 « Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi ton Epoux résidant en toi en tant que tout-puissant, il t’aime et il te fait du bien selon sa toute-puissance. Infiniment bon, Il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de Sa bonté. Infiniment saint, Il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de Sa sainteté.

Infiniment juste, Il t’aime et t’accorde Ses grâces selon l’étendue de Sa justice.

Infiniment miséricordieux, doux et compatissant, Il te fait éprouver Sa douceur et Sa compassion.

Fort, exquis, sublime en Son Etre, Il t’aime d’une manière forte, exquise et sublime. Infiniment pur, Il t’aime selon l’étendue de Sa pureté. Souverainement vrai, Il t’aime selon l’étendue de Sa vérité.

Infiniment libéral, Il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de Sa libéralité, sans aucun intérêt propre et dans la seule vue de te faire du bien.

Souverainement humble, Il t’aime avec une souveraine humilité et fait de toi une souveraine estime.

Il t’élève jusqu’à Lui, Il se découvre à toi joyeusement et avec un visage plein de grâce et de douceur dans cette voie de sa connaissance.

Et tu L’entends te dire : « Je suis à toi et pour toi ; je me réjouis d’être ce que je suis, afin de me donner à toi et d’être tien à jamais ».

 Qui pourra exprimer ce que tu éprouves, ô âme bienheureuse, en te voyant à ce point aimée, en te voyant tenue en pareille estime par ton Dieu ? »

 

Dixième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Du Cantique Spirituel, strophe 22

Si grand est le désir qui presse le Bien-Aimé d’arracher entièrement Son épouse aux mains de la sensualité et du démon qu’après avoir réussi dans Son dessein, Il se livre à la joie.

Tel le Bon Pasteur, qui a fait mille détours à la recherche de sa brebis perdue et qui la rapporte enfin sur ses épaules (Lc XV, 5).

C’est une chose admirable, en vérité, de voir cet amoureux Pasteur, cet Epoux de l’âme, comblé de joie et d’allégresse lorsqu’Il porte sur Ses épaules, qu’Il tient entre Ses mains, dans l’union si désirée, cette âme qu’Il a prise pour Lui.

Sa couronne, son épouse, la joie de Son cœur, c’est cette âme qu’Il porte entre Ses bras.

Il le donne à entendre dans la strophe suivante :

Voici que l’épouse est entrée

Au beau jardin si désiré,

Et qu’elle repose avec douceur,

Le cou incliné, sur les bras de Son Bien-Aimé.

Incliner le cou sur les bras de Dieu, c’est avoir joint sa vigueur, ou plutôt sa faiblesse, à la force de Dieu. Les bras de Dieu ne sont autre que la force de Dieu.

Quand notre faiblesse transformée se repose sur les bras de Dieu, elle est revêtue de la force même de Dieu.

Dieu est tout à la fois la force et la douceur de l’âme. En Lui elle est protégée, défendue contre tous les maux, enivrée de tous les biens.

Dans cet état d’union, le Bien-Aimé, très fréquemment, découvre à l’âme, sa fidèle compagne, de merveilleux secrets. Car le véritable et parfait amour n’a rien de caché pour l’objet de sa tendresse. Il lui révèle en particulier les doux mystères qui se rattachent à Son Incarnation, les voies qu’Il a tenues pour réaliser la rédemption de l’homme, qui est l’une des plus élevées parmi les œuvres de Dieu et une des plus délicieuses à l’âme…

Le Bien-Aimé ouvre donc Son cœur et Son amour et Il communique à l’âme  la sagesse, les secrets, les grâces, les dons, les perfections mêmes de Dieu, ce qui la comble de beauté, de richesses et de délices.

Il lui semble reposer sur une couche de fleurs embaumées et toutes divines, dont le contact est délicieux et le parfum enivrant.

Les vertus et l’amour du Bien-Aimé leur sont à présent communs à tous les deux, et les délices communes, selon cette parole de l’Esprit Saint dans les Proverbes : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. (Pr VIII, 31)

 

Onzième extrait

(télécharger l'enregistrement)

( Du Cantique spirituel Strophe 25)

Ceux qui commencent à aimer Dieu et à le servir peuvent être comparés au vin nouveau. Chez eux, la ferveur du vin d’amour est tout extérieure et sensible.

Ils n’ont pas encore déposé la lie des faiblesses et des imperfections des sens.

Pour eux, la force de l’amour réside dans les goûts sensibles.

C’est à ces goûts qu’ils demandent d’ordinaire le courage pour agir, c’est d’eux qu’ils reçoivent le mouvement.

On ne peut donc pas se fier à cet amour tant que n’auront pas cessé ces ferveurs sensibles et ces goûts tout humains…

Sans doute cette chaleur de sentiment pourra conduire à l’amour véritable, à l’amour parfait, lorsque la lie des imperfections aura disparu.

Mais dans les commencements et lorsque ces sensations sont encore nouvelles, il est extrêmement facile, si le vin de l’amour sensible vient à manquer, de perdre la ferveur.

Le sage s’est servi de cette comparaison au livre de l’Ecclésiastique : le nouvel ami, dit-il, est semblable au vin nouveau. Il vieillira, et vous le boirez avec plaisir. (Si IX, 5)

Les vieux amants, au contraire, exercés de longue main et ayant fait leurs preuves au service de l’Epoux, sont comme le vin vieux, qui a déposé sa lie.

Ils n’ont plus cette ferveur sensible, ces bouillonnements extérieurs. Ils goûtent la suavité du vin d’amour parfaitement cuit jusqu’à la substance : elle ne réside plus dans le sentiment, comme chez les nouveaux amants, mais elle est fixée au plus intime de l’âme, en saveur toute spirituelle, vraiment effective.

Ceux qui en sont là font fort peu de cas des consolations ou des ferveurs sensibles ; ils s’abstiennent même de les goûter, de crainte de s’exposer à des chagrins et des peines inutiles. Car celui qui lâche la bride à l’appétit en quête de jouissance sensible sera forcément en proie à bien des tourments.

Lorsque les vieux amants se trouvent privés de cette douceur spirituelle qui réside dans les sens, ils n’en ont plus ni peine ni anxiété d’amour.

Aussi est-il rare qu’on les voie manquer à ce qu’ils doivent à Dieu, parce qu’ils sont au-dessus de tout ce qui pourrait les faire tomber, c’est-à-dire au-dessus de tout ce qui est sensible.

De là vient que l’ami d’ancienne date est de grand prix aux yeux de Dieu. Il est dit dans l’Ecclésiastique : N’abandonne pas un vieil ami, parce que le nouveau ne lui ressemblera pas. (Si IX, 14)

 

Douzième extrait

(télécharger l'enregistrement)

L’âme plongée en Dieu, absorbée dans Son Amour et comme toute changée en Lui, ne peut plus s’arrêter à quoi que ce soit dans le monde. Elle se trouve comme étrangère à toutes choses et plus encore à elle-même, comme anéantie, autrement dit, comme toute passée en Son Bien-Aimé.

L’épouse du Cantique des cantiques nous donne à entendre cet oubli de toutes choses où elle s’est trouvée, par ce seul mot : Nescivi (Ct VI, 11) ; ce qui veut dire : je n’ai rien su.

L’âme revient alors à une telle innocence qu’elle ignore le mal et ne le voit nulle part.

Elle s’entremêle peu des affaires d’autrui.

C’est, en effet, le propre de l’esprit de Dieu, lorsqu’il réside en une âme, de la porter immédiatement à oublier, à ne vouloir rien savoir de ce qui ne la concerne pas, surtout si elle n’a rien à en tirer pour son avancement.

Car l’esprit de Dieu est un esprit de recueillement, qui ramène l’âme au-dedans d’elle-même, qui la retire des affaires d’autrui, bien plus qu’il ne l’y engage.

L’âme perd donc la connaissance de ce qui lui était jusque là familier.

La transformation en Dieu l’assimile à la simplicité et à la pureté de Dieu.

C’est l’effet que produit le soleil sur la vitre qu’il éclaire de ses rayons : il la rend limpide, il en efface les taches et la poussière ; mais le soleil cesse-t-il de luire, les nuages et les taches reparaissent.

L’âme peut alors dire : « J’ai perdu le troupeau dont je suivais les pas. »

En effet, avant d’atteindre cet état de perfection, pour spirituelle qu’elle soit, l’âme suit encore tout un petit troupeau d’appétits et de désirs, à la suite desquels elle marche et qu’elle fait paître, pour ainsi dire, en les suivant et en cherchant à les satisfaire.

Ce sont d’ordinaire des appétits de connaître, des inclinations qui l’entraînent vers la possession de certains objets avec plus ou moins d’attaches, des recherches de l’estime des autres, le désir des consolations de Dieu, des soucis, des préoccupations déplacées…

Ce troupeau d’imperfections est plus nombreux chez certaines personnes que chez d’autres, mais toutes marchent à la suite d’un troupeau quelconque, jusqu’à ce qu’ayant été introduites dans le cellier intérieur de l’amour du Bien-Aimé, elles se trouvent délivrées de ces embarras.

L’âme se sent alors libre de toutes ces puérilités et misères, de sorte qu’elle peut dire : « J’ai perdu le troupeau dont je suivais les pas… ».

 

Treizième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Du Cantique spirituel Strophe 27

Dans l’état d’union, Dieu donne à l’âme des marques d’un amour tellement ineffable qu’il n’est pas de mère qui caresse son enfant avec une pareille tendresse.

Il n’est pas d’amour fraternel, il n’est pas d’amitié si vive soit-elle, qui puisse se comparer à un tel amour.

La tendresse et l’affection dont le Père de l’univers caresse et exalte cette âme humble et aimante vont si loin qu’on Le voit s’assujettir à elle et l’honorer comme s’Il était le serviteur et qu’elle fût la souveraine, l’environner de sollicitude comme s’Il était l’esclave et qu’elle fût son Dieu, si profonde est l’humilité, si excessive la douceur de Dieu !

Dieu paraît n’avoir pas d’autre souci que de chérir et de caresser cette âme, comme une mère comble de caresses et d’attentions l’enfant qu’elle nourrit de son lait.

L’âme expérimente alors toute la vérité de cette parole di livre d’Isaïe : On vous portera au sein, on vous caressera sur les genoux. (Is LXVI, 12)

Et qu’éprouvera l’âme comblée de ces faveurs indicibles ?

Elle se fondra d’amour !

Et quelle sera son action de grâces en voyant le sein de Dieu se déverser sur elle avec tant de profusion et de tendresse !

Au milieu de ce flot de délices, elle se livre toute entière à Son Dieu, elle Lui présente à son tour le sein de son aimante volonté.

En d’autres termes, elle emploie au service de Son amour toutes les énergies de sa volonté. Elle se donne totalement et sans réserve aucune, et déclare Lui appartenir pour toujours.

Dieu lui a fait don de son amour et de son amitié, Il lui a découvert Ses secrets comme on le fait à son ami, Il lui a enseigné sa science secrète.

Et sous l’influence de ce breuvage d’amour où l’âme boit Dieu même, elle se trouve tout imprégnée de Lui…

Alors très volontairement et très suavement, elle se livre à Lui, résolue de Lui appartenir totalement et de ne jamais garder en elle quoi que ce soit qui Lui soit étranger.

De là vient que cette âme appartient à Dieu sans réserve : les deux volontés, celle de Dieu et celle de l’âme, se sont livrées l’une à l’autre, en sorte qu’elles ne se manqueront jamais l’une à l’autre.

L’âme arrivée à cet état ne sait plus qu’une chose : aimer, et jouir avec son Bien-Aimé des délices de l’amour.

Cette âme est donc tout amour. Tous ses actes sont amour, toutes ses puissances et ses facultés sont au service de l’amour.

Comme le sage marchand de l’Evangile (Mt XIII, 46), elle a tout donné pour acquérir le trésor de l’amour caché en Dieu.

Ce trésor est infiniment précieux aux yeux de Dieu.

Aussi l’âme, voyant que son Bien-Aimé n’apprécie que l’amour, n’a pour agréable que l’amour, elle qui désire Lui plaire si parfaitement consacre tout à ce pur amour de Dieu.

Et ce n’est pas seulement parce que son Bien-Aimé le veut ainsi ; c’est encore parce que l’amour auquel elle est unie l’incline en toutes choses à aimer son Dieu.

De même que l’abeille tire de toutes les plantes le miel qu’elles renferment et ne se sert d’elles que pour cet usage, ainsi de tout ce qui se passe en elle et autour d’elle, cette âme extrait le plus facilement du monde la douceur de l’amour.

En toutes choses, elle voit une occasion favorable d’aimer Dieu.

Les choses peuvent être douces ou amères.

Pour elle, pénétrée par l’amour, environnée par l’amour, elle ne les sent pas, elle ne les goûte pas, elle ne les voit pas, parce qu’elle ne sait plus qu’aimer.

 

Quatorzième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Du Cantique Spirituel (strophe 28)

Dieu n’a pour agréable que l’amour.

En effet, toutes nos œuvres, tous nos travaux, pour considérables qu’on les suppose, ne sont rien devant Dieu.

Car nous ne pouvons rien Lui donner, et nous sommes incapables de satisfaire Son unique désir, qui est d’exalter notre âme.

Que pourrait-Il souhaiter pour Lui-même ? De quoi a-t-Il besoin ?

Disons-le encore une fois, une seule chose Lui agrée : l’exaltation de notre âme !

Et rien ne peut exalter notre âme si ce n’est l’égalité avec Dieu.

De là vient que Dieu ne recherche qu’une chose : être aimé de notre âme, parce que la propriété de l’amour est d’égaler celui qui aime à celui qui est aimé.

Dans cette égalité, œuvre de l’amour, tout devient commun entre les amants, suivant ce que Jésus Lui-même dit à Ses disciples : Je vous appelle mes amis, parce que je vous ai manifesté tout ce que j’ai appris de mon Père. (Jn XV, 15)

L’âme arrivée à ce degré d’amour ne s’occupe plus désormais que de ce qui regarde le service de Son Bien-Aimé.

Elle n’a plus en vue son propre avantage ; elle n’a plus de goûts personnels. Elle n’entretient plus ni affaires ni relations étrangères à Dieu.

L’amour est son seul exercice.

Son entendement ne s’occupe qu’à connaître ce qui plaît à Dieu davantage afin de l’accomplir ; sa volonté ne s’occupe qu’à chérir le bon plaisir de Dieu et à se servir de tout pour s’attacher à Lui.

L’âme travaille pour Dieu et s’occupe de Ses intérêts sans même se rendre compte que c’est pour Lui qu’elle le fait.

Tout ce qu’elle fait, elle le fait par amour.

Elle est véritablement perdue à toutes les choses de ce monde et entièrement acquise à l’amour, son esprit ne s’emploie plus à rien d’autre.

Elle s’adonne parfaitement à l’unique nécessaire (Lc X, 42).

 

Quinzième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Du Cantique spirituel (strophe 29)

Cet unique nécessaire dont Jésus parle dans l’Evangile, Il l’estime à tel point et le met à si haut prix qu’Il réprimande Marthe (Lc X,41), qui voulait empêcher Marie-Madeleine de se tenir à Ses pieds afin de l’occuper aux œuvres de la vie active pour le service du Seigneur.

Marthe croyait faire beaucoup et s’imaginait que Madeleine ne faisait rien, alors qu’elle se reposait délicieusement auprès du Seigneur…

Mais il en allait tout autrement, car il n’est pas d’œuvre meilleure ni plus nécessaire que l’amour.

C’est pour cela que dans le Cantique des cantiques, l’Epoux prend également la défense de son épouse et conjure toutes les créatures de l’univers, figurées par les filles de Jérusalem, de ne pas l’éveiller, de ne pas lui faire ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’elle le veuille d’elle-même. ( Ct II,7)

Il faut en tirer cette conclusion : tant que l’âme n’a pas atteint cette union d’amour, il est bon pour elle d’exercer l’amour tout à la fois dans la vie active et dans la vie contemplative.

Mais lorsqu’elle y est arrivée, il lui devient nuisible de s’occuper à beaucoup d’œuvres et d’exercices extérieurs, qui lui font perdre son amoureuse attention à Dieu, et même si ces œuvres sont très importantes pour son service.

La raison en est que la moindre parcelle de pur amour est plus précieuse aux yeux de Dieu, elle est plus profitable à l’Eglise, dans son apparente inaction, que toutes les autres œuvres ensemble…

Nous voyons Marie-Madeleine, qui faisait tant de fruits par ses prédications et qui aurait pu en faire bien plus encore, obéir au désir qui la pressait de plaire à son Bien-Aimé et de se rendre utile à l’Eglise, et pour cela se cacher au désert pendant trente ans afin de se livrer pleinement à son amour.

Elle croyait ainsi gagner bien davantage, tant la moindre parcelle de cet amour est utile et importante à l’Eglise.

Ainsi, lorsqu’une âme jouit des prémices de cet amour solitaire, ce serait lui faire le plus grand tort et en faire un très considérable à l’Eglise, que de vouloir, même pour un peu de temps, l’occuper à la vie active et aux exercices extérieurs, fussent-ils même d’une grande importance.

Après tout, c’est pour exercer cet amour que nous avons été créés…

Qu’ils réfléchissent donc, ceux qui s’adonnent à une activité sans mesure, qui s’imaginent qu’ils vont englober le monde dans leurs prédications et leurs œuvres extérieures. Ils seraient beaucoup plus utiles à l’Eglise et plairaient bien davantage à Dieu s’ils s’employaient à se tenir devant Dieu en oraison la moitié du temps qu’ils consacrent à l’activité, lors même qu’ils n’auraient pas atteint le degré élevé dont nous parlons.

Leur oraison leur en mériterait la grâce, et leur fournirait les forces spirituelles nécessaires.

Sans elle, tout se réduit à frapper des coups de marteau, pour ne produire à peu près rien, ou même absolument rien, et parfois plus de mal que de bien.

Le bien ne se fait que par la vertu de Dieu.

L’âme répond donc à tous les contradicteurs de sa sainte oisiveté, à ceux qui veulent tout réduire à l’action, qui n’estiment que ce qui est extérieur et qui saute aux yeux, à ceux qui ignorent la source cachée qui alimente les eaux de la grâce et assure la fécondité.

 Car l’âme qui aime Dieu ne rougit pas devant le monde des œuvres qu’elle accomplit pour Lui, elle ne cherche pas à les dissimuler par fausse honte. Elle sait que si quelqu’un  rougit de confesser le Fils de Dieu devant les hommes et renonce aux œuvres entreprises pour son amour, le Fils de Dieu, comme l’affirme saint Luc, rougira de lui devant Son Père. (Lc IX, 26)

Cette hardiesse, cette détermination parfaite dans le actes que l’on pose, peu de spirituels l’ont en partage !

Il en est, à la vérité, qui s’adonnent à la piété et pensent même y avoir fait de grands progrès, mais ils n’en viennent jamais à rompre définitivement avec certaines satisfactions, soit du monde, soit de la nature, ni à réaliser pour le Christ des œuvres pures et parfaites, sans se préoccuper du qu’en dira-t-on.

Par le fait, ils ne se sont pas encore perdus à eux-mêmes dans leurs œuvres ; ils ne vivent pas encore véritablement dans le Christ.

 

Seizième extrait

(télécharger l'enregistrement)

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée

L’âme qui dit cela connaît la parole de Jésus dans l’Evangile :

Nul ne peut servir deux maîtres, parce qu’il lui faudra nécessairement manquer à l’un ou à l’autre. (Mt VI, 24)

Elle déclare donc que pour ne pas manquer à Dieu, elle a volontairement manqué à tout ce qui n’est pas Dieu, c’est-à-dire à toutes choses et à elle-même, en renonçant à tout pour son amour.

Celui qui est véritablement épris renonce à tout ce qui n’est pas l’objet de son amour ! Il se perd pour mieux se retrouver en lui.

Aussi l’âme se perd en ne faisant plus aucun cas de soi ni d’aucune autre chose, pour ne plus envisager que Son Bien-Aimé.

C’est généreusement qu’elle se livre à Lui : elle ne songe plus à son intérêt propre et ne se recherche plus elle-même en rien.

Mais elle ne donne plus son estime qu’à ce qui regarde celui qu’elle aime.

C’est là très réellement se perdre , c’est là désirer d’être gagnée.

Car celui qui est épris de l’amour de Dieu ne vise plus à autre chose : il ne cherche ni gain ni récompense, il n’aspire qu’à tout perdre pour l’amour de son Dieu !

A ses yeux, c’est là le gain véritable. Comme le dit saint Paul : Mori lucrum (Ph I,21). Ma mort pour le Christ est mon gain. Mourir spirituellement à toutes choses et à moi-même est mon gain !

Celui qui ne sait pas se perdre ne se gagne pas ! Et même il se perd, suivant cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra à cause de moi la gagnera. » (Mt XVI, 25)

Lorsqu’une âme en est arrivée, dans le chemin spirituel, à perdre toutes les voies et façon naturelles de traiter avec Dieu, lorsqu’elle ne Le cherche plus par le sentiment, ni par quelque moyen dérivé des sens ou des choses créées, mais qu’elle dépasse tout cela, qu’elle dépasse aussi toute manière personnelle ou tout moyen quel qu’il soit, alors elle traite avec Dieu et jouit de Lui par la foi et l’amour, et on peut dire qu’elle a vraiment trouvé Dieu, parce qu’elle a vraiment perdu tout ce qui n’est pas Lui, et qu’elle s’est perdue elle-même…

Tout devient gain pour elle !

Tout s’est converti en une relation toute spirituelle d’un amour très intime et très savoureux avec son Bien-Aimé.

Les communications entre Dieu et l’âme sont alors si délicieuses, elles ont quelque chose de si exquis et de si sublime, qu’elles dépassent ce qu’une langue mortelle peut exprimer e ce qu’un entendement humain peut concevoir.

L’âme peut dire en vérité : Je suis à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi.( Ct II, 16)

L’âme et le Fils de Dieu mettent en commun leurs trésors et leurs joies, et le vin d’un délicieux amour leur est versé dans l’Esprit Saint. (CS Strophes 29 et 30)

 

Dix-septième extrait

(télécharger l'enregistrement)

Avec des fleurs choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes,

Toutes fleuries en ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux. (Str 30)

Par fraîches matinées, on peut entendre les œuvres accomplies au temps de la sécheresse et des épreuves spirituelles, représentées par le froid des matinées d’hiver.

Faites pour Dieu dans la sécheresse et laborieusement, elles ont un très grand prix à Ses yeux !

Les vertus et les dons s’acquièrent alors en un degré éminent, et d’ordinaire les vertus acquises ainsi avec effort sont plus choisies, plus excellentes et plus durables que celles qui s’acquièrent grâce aux consolations ou aux délices spirituelles !

Dans la sécheresse, le travail et l’effort, la vertu jette de profondes racines, quivant la parole de Dieu à saint Paul : la vertu se perfectionne dans l’infirmité (II Co XII, 9)

Ensuite l’âme dit : Nous irons faire des guirlandes.

Elle ne dit pas simplement : je ferai des guirlandes, ni : Tu les feras Seul ! Mais : nous les ferons tous les deux ensemble.

L’âme en effet ne peut acquérir et pratiquer les vertus seule et sans l’aide de Dieu.

D’autre part, Dieu ne les met pas en elle Lui seul et sans sa participation ; Il est vrai que toute grâce excellente et tout don parfait vient d’en haut et descend du Père des lumières (Jc I,17), suivant la parole de saint Jacques.

Et pourtant ils ne peuvent se recevoir sans le concours et la participation de l’âme.

Cela montre que le mouvement qui porte au bien doit venir de Dieu, tandis que la course est l’œuvre non de Lui seul ou d’elle seule, mais l’œuvre commune de Dieu et de l’âme ; selon la parole de l’épouse des Cantiques : Attire-moi, nous courrons après toi. (Ct I,4)

Les fleurs qui ornent les œuvres et les vertus représentent la grâce que l’amour de Dieu leur communique.

Sans cet amour, non seulement ces œuvres ne seraient pas fleuries, mais elles seraient sèches et sans valeur devant Dieu, quelques parfaites qu’elles soient d’ailleurs aux yeux des hommes.

Mais lorsque Dieu leur communique Sa grâce et Son amour, elles sont vraiment toutes fleuries d’amour !

Le cheveu dont il est ensuite question est la volonté de l’âme, c’est l’amour qu’elle porte au Bien-Aimé !

Cet amour rempli ici le même office que le fil de la guirlande…

De même que celui-ci enlace et fixe les fleurs de la guirlande, ainsi l’amour enlace et fixe les vertus dans l’âme, de façon qu’elles ne puissent se détacher.

Saint Paul nous dit que la charité est le lien de la perfection (Col III,14).

Les vertus et les dons surnaturels sont fixés de telle sorte dans l’âme, au moyen de l’amour, que si ce lien venait à se rompre par l’infidélité de l’âme envers Dieu, aussitôt toutes les vertus s’en détacheraient et elle s’en verrait privée, de même que les fleurs tomberaient au moment où le fil qui soutient la guirlande viendrait à se briser !

Ainsi, pour que nous ayons des vertus, il ne suffit pas que Dieu nous aime, il faut que de notre côté nous L’aimions aussi, afin d’attirer et de garder en nous toutes ces vertus.

(CS Strophe 30)