SERMON POUR LE DEUXIEME DIMANCHE DE CARÊME

20 février 1622

« Scio hominem in Christo (sive in corpore sive extra corpus nescio, Deus scit),  raptum hujusmodi usque ad tertium Coelum,  et audivit arcana verba quit non licet homini loqui.

« Je connais un homme dans le Christ  (si ce fut en son corps ou hors de son corps je ne sais, Dieu le sait),  qui fut ravi au troisième Ciel, et qu'il y ouit des paroles mystérieuses lesquelles il est point loisible à l'homme de rapporter. » II Cor., XII, 2-4

 

Le grand Apôtre saint Paul ayant été ravi et élevé jusqu'au troisième Ciel, ne sachant si ce fut hors de son corps ou en son corps, dit qu'il n'est nullement loisible ni possible à l'homme de raconter ce qu'il y vit, ni les merveilles admirables qu'il apprit et qui lui furent montrées en son ravissement. Or, si celui qui les a vus n'en peut parler, si ayant été ravi jusqu'au troisième Ciel il n'en ose dire mot, beaucoup moins donc nous autres qui n'avons été élevés ni au premier ni au second ni au troisième.

Le discours que nous devons faire aujourd’hui, selon notre Evangile (Mt XVII 1-9), étant de la félicité éternelle, il faut avant toute autre chose que je vous représente une similitude. Saint Grégoire le Grand, ayant à traiter en ses Dialogues (Livre IV, c.1) des choses merveilleuses de l'autre monde, dit: Imaginez-vous, de grâce, de voir une femme laquelle étant enceinte est mise en prison, où elle demeure jusqu’à son accouchement, voire même elle y accouche; après quoi elle est condamnée d'y passer le reste de ses jours et d'y élever son enfant. Cet enfant étant déjà un peu grand, la mère le veut instruire, s'il faut ainsi dire, des choses de l'autre monde, car ayant toujours vécu dans cette continuelle obscurité, il n'a nulle connaissance ni de la clarté du soleil, ni de la beauté des étoiles, ni de l'aménité des campagnes. La mère donc lui voulant enseigner toutes ces choses, l'on dévale une lampe ou la petite lumière de quelque chandelle, par le moyen de laquelle elle tache tant qu'elle peut de lui faire comprendre la beauté d'un jour bien éclairé. Elle lui dit bien : Le soleil et les étoiles sont ainsi faits et répandent une grande clarté; mais c'est en vain, car l'enfant ne le peut nullement entendre, n'ayant point eu d'expérience de cette clarté dont sa mère lui parle.

En après, cette pauvre femme lui veut donner une idée de l'aménité des collines chargées d'arbres et de fruits divers : d'oranges, de citrons, de poires, de pommes et semblables ; mais l'enfant ne sait que c'est que tout cela, ni comme il peut être. Et bien que sa mère ait en main quelques feuilles de ces arbres et qu'elle lui dise: Mon enfant, ils sont couverts de telles feuilles ; et lui montrant une pomme ou une orange: Ils sont encore chargés de tels fruits, ne sont-ils pas beaux ? ne les fait-il pas bon voir? l'enfant néanmoins demeure en son ignorance, d'autant qu'il ne peut comprendre en son esprit ce que sa mère lui enseigne, tout cela n'étant rien au prix de ce qui est en vérité.

De même en est-il, mes chères âmes, de ce que nous pouvons dire sur la grandeur de la félicité éternelle et des beautés et aménités dont le Ciel est rempli; car il y a encore plus de proportion entre la lumière d'une lampe avec la clarté de ces grands luminaires qui nous éclairent ; entre la beauté de la feuille ou du fruit d'un arbre et l'arbre même chargé de fleurs et de fruits tout ensemble ; entre tout ce que cet enfant comprend de ce que sa mère lui dit et la vérité même des choses dont elle parle, que non pas entre la lumière du soleil et la clarté dont jouissent les Bienheureux en la gloire; entre la beauté d'une prairie diaprée au printemps et la beauté de ces campagnes célestes, entre l'aménité de nos collines chargées de fruits et l'aménité de la félicité éternelle. Mais bien que cela soit ainsi, et que nous soyons assurés que ce que nous en pouvons dire n'est rien au prix de ce qui est en vérité, nous ne devons pas laisser d'en toucher quelque chose.

Ayant déjà prêché plusieurs fois (Sermon CXXVII, tome VIII et sermon IV, tome IX), et même en ce lieu, sur l'Evangile d'aujourd’hui et sur ce sujet, j'ai pensé que je devais traiter d'un point duquel je ne vous eusse pas encore parlé. Mais avant que de le vous proposer il est nécessaire que je lève de vos esprits quelques difficultés qui vous pourraient empêcher de bien entendre ce que je dirai par après ; et je le fais d'autant plus volontiers que je désire que ce point soit bien mâché, considéré et compris.

La première difficulté est à savoir mon si les âmes bienheureuses étant séparées de leur corps peuvent entendre, voir, ouïr considérer, bref avoir les fonctions de l'esprit aussi libres que si elles étaient unies avec icelui. Je réponds que non seulement elles le peuvent comme auparavant, mais beaucoup plus parfaitement. Et que cela ne soit, je vous présente l'histoire de saint Augustin, qui n'est pas un auteur auquel il ne faille ajouter foi. Il rapporte donc (Epître CLIX, §§ 3 et 4) qu'il avait connu un médecin à Carthage, qui était fort fameux aussi bien à Rome qu'en cette ville, tant parce qu'il était excellent en l'art de la médecine comme parce qu'il était un grand homme de bien, faisant beaucoup de charités, servant les pauvres gratis ; et cette charité qu'il exerçait à l'endroit du prochain fut cause que Dieu le tira d'une erreur en laquelle il était tombé étant encore jeune homme. Dieu favorise grandement ceux qui pratiquent la charité envers leurs frères ; il n'y a rien qui attire tant sa miséricorde sur nous que cela, d'autant que Notre Seigneur a déclaré que c'est son commandement (Jn XV, 12), c'est à savoir le sien plus chéri et plus aimé; après celui de l’amour de Dieu il n'y en a point de plus grand (Mt XXII, 37-40).

Or, saint Augustin dit que ce médecin lui avait raconté qu'étant encore jeune il commença à douter que l'âme séparée du corps peut voir, ouïr ou comprendre aucune chose; et se trouvant en cette erreur il s'endormit un jour. Lors un beau jeune homme lui apparut pendant son sommeil et lui dit : Suis-moi. Ce que le médecin fit, et son guide le mena en une grande et spacieuse campagne où d'un coté il lui montra des beautés incomparables, et de l'autre il lui fit entendre un concert de musique grandement délectable ; puis le médecin se réveilla. Quelque temps après le même jeune homme lui apparut derechef en dormant et lui demanda : Me connais-tu bien? Le médecin répondit qu'il le connaissait fort bien et que c'était lui même qui l'avait conduit en cette campagne où il lui avait fait ouïr un concert si agréable. Mais comment me peux-tu connaître et me voir, dit le jouvenceau; où sont tes yeux? Mes yeux, repartit-il, sont en mon corps. Et où est ton corps ? Mon corps est couché dans mon lit. Et tes yeux, sont-ils fermés ou ouverts? Ils sont fermés. S'ils sont fermés ils ne peuvent rien voir. Confesse donc, que puisque tu me vois, tes yeux étant fermés, que tu me connais fort bien et que tu as ouï la musique quoique tes sens soient endormis, que les fonctions de l'esprit ne dépendent pas des sens corporels, et que l'âme étant séparée du corps elle ne laissera pas pourtant de voir, ouïr, considérer et entendre. Puis le sacré songe prit fin et le jeune homme laissa le médecin, lequel ne douta jamais plus de cette vérité.

Ainsi le rapporte saint Augustin, lequel ayant dit que le médecin lui raconta qu'il avait ouï cette divine musique qui se chantait à son côté droit, dans la campagne dont nous avons parlé, mais certes, ajoute-t-il, je ne me souviens pas de ce qu'il avait vu du côté gauche. En quoi nous remarquons combien ce glorieux saint était exact à ne dire que simplement ce qu'il savait bien être de la vérité de cette histoire. Après icelle nous ne devons plus admettre cette difficulté en nos esprits, que nos âmes étant séparées de leur corps n'aient une pleine et absolue liberté de faire leurs fonctions et leurs actions. Par exemple, notre entendement verra, considérera et entendra non seulement une chose à la fois, mais plusieurs ensemble ; nous aurons plusieurs attentions, sans que l'une nuise à l'autre. Ici nous ne pouvons pas faire cela, car quiconque veut penser à plus d'une chose en même temps il a toujours moins d'attention à chacune, et son attention en est moins parfaite (Traité de l’amour de Dieu ; L.I, c.10). Tout de même en est-il de la mémoire: elle nous fournira plusieurs souvenirs sans que l'un empêche l'autre. Notre volonté voudra plusieurs choses et aura beaucoup de divers vouloirs sans que ces vouloirs divers soient cause qu'elle les veuille ou qu'elle les affectionne moins; ce qui ne se peut en cette vie, tandis que notre âme réside dans notre corps. Aussi notre mémoire n'a pas une si pleine liberté en ses fonctions, de manière qu'elle ne peut avoir plusieurs souvenirs, au moins les avoir tous à la fois, sans que l'un empêche l'autre; de même notre volonté affectionne moins fort quand elle aime plusieurs choses ensemble ; ses désirs et ses vouloirs sont moins violents et ardents quand elle en a davantage.

La seconde difficulté est touchant l'opinion que plusieurs ont que les Bienheureux dans la Jérusalem céleste sont tellement enivrés de l'abondance des divines consolations, que cela leur ôte l'esprit en l'esprit même, je veux dire que cet enivrement leur enlève le pouvoir de faire aucune action. Ils pensent que c'en est de même que des consolations que l'on reçoit quelquefois en la terre, lesquelles font entrer l'âme en un certain endormissement spirituel, en sorte que pour un temps il n'est pas possible de se mouvoir et comprendre même où l'on est, ainsi que le témoigne le Psalmiste royal en son Psaume In convertendo (Ps CXXV, 1): Nous avons été fait, dit-il, comme consolés; ou bien, selon le texte hébreu et la version des Septante, comme endormis, lorsque le Seigneur nous a retirés de la captivité (Traité de l’amour de Dieu, L. IX, c.12). Mais il n'en est pas ainsi en la gloire ; car l'abondance de la consolation n'ôtera point la liberté à nos esprits d'avoir leurs vues, de faire leurs actions et leurs mouvements. La tranquillité est l'excellence de notre action; or, au Ciel notre action n'empêchera pas la tranquillité, mais elle la perfectionnera de telle sorte qu'elles ne se nuiront point l'une à l'autre, voire elles s'entr’aideront merveilleusement à continuer et persévérer pour la gloire du pur amour de Dieu qui les rendra capables de subsister ensemble.

Ne croyons donc pas, mes chères âmes, que notre esprit soit rendu stupide et endormi en l'abondance de la jouissance des bonheurs éternels; au contraire, il sera grandement réveillé et agile en ses différentes actions. Et si bien il est écrit que Notre Seigneur enivrera ses bien-aimés, disant : Buvez, mes amis, et enivrez-vous, mes très chers, (Ps XXXV, 9 ; Cant. V,1) cet enivrement ne rendra pas l'âme moins capable de voir, considérer, entendre et faire ses divers mouvements, ainsi que nous l'avons déclaré, selon que l'amour de son Bien-Aimé lui suggérera; mais cela l'excitera toujours davantage à redoubler ses mouvements et élans amoureux, comme étant toujours plus enflammée de nouvelles ardeurs.

La troisième difficulté que je veux arracher de vos esprits est qu'il ne faut pas penser qu'en la gloire éternelle nous soyons sujets aux distractions comme nous le sommes tandis que nous vivons en cette vie mortelle. La raison de ceci est que nous pourrons bien avoir, ainsi que nous venons de le dire, plusieurs diverses attentions en même temps, sans que l'une nuise à l'autre, mais elles se perfectionneront réciproquement. C'est pourquoi la multiplicité des sujets que nous aurons en notre entendement, des souvenirs de notre mémoire, ni moins les désirs de notre volonté ne feront nullement que l'un empêche l'autre ni que l'un soit mieux compris que l'autre. Et pourquoi cela ? Non pour autre raison, mes chères Sœurs, sinon parce que tout est parfait et consommé dans le Ciel et en la béatitude éternelle.

Cela étant donc ainsi, que dirons-nous maintenant, mais que dirons-nous de cette béatitude ? Le mot de béatitude et de félicité fait assez entendre ce que c'est ; car il nous signifie que c'est un lieu de toutes consolations, où tous bonheurs et bénédictions sont compris et retenus. Si en ce monde l'on estime bienheureux un esprit qui peut avoir plusieurs attentions à la fois, ainsi que le témoignent les louanges que l'on donne à celui qui pouvait être attentif à sept choses en même temps  (Plin. Hist. Nat., L.VII,c.XXV) ou bien à ce valeureux capitaine de ce qu'il connaissait cent ou cinquante mille soldats qu'il avait sous sa charge, un chacun par leur nom, combien nos esprits seront-ils estimés bien heureux en cette béatitude où ils pourront avoir tant de diverses attentions! Mais, mon Dieu, que pourrions-nous dire de cette indicible félicité qui est éternelle, invariable, constante, permanente, et pour parler comme les anciens français, sempiternelle ?

Je ne veux pas, mes chères Sœurs, vous entretenir de la félicité que les Bienheureux ont en la claire vue de la face de Dieu, qu'ils voient et verront sans fin en son Essence ; car cela regarde la félicité essentielle, et je n'en veux pas traiter, sinon que j'en dise quelques mots sur la fin. Je ne parlerai pas non plus de l'éternité de cette gloire des Saints, mais seulement d'une certaine gloire accidentelle qu'ils reçoivent en la conversation qu'ils ont par ensemble. O quelle divine conversation ! Mais avec qui? Avec trois sortes de personnes : avec eux mêmes, avec les Anges, les Archanges, les Chérubins, les saints Apôtres, les Confesseurs, les Vierges, avec la Vierge glorieuse, Notre Dame et Maîtresse, avec la très sainte humanité de Notre Seigneur et enfin avec la très adorable Trinité même, le Père, le Fils et le Saint Esprit.

Mais, mes chères Sœurs, il faut que vous sachiez que tous les Bienheureux se connaîtront les uns les autres, un chacun par leur nom, ainsi que nous l'entendrons mieux par le récit de l'Evangile, lequel nous fait voir notre divin Maître sur le mont de Thabor, accompagné de saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. Pendant qu'ils regardaient le Sauveur qui priait (Lc IX, 29) et était en oraison, il se transfigura devant eux, laissant répandre sur son corps une petite partie de la gloire dont il jouissait continuellement dès l'instant de sa glorieuse conception dans les entrailles de Notre Dame; gloire qu'il retenait, par un continuel miracle, resserrée et couverte dans la suprême partie de son âme.

Les Apôtres virent donc alors sa face plus reluisante et éclatante que le soleil, voire cette clarté et cette gloire s'épancha jusque sur ses vêtements pour nous montrer qu'il n'en était pas si chiche qu'il n'en fit part à ses habits mêmes et à ce qui était autour de lui. Il nous fit voir un petit échantillon du bonheur éternel et une goutte de cet océan et de cette mer d'incomparable félicité pour nous faire désirer la pièce tout entière (Intro. à la vie dévote, Parie III,c.2) ; si que le bon saint Pierre, qui parlait pour tous comme devant être le chef des autres : « O qu'il est bon d'être ici », s'écria-t-il tout ému de joie et de consolation. J'ai bien vu, voulait-il dire, beaucoup de choses, mais il n'y a rien de si désirable que d'être en ce lieu. Les trois disciples virent encore Moïse et Elie qu'ils n'avaient jamais vus et qu'ils reconnurent cependant très bien ; l'un ayant repris son corps ou bien un autre formé de l'air, et l'autre étant en son même corps auquel il fut élevé dans le char triomphal (IV R. II, 11). Tous deux s'entretenaient avec notre divin Maître de l'excès qui devait arriver en Jérusalem (Lc IX,31), excès qui n'est autre sinon la mort qu'il devait souffrir par son amour ; et soudain après cet entretien les Apôtres ouïrent la voix du Père éternel lequel disait : « C'est ici mon Fils bien aimé, écoutez-le. »

Je remarque premièrement qu'en la félicité éternelle nous nous connaîtrons tous les uns les autres, puisque en ce petit échantillon que le Sauveur en donna à ses Apôtres il voulut qu'ils reconnussent Moïse et Elie qu'ils n'avaient jamais vus. Si cela est ainsi, o mon Dieu, quel contentement recevrons-nous en voyant ceux que nous avons si chèrement aimés en cette vie ! Oui même nous connaîtrons les nouveaux chrétiens qui se convertissent maintenant à notre sainte foi aux Indes, au Japon et aux antipodes. Les amitiés qui auront été bonnes dès cette vie se continueront éternellement en l'autre. Nous aimerons des personnes particulièrement, mais ces amitiés particulières n'engendreront point de partialités, car toutes nos affections prendront leur force de la charité de Dieu qui, les conduisant toutes, fera que nous aimerons un chacun des Bienheureux de cet amour éternel dont nous aurons été aimés de la divine Majesté.

O Dieu, quelle consolation recevrons-nous en cette conversation céleste que nous aurons les uns avec les autres ! Là nos bons Anges nous apporteront une joie plus grande qu'il ne se peut dire quand ils se feront reconnaître à nous, et qu'ils nous représenteront si amoureusement le soin qu'ils ont eu de notre salut durant le cours de notre vie mortelle; ils nous ressouviendront des saintes inspirations qu'ils nous ont apportées, comme un lait sacré qu'ils allaient puiser dans les mamelles de la divine Bonté, pour nous attirer à la recherche de ces incomparables suavités dont nous serons alors jouissants. Ne te souviens-tu point, diront-ils, d'une telle inspiration que je te donnais en un tel temps, en lisant un tel livre, en entendant un tel sermon, ou bien en regardant une telle image? dira le bon Ange de sainte Marie Egyptiaque, inspiration qui t'incita à te convertir à Notre-Seigneur et qui fut le principe de ta prédestination (Vitae Patrum, L.I ; Vitae S. Mar. Aegypt. c.16). O Dieu, nos cœurs ne se fondront-ils pas d'un contentement indicible entandant ces paroles ?

Un chacun des esprits bienheureux aura un entretien particulier selon son rang et sa dignité. Notre glorieux Père saint Augustin (je me plais à parler de lui car je sais que le souvenir vous en est fort agréable) faisait un jour un souhait de voir Rome triomphante, le glorieux saint Paul prêchant et Notre-Seigneur allant parmi le peuple, guérissant les malades et faisant des miracles. O mes chères âmes, quel bonheur à ce saint de contempler la Jérusalem céleste en son triomphe, le grand Apôtre (je ne dis pas grand de corps, car il était petit, mais grand en éloquence et en sainteté) prêchant et entonnant ces louanges qu'il donnera éternellement à la divine Majesté en la gloire ! Mais quel excès de consolation pour saint Augustin de voir Notre Seigneur opérer le miracle perpétuel de la félicité des Bienheureux que sa mort nous a acquise! Imaginez-vous, de grâce, le divin entretien que ces deux saints auront l'un avec l'autre, saint Paul disant à saint Augustin : Mon cher frère, ne vous ressouvenez-vous point qu'en lisant mon Epître (Rm XIII, 12-14) vous fûtes touché d'une inspiration qui vous sollicitait de vous convertir, inspiration que j'avais obtenue de la divine miséricorde de notre bon Dieu par la prière que je faisais pour vous à même temps que vous lisiez ce que j'avais écrit? Cela, mes chères Sœurs ne causera-t-il pas une douceur admirable au cœur de notre saint Père?

Faites derechef une imagination, je vous prie. Supposez que Notre Dame, sainte Madeleine, sainte Marthe, saint Etienne et les Apôtres fussent vus l'espace d'un an, comme pour un grand jubilé, en Jérusalem. Quel d'entre nous autres, je vous supplie, voudrait demeurer ici ? Pour moi je pense que nous nous embarquerions tous et nous mettrions au péril de tous les hasards qu'encourent ceux qui vont d'ici là, pour avoir cette grâce de voir notre glorieuse Mère et Maîtresse, Madeleine, Marie Salomé et les autres qui s'y trouveraient, puisque nos pèlerins s'exposent bien à tant de dangers pour aller seulement révérer les lieux où ces saintes personnes ont posé leurs pieds. Si cela est ainsi, mes chères âmes, quelles consolations recevrons-nous entrant au Ciel, où nous verrons cette bénite face de Notre Dame toute flamboyante de l'amour de Dieu! Et si sainte Elizabeth demeura si transportée d'aise et de contentement quand, au jour qu'elle la visita, elle l’entendit entonner de divin Cantique du Magnificat ; combien nos cœurs et nos esprits tressailliront-ils d'une joie indicible lorsqu'ils entendront entonner par ce chantre sacrée le cantique de l'amour éternel (Traité de l’Amour de Dieu, L. V, c.11) ! O quelle douce mélodie ! Sans doute nous entrerons en des ravissements fort aimables, lesquels ne nous ôteront pourtant pas l'usage ni les fonctions de nos puissances qui, par ce divin rencontre que nous ferons de la Sainte Vierge, s'habiliteront merveilleusement pour mieux et plus parfaitement louer, et glorifier Dieu, qui lui a fait tant de grâces et à nous aussi, nous donnant celle de converser familièrement avec elle.

Mais, me pourriez-vous demander, s'il est ainsi que vous dites que nous nous entretiendrons avec tous ceux qui sont en la Jérusalem céleste, qu'est-ce que nous dirons? De quoi parlerons-nous ? Quel sera le sujet de notre entretien ? O Dieu, mes chères sœurs, quel sujet! Celui des miséricordes que le Seigneur nous a faites ici bas, par lesquelles il nous a rendus capables d'entrer en la jouissance d'un bonheur tel que seul il nous suffit. Je dis seul, parce qu'en ce mot de félicité sont compris toutes sortes de biens, lesquels ne sont pourtant qu'un unique bien, qui est celui de la jouissance de Dieu en la félicité éternelle. C'est cet unique bien que la divine amante du Cantique des Cantiques demandait à son Bien-Aimé, observant en cela, comme étant très prudente, le dire du Sage (Eccl.VII), qu'il faut penser à la fin avant l’œuvre. Donnez-moi, s'écrie-t-elle (Cant. I, 1), o mon cher Bien-Aimé, un baiser de votre bouche. Ce baiser, ainsi que je déclarerai tantôt, n'est autre chose que la félicité des Bienheureux. Mais de quoi traiterons-nous encore en notre conversation ? De la Mort et Passion de Notre Seigneur et Maître. Hé, ne l'apprenons-nous pas en la Transfiguration, où il ne se parle de rien tant que de l’excès qu'il devait souffrir en Jérusalem ? Excès qui n'était autre, comme nous l'avons déjà vu, que sa douloureuse mort. O si nous pouvions comprendre quelque chose de la consolation que les Bienheureux ont en, parlant de cette amoureuse mort, combien nos âmes se délecteraient d'y penser !

Passons plus outre, je vous prie, et disons un peu quelques mots de l'honneur et de la grâce que nous aurons de converser même avec Notre Seigneur humanisé. C'est ici sans doute que notre félicité prendra un accroissement indicible et inénarrable. Que ferons-nous, chères âmes, que deviendrons-nous, je vous prie, quand à travers la plaie sacrée de son côté nous apercevrons ce cœur très adorable et très aimable de notre Maître, tout ardent de l'amour qu'il nous porte, cœur auquel nous verrons tous nos noms écrits en lettres d'amour ? Est-il possible, dirons-nous, o mon cher Sauveur, que vous m'ayez tant aimé que d'avoir gravé mon nom en votre cœur ! Cela est pourtant véritable. Le Prophète (Is. XLIX, 15, 16), parlant en la personne de Notre-Seigneur, nous dit : Quand il arriverait que la mère oublierait l'enfant qu'elle porte en ses entrailles, si ne t'oublierai-je point, car j'ai gravé ton nom en mes mains. Mais Jésus-Christ lui même enchérissant sur ces paroles dira : S'il se pouvait faire que la femme oubliât son enfant, moi, je ne t'oublierai pas, d'autant que je porte ton nom gravé en mon cœur.

Certes, ce sera un sujet de très grande consolation que celui ci, que nous soyons si chèrement aimés de Notre-Seigneur qu'il nous porte toujours en son cœur. Quelle délectation admirable pour un chacun des Bienheureux quand ils verront dans ce cœur très sacré et très adorable les pensées de paix (Jér. XXIX,11) qu'il faisait pour eux et pour nous à l'heure même de sa Passion! pensées qui nous préparaient non seulement les moyens principaux de notre salut, mais aussi tous les divins attraits, inspirations et bons mouvements desquels ce très doux Sauveur se voulait servir pour nous attirer à la suite de son très pur amour (Intro. à la vie dévote ; partie V, c.13). Ces vues, ces regards, ces considérations particulières que nous ferons sur cet amour sacré, duquel nous aurons été si chèrement et si ardemment aimés par notre souverain Maître, enflammeront nos cœurs d'une dilection et d'une ardeur nom pareilles. Que ne devrions-nous donc pas faire ou souffrir pour jouir de ces suavités indiciblement agréables ! Cette vérité nous est montrée en l'Evangile d'aujourd’hui ; car ne voyez-vous pas que Notre-Seigneur étant transfiguré, Moïse et Elie lui parlent et s'entretiennent tout familièrement avec lui ?

Notre félicité ne s'arrêtera pas là, mes chères âmes, mais elle passera plus avant, car nous verrons face à face (I Cor.XIII,12) et très clairement la divine Majesté, l'essence de Dieu et le mystère de la très sainte Trinité, en laquelle vision et claire connaissance consiste notre félicité essentielle. Là nous entendrons et participerons à ces très adorables conversations et à ces divins colloques qui se font entre le Père, le Fils et le Saint Esprit (Traité de l’amour de Dieu ; L.III, cc.11-13). Nous entendrons, dis-je, comme le Fils entonnera mélodieusement les louanges dues à son Père céleste (ibid. L.V, c.11) et comme il lui représentera, en faveur de tous les hommes, l'obéissance qu'il lui a rendue tout le temps de sa vie. Nous ouïrons aussi, en contre-change, le Père éternel prononcer d'une voix éclatante et avec une harmonie incomparable ces divines paroles que les Apôtres entendirent au jour de la Transfiguration : Celui-ci est mon Fils bien aimé auquel je me suis complu, et le Père et le Fils parlant ensemble du Saint Esprit : C'est ici notre Esprit, procédant de l'un et de l'autre, dans lequel nous avons mis tout notre amour.

Non seulement il y aura conversation et entretien entre les Personnes divines, mais encore entre Dieu et les hommes. Et quel sera-t-il ce divin entretien ? Oh, quel il sera ! Il sera tel qu'il n'est pas loisible à l'homme de le rapporter; ce sera un devis si secret que nul ne le pourra entendre que Dieu et celui avec lequel il se fera. Dieu dira un mot si particulier à chacun des Bienheureux qu'il n'y en aura point de semblable. Mais quel sera ce mot ? Oh ! ce sera un mot le plus amoureux qui se puisse jamais imaginer. Représentez-vous tous ceux qui se peuvent prononcer pour attendrir un cœur et les noms les plus affectionnés qui se puissent ouïr puis dites enfin que ce n'est rien au prix de celui que Dieu donnera à un chacun là haut au Ciel. Il nous donnera un nom (Apoc. II, 17) il nous dira un mot. Supposez qu'il vous dira: Tu es ma bien-aimée, tu es la bien-aimée de mon Bien-Aimé, c'est pourquoi tu seras chèrement aimée de moi; tu es la bien choisie de mon bien choisi qui est mon Fils. Cela n'est rien, mes chères âmes, en comparaison de la suavité qu'apportera quant et soi ce mot ou ce nom saint et sacré que le Seigneur fera entendre à l'âme bienheureuse.

Ce sera alors que Dieu donnera à la divine amante ce baiser qu'elle a si ardemment demandé et souhaité, ainsi que nous disions tantôt. Oh ! qu'elle chantera amoureusement son cantique d'amour : Qu'il me baise, le Bien-Aimé de mon âme, d'un baiser de sa bouche. Et poursuivant elle ajoutera : Meilleur est sans nulle comparaison le lait qui coule de ses chères mamelles que non pas tous les vins les plus délicieux, et le reste (Cant. I ,1-3). Quelles divines extases, quels embrassements amoureux entre la souveraine Majesté et cette chère amante quand Dieu lui donnera ce baiser de paix ! Cela sera pourtant ainsi, et non pas avec une amante seule, mais avec un chacun des citoyens célestes, entre lesquels se fera un entretien admirablement agréable des souffrances, des peines et des tourments que Notre-Seigneur a endurés pour un chacun de nous durant, le cours de sa vie mortelle, entretien qui leur causera une consolation telle que les Anges, au dire de saint Bernard (Sermon XXII in Cant., § 6), n'en sont pas capables ; car si bien Notre-Seigneur est leur Sauveur et qu'ils aient été sauvés par sa mort, il n'est pourtant pas leur Rédempteur, d'autant qu'il ne les a pas rachetés, mais seulement les hommes. C'est pourquoi ceux-ci recevront une félicité et un contentement singulier à parler de cette glorieuse Rédemption, par le moyen de laquelle ils auront été faits semblables aux anges, ainsi que notre divin Maître l'a dit (Mc XII, 25).

En la Jérusalem céleste nous jouirons donc d'une conversation très agréable avec les esprits bienheureux, les anges, les Chérubins et Séraphins, les Saints et les Saintes, avec Notre Dame et glorieuse Maîtresse, avec Notre-Seigneur et enfin avec la très sainte et très adorable Trinité, conversation qui durera éternellement et qui sera perpétuellement gaie et joyeuse. Or, si nous avons en cette vie tant de suavité à ouïr parler de ce que nous aimons que nous ne pouvons nous en taire, quelle joie, quelle jubilation recevrons-nous d'entendre éternellement chanter les louanges de la divine Majesté que nous devons aimer et que nous aimerons plus qu'il ne se peut comprendre en cette vie ! Si nous prenons tant de plaisir en la seule imagination de la perdurable félicité, combien en aurons-nous davantage en la jouissance de cette même félicité! félicité et gloire qui n'aura jamais de fin, mais qui durera éternellement sans que jamais nous en puissions être rejetés. O que cette assurance augmentera notre consolation ! Marchons donc gaiement et joyeusement, chères âmes, parmi les difficultés de cette vie passagère ; embrassons à bras ouverts toutes les mortifications et afflictions que nous rencontrerons en notre chemin, puisque nous sommes assurés que ces peines prendront fin et qu'elles se termineront avec notre vie, après laquelle il n'y aura que joies, que contentements et consolations éternelles. Ainsi soit-il.