Sermon pour le jour de saint Blaise sur le renoncement à soi-même.

 

 « Qui ne prend sa croix, et ne vient après-moi, ne peut être mon disciple. » Luc, XIV

 

Nous solennisâmes hier la fête de la Purification de Notre-Dame, et aujourd’hui nous célébrons celle du glo­rieux martyre saint Blaise. Il y a une telle conformité entre les Evangiles de ces deux fêtes, que j’ai bien voulu les joindre ensemble, et des deux en tirer la petite exhortation que je m’en vais vous faire présentement.

Nous trouvons en celui de ce jour ces paroles de Notre-Seigneur, lesquelles sont comprises toute la doctrine et per­fection chrétienne . « Qui non bajulat crucem suam, et venit post me, non potest meus esse Discipulus » : qui ne prend sa croix, et ne vient après-moi, ne peut être mon disciple. Et pour venir après Notre-Seigneur, il faut renoncer à soi-­même . Qui vult venire post me, abneget semetipsum : quiconque veut venir après-moi, qu’il renonce à soi‑même dit‑il en un autre lieu de l’Evangile. Qui voudra donc être son disciple, qu’il prenne sa croix, qu’il la charge sur soi, et vienne après-lui, c’est‑à‑dire, qu’il renonce à soi‑même. Mais expliquons un peu ce que c’est que renoncer à soi-même.

Se renoncer n’est autre chose que se purger ou purifier soi‑même. Et de ceci Notre-Dame nous en donne un exemple admirable; car l’Evangéliste dit, que les jours de sa Purgation étant venus, selon la loi de Moïse (Postquam impleti sunt dies purgationis Mariae secundum legem Moisi, tulerunt Jesum in Jerusalem) elle vint au Temple pour se purifier, et pour offrir son fils, avec deux colombes, et deux tourterelles. Or notre chère Dame et Maîtresse n’avait point besoin de purification, elle qui était plus claire que le soleil, plus pure que la lune, plus belle et reluisante que l’aurore:

Quasi aurora consurgens , pulchra ut luna electa ut sol.... tota pulchra es amica mea, et macula non est in te, dit l’Epoux au Cantique des Cantiques.

       Mais comment en eut‑elle eu besoin, vu qu’elle avait produit son fils plus purement que l’étoile ne fait son rayon, qui la rend d’autant plus belle à nos yeux, qu’elle le produit plus fréquemment ?

Elle vint donc, notre glorieuse Maîtresse et notre sacrée Dame, non pour se purifier, en elle‑même, mais seulement en la pensée de plusieurs, qui ne sachant pas qu’elle était exempte d’observer la loi, eussent sans doute murmuré si elle n’eut fait comme les autres. Et c’est en quoi elle nous donne un grand exemple d’humilité et d’obéissance, en s’assujettissant à la loi à laquelle elle n’était point obligée.

      Mais pour nous autres, il est très nécessaire que nous sachions cette vérité, que tant que nous serons en cette misérable vie, nous aurons toujours besoin de nous purifier et renoncer à nous‑mêmes; et c’est un abus et erreur condamnée par l’Eglise, de croire qu’on puisse arriver en un si haut degré de perfection, qu’on n’ait plus rien à renoncer et purifier, d’autant que notre amour propre va toujours produisant quelque rejeton d’imperfection qu’il faut retrancher; et pour cela, il se saisit de nos sens; et dès que nous lui ôtons le pouvoir de faire ses opérations en l’un, il se saisit incontinent de l’autre pour essayer de nous surprendre; et s’il ne peut saisir celui de la vue, il va à celui de l’ouïe. Bref, si nous ne veillons continuellement sur nous‑mêmes, nous trouvons que nous ne faisons autre chose que chopper, et tomber dans l’imperfection. C’est pourquoi Notre-Seigneur nous voulant enseigner la perfection, nous exhorte d’aller à sa suite, et de renoncer à nous‑mêmes.

Mais quel est ce nous‑mêmes (me direz‑vous) qu’il faut renoncer? d’autant que nous avons deux nous‑mêmes, je veux dire deux parties, qui sont, au dire de l’Apôtre, animalis et spiritualis, terrenus et coelestis (1. Cor., II et XV), et lesquelles toutefois ne sont qu’une seule personne, car nous avons un nous‑mêmes qui est tout céleste, lequel nous fait opérer les bonnes oeuvres: aimer Dieu, et aspirer à la jouissance de sa bonté en la grâce éternelle. Or ce nous‑mêmes spirituel est très‑bon, aussi n’est‑ce pas celui‑là que Notre-Seigneur veut que nous renoncions: au contraire, il faut détruire l’autre pour le fortifier.

Il faut donc savoir que ce nous‑mêmes qu’il faut renoncer, est celui duquel procèdent nos passions, nos mauvaises inclinations, nos affections dépravées; et pour le dire en un mot, c’est l’amour propre duquel nous avons déjà parlé. Et il ne se faut point tromper; car c’est une vérité très certaine, que si nous voulons aller après nôtre Seigneur, et accomplir sa sainte volonté, il faut renoncer absolument et sans réserve à ce nous‑mêmes terrestre.

           Or non seulement Notre-Dame nous a donné l’exemple de le faire en sa sainte Purification; mais Notre-Seigneur même nous l’a enseigné en sa mort et passion, renonçant à l’inclination qu’il avait de vivre pour s’assujettir à la volonté de son Père, auquel il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix : Factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. Or c’est ainsi qu’il faut que nous fassions, mes chères âmes. Je veux dire qu’il faut renoncer à ce nous‑mêmes qui est contraire à la raison, et à la partie supérieure de notre âme, laquelle, par l’instinct, que Dieu lui a donné, toujours tend au vrai bien.

Mais il faut encore passer plus outre; car il ne nous servirait de rien de nous renoncer nous‑mêmes pour en demeurer là. Les philosophes autrefois ont fait des renoncements admirables, qui ne leur ont de rien servit, d’autant qu’ils n’avaient pas une bonne fin, mais quant à nous, si nous renonçons à, l’homme terrestre, il faut que ce soit pour fortifier le céleste : car c’est une chose très assurée qu’à mesure que l’un s’affaiblira, l’autre se fortifiera. Vous voyez donc pour cette première considération, que de renoncer à nous-mêmes, n’est autre chose que se purifier et se purger de tout ce qui se fait par l’instinct de l’amour propre, lequel, comme vous, savez, nous produira toujours, tandis que nous serons en cette vie, des rejetons qu’il faudra couper et retrancher tout ainsi comme l’on fait aux vignes. Et comme vous voyez qu’il ne se faut pas contenter d’y mettre la main une fois l’année, mais qu’il la faut couper en un temps, puis après la dépouiller de ses feuilles en un autre, et qu’ainsi plusieurs fois l’année il faut avoir la main à la serpe, soit pour la tailler, on pour en retrancher les superfluités; de même en est‑il de nos imperfections. Mais j’ai déjà parlé de cela autrefois : c’est pourquoi il ne me reste rien à vous dire sur ce premier point, sinon qu’il faut avoir bon courage pour ne se laisser jamais abattre ni étonner de nos défauts, pour grands qu’ils soient, puisque tout le temps de notre vie ne nous est donné que pour nous en défaire et purger.

Venons à la seconde partie de cette exhortation, qui est qu’il faut prendre sa croix, après que l’on a renoncé à soi‑même. Ce point est un document de grande perfection; mais je crois que vous aurez assez de courage pour en embrasser la pratique. Prendre sa croix, ne veut dire autre chose, sinon, prendre et recevoir toutes les peines, contradictions, afflictions et mortifications qui vous arriveront en cette vie, sans exception quelconque, avec soumission. Au renoncement de nous‑mêmes, nous faisons encore, ce me semble, quelque chose qui nous contente, parce que c’est nous‑mêmes qui choisissons nos croix; mais ici il faut prendre la croix telle qu’on nous l’impose indifféremment. Il est donc certain, qu’il y a bien plus de difficulté , parce qu’il n’y a point de notre choix, et c’est pourquoi ce point est d’une perfection bien plus grande que le précédent: et Notre-Seigneur nous a bien montré qu’il ne faut pas que nous choisissions la croix, mais qu’il faut que nous la prenions et portions, telle qu’elle nous est présentée; car lorsqu’il voulut mourir pour nous racheter et satisfaire à la volonté de son Père, il ne voulut pas choisir la sienne, mais reçut humblement celle que les juifs lui avaient préparée.

Ecoutons, je vous prie, le grand Apôtre saint Paul, et voyons comme il embrasse toutes les croix également, assurant que rien ne le pourra séparer de son divin Maître, parce qu’il est marqué de sa marque, et qu’en quelque part qu’il aille, il sera toujours reconnu pour être des siens. Mais quelle est cette marque sinon la souffrance? Vous savez ce qu’il dit des grandes peines, fatigues et tribulations qu’il a endurées; et de plus, comme il souffrait en son intérieur une peine insupportable, à cause que le véhément amour qu’il portait à Notre-Seigneur le tirait puissamment du coté du Ciel, par le désir qu’il avait de jouir de lui.

 

            Mais considérez, je vous prie, quels tourments il a portés en son corps : voyez ce qu’il en dit en la deuxième Epître aux Corinthiens, où il rapporte qu’il a été fouetté trois fois, en sorte que les traces en paraissaient sur ses épaules; après qu’il a été lapidé; puis, qu’il a fait naufrage, et qu’il, a été submergé, emprisonné, et plusieurs autres peines et souffrances qu’il a endurées, lesquelles étaient la marque de Notre-Seigneur, par laquelle on le reconnaissait pour être des siens : ce qui lui faisait dire qu’il était crucifié avec Jésus‑Christ , Christo crucifixus sum Cruci.

Mais découvrons un peu, je vous prie, un abus qui se trouve en l’esprit de plusieurs, lesquels n’estiment et ne veulent porter les croix qu’on leur présente, si elles ne sont grosses et pesantes. Par exemple, un religieux se soumettra volontiers à faire de grandes austérités, comme de jeûner, porter la haire, faire de grandes et rudes disciplines, et aura de la répugnance à obéir lorsqu’on lui commandera de ne pas jeûner, ou bien de prendre du repos, et telles autres choses lesquelles il semble avoir plus de récréation que de peine. Or sachez que vous vous trompez, si vous croyez qu’il y a moins de vertu à vous surmonter en cela, qu’aux choses plus difficiles; car le mérite de la croix n’est pas en sa pesanteur, mais en la manière avec laquelle on la porte. Je dirais bien davantage, qu’il y a bien plus de vertu à porter une croix de paille, que non pas une plus pesante, parce que plus elles sont légères, et plus elles sont abjectes, et moins conformes à nôtre inclination, qui recherche toujours les choses apparentes. Et c‘est chose assurée, qu’il y a quelquefois plus de vertu à ne pas dire une parole qui nous a été défendue par nos supérieurs, ou bien de ne pas lever la vue pour regarder quelque chose qu’on a bien envie de voir, et semblables, que non pas de porter la haire, parce que dès qu’on l’a posée dessus le dos, il n’est plus besoin d’y penser. Mais en ces menues pratiques, il faut avoir une continuelle attention pour n’y pas faillir.

Nous voyons donc bien maintenant que cette parole de Notre-Seigneur, qui nous ordonne de prendre notre croix, se doit en tendre de recevoir de bon cœur toutes les obéissances qui nous sont données, et toutes les mortifications et contradictions qui nous sont faites, on que nous rencontrons indifféremment, bien quelles soient légères et, de peu d’importance, assurés que nous devons être, que le mérite de la croix n’est pas en sa pesanteur, mais en la perfection avec laquelle on la porte.

O Dieu ! me direz‑vous , voilà un grand renoncement, et il faut bien être attentive sur soi‑même pour ne point suivre sa propre volonté, et ne point rechercher ce que notre amour propre désire; car il a bien de l’artifice pour attirer notre attention. Il est vrai; mais voici le remède à cela.

Ceux qui naviguent sur la mer, approchant du lieu où sont les Sirènes, sont toujours en danger de périr, et courent grande fortune de se perdre, à cause qu’elles chantent si mélodieusement, qu’elles charment et endorment ceux qui rament; de sorte qu’il y en a eu qui ont usé de cet artifice pour n’être pas charmés de cette mélodie, de se faire attacher à l’arbre du navire, et par ce moyen ils ont évité le péril. Il faut que nous en fassions de même, lorsque ces sirènes de propre volonté, des répugnances et raisons de l’amour propre, nous viendront chanter aux oreilles, pour nous conjurer de leur obéir : il faut semblablement que nous nous attachions à l’arbre du navire, qui n’est autre que la croix en nous ressouvenant que Notre-Seigneur, pour le second point de la perfection, nous ordonne de prendre notre croix. Mais remarquez qu’il dit la notre, pour empêcher l’extravagance de plusieurs, lesquels, quand on leur fait quelque mortification, s’en fâchent, disant: Si l’on m’eut fait celle-là qu’on a faite à cet autre, je la souffrirais volontiers. Et tout de même des maladies : car ils voudraient avoir celle que Dieu a donnée à un autre , et non pas celle qu’ils ont. Or cela n’est pas porter sa croix comme Notre-Seigneur veut que nous la portions, et qu’il nous a enseigné par son exemple. Donc, si nous voulons porter notre croix après lui, nous devons à son imitation recevoir indifféremment toutes celles qui nous arriveront sans choix ni exception quelconque.

Disons un mot du troisième point , et voyons comment après avoir renoncé à nous-mêmes et pris notre croix, nous devons suivre Notre-Seigneur. Pour mieux entendre ceci, il faut que nous sachions qu'il y a différence entre aller après Notre-Seigneur, et le suivre. Tous les chrétiens qui aspirent au ciel vont après Notre-Seigneur, d’autant que c’est par son mérite qu’ils en obtiennent la possession, en ob­servant néanmoins ses commandements : mais suivre Notre-Seigneur, est marcher sur ses pas, suivre ses exemples, imi­ter ses vertus, accomplir ses volontés, et ne se pas contenter seulement d’observer ses commandements, comme font en général les chrétiens, si nous n’y joignons encore la pra­tique des conseils et de tout ce que nous connaissons lui être plus agréable.

Mais vous voudrez (peut être) savoir quelle récompense vous aurez de le suivre ainsi fidèlement. Certes, mes chères âmes! si vous persévérez à le suivre de la sorte tout le long de votre vie, à la fin il vous mettra en sa gloire, et là vous jouirez de la claire vision de sa face, et il s’entretiendra familièrement avec vous, comme l’ami avec son ami , et cet entretien durera éternellement.

Mais puisque nous sommes dans l’octave de la Purification de Notre-Dame , disons encore un mot d'instruction sur l’Evangile (de cette fête) , et voyons comme elle apporta son Fils au temple pour l'offrir au Père éternel, et par le moyen de cette offrande, s’unir avec lui, et l’unir au prochain. O que bien heureuses sont les âmes qui savent bien faire cette pra­tique de s’offrir souvent à Dieu, et toutes leurs actions, en l’union de ce Sauveur. Mais considérons un peu cette pra­tique de l’union que fit Notre-Dame de Notre-Seigneur avec saint Siméon et Anne la prophétesse; car il est bien pro­bable qu’elle eut l’honneur de tenir le Sauveur de nos âmes entre ses bras, quoique les Evangélistes n’en disent rien, d’autant qu’elle avait excellemment bien renoncé à soi-même, et porté sa croix, ayant espéré et aspiré tant de temps après la venue de ce Seigneur, qu'elle voyait alors de ses yeux. Notre Dame donc se dépouilla de la consolation qu’elle avait de tenir son sacré Fils sur son sein, pour le donner à saint Siméon, et par lui à tous les hommes : ce qu'elle fit, parce qu'elle savait bien qu’elle ne l’avait pas reçu pour elle seule, mais pour le communiquer et donner à toutes les créatures. C’est pourquoi elle l'apporta au temple, et le remit au bon saint Siméon, lequel ayant pris ce divin Sauveur des mains de Notre-Dame, l’embrassa, le baisa, et le serra très étroitement sur sa poitrine, pour marque de l’union intérieure que son âme avait avec lui. Sur quoi je fais cette remarque, qu’il y a trois manières de porter Notre-Seigneur, bien différentes l’une de l’autre en perfection et mérite.

La première est de le porter sur la langue par les paroles, la deuxième sur le cœur par les affections, et la troisième sur les bras par les bonnes oeuvres.

Plusieurs se contentent de le porter seulement sur la langue, disant merveilles de lui, et le louant avec beaucoup, d’ardeur. Il y en a d’autres qui le portent au cœur par des affections tendres et amoureuses, et se fondent presque en pensant et parlant de lui. Mais ces deux façons de porter Notre-Seigneur ne sont pas grand chose, si on n’y ajoute la troisième, qui est de le porter dessus les bras en opérant des bonnes oeuvres; car les bras représentent les oeuvres. Vous voyez donc qu'il faut joindre ces trois façons de porter Notre-Seigneur ensemble conformément à ce qu'il dit lui­-même, au Cantique des Cantiques: Pone me ut signaculuni super cor tuum,ut signaculum super brachium tuum. Mets-moi comme un cachet sur ton cœur, et comme un signe sacré sur ton bras.

Ne vous contentez donc pas, mes chères Filles, de le porter sur votre langue en parlant de lui et en chantant ses louanges; ne vous contentez pas aussi de le porter au cœur par des affections tendres et amoureuses vers sa bonté , si vous n’y ajoutez la troisième manière), qui est de le por­ter sur vos bras en opérant généreusement beaucoup de bonnes oeuvres, afin que vous puissiez avoir la grâce de dire avec le grand saint Siméon (à la fin de cette vie): Seigneur, laissez maintenant aller mon âme en paix, c’est-à-dire, tirez-la de la prison de son corps, pour aller jouir de vous en la bienheureuse éternité, où nous conduise le Père, le Fils, et le saint Esprit. Amen.