HARANGUE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES POUR LA PREVOTE

Fin décembre 1593

(Édition Annecy, 1968, volume VII, page 97)

Extraits :

" O Dieu qui venez de m'élever à cette charge, que votre puissance me garde toujours, afin que j'évite tout péché dans l'exercice de mes fonctions, et que l'accomplissement de vos lois si justes soi le motif et la règle de mes pensées, de mes paroles et de mes oeuvres.

Vénérables Pères, je débute par cette prière que j'ai déjà répétée plusieurs fois, et que je me propose de répéter désormais plus souvent encore. Cette prière et votre si agréable et si douce présence (la vôtre surtout, Révérendissime Évêque, qui nous cause d'autant plus de bonheur qu'elle était moins attendue), Pères vénérables, mes auditeurs à la fois très aimants et très aimés, mes chers parents et amis, etc., cette prière, dis-je, et votre présence ont apaisé le trouble de mon âme. S'il eût persévéré aujourd'hui encore, le cœur et l'esprit m'eussent fait défaut; je n'aurais pu ni accepter votre Prévôté, ni vous adresser un seul mot ; mon courage, maintenant fortifié et relevé, aurait défailli. (..) "

" Les préfets des provinces avaient coutume, en entrant en charge, de former de grands, de magnifiques projets, pour signaler les débuts de leur administration par quelque action d'éclat. Voici l'entreprise que je propose à vos délibérations; elle est aussi grande que difficile, elle n'est pourtant pas plus impossible qu'elle n'est indigne de nous : il s'agirait de recouvrer Genève, ce siège antique de votre assemblée.

Pour mener ce projet à bonne fin je vous exposerai mon plan et la ligne de conduite à tenir. Le développement de ces deux points devrait, si j'étais quelque peu orateur, merveilleusement enflammer mon éloquence et exciter en vous la plus grande attention. Ce projet de recouvrer Genève, dont l'accomplissement est si vivement désiré depuis longtemps, doit, quel qu'en soit l'auteur, être adopté par nous avec enthousiasme, et il le sera, je l'espère. (..) "

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" C'est par la charité qu'il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu'il faut l'envahir, par la charité qu'il faut la recouvrer. (..) "

" Je ne vous propose ni le fer, ni cette poudre dont l'odeur et la saveur rappellent la fournaise infernale; je n'organise pas un de ces camps dont les soldats n'ont ni foi ni piété. Que notre camp soit le camp du Dieu dont les trompettes font entendre, avec des accents pleins de douceur, ce chant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu des armées. C'est sur ce camp, vaillants Compagnons d'armes, que vous devez fixer vos regards; et ce que votre fidélité doit à Dieu, à l’église, à la Patrie, à vos autels et à vos foyers, lorsque l'occasion s'en offrira, faites-le, montrez-le, accomplissez-le. Vous entrevoyez enfin, je pense, toute l'étendue du plan que je vous propose pour reconquérir Genève.

C'est par la faim et la soif, endurées non par nos adversaires mais par nous-mêmes, que nous devons repousser l'ennemi. C'est par la prière que nous le chasserons ; car ce genre de démons, vous le savez, ne peut être chassé que par la prière et le jeûne.

Voulez-vous une méthode facile pour emporter rapidement une ville d'assaut? Je vous prie de l'apprendre de l'exemple d'Holopherne : il est bien permis, en effet, de retourner contre l'ennemi ses propres armes et d'en tirer profit, comme l'a si bien démontré Plutarque. Holopherne assiégeant Béthulie, coupe l'aqueduc et fait garder soigneusement toutes les fontaines. La soif torture si cruellement les malheureux assiégés qu'ils sont forcés de penser sérieusement à se rendre. A notre tour, je vous en conjure, employons pour nous emparer de Béthulie et de cet Holopherne enfermé dans Genève la méthode dont lui-même nous a montré l'usage.

Il est un aqueduc qui alimente et ranime pour ainsi dire toute la race des hérétiques : ce sont les exemples des prêtres pervers, les actions, les paroles, en un mot, l'iniquité de tous, mais surtout des ecclésiastiques. C'est à cause de nous que le nom de Dieu est blasphémé chaque jour parmi les nations, et c'est avec pleine raison que le Seigneur s'en plaint si amèrement par ses Prophètes. Voilà l'eau de contradiction qui me parait étancher la soif brûlante des hérétiques, boisson vraiment digne de ceux qui la prennent c'est notre iniquité que boivent ces hommes iniques, ainsi qu'il est écrit : Ils boivent l’iniquité comme l’eau.

Ils devraient au moins reconnaître leurs vices, et ceux d'autrui ne les scandaliseraient plus. Salomon, dans l'Écriture, sous cette même comparaison de l'eau, donne ce sage avertissement : Buvez l'eau de votre citerne. Mais puisqu'il en est ainsi, mes Compagnons d'armes, puisqu'ils regardent les actions d'autrui et non les leurs, arrêtons le cours de cette eau, je vous prie ; que chacun veille à ce que sa source privée ne coule pas jusqu'à l'ennemi. Faisons refluer à leur source les courants de nos péchés, et là, comme desséchés par le Soleil éternel dans notre propre cœur, que ces courants n'offrent plus de cette eau de scandale ni à nos ennemis ni à nous. Alors sûrement, le Jourdain retournera en arrière, et Israël sortira de l'Égypte.

Il faut renverser les murs de Genève par des prières ardentes, et livrer l'assaut par la charité fraternelle. C'est par cette charité que doivent frapper nos têtes de ligne. Il est une éternelle cité dont on a dit tant de choses glorieuses, qui est défendue par une position si haute et si avantageuse, que la vue elle-même ne la peut découvrir; or, nous savons que l'on peut s'emparer de cette cité céleste par la prière et les bonnes oeuvres. Le Chef suprême de cette place forte, le Christ Notre-Seigneur, en cédera le butin à ceux qui l'auront enlevé avec ces armes. Le Royaume des cieux, en effet, soufre violence et ce sont les violents qui le ravissent. S'il en est ainsi, et c'est la vérité, combien sera-t-il plus facile d'enlever par les engins de la prière et des bonnes oeuvres, une ville au modeste circuit, humble et méprisée ! En avant donc et courage, excellents Frères, tout cède à la charité ; l'amour est fort comme la mort, et à celui qui aime, rien n'est difficile.

Nous laisserait-elle donc insensibles cette douleur que nous devrions éprouver au sujet d'un exil d'autant plus lourd et moins honorable que nos péchés à tous en prolongent la durée? Les Israélites s'assirent sur les rives des fleuves de Babylone, et pleurèrent au souvenir de Sion. Que ferons-nous donc, Chanoines de Genève , Ne sommes-nous pas exilés et pèlerins sur une terre étrangère, celle que nous habitons et foulons aux pieds? Asseyons-nous donc sur ces rivages des fleuves de Babylone, c'est-à-dire de la confusion, des péchés ; pleurons au souvenir de cette Sion genevoise, jadis si glorieuse des trophées du Christ, et aujourd'hui, pour les crimes de notre époque et de nos ancêtres, gisant accablée sous la plus honteuse servitude de l'hérésie.

L'exemple que Jérémie nous cite de ces mêmes Israélites, nous montre la tristesse que Genève, perdue pour le Christ et pour nous, devrait nous inspirer : Ils se sont assis sur la terre, les vieillards de la fille de Sion; ils ont couvert de cendre leurs têtes, ils se sont revêtus de cilices; les vierges de Juda ont baissé leurs têtes vers la terre. Je voudrais que nous comprissions ainsi ce passage: nous, Chanoines, comme sénateurs de l'Église, nous imiterions

les vieillards d'Israël, et nous réserverions aux vierges de Sainte Claire, survivantes aussi du clergé de Genève, le rôle des vierges de Juda. Ainsi, par la miséricorde de Dieu, nous recouvrerions les biens que nos ancêtres perdirent par son juste jugement.

A votre avis, Messieurs, pourquoi les citoyens de Genève, si obstinés contempteurs de la discipline ecclésiastique, ont-ils cependant conservé tous les noms et tous les monuments qui rappellent cette discipline ? Évêché, Pré l'Évêque, Rue des Chanoines, Maison du Chantre, Saint-Pierre, ceux de la Madeleine, de Saint Gervais : tous ces anciens noms, les novateurs, comme oublieux de leur rôle, continuent à les employer.

L'hérésie, partout où elle passe, renverse, détruit les temples, brises les images des Saints. Genève conserve ses temples intacts, le visage seul de ses images a été récemment détérioré ; les stalles des Chanoines subsistent encore. Bons signes, mes Collègues, bons signes ! Conduite providentielle qui rappelle à nos ennemis l'usurpation de nos sièges, nous excite à recouvrer notre bien, par un heureux retour, et à choisir notre sépulture dans le même tombeau que nos ancêtres. Pour atteindre ce but, rendons-nous Dieu propice par la pénitence. En un mot, car il faut terminer ce discours, nous devons vivre d'après la règle chrétienne, de telle sorte que nous soyons Chanoines, c'est-à-dire réguliers, et enfants de Dieu, non seulement de nom, mais encore d'effet.

Qu'il en soit ainsi, mes Pères, ou plutôt (pour ramener notre discours à la pensée de Dieu par laquelle il a commencé), puissions-nous vous rendre honneur et gloire, Dieu tout-puissant ! A la Bienheureuse Vierge, aux Saints Anges, aux Bienheureux Pierre et Paul, au Bienheureux François. Louanges et actions de grâces ! Et qu'en retour, ô Dieu, vous nous accordiez votre grâce, vous qui êtes souverainement exalté dans les siècles, Père, Fils et Saint-Esprit.

Qu'il en soit ainsi, Dieu immortel, qu'il en soit ainsi.