SERMON DE SAINT FRANÇOIS DE SALES

Le XVII ème Dimanche après la Pentecôte

30 septembre 1618

 

Si j'eusse eu le temps, j'eusse parlé d'une certaine dédicace pieuse qui se fait par la fréquentation du temple, c'est à dire de l'église ; mais je ne parlerai pour cette heure que de la dédicace du coeur, assuré que je suis que les âmes pour lesquelles je prêche maintenant y prendront plus de plaisir. Or, d'autant que la dédicace de notre cœur à la divine Majesté se fait par l'amour, je suivrai mot à mot ce que Notre Seigneur dit en l'Evangile qui court cette semaine (Mt XXII, 34-46) à un docteur de la loi qui lui demanda quel était le plus grand commandement. A quoi notre divin Maistre répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu d'un amour de dilection, de tout ton cœur, de toute toit âme, de tout ton esprit, de toute ta pensée, de toutes tes forces et enfin de tout ce que tu as et de tout ce que tu es.

Premièrement je m'arrête sur cette parole : Tu aimeras Dieu d'un amour de dilection, c'est-à-dire d'un amour d'élection (saint Thomas, 2a2ae, q.26, a.3).

Il faut considérer toutes ces paroles l'une après l'autre parce qu'elles méritent d'être pesées au poids du sanctuaire (Num.VII), pour la grande jalousie que Notre-Seigneur témoigne avoir que nous l'aimions uniquement et parfaitement, autant que nous le pouvons faire en cette vie, ainsi que je dirai tantôt.

Dieu veut être aimé d'un amour d'élection. Il ne se contente pas, certes, d'être aimé d'un amour commun, ainsi que nous faisons nos semblables, mais d'un amour d'élection, choisi et élu entre tous les autres, en sorte que tous les amours que nous avons pour les créatures ne soient que des images en comparaison de celui qu'il veut que nous lui portions. Hé Dieu, n'est‑il pas bien raisonnable que cet amour domine et tienne le donjon au-dessus de tous les autres, qu'il règne et commande et que tout lui soit sujet ? Aimer le Seigneur d'un amour d'élection, c'est cela, c'est le choisir entre mille, comme l'Epouse du Cantique des Cantiques (Cant.VI, 10): Mon Bien‑Aimé est beau à merveille, toutes sortes de per­fections sont en lui, je l'ai choisi entre mille, c'est-à-dire entre un nombre infini, pour mon Bien‑Aimé et mon choisi.

Or, quand ce vient à notre choix d'élire un objet pour le principal but de notre amour, certes nous aurions grand tort de ne le pas chercher entre tous les sujets qui sont aimables,  afin de choisir le plus excellent. Alors dites‑moi, de grâce, se peut‑il rencontrer un objet plus excellent que la Divinité même ? Laissant à part son incomparable beauté, considérons son indicible bonté qui nous a par tant et tant de façons témoigné qu’elle nous aime et désire infiniment que nous l'aimions. Qu'est‑ce qui peut davantage émouvoir notre volonté à aimer que de se voir si parfaitement aimée ? Mais de qui ? De Dieu même. Et qu'ainsi ne soit, les effets de son amour le montrent. O que ce comman­dement d'aimer Dieu est aimable !

            Il y a certains fous et insensés qui ont voulu soutenir qu'il était impossible de l'observer tant que nous serons en cette vie, en quoi ils ont grandement erré, d'autant que Notre-Seigneur n'eut jamais donné le commande­ment à l'homme s'il ne lui eut donné quant et quant le pouvoir de l'accomplir. Mais, disent quelques autres, Dieu veut que nous l'aimions de tout notre coeur, de tout notre esprit, de toutes nos forces, de toute notre pensée, et ainsi de tout notre pouvoir : et comme donc le pourrons nous faire en cette vie, puisqu'il faut que nous aimions nos pères, nos mères, nos femmes et nos enfants ? Comment, notre amour étant partagé, pourrons‑nous aimer Dieu de toutes nos forces ? Cela ne se peut, dites‑vous. O pauvres gens, que vous montrez bien qui vous êtes, et que vous avez des esprits , mais non pas pour pénétrer les choses de Dieu, ni les comprendre et connaître pour telles qu'elles sont. Si Notre-Seigneur nous eut commandé de l'aimer comme font les Bienheureux là-haut au Ciel, vous auriez quelque raison de dire que nous ne le pouvons pas, d'autant qu'ils l'aiment d'un amour ferme, stable et constant, sans interruption quel­ conque ; ils le bénissent perpétuellement, et par ainsi ils sont en un continuel exercice de leur amour ; ce que nous ne pouvons pas faire nous autres, car il faut que nous dormions, et pendant ce temps là notre amour cesse son exercice. Il n'y a que Notre-Dame qui ait eu ce privilège de pouvoir aimer Dieu en cette vie sans interruption quelconque, car tandis qu'elle dormait, son esprit ne laissait pas d'agir et de s'élancer en Dieu.

 

Mais quant à nous, combien de fois nous trouvons‑nous en des distractions qui nous sont inévitables ! Nous pouvons voirement aimer Dieu d'un amour ferme et invariable, mais non pas être en l'exercice continuel de notre amour 

Pour aimer Dieu d'un amour d'élection, il faut avoir la volonté déterminée de ne conserver et ne réserver aucun autre amour qui ne lui soit sujet et soumis, demeurant prêts à bannir de nos esprits non seulement tout ce qui sera contraire, mais aussi tout ce qui ne servira pas à la conservation et augmentation de ce divin amour, qui est le seul digne du nom de dilection. Le nom d'amour est commun à toutes les autres affections basses, terrestres et caduques, mais le nom de dilection, jamais elles ne le méritent.

Et comment, me direz‑vous, pourrons‑nous faire pour satisfaire à ce divin commandement de l'amour de Dieu tandis que nous serons en cette vie, puisque vous assu­rez que nous le pouvons accomplir selon le désir de la divine Bonté ?

Il est vrai sans doute, nous le pouvons, mais pour le vous mieux faire entendre je me servirai d'une similitude.

Imaginez‑vous, de grâce, de voir trois archers qui tous trois portent leur arc tendu pour tirer à toutes rencontres selon la nécessité, et pour cela ils ont leur carquois plein de sagettes. L'un de ces archers tient sa flèche en une main et son arc en l'autre, prêt qu'il est de la poser sur la corde de son arc toutes fois et à chaque fois qu'il en sera nécessaire.

L'autre porte non seulement son arc bandé, mais encore la flèche est tendue dessus, afin que selon les rencontres il n'ait qu'à la décocher.

Mais le troisième ne se contente pas de cela, mais il tire sans cesse la corde de son arc à soi et lance continuellement ses sagettes dans le blanc où il vise.

Ce n'est pas sans raison, mes chers auditeurs, que les peintres peignent l'amour en archer, qui décoche incessamment des flèches dans le cœur des mortels pour les blesser et navrer de ses aimables traits. L'amour est tout suave quand il s'ap­plique à un objet digne d'être choisi entre mille, comme nous avons dit ; car l'amour bas et caduc qui s'attache à la créature au préjudice de l'honneur que nous devons à l'amour du Créateur, au contraire qu'il soit doux et suave, il est désagréable à merveille et remplit le cœur de celui qui le possède de trouble, d'empresse­ment et d'inquiétude.

L'amour que le vulgaire des hommes porte à Dieu, s'entend les Catholiques, est semblable à ce premier archer que nous nous sommes représenté, car ils sont résolus de mourir plutôt que d'offenser mortellement la divine Majesté en prévariquant ses commandements. Ils tiennent toujours l'arc de cette résolution bandé, prêts à déco­cher la flèche de leur fidélité en tous les rencontres où il sera besoin de faire paraître que l'amour qu'ils lui portent est le suprême entre tous les autres amours, faisant toujours céder l'amour de la créature à celui du Créateur, voire même celui qu'ils ont pour leur père, mère, femme et enfants ; heureux qu'ils sont, certes, de conserver cette fidélité à Dieu, car ainsi faisant ils l'aimeront suffisamment pour ne point entrer en sa disgrâce.

Mais il y a des âmes plus nobles et généreuses qui, sachant que la suffisance ne suffit pas en ce qui est d'aimer Dieu, passent plus outre. Elles sont semblables à ce second archer que nous nous sommes imaginé, qui non seulement tient son carquois plein de flèches et son arc tout prêt pour tirer, mais il tire fort souvent, mettant le moins de distance qu'il peut entre chaque coup; il n'attend pas la nécessité, mais il lance ses traits à toutes les apparences de nécessité. Ces âmes donc que je dis être comparables au second archer, sont celles qui se retirent du commun du peuple pour mener une vie plus parfaite, soit qu'elles s'en séquestrent tout à fait ou non, et qui ne se contentent pas de vivre selon l'observance des commandements de Dieu, mais passant plus outre, embrassent la pratique de ses conseils ; partant elles décochent le plus souvent qu'elles peuvent des traits et des sagettes dans le cœur de la divine Majesté par des élancements fervents et affectionnés de leur esprit. Par ainsi elles navrent et blessent ce Roi des cœurs, comme lui même l'assure quand il dit à son Epouse: « Ma mie, ma belle et ma colombe, tu m'as ravi le coeur, tu m'as blessé et navré par l'un de tes yeux et par l'un de tes cheveux qui pend sur ton cou », c'est à savoir par l'une des pensées qui viennent du coté de ton cœur. Détourne tes yeux de dessus moi, lui dit‑il ailleurs (Cant VI, 4) , car tu m'as blessé. Pensez‑vous que ce soit pour lui défendre de tirer ses sagettes qu'il parle ainsi ? O non, sans doute, c'est plutôt pour la blesser réciproquement, car vous m'avouerez que c'était bien la blesser amoureusement, mais d'une blessure néan­moins douloureuse, que de lui dire qu'elle détourne ses yeux de dessus lui 

Cette seconde façon d'aimer Dieu est celle que nous pouvons exercer en cette vie et à laquelle nous devons tous prétendre ; car quant à la troisième, qui est représentée par cet archer qui tire sans cesser, elle appartient aux âmes des Bienheureux qui jouissent de la claire vue de la Divinité en Paradis. O qu'ils sont heureux de blesser continuellement le cœur très aimable de Dieu de leur amour, amour qui sera infini et immortel et lequel ne pourra jamais avoir d'interruption en son exercice sacré, parce qu'à mesure qu'ils décochent les traits de leurs affections la divine Majesté remplit leurs carquois de sorte qu'ils seront éternellement inépuisables. Vous entendez donc assez maintenant comme on peut pratiquer ce commandement.

Il est vrai, me direz‑vous, mais est‑ce assez aimer Dieu que se contenter de l'aimer comme ceux qui observent ses commandements ? O sans doute, qui se contenterait de cela sans désirer de l'aimer davantage, je veux dire sans avoir la prétention d'accroître son amour envers la divine Bonté, il ne l'aimerait pas assez; car n'avons‑nous pas vu que la suffisance n'est pas suffisante ? En effet, ce n'est pas ici comme aux désirs que l'on a d'acquérir des honneurs et des richesses, parce que, en ces sortes de choses, rien ne saurait contenter ni assouvir la soif insatiable de celui à qui la suffisance ne suffit pas. Mais quant à l'amour divin, il ne faut jamais dire : C'est assez, j'en suis content, car celui qui parlerait de la sorte n'en aurait pas suffisamment.

La Divinité ne peut être suffisamment aimée que d'elle même; c'est pourquoi notre soif de l'aimer ne pourra jamais être assouvie. Nous devons toujours être haletants et soupirants après cet amour sacré, afin qu'il plaise à Notre Seigneur nous donner un amour correspondant à celui qu'il nous porte.

Mais, o Dieu, considérons un peu quel est cet amour que le Seigneur nous porte et duquel nous sommes si chèrement aimés. Remarquez, je vous supplie, combien le Sauveur a de grâce à nous exprimer l'ardeur de sa passion amoureuse, tant en paroles et en affections qu'en oeuvres. En paroles, cela est très clair, car jamais il ne s'étendit tant à parler sur aucun sujet comme sur celui de son amour envers nous et du désir qu'il a que nous l'aimions. Voyez combien il est jaloux de notre amour : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, de toutes tes forces, de tout ton esprit et de tout ce que tu es, c'est-à-dire de tout ton pouvoir.

Puis en son Sacrement il semble qu'il ne sera jamais assez content d'inviter les hommes à le recevoir, car il inculque d'une façon admirable le bien qu'il a préparé pour ceux qui s'en approcheraient dignement. « Je suis dit‑il (Jn VI, 51-58), le pain descendu du Ciel , quiconque me mange ne mourra point éternellement. Qui voudra boire mon sang et manger ma chair il aura la vie éternelle; je suis le pain de vie »; et tant d'autres paroles : « J'ai désiré, - dit‑il ‑ d'un grand désir de faire cette Pâque avec vous ». Puis, parlant de sa mort : « Nul n'aime d'un plus grand amour que celui qui donne son âme pour son ami », c'est à savoir qui donne sa propre vie. Et en cent et cent autres façons il nous exprima l'ardeur de son amour durant tout le cours de sa vie, et principalement en sa Mort et Passion.

Ne vous semble‑t‑il pas, mes chères âmes, que nous ayons une très grande obligation à contreschanger autant que nous le pouvons cet amour sacré et incomparable duquel nous avons été et sommes aimés de Notre Sei­gneur ? C'est sans doute que nous le devons; au moins devons‑nous avoir affection de le faire. 

Aimer Dieu de tout notre coeur, qu'est‑ce sinon l'aimer de tout notre amour, mais d'un amour ardent ; et pour cela il lie faut pas aimer beaucoup d'autres choses, au moins d'une affection particulière. L'aimer de toute notre âme, c'est occuper toute notre âme en l'exercice de son amour. L'aimer de tout notre esprit, c'est l'aimer d'un amour pur et simple. L’aimer de toute notre pensée, c'est penser en lui le plus souvent que nous pouvons. L'aimer de toutes nos forces, c'est l'aimer d'un amour ferme, constant et courageux, qui ne se laisse jamais abattre, mais est toujours persévérant. L'aimer de tout ce que nous sommes, c'est lui abandonner tout notre être pour demeurer totalement soumis à l'obéissance de son amour.

Mais vous seriez bien aises de savoir comment vous pourrez connaître si vous aimez Dieu ainsi que nous venons de dire. Je vais vous en donner des marques infaillibles.

La première, si vous vous plaisez fort en sa présence, car vous savez que l'amour recherche toujours la présence de celui qu'il aime. L'amour, comme dit le grand Apôtre de la France (Saint Denys), tend à l'union ; si que l'amour unit d'une union presque inséparable les cœurs de ceux qui s'aiment, quand l'amour est pur, car autrement nous n'en voulons pas parler.

L'amour est un lien et un lien de Perfection (Col. III,14), c'est-à-dire qui ne se peut défaire. Si vous aimez bien Dieu vous aurez un grand soin de rechercher sa présence afin de vous unir toujours plus avec sa divine Bonté, non point pour la consolation qu'il y a de jouir de cette présence, mais simplement pour satisfaire à son amour qui le désire ainsi ; vous rechercherez le Dieu de toutes consolations (II Cor. I, 3) et non pas les consolations de Dieu.  Les amants cherchent toujours de parler secrètement, bien que ce qu'ils ont à dire ne soient pas des secrets ou choses qui méritent d'être tenues pour tels. De même en est‑il en cet amour sacré : la fidèle amante s'essaye par tous les moyens possibles de rencontrer par tout son cher Bien‑Aimé tout seul, pour lui lancer dans le cœur quelques traits de sa passion amoureuse et lui rendre quelque petit témoignage de son amour, quand ce ne serait que de lui pouvoir dire : Vous êtes tout mien, et moi je suis toute votre. (Cant. II, 16 ; VI,2)

Une autre marque pour connaître si vous aimez bien Dieu, est si vous n'aimez pas beaucoup d'autres choses avec lui, ainsi que j'ai dit (mais cela s'entend d'un amour fort et puissant) ; car vous savez que quand on aime beaucoup de choses ensemble, c'est les aimer d'un amour moins fort et moins parfait. Notre capacité d'aimer est petite tandis que nous sommes en cette vallée de misères, et partant nous ne devons pas laisser dissiper notre amour, mais le tenir ramassé tant qu'il nous sera possible pour l'employer à aimer un sujet tant aimable comme est celui dont nous parlons. Il faut voirement aimer quelque chose avec Dieu, mais d'un amour qui n'aille point de pair, mais soit toujours prêt à être rejeté entant que sa divine Majesté le désirera.

            La troisième et la principale marque que je vous donne pour connaître si vous aimez bien Dieu est que vous aimerez aussi bien le prochain ; car nul ne peut dire en vérité qu'il aime Dieu s'il hait le prochain, ainsi que l’assure le grand Apôtre saint Jean (I Ep.IV,20). Mais comme aimerez vous le prochain, de quel amour? Oh! de quel? de l'amour dont Dieu même nous aime, car il faut aller puiser cet amour dans le sein du Père éternel, afin qu'il soit tel qu'il doit être. Mais encore, quel pensez vous qu'il soit ? C'est un amour ferme, constant, invariable, qui, ne s'attachant point aux niaiseries, ni aux qualités ou conditions des personnes, n'est pas sujet au changement ni aux aversions comme celui que nous nous portons les uns les autres, qui pour l'ordinaire se dissipe et s'alangourit sur une mine froide ou qui n'est pas si correspondante à notre humeur comme nous désirerions. Notre Seigneur nous aime sans discontinuation (je ne parle pas de ceux qui sont en état de péché mortel, car le lieu où je suis ne le requiert pas) ; il nous supporte en nos défauts et en nos imperfections, sans néanmoins les aimer ni les favoriser : il faut donc que nous en fassions de même à l'endroit de nos frères, ne nous lassant jamais de les supporter *, prenant bien garde toutefois de ne favoriser ni aimer leurs imperfections, mais d'en rechercher l'extermination tant qu'il nous sera possible, ainsi que fait la divine Bonté. Mais Dieu nous aime pour le Ciel, partant il aime plus l’âme que le corps, de même devons‑nous faire nous autres. Aimer le prochain pour le Ciel c'est lui procurer des grâces et des bénédictions par le moyen de nos prières, voire encore l'encourageant à l'exercice des vraies vertus, tant par paroles que par exemples. Ainsi faisant, nous nous réjouirons davantage des dons que Dieu fera à leurs âmes, de sa grâce, des vertus et bénédictions célestes, que non pas des honneurs, richesses et biens caducs et périssables qui leur pourraient arriver..