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SERMON DE SAINT FRANÇOIS DE SALES POUR LA FÊTE DE L'ARCHANGE SAINT MICHEL

29 septembre 1617

Tome IX, page 100

 

Notre Seigneur veut et désire que nous honorions les Anges, particulièrement le glorieux saint Michel dont nous célébrons aujourd'hui la fête; car il a donné ce Prince de la milice céleste pour spécial protecteur à son Eglise. Nous avons tous le grand devoir de chérir, servir et honorer ces Esprits angéliques, vu qu'ils sont si désireux de notre bien et ne dédaignent pas de nous assister, puisqu'il n'y a créature, pour petite, vile et abjecte, fidèle ou infidèle, qu’elle soit qui n'ait son Ange pour la garder et la solliciter continuellement au bien. Ils présentent nos oraisons à la divine Bonté pour les faire exaucer (Tob., XII, 12; Apoc., VIII, 3, 4.) ; si nous sommes lâches ils excitent notre coeur à l'amour de la vertu pour nous la faire embrasser, ils nous fortifient et nous obtiennent la force et le courage afin que nous la pratiquions; si nous sommes tristes et dans l’adversité ils sont auprès de nous pour nous réjouir et exhorter à la patience. Enfin ils ne cessent de nous donner des inspirations pour le salut et la perfection de notre âme en la dilection de l'amour divin, jusqu’à ce que nous parvenions à la patrie céleste pour demeurer éternellement en leur compagnie. C'est ce qu'ils désirent, sachant que nous avons été créés pour cela. Ils sont si jaloux de notre bonheur, qu'ils se réjouissent quand ils voient que nous sommes fidèles à Dieu et que nous correspondons à son amour; et quand nous ne le faisons pas, s'ils pouvaient avoir du déplaisir ils en auraient.

Nos bons Anges nous donnent à tous des inspirations conformes à notre vocation et condition. Or, puisque nous avons tant d'obligations à tous ces Esprits célestes pour les grands bienfaits que nous recevons d'eux et les bons offices qu'ils nous rendent en nous obtenant tant de grâces de la divine Bonté ; voyons maintenant ce que nous pourrions faire pour leur être agréables, pour les consoler et réjouir en reconnaissance de tant de faveurs.

Abraham fit un festin à trois Anges sous un arbre. Il leur donna premièrement du pain cuit sous la cendre, puis du beurre, du miel et du veau rôti, et leur fit ce banquet à l'heure de midi (Gen., XVIII, 1-8). Si nous voulons faire un festin aux Anges et à Notre-Seigneur le Roi des Anges, nous leur devons donner, à l'imitation d'Abraham, du pain cuit sous la cendre de l'humilité. Chacun sait que le pain est une chose universelle que l’on mange avec toutes sortes de viandes. Le pain que nous devons donner à manger aux Anges, c'est une résolution forte, généreuse et invincible de vouloir servir, honorer et aimer Dieu, non seulement toute notre vie, mais jusqu’à l'éternité. Cette résolution doit être cuite sous la cendre de l'humilité, parce que sans cette vertu nous ne pouvons être agréables à Dieu ni aux Esprits angéliques, sinon notre édifice tombera par terre et nos résolutions ne seront point efficaces ; car nous ne pouvons rien sans Notre Seigneur (Joan. XV, 4, 5). Or, Il ne nous donnera point sa grâce si nous ne la lui demandons pas par le moyen de l'oraison; mais celle-ci n'est point agréable à Dieu sans l'humilité, car sans elle l'oraison n'est point oraison (Cf, supra, pp. 53, 54). Sa Bonté désire que nous nous rendions parfaits et signalés en cette vertu à son imitation, en nous l'ayant singulièrement recommandée, disant que nous apprenions de lui « non à former la machine du monde à ressusciter les morts et à faire des miracles » (nous en pourrions faire sans lui être agréable, comme nous pouvons lui être agréables sans faire ces prodiges et grandes choses); « mais il a dit que nous apprenions de lui à être doux et humbles de coeur (Matt., XI, 29. S. Aug., Sermo LXIX, c. 1). » Donc, cette résolution forte doit être le pain universel que nous devons manger avec toutes sortes de viandes, s'entend que nous devons avoir en toutes nos actions; et par le moyen de celle-ci il nous faut demeurer fermes et stables en nos exercices et en tout ce que nous entreprenons pour la gloire de sa divine Majesté.

Nous sommes tous des poissons régénérés par l'eau baptismale, car nous voguons tous dans la mer de ce monde ; mais, mon Dieu, il y en a qui sont bienheureux ! Ce sont ceux que la divine Bonté retire du monde, les faisant devenir des poissons, des oiseaux, et les mettant en la Religion comme dans une cage. Encore que les oiseaux viennent souvent sur la terre et y demeurent, on ne se lasse pas de les appeler oiseaux du ciel ; ainsi, ces personnes religieuses, quoiqu'elles soient sur la terre n'y ont point leur coeur, car elles le lancent si souvent du côté du Ciel et ont leurs désirs, affections et pensées tellement tournés vers Dieu, ne visant qu'à lui complaire, que ce ne sont plus des poissons, mais des oiseaux du Ciel. Qu'elles sont heureuses ces âmes ! parce qu'encore qu'on puisse se sauver et arriver à la perfection parmi le monde en toutes sortes de conditions loisibles, néanmoins ceux qui voguent en cette mer sont en plus grand danger de faire naufrage et se perdre ; tandis qu'en Religion l'on peut avec plus de facilité faire son salut et parvenir à la perfection.

Les personnes du monde ne sont point en un état stable, car pour grande que soit la dignité en laquelle elles se trouvent élevées, elles en peuvent déchoir; mais les ecclésiastiques et Religieux sont en un état stable, parce que, par le moyen des vœux qu'ils font, ils se lient étroitement à Dieu, en sorte qu'ils ne peuvent plus démordre de leur résolution. Lorsque nous avons choisi par inspiration divine un état ou une condition, même si nous y avions été portés par quelque mauvaise fin, intention et affection impure, Dieu saura sans doute convertir le mal en bien, si nous lui sommes fidèles. Nous devons donc demeurer stables, sans permettre à notre esprit de varier ou penser que nous servirions mieux Notre Seigneur et ferions mieux notre salut en une autre Religion[1]. Quand nous serions en une autre Religion nous voudrions encore être en une autre, et ainsi nous ne ferions que changer. Il ne faut point penser que nous soyons plus agréables à Dieu par un autre exercice que par celui-ci, car sa volonté est que nous fassions celui-là; partant nous devons le faire de bon coeur, et non pas en désirer un autre, où nous ne trouverons peut être pas sa volonté mais la nôtre, et ce, à nôtre confusion.

Il y a des personnes si bizarres ! Plusieurs parlent de la bizarrerie, mais peu savent ce que c’est que d'être bizarre : je veux l'expliquer et le donner à entendre. Les bizarres ce sont des personnes qui n'ont point de stabilité et de fermeté en leurs résolutions, qui ne font rien d’autre que varier et avoir divers desseins, sans les effectuer avec la maturité et considération convenables ; c'est pourquoi elles changent à tous propos sans s'arrêter à rien. Quand nous voyons une robe composée de rouge, de blanc, de vert, nous disons qu'elle, est bigarrée; de même, quand nous voyons des personnes qui ont divers desseins et résolutions, ne s'arrêtant à rien, nous disons qu'elles sont bizarres, parce qu'elles sont habillées de diverses couleurs : tantôt de jaune, voulant une chose, tantôt de rouge, en en voulant une autre. Aujourd'hui ils veulent être d'une Religion, et demain d'une autre ; ils se plaisent aujourd'hui en la compagnie d'une personne, demain ils s'y déplairont et ne la voudront plus voir ni en entendre parler ; ils aiment à cette heure une chose, plus tard  ils la détesteront[2]. Nous avons tous grand sujet de nous humilier, car ce sont des effets de la faiblesse et niaiserie de l'esprit humain. Ha, je ne dis pas que nous puissions empêcher cela et que nous n'ayons point de tentations, mais je dis qu'il faut, avec la partie supérieure de notre âme, nous serrer auprès de Dieu et demeurer fermes en nos résolutions. Nous devrions penser et regarder cent fois par jour comment nous pratiquons et conservons la sainte humilité; car si nous la conservons bien nous conserverons aussi notre vocation et nos bons propos.

Vous savez que chacun vit et se nourrit mieux en mangeant de la chair parce qu'elle a plus de rapport avec la substance de nos corps. Or, l'aliment qui a le plus de rapport avec la nature des Anges, c'est la volonté de Dieu (Ps. CII, 21). Ils se nourrissent donc de la résolution qu'ils ont de servir Dieu, et sa volonté est leur viande (Cf. Joan., IV, 34); car le Seigneur les ayant creés, il leur montra en un instant le bien et le mal, pour qu'ils eussent à choisir l'un ou l'autre. Lucifer et ceux de sa suite ne se voulurent point soumettre au vouloir divin ni se déterminer à servir Dieu éternellement; mais désirants, par orgueil et présomption, d'être semblables à lui, ils se demandèrent pourquoi le Verbe éternel ne prenait pas leur nature, afin qu'ils lui devinssent égaux. Alors saint Michel, en reprenant Lucifer de sa témérité, lui dit :  «  Qui est semblable à Dieu (Hugo, Comm.in Apoc., XII, 7. cf . S Greg, Mag., hom. XXXIV in Evang., §9) ? » et par cette parole il le fit trébucher avec sa malheureuse troupe au profond des enfers (Is., XIV, II, 14-15; Apoc., XII, 7-9). Le glorieux Archange au contraire, et tous ceux de sa compagnie, reconnaissants qu'ils n'étaient rien au prix de Dieu, firent en un moment, et avec tant de perfection et de stabilité, la résolution cuite sous la cendre de la sainte humilité, qu'ils se soumirent à la divine Majesté pour lui être éternellement dédiés et accomplir ses saintes volontés non seulement aux choses excellentes, mais aux plus viles et abjectes[3]. Ils firent alors les voeux, se liant étroitement à lui pour le servir à jamais; et la résolution des Esprits angéliques, cuite sous la cendre de l'humilité, les a faits ce qu'ils sont et rendus éternellement heureux.

Notre Seigneur même nous a montré par son exemple comment nous devons demeurer fermes en nos résolutions; car dès l'instant de sa conception (Heb., X, 5-7; Ps. XXXIX, 9) il fit celle de nous racheter et s'humilier jusques à la mort de la croix (Philip., II, 8). Etant sur celle-ci, plusieurs lui dirent : Si tu es Fils de Dieu, sauves-toi et descends de la croix (Matt., XXVII, 40); mais il n'en voulut pas descendre parce qu'il était enfant de Dieu, mais demeura ferme en la détermination qu'il avait prise de nous racheter par sa mort et perséverer jusques à la fin (Ibid., X, 22). A l'imitation de notre Sauveur et de ses Anges célestes, si nous sommes vrais enfants de Dieu, nous ne nous déprendrons jamais de nos résolutions, mais nous persevèrerons à nous humilier et à le servir jusques à la fin de notre vie, voire jusqu’ à toute éternité, car il n'a pas promis la couronne à ceux qui commencent, mais à ceux qui persevèreront (Apoc., II, 10). Si nous avons fait dessein de servir Notre Seigneur et d'être tout à lui, on aura beau nous contrarier, le monde aura beau nous dire que nous descendions de la croix et que nous serons aussi bien enfants de Dieu demeurant au monde qu'en nous mettant en Religion; si nous sommes ses vrais enfants, nous nous tiendrons en la fermeté de nos résolutions et persevèrerons jusqu’à la fin en l'humilité et au service de cette divine Majesté.

Je remarque qu'Abraham fit ce festin à midi. Cela nous montre que nous devons faire nos résolutions en la ferveur du coeur, alors que le Soleil de justice (Malach., ult., 2) nous éclaire et nous incite par son inspiration. Non, je ne dis pas qu'il faille avoir des grands sentiments et consolations; néanmoins quand Dieu nous les donne nous sommes bien obligés d'en faire notre profit et correspondre à son amour. Mais quand il ne les donne pas il ne faut pas que nous manquions de fidelité à sa douce bonté, car nous devons vivre selon la raison et la volonté divine, et faire nos résolutions avec la pointe de notre esprit et la partie supérieure de notre âme, ne laissant de les effectuer et mettre en pratique pour quelque sécheresse et repugnance que nous en ayons, ni pour aucune contradiction qui se présente.

Ce veau rôti que nous devons donner aux Anges à l'imitation d'Abraham, c'est notre coeur que nous devons rôtir et écorcher par le moyen de la mortification, pour l'offrir à Dieu, pur, net et vide de notre propre volonté et amour propre. Et bien que nous n'en venions pas à bout durant notre vie, nous en viendrons à bout à notre mort, et remporterons la victoire si nous perséverons à le mortifier, car nous ne pouvons pas le faire mourir tout à fait. Si nous faisons ainsi, nous donnerons un mets délicieux à Notre Seigneur et aux Anges, lesquels sont si purs et remplis de l'amour divin qu'ils n'ont point d'amour propre, puisqu'ils en furent délivrés en un moment. Mais nous ne pouvons pas les imiter en cela; ce qu'ils ont fait en un moment, il faut que nous tâchions de le faire pendant toute notre vie.

Une personne qui va par un chemin, quand elle est au pied d'une montagne elle s'arrête, se dépouille et pose ses habits. Si on lui demande pourquoi elle fait cela, elle répondra que c'est à fin de monter plus légèrement et à son aise cette montagne. De même, ces filles qui viennent en Religion pour monter la montagne de la perfection, se dépouillent et posent leurs habits mondains, c'est à dire leurs mauvaises habitudes, leur propre volonté et les affections qui peuvent les éloigner de Dieu. Si vous leur demandez pourquoi, elles diront que c'est à fin de s'unir plus promptement à la divine Bonté et monter plus légèrement à la perfection de son amour, car c'est une montagne difficile que celle-ci, parce que c'est la montagne du Calvaire, de la croix et des afflictions; néanmoins elle est suave, douce et agréable pour les âmes généreuses et fortes. On ne présente point de plaisirs et délices à ces filles qui viennent en ces maisons religieuses; o non, car on leur dit qu'il faut porter la croix (Matt. ? XVI, 24) et être crucifié avec Jesus Christ (Galat., II, 19), embrassant toutes sortes de mortifications pour son amour. On ne leur présente pas des honneurs et grandeurs, mais on leur dit qu'il faut s'humilier, vivre en pauvreté et quitter entiérement toute propre volonté pour passer sa vie en obéissance et parfaite soumission.

Le beurre et le miel que nous devons donner aux Esprits bienheureux c'est une grande douceur, support du prochain et affabilité, en quoi nous devons les imiter; car il n'y a rien de si doux, de si gracieux et affable qu'un Ange. Avec quelle benignité ne nous supportent-ils pas en nos défauts et imperfections, sans jamais se lasser de nos faiblesses et misères ! Dès l'instant de notre naissance ils prennent soin de nous, la divine Bonté nous ayant tant aimés que de toute éternité qu’elle a ordonné que nous eussions chacun un bon Ange pour nous garder en notre pérégrination (Ps., XC, II; Matt., XVIII, 10). Avec quel amour s'emploient-ils en cet office, quelle douceur exercent-ils autour des petits enfants ! Si vous leur demandez ce qu'ils font auprès de ces berceaux, vu que ces enfants n'ont point l'usage de raison et ne sont pas capables de faire le bien ou de correspondre à leurs inspirations, ils vous diront qu'ils leur donnent du lait, et qu'à mesure qu'ils vont croissants ils leur donnent de plus grandes inspirations. Ils sont autour d'eux pour les garder et préserver de tout danger, et se plaisent à les servir, les regardant comme des êtres creés pour le Ciel et pour participer à leur félicité.

On n'est pas accoutumé à nourrir les petits enfants avec autre chose que du lait, et quand ils deviennent grands et commencent à avoir des dents on leur donne du pain et du beurre; car on ne leur donne pas le beurre tout seul, on attend qu'ils puissent manger du pain pour leur en mettre dessus. Les Supérieurs et ceux qui sont élevés à la conduite des âmes doivent particulièrement imiter les Anges en cette douceur et support du prochain, les conduisant, les élevant et les traitant avec une grande charité selon la capacité de leur esprit, pour les gagner à.Notre Seigneur (I Co., IX, 19-23; Galat., ult., I) et les faire croître en des vertus vraies et solides. Ils doivent leur donner du lait lors qu'elles sont encores faibles et tendres en la dévotion (I Cor., III, 2); et à mesure qu'elles vont croissantes et qu'elles sont plus fortes, ils leur doivent présenter du pain, c'est à dire leur agrandir le courage pour les faire croître et avancer en la perfection de l'amour divin et aux vraies et solides vertus, les y excitant plus par leurs exemples que par leurs paroles.

Il y a des âmes simples, douces et toutes colombines qui sont vraiment aimables; elles sont bien heureuses ces âmes là. Il y en a d'autres qui n'ont point le naturel doux et simple, qui ont l'esprit fort; elles sont également bien heureuses si elles s'adonnent à bon escient à la mortification de leurs passions et mauvaises inclinations, parce qu'elles deviendront capables de rendre de grands services à Dieu et acquerront de grandes et solides vertus[4]. Il faut prendre garde de traiter ces âmes doucement, de peur qu'elles ne mordent, car elles ont des dents; elles ont leurs passions si fortes que quand on les contrarie elles regimbent.

Mais, mon Dieu, qui n'admirera pas l'humilité des Esprits angéliques en les voyant abaissés en des offices si vils que de servir les hommes, non seulement ceux qui ont l'usage de raison et qui sont capables de correspondre à leurs inspirations, mais encore les petits enfants ? O qu'ils ont bien compris la leçon de leur Maître : Apprenez de moi que je suis doux, débonnaire et humble de coeur. Ils ne dédaignent pas de s'humilier, le voyant tant abaissé et humilié jusques à la mort, voire la mort de la croix. Et nous autres misérables, qui ne sommes rien, et ne nous voulons point humilier ! Si l'on va dire à un monsieur qu'il est un homme, il s'offensera de cela et répondra : Quoi, moi qui suis un monsieur, relevé en une telle dignité et grandeur, je suis prince, je suis comte, et on m'appelle homme ! Voilà jusqu’où nous porte notre orgueil. Nous voulons qu'on regarde en nous tout ce qui est excellent, les qualités, offices et charges auxquelles nous sommes élevés, que l'on nous estime pour cela, quoi que vraiment nous n'en soyons pas plus à estimer ni plus grands devant Dieu; et nous voulons au contraire qu'on ignore notre vilénie et qu'on ne regarde jamais notre misère, nos défauts et imperfections. Plusieurs parlent de l'humilité et des autres vertus, mais fort peu savent en quoi elles consistent; néanmoins c'est le principal que de le savoir par pratique, plutôt que par science spéculative. Je voudrais que ceux qui en parlent et les prèchent s'étudient à les pratiquer et non pas seulement à les expliquer.

Saint Jean en l'Apocalypse (Cap.XIX, 10, XXII, 8, 9) voyant un Ange se prosterna devant lui ; mais celui-ci, par humilité, ne voulut pas le lui permettre et le fit se lever, parce qu'il regardait saint Jean comme Apôtre de Notre Seigneur et l'honorait en cette qualité. Car cette dignité est si excellente qu'elle surpasse en certaine façon celle des Esprits angéliques, quoiqu'ils soient plus heureux, étant en lieu assuré et voyant Dieu face à face (I Cor., XIII, 12). Ceux qui sont élevés en l'état de prêtrise ont une grande grâce et sont bien heureux de manier et toucher le précieux corps de Celui que les Anges voient et que néanmoins ils ne touchent pas comme eux. Ils ont aussi le pouvoir de remettre les péchés ; ce sont les trésoriers de l'Eglise et dispensateurs des trésors que la divine Bonté y a laissés (Ibid., IV, I), à savoir des Sacrements qui nous confèrent la grâce.

L'Ange regarda aussi saint Jean comme étant créé à l'image et ressemblance du Fils de Dieu (Rom., VIII, 29) ; car depuis que ce divin Sauveur de nos âmes se vêtit de notre humanité il a tant honoré les hommes ! Avant l'Incarnation du Verbe éternel, Abraham et d'autres Prophètes adoraient les Anges (Gen., XVIII, 2; Dan., X, 9), et ceux-ci le leur permettaient ; mais depuis, ils portent tant de respect aux hommes qu'ils ne veulent pas les voir souffrir. L'humilité de cet Ange faisait qu'il se considèrait comme serviteur de Dieu (Apoc., ubi supra) et non pas comme un Prince du Ciel, ne regardant en soi que ce qui était vil et abject. Le vrai humble en fait de même : il ne regarde jamais en soi ce qui est excellent, ni les dignités, les grandeurs et les charges auxquelles il est élevé; il ne veut point qu'on fasse état de lui pour toutes ces choses ni qu'on l'en estime davantage; il ignore tout cela par une sainte humilité, et ne considère rien en lui que ce qui est vil, abject, pauvre et misérable.

Bienheureuses donc sont les âmes humbles d'une humilité vraie; car, tant de révérences qu'il vous plaira, tant de paroles d'humilité que vous voudrez, tout cela est peu de chose si vous n'avez au coeur l'humilité vraie et sincère, qui vous fasse connaître votre vilenie, vos misères, défauts et imperfections, vous reconnaissant la plus misérable de toutes les créatures et vous soumettant de bon coeur à toutes pour l'amour de Notre Seigneur. Si vous distribuez tout vôtre bien aux pauvres, si vous me dites que vous travaillez beaucoup pour la gloire de Dieu et pour convertir les âmes à lui, et que vous donnez vôtre vie et vôtre corps pour être brûlé, je vous dirai que tout cela n'est rien si vous n'avez la charité (I Cor., XIII, 2,3). Et si vous avez la charité et que vous n'ayez point d'humilité, alors vous n'avez pas véritablement la charité ; car ces deux vertus ont une si grande sympathie et liaison entre elles que l'une ne va point sans l'autre. Plus nous avons de charité, plus nous avons d'humilité. Il en est comme de l'amour de Dieu et du prochain : ce sont deux amours qui ne vont point l'un sans l'autre, et à mesure que nous aimons plus Dieu, aussi aimons-nous plus le prochain.

Le miel a une douceur grandement douce; ainsi faut il que nôtre charité soit non point feinte et apparente, mais vraie et sincère, elle doit partir d'un coeur tout bénin, débonnaire, doux et affable. C'est un mets très agréable et délicieux que nous donnerons à ces Esprits célestes qui seront fort réjouis de voir que nous les imitons en cette vertu de douceur et affabilité.

Abraham fit aussi son festin aux trois Anges sous un arbre. Cela nous montre que nous devons faire toutes nos actions, soit de boire, manger, travailler, marcher et parler, à l'abri de l'arbre de la Croix et en présence des Anges, ayant toujours devant les yeux le divin Sauveur crucifié, pour nous mirer en lui et nous conformer à sa vie, nous moulant sur ce divin portrait, l'imitant au plus près qu'il nous sera possible selon notre petit pouvoir. C'est l'Epoux de nos âmes, suivons ses traces et vestiges; lors que nous demeurerons auprès de lui nous serons là comme en un rempart assuré, ayant nôtre recours et refuge en ses plaies sacrées, desquelles il fera distiller son sang précieux pour le répandre sur nous et nous appliquer le mérite de celui-ci afin de nous rendre agréables à la divine Majesté.

Soyons grandement dévots à nos bons Anges et à tous les Esprits angéliques, spécialement au glorieux saint Michel. Servons-les et les honorons; correspondons fidèlement à leurs inspirations, les consolant et réjouissant par l'amendement de nôtre vie et l'avancement de nos âmes en la dilection et pureté de l'amour divin. Imitons-les autant qu'il nous sera possible en leur résolution cuite sous la cendre de l'humilité et en leur stabilité au service de Dieu, en la pureté de l'amour divin et dénuement de tout amour propre, en leur douceur, affabilité, charité et support du prochain. Et si nous nous rendons semblables à eux en cette vie par le moyen de l'imitation de leurs vertus, nous ferons chose fort agréable à Dieu et à ses Anges, et nous nous rendrons dignes de parvenir à la gloire et felicité éternelle, où nous conduisent le Père et le Fils et le Saint Esprit, qu'à jamais nous louerons et bénirons avec eux. Amen.


[1] Cf. Traité  de l’Amour de Dieu,1. VIII, c.XI; Les Entretiens, t. VI huj. Edit., pp. 322, 323, var.

[2] Cf. Entretiens III

[3] Cf. Traite de l’Amour de Dieu, 1. X, c. VII

[4] Cf. Traite de l’Amour de Dieu, 1. XII, c. I