Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême

6 mars 1622

 

 

Accepit ergo jesus panes, et cum gratias ejisset distribuit discumbentibus, similiter et ex piscibus quantum volebant.

Jésus prit donc les pains, et ayant rendu grâces, il les distribua à ceux qui étaient assis,
et il leur donna semblablement des poissons autant qu'ils en voulaient. » Jn, VI

 

 

    L'histoire que la très sainte Église nous représente en l'Evangile d'aujourd’hui[1] est un tableau dans lequel sont dépeints mille beaux sujets propres à nous faire admirer et louer la divine Majesté, mais ce tableau nous représente surtout la Providence admirable, tant générale que particulière, que Dieu a pour les hommes, et nommément pour ceux qui l'aiment et qui vivent selon ses volontés dans le Christianisme.

 

Dieu exerce il est vrai cette Providence envers toutes les créatures et spécialement envers les hommes, tant païens et hérétiques qu'autres quelqu'ils soient, car autrement ils périraient indubitablement; pourtant, il faut savoir qu'il a une Providence beaucoup plus particulière pour ses enfants qui sont les Chrétiens[2]. Or, entre ceux-ci, il se trouve encore quelques troupes, comme nous voyons en notre Evangile, qui méritent que Notre-Seigneur ait d'eux un soin plus spécial : ce sont ceux qui prétendent parvenir à la perfection et lesquels, pour ce faire, ne se contentent pas de le suivre en la plaine des consolations, mais ont le courage de le suivre encore parmi les déserts jusque sur la cime de cette haute montagne. Plusieurs virent le Sauveur tandis qu'il allait instruisant et guérissant les hommes, et ne le suivirent pourtant pas ; d'autres le voyant le suivirent, mais seulement jusqu'au pied de la montagne, se contentant de l'accompagner en la plaine et les lieux agréables et faciles ; mais plus heureux mille fois ceux qui le virent et le suivirent non pas seulement jusqu'au pied de la montagne, mais transportés de l'amour qu'ils lui portèrent, montèrent avec lui, dépourvus de tout autre soin que de lui plaire, car ils méritaient que la divine Bonté prit soin d'eux, et de leur faire même un festin miraculeux de peur qu'ils ne vinrent à défaillir de faim.

 

Il semblait en effet que plusieurs dussent tomber en défaillance, ayant suivi notre cher Maître trois jours et trois nuits sans boire et sans manger[3], pour l'extrême suavité qu'ils recevaient d'ouïr ses divines paroles ; et encore que leurs nécessités fussent très grandes, si ils n'y pensaient point. O que ces troupes étaient aimables en cette pratique si parfaite du délaissement total d'elles mêmes entre les bras de la divine Providence. N'ayons pas peur que Dieu leur manque, car il en prendra soin et en aura compassion, c’est ce que nous verrons tantôt en la suite de notre discours. Je le dresse donc sur la confiance que ceux qui prétendent à la perfection doivent avoir en la Providence pour ce qui regarde les nécessités spirituelles, d'autant que j'ai parlé d'autres fois, je pense en ce même lieu, de cette Providence générale que Dieu a pour tous les hommes, et de la confiance que nous devons avoir en lui pour les choses temporelles. Ce que nous déduirons sera aussi plus utile pour le lieu où nous sommes.

 

            Je dispose ce que j'ai à dire en trois ou quatre points, au premier desquels je considère la bonté de ce peuple qui accompagnait Notre-Seigneur sans aucun soin ni pensée sur eux mêmes, laissant leurs maisons et tout ce qu'ils avaient, attirés de l'affection et du contentement qu'ils prenaient d'ouïr sa parole. O que c'est une bonne marque à un Chrétien de se plaire à entendre la parole de Dieu [4] et de quitter tout pour le suivre. On peut sans doute prétendre et parvenir à la perfection en demeurant au monde et faisant soigneusement ce qu'on doit faire selon sa vocation ; mais pourtant c'est une chose très certaine que le Sauveur n'exerce pas envers ceux-là une Providence si spéciale, ni n'en a pas une sollicitude si particulière comme de ceux qui abandonnent encore tout le soin d'eux mêmes pour le suivre plus parfaitement [5]. Ceux-ci ont une plus grande capacité que les autres pour bien entendre la Parole de Dieu et être attirés par la douceur de ses suavités. Tandis que nous avons soin de nous mêmes, je dis un soin plein d'inquiétude, Notre-Seigneur nous laisse faire ; mais quand nous le lui laissons il le prend tout à fait, et à mesure que notre dépouillement est grand ou petit sa providence l'est de même envers nous.

 

Je ne dis pas tant ceci pour ce qui est des choses temporelles comme pour les spirituelles ; lui-même l'enseigna à sa bien aimée sainte Catherine de Sienne: «Pense en moi », lui dit-il, «et je penserai en toi ». O qu'heureuses sont les âmes qui sont si amoureuses de Notre-Seigneur que de bien suivre cette règle de penser en Lui, se tenant fidèlement en sa présence, écoutant ce qu'Il nous dit continuellement au fond du cœur, obéissant à ses divins traits et attraits, mouvements et inspirations, respirant et aspirant sans cesse au désir de lui plaire et d'être soumises à sa très sainte Volonté ; pourvu toutefois que cela ne soit point sans cette divine confiance en sa toute Bonté et en sa Providence, car il nous faut toujours demeurer tranquilles, et non point troublés ni pleins d'anxiété après la recherche de la perfection que nous entreprenons.

 

Considérez, je vous prie, ces troupes qui suivent notre cher Maître jusque sur la montagne : avec quelle paix et quelle tranquillité d'esprit elles vont après lui ! Pas un ne murmure ni ne se plaint, bien qu'il semblait qu'ils dussent exhaler l'âme à force de langueur et de faim. Ils souffrent beaucoup, et ils n'y pensent pas, tant ils sont attentifs à l'unique prétention qu'ils ont d'accompagner Notre-Seigneur partout où il ira. Ceux qui suivent ce divin Sauveur les doivent imiter en cela, retranchant les soucis, les d'anxiétés pour ce qui regarde leur avancement, et les plaintes qu'ils font de se voir imparfaits. O mon Dieu, ils sont si vite cassés et recrues dès qu'ils ont un peu travaillé ! Il ne leur semble jamais de parvenir assez tôt à ce festin délicieux que Notre-Seigneur doit faire là haut, sur la cime de la montagne de la perfection. Ayez patience, peut-on dire à ces bonnes gens, quittez un peu le soin de vous même et n'ayez pas peur que rien vous manque car si vous vous confiez en Dieu il aura soin de vous [6] et de tout ce qui sera requis à votre perfection. Jamais nul n'a été trompé qui se soit confié en lui et en sa Providence [7].

 

Hé, ne voyez-vous pas que les oiseaux, lesquels ne moissonnent ni ne recueillent, et qui ne servent à rien qu'à recréer l'homme par leur chant, ne laissent pas pourtant d'être nourris et sustentés par l'ordre de cette divine Providence[8] ? Vous savez que l'on tient de deux sortes d'animaux dans les maisons : les uns pour l'utilité, et les autres pour le simple plaisir que l'on en tire. Par exemple, on a des poules pour pondre, et des rossignols ou tels autres oiselets dans des cages pour chanter; tous sont nourris, mais non pas à même fin, car les uns le sont pour l'utilité et les autres pour le plaisir.

 

Entre les hommes c'en est de même. L’Église est la maison du Père de famille qui est Notre-Seigneur et Maître, il a un soin très grand de pourvoir aux nécessités de tous les fidèles qui y sont associés, avec cette différence néanmoins, qu'entre eux tous il en choisit quelques uns qu'il veut être tout à fait employés à chanter ses louanges et qui pour cela soient dégagés de tout autre soin. C'est pourquoi il a ordonné que nous fussions sustentés et nourris par le moyen des dîmes qui se recueillent sans sollicitude ; je veux dire nous autres qui, étant consacrés à son service, sommes les oiseaux propres à recréer sa divine Bonté par le moyen de notre chant et des continuelles louanges que nous lui donnons. Les Religieux et les Religieuses que sont-ils d’autre sinon des oiseaux en cage pour répéter sans cesse les louanges de Dieu ? Nous pouvons dire que tous les exercices de la Religion sont autant de cantiques nouveaux[9] qui nous annoncent les divines miséricordes, et qui nous provoquent continuellement à magnifier la divine Majesté en reconnaissance de la spéciale et toute particulière Providence qu'elle a eu pour nous, nous ayant retiré d'entre le reste des hommes pour plus aisément et tranquillement suivre le Sauveur sur la montagne de la perfection.

 

Tous y sont appelés, puisque Notre-Seigneur a dit parlant à tous [10] : Soyez parfaits comme votre Père céleste est Parfait. Mais en vérité nous pouvons bien dire ce qui est dans le saint Evangile[11] : Plusieurs sont appelés, mais peu sont élus; plusieurs aspirent à la perfection, mais peu y parviennent, d'autant qu'ils ne marchent pas comme il faudrait, ardemment mais tranquillement, soigneusement mais confidemment, c'est-à-dire, plus appuyés sur la divine Bonté et sur sa Providence que non pas sur eux-mêmes et sur leurs oeuvres. Il faut avoir une grande fidélité, mais sans anxiété ni empressement ; nous servir des moyens qui nous sont donnés selon notre vocation, et puis nous tenir en repos pour tout le reste ; car Dieu, sous la conduite duquel nous nous sommes embarqués, sera toujours attentif à nous pourvoir de ce qui nous sera nécessaire. Quand tout nous manquera, alors Dieu prendra soin de nous, et tout ne nous manquera pas, puisque nous aurons Dieu qui doit être notre tout.

 

Les enfants d'Israël n'eurent pas la manne jusqu’à ce qu'ils n'eurent plus de la farine d'Egypte , et ceci est le second point. Dieu fera plutôt des miracles que de laisser sans secours, tant spirituel que temporel, ceux qui se confient pleinement en sa divine Providence ; mais néanmoins il veut que nous fassions de notre côté ce qui est en nous, c’est-à-dire il veut que nous nous servions des moyens ordinaires pour nous perfectionner, au défaut desquels il ne manquera jamais de nous secourir. Tandis que nous avons nos Règles, nos Constitutions, des personnes qui nous disent ce que nous devons faire, n'attendons pas que Dieu fasse des miracles pour nous conduire à la perfection, car il ne le fera pas. Mettez Abraham dans sa famille[12] et Elie entre les Prophètes ; le Seigneur n'opérera aucun prodige pour les nourrir. Pourquoi ? Parce qu'il veut qu’Abraham fasse recueillir son blé, le fasse battre, moudre, et enfin en fasse du pain pour se sustenter. Il a des vaches, qu'il se nourrisse de leur lait; ou bien, s'il veut, qu'il fasse tuer ses veaux gras et qu'il en fasse festin aux Anges [13]. Mais au contraire, mettez Elie près du torrent de Carith ou bien dans le désert de Bersabée [14], et vous verrez que là Dieu le sustente, en un lieu par l'entremise des Anges, et en l'autre par celle d'un corbeau qui lui apporte tous les jours des pains et de la chair pour son entretien.

 

Quand donc les appuis humains nous manquent, tout ne nous manque pas, car Dieu succède et prend soin de nous par sa spéciale Providence. Ces pauvres troupes qui suivent aujourd’hui Notre-Seigneur ne furent secourues de lui qu'après qu'elles furent tout alanguies de faim. Il en eut une pitié extrême parce que, pour son amour, ils s'étaient oubliés eux mêmes, de sorte qu'ils ne portaient avec eux nulle provision, excepté le petit Martial qui avait les cinq pains d'orge et les deux poissons. Il semble que le Sauveur, tout amoureux des cœurs de ces bonnes gens, qui étaient environ cinq mille, disait à part lui : Vous n'avez nul soin de vous, mais je le prendrai moi-même. Partant, appelant à soi saint Philippe, il lui dit : Ces pauvres gens s'en vont défaillir si on ne les secourt de quelques vivres : où pourrions-nous trouver de quoi les sustenter ? Ce qu'il ne demandait pas par ignorance, mais pour le tenter.

 

            Nous ne devons pas entendre que Dieu nous tente pour nous porter au mal, car cela ne se peut[15], mais il tente les hommes et ses serviteurs les mieux aimés pour éprouver leur fidélité et l'amour qu'ils lui portent, afin de leur faire accomplir quelques œuvres grandes et éclatantes, comme il fit à Abraham quand il lui commanda de lui sacrifier son fils tant aimable, Isaac[16]. De même il tente quelquefois ses serviteurs en la confiance qu'ils ont en sa divine Providence, permettant qu'ils soient si alanguis, si secs et pleins d'aridité en tous leurs exercices spirituels qu'ils ne savent de quel côté se tourner pour se secouer un peu de l'ennui intérieur qui les accable.

 

Notre-Seigneur tenta donc saint Philippe, lequel n'étant pas encore confirmé en la foi et en la croyance de la toute puissance de son Maître, lui répondit, comme en rejetant la proposition: Oh vraiment, deux cens deniers de pain ne suffiraient pas pour en donner à chacun un morceau. Ceci nous représente merveilleusement bien certaines âmes qui n'attendent pas que Notre-Seigneur les plaigne, mais le font soigneusement elles-mêmes. Il n'y a rien de si pauvre qu'elles sont ; il n’y eut jamais, disent elles, personne si affligée qu'elles. Les peines, les douleurs qu'un chacun a sont toujours les plus grandes : ces pauvres femmes qui ont perdu leur mari estiment toujours leur affliction plus grave que celle de toutes les autres. De même en est il des tribulations purement spirituelles, qui sont ces dégoûts, aridités, sécheresses, aversions et répugnances au bien que les âmes les plus adonnées au service de Dieu ressentent fort souvent. Les passions m'inquiètent grandement, je ne puis rien souffrir sans répugnance intérieure, tout m'est extrêmement pesant ; j'ai un si grand désir d'acquérir l'humilité, et cependant je sens une si grande aversion à être humiliée ; je n'ai point cette tranquillité intérieure qui est si aimable, d'autant que les continuelles distractions m'importunent fort. Enfin, l'exercice de la vertu m'est si difficile que je ne sais plus que faire ; je suis affligée plus qu'il ne se peut dire, et n'ai pas assez de paroles propres pour exprimer l'incomparable peine que je souffre.

 

Il est bien vrai, dit saint André à Notre-Seigneur, qu'il y a ici un jeune enfant qui porte cinq pains d'orge et deux poissons ; mais qu'est ce que cela pour tant de gens ? Hélas ! Disent ces pauvres âmes attendries sur elles-mêmes, mon affliction est telle que deux cens écus de consolations ne me suffiraient pas. Nous avons bien de bons livres spirituels, nous avons des prédications, nous avons du temps pour vaquer à l'oraison, voire même il me vient bien de bonnes affections ; mais qu'est ce que cela ? Ce n'est rien. Chose étrange que de l'esprit humain : cela n'est rien ! Et que voudriez-vous donc de plus? Que Dieu vous envoyât un Ange pour vous consoler ? O il ne le fera pas; vous n'avez pas encore jeûné trois jours et trois nuits pour le suivre sur la montagne de la perfection, pour à laquelle parvenir il faut que vous vous oubliiez vous-même, laissant à Dieu le soin de vous consoler ainsi que bon lui semblera, ne vous mettant en peine ni en souci d'autre chose que d'aller après lui en écoutant sa Parole comme ce bon peuple.

 

Notre-Seigneur tenta saint Philippe pour le faire humilier, ce qu'il eut bien occasion de faire après avoir donné une réponse si pleine de prudence humaine. Grand cas, que Dieu aime tant l'humilité qu'il nous tente quelquefois non pour nous faire faire le mal, mais pour nous apprendre par notre propre expérience quels nous sommes, permettant que nous disions ou fassions quelque grande folie ou aucune chose qui nous donne matière de nous abaisser. Or, ces plaintes et ces tendretés que nous avons sur nous-même, ces doléances, ces difficultés à la poursuite du bien commencé, qu'est-ce autre chose qu'un sujet vraiment digne de nous humilier et reconnaître pour faibles et encore enfants en ce qui est de la vertu et de la perfection ? O il ne faut pas tant se regarder soi-même, mais il faut penser en Dieu et le laisser penser en nous.

 

Nous devons bien nous tenir en humilité à cause de nos imperfections, mais il faut que cette humilité soit le fondement d'une grande générosité, car l'une sans l'autre dégénère en imperfection. L'humilité sans générosité n'est qu'une tromperie et lâcheté de cœur qui nous fait penser que nous ne sommes bons à rien et que l'on ne doit jamais penser à nous employer à quelque grande chose ; au contraire, la générosité sans humilité n'est que présomption. Nous pouvons bien dire : Il est vrai que je n'ai nulle vertu, ni moins les conditions propres pour être employé à telle ou telle charge ; mais après il nous faut tellement mettre notre confiance en Dieu que nous devons croire que quand il sera nécessaire que nous les ayons et qu'il se voudra servir de nous, il ne manquera pas de nous les donner, pourvu que nous nous laissions nous même pour nous occuper fidèlement à louer et procurer que notre prochain loue sa divine Majesté, et que sa gloire soit augmentée le plus que nous pourrons.

 

Notre-Seigneur, nonobstant que saint Philippe et saint André affirmassent que ce n'était rien des cinq pains et des deux poissons pour cette multitude, ne laissa pas de dire qu'on les lui apportât, et commanda à ses Apôtres de faire asseoir le peuple. Ce qu'ils firent tous fort simplement, en quoi certes ils furent admirables, car ils se mirent à la table sans qu'ils vissent rien dessus et sans apparence qu'on leur peut rien donner. Alors Jésus prit les pains, les bénit, les rompit et ordonna aux Apôtres d'en faire la distribution, laquelle étant achevée il y en eut de reste, tous en ayant eu à suffisance pour se rassasier selon leur nécessité.

 

Cette question a été émise entre plusieurs, à savoir, si tous mangèrent des cinq pains ou si Notre-Seigneur, par sa toute Puissance, en fit des nouveaux lesquels on distribua au peuple. Mais l'Évangéliste saint Marc, en l'histoire qu'il rapporte d'un autre miracle presque tout semblable à celui-ci, miracle qui n'est pas néanmoins le même, d'autant qu'il y avait sept pains, mais qu'il le témoigne[17], et saint Jean écrit qu'il n'y en avait que cinq en celui de ce jour, saint Marc donc dit expressément que tous mangèrent des sept pains et des deux poissons. Sur quoi il faut ajouter ce mot en passant.

 

A la résurrection, comment se pourra-t-il faire qu'un chacun ressuscite en son même corps, puisque les uns auront été mangés par les vers, les autres par les bêtes farouches, qui par les oiseaux, d'autres enfin auront été brulés et leurs cendres jetées au vent ? Comme donc se pourra-t-il faire qu'en même temps que l'Ange appellera un chacun pour venir au Jugement, tous, dis-je, en ce même instant, sans aucun délai, se relèveront ressuscités en leur propre chair [18] ; moi, en ce corps que je porte à cette heure, lequel ressuscitera par la toute Puissance de Dieu qui le produira de nouveau ? Car comme il ne lui a pas été difficile de le produire tel qu'il est, il ne le sera pas davantage de le reproduire derechef.

 

Mais Notre-Seigneur fit que les cinq mille hommes mangèrent tous des cinq pains et des deux poissons, les reproduisant autant de fois qu'il était requis pour que chacun en eut une partie selon sa nécessité. Tous donc mangèrent de ces cinq pains et de ces deux poissons multipliés miraculeusement, excepté saint Martial qui, ne participant point à ce miracle, mangea là tout seul de son pain et non pas de celui du Sauveur, d'autant qu'il avait porté sa provision. Tandis que nous avons du pain Dieu ne fait pas des prodiges pour nous nourrir.

 

            Je considère en troisième lieu que Notre-Seigneur pouvant faire tomber la manne sur cette montagne, comme autrefois au désert pour les enfants d'Israël [19], il ne le fit néanmoins pas, mais dressa son festin avec des pains d'orge. Cependant ce peuple l'aimait tant et ne murmurait point comme les Israélites, lesquels le faisaient même sans sujet, car rien ne leur manquait, puisque la manne avait le goût de tout ce qu'ils eussent su désirer[20]. Mon Dieu, qu'est-ce que ceci nous représente ? Les Israélites murmurateurs sont sustentés du pain des Anges [21], c’est-à-dire de cette manne qui était pétrie par leurs mains ; et ceux qui suivaient Notre-Seigneur avec une affection nonpareille et un cœur tout bénin et dépouillé du soin d'eux mêmes ne sont nourris avec lui que de pain d'orge. Cela nous signifie que les mondains, qui sont figurés par les Israélites, lesquels prétendaient vraiment bien d'acquérir et parvenir en la terre de promission terrestre, les mondains, dis-je, et ceux qui vivent dans le monde mais qui désirent le Ciel, ne laissent pas pourtant de s'agrandir en la terre, et de rechercher encore au delà de la nécessité leurs commodités et leurs aises ici-bas. Mais ceux qui prétendent suivre Notre-Seigneur jusque sur la montagne de la perfection se doivent contenter de la suffisance en tout ce qui regarde les nécessités tant corporelles que spirituelles, fuyant l'abondance et la superfluité en toutes choses, demeurant contents en la simple suffisance, voire même en étant privés du nécessaire quand il plait à Dieu que cela arrive.

 

Quant à moi je vous dirai ma pensée sur la question que je m'en vais vous faire : à savoir, lequel vous aimeriez mieux, ou d'être nourries d'un peu de pain cuit sous la cendre avec le Prophète Elie dans le désert de Bersabée, ou bien avec le même Prophète, des pains et de la chair qu'il reçoit du bec d'un corbeau près du torrent de Carith ? Je ne puis savoir votre pensée, mais quant à moi je vous dirai bien franchement que j'aimerais mieux de la main de l'Ange le pain cuit sous la cendre, que non pas le pain, pour blanc qu'il fut, ni de la chair m'étant apportés au bec d'un corbeau, qui est un oiseau infect et puant. Mieux vaut un morceau de pain d'orge de la main de Notre-Seigneur que la manne de celle d'un Ange. Plus honorées mille fois sont ces pauvres troupes mangeant un morceau de pain d'orge à la table de notre doux Sauveur, que d'être nourries de perles et des viandes les plus exquises du monde à celle de cette misérable Cléopâtre.

 

Les vrais amis de Dieu et ceux qui le suivent fidèlement partout où il va, poussés de l'amour ardent qu'ils portent à sa divine Majesté, et, pour dire en un mot, les Religieux et les Religieuses, qui ont fait profession de l'accompagner par les chemins les plus difficiles et âpres jusque sur la montagne de la perfection, doivent à l'imitation de ce peuple, n'avoir plus qu'un pied en la terre, tenant toute leur âme avec toutes ses puissances et ses facultés occupée aux choses célestes, laissant tout le soin d'eux mêmes à Notre-Seigneur au service duquel ils se sont dédiés et consacrés ; partant ils ne doivent rechercher ni désirer autre chose que simplement ce qui est nécessaire, et tout particulièrement pour ce qui regarde les besoins spirituels ; car quant aux temporels cela est tout clair, puisqu'ils ont abandonné le monde et toutes les commodités qu'ils avaient d'y vivre selon leur volonté. Dieu, comme nous avons dit, ne commanda pas à Elie dans le désert de retourner entre les Prophètes pour être sustenté, mais il lui envoya un Ange parce qu'il était allé là par l'ordre de la divine Providence. De même il ne veut pas que les Religieux retournent dans le monde pour rechercher de la consolation afin d'entretenir leurs esprits, d'autant que c'est par son inspiration qu'ils sont venus en Religion; mais il veut les nourrir là dans ces déserts non de Bersabée mais de sa divine Majesté.

 

Il est vrai que bien souvent ce n'est pas avec de la manne, qui avait le goût qu'un chacun pouvait désirer, mais avec un morceau de pain cuit sous la cendre ou bien avec un morceau de pain d'orge. Je veux dire ainsi : Notre-Seigneur veut que ces âmes choisies pour le service de sa divine Majesté se nourrissent aucune fois d'une résolution ferme et invariable de persévérer à le suivre parmi les dégoûts, les sécheresses, les répugnances et les âpretés de la vie spirituelle, sans consolations, sans saveurs, sans tendretés, mais en une très profonde humilité, croyant de n'être pas dignes d'autre chose, prenant ainsi amoureusement ce pain non de la main d'un Ange mais de celle du Sauveur, qui nous le donne conformément à notre nécessité ; car c'est une chose certaine que, si bien il n'est pas grandement savoureux au goût, il est néanmoins grandement profitable à notre santé spirituelle.

 

Notre-Seigneur donna du pain d’orge parce que ce fut du pain d'orge que le petit Martial portait. Il ne le voulut donc point changer, mais se servit de cette provision pour faire son miracle afin de nous apprendre que tandis que nous avons quelque chose il veut que nous le lui présentions, et que, s'il a à faire quelque miracle pour nous, ce soit en cela même que nous avons. Par exemple, si nous avons des bons désirs ou des bons documents, et que nous n'ayons pourtant pas assez de force pour les pratiquer et mettre en effet, présentons-les-lui et il les rendra capables d'être digérés ; si nous mettons notre confiance en sa Bonté il reproduira ces désirs autant de fois qu'il sera nécessaire pour nous faire persévérer en son service.

 

Nous ne savons si la volonté que nous avons maintenant de lui plaire nous demeurera tout le temps de notre vie, disons-nous. Hélas, il est vrai, car il n'y a rien de si faible et changeant que nous sommes. Ne nous troublons pas pourtant, mais exposons souvent cette bonne volonté devant Notre-Seigneur, remettons-la entre ses mains et il la reproduira autant de fois qu'il sera requis afin que nous en ayons assez pour toute notre vie mortelle. Après celle-ci il n'y aura plus sujet de craindre ni d'avoir telles appréhensions, car Dieu aidant, nous serons en lieu de sureté. Là nous ne pourrons jamais manquer de glorifier cette divine Majesté que nous aurons si chèrement aimée et suivie, selon qu'il nous aura été possible, par les déserts de ce monde misérable jusqu’au plus haut de la montagne de la perfection, où nous parviendrons tous par sa grâce, pour l'honneur et la gloire de Notre-Seigneur qui est notre divin Maître.

 

Amen.


 

[1] Joan., VI, 1-15.

[2] Galat., ult., 10 ; I Tim., IV, 10.

[3] Cf. Matt., XV, 32.

[4] Joan., VIII, 47.

[5] Cf. Matt., XIX, 28, 29.

[6] I Petri, ult., 7.

[7] Eccli., II, 11.

[8] Matt., VI, 26.

[9] Pss. XCV,1, XCVII, 1, CXLIX, 1.

[10] Matt., V, ult.

[11] Ibid., XX, 16, XXII, 14.

[12] Cf. Gen., XII, 1.

[13] Gen., XVIII, 7, 8.

[14] III Reg., XVII, 3-6, XIX, 3-8.

[15] Jacobi, I, 13.

[16] Gen., XXII, I, 2.

[17] Cap. VIII, 6, 7, 20.

[18] I Cor., XV, 52.

[19] Exod., XVI, 14, 15.

[20] Sap., XVI, 20.

[21] Ibid., et Ps.LXXVII, 24, 25.