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Lettres de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal

de 1604 à 1609

 

1604

 

Lettre CCXXI de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

3 mai 1604

TOME XXVI, page 188

 

La perfection n'est autre chose que la charité. – Qu'est-ce qui la produit. – La prière, les Sacrements, l'exercice des vertus : moyens pour l'acquérir. – Les trois vertus de Religion, quoique non vouées, rendent parfait. – Les degrés de l'obéissance par rapport à ceux à qui on la rend. – Exemple de Jésus-Christ. - Obéir aux commandements de Dieu et des supérieurs, aux conseils évangéliques suivant sa vocation, aux inspirations de la grâce. – L'obéissance dans les choses agréables, dans les indifférentes et dans les difficiles.

Notre Dieu nous commande d'être Partait (Mt 5,48); mais en quoi consiste la perfection ? C'est chose assurée quelle n'est autre chose que la charité, qui comprend l'amour de Dieu et du prochain. Néanmoins, selon la commune façon d'entendre, on n'appelle pas parfaits tous ceux qui ont la charité, mais seulement ceux qui l'ont en un degré sublime et éminent ; c'est à dire ceux qui ont un amour de Dieu et du prochain fort excellent.

Puisque que nous sommes obligés d'aspirer à la perfection, il est requis de connaître les moyens propres pour l'acquérir, et tout ensemble les actions qu'elle produit en nous, qui n'est qu'une même chose ; car tout ainsi que le grain du froment produit la plante et la plante produit le grain, ainsi les saints exercices produisent la perfection et la perfection fait naître les saints exercices. Puisque la perfection de l'âme consiste en la charité, et la charité est le don principal du Saint-Esprit,

Le premier moyen pour obtenir la perfection, c'est de la demander humblement, instamment et continuellement à Dieu par prières et méditations ;

Le deuxième, c'est l'usage des Sacrements, car ils sont les canaux par lesquels Dieu distille en nous la grâce, charité et perfection ;

Le troisième, c'est l'exercice des vertus en général.

Mais parce que ce troisième moyen est si ample, je le réduirai en cette sorte : Les trois vertus des Religieux sont les trois plus signalés instruments pour acquérir la perfection et les trois plus grands effets d'icelle. Or, ces trois vertus ou vœux étant gardées, quoique non vouées, elles rendent l'homme parfait ; il faut donc tacher à les acquérir en tous les degrés qu'elles ont.

 

EXEMPLE DE L'OBEISSANCE

L'obéissance a trois degrés en ce qui concerne les personnes à qui nous rendons obéissance.

Le premier degré, c'est d'obéir aux Supérieurs et [à ceux] qui ont du pouvoir sur nous, comme pères, mères, maris, Prélats : donc le fils doit obéir à son père avec la même souplesse qu'un Novice d'une Religion fort réglée ferait à son Supérieur ; et est une niaiserie de s'imaginer qu'on obéirait bien à un Supérieur de la Religion qu'on aurait choisie, si on ne peut obéir aux Supérieurs que Dieu même et la nature nous a donnés.

Le deuxième degré, c'est d'obéir à nos compagnons et à ceux qui nous sont égaux ; et ce degré se pratique en se rendant doux et facile à la volonté de nos compagnons. Contre ce degré pèchent tous les esprits opiniâtres, contentieux et sujets à leurs volontés.

Le troisième degré, c'est d'obéir aux inférieurs, s'accommodant aucunement à leurs désirs entant qu'ils ne sont point mauvais, avec une [douce] condescendance; et à ce degré est contraire l'autorité impérieuse et dédaigneuse que l'on prend sur les inférieurs. La pratique de ce degré rend notre cœur doux, humble et gracieux aux commandements des supérieurs, aux volontés des compagnons et aux désirs et prières des inférieurs. L'exemple de cette obéissance est en Jésus-Christ, qui obéit non seulement à son Père éternel et à sa sainte Mère, mais aussi à saint Joseph et aux statuts et coutumes de l'Eglise (Lc 2,22). Notre Dame obéit à saint Joseph et aux autres. Et cela est ordonné par l'Apôtre (Rm 13,5), qui veut que nous soyons sujets à un chacun pour 1'amour de Dieu.

Cette même obédience a trois autres degrés, selon les choses auxquelles il faut exercer l'obéissance.

Le premier degré, est d'obéir aux commandements de Dieu et des supérieurs; et ce degré d'obéissance est nécessaire a un chacun, car qui ne l'observe pèche mortellement, quand il s'agit de quelque chose d'importance. Et a ce degré est formellement contraire la désobéissance.

Le deuxième degré, c'est d'obéir aux conseils, chacun selon sa vocation : comme de demeurer veuve quand on l'est; de rechercher celui qui nous a offensés, par caresses et courtoisies; d'aider ceux qui en ont quelque besoin, encore qu'ils ne soient pas en grande nécessité. Et à ce degré est grandement contraire la tepidité et froideur.

Le troisième degré, c'est d'obéir aux inspirations et mouvements intérieurs que l'on reconnaît tendre à la plus grande gloire de Dieu, et ce, après les avoir examinés ou fait examiner. Et à ce degré est contraire l'inadvertance et mépris de notre intérieur. La pratique de ce troisième degré fait qu'en tout et par tout nous nous conformons à Dieu et à sa sainte volonté. L'exemple en est en Notre Seigneur qui fit toute sa vie tout ce qui visait plus à la gloire de son Père éternel ( Jn 8,50), de la glorieuse Vierge Marie, sa Mère, et de tous les Saints.

L'obédience a encore trois autres degrés, pris de la facilité ou difficulté que nous avons en l'obéissance.

Le premier est lorsqu'on nous commande quelque chose agréable, comme serait de ne point travailler les fêtes, de chanter en musique, ou quelque autre chose semblable, laquelle de soi même nous est agréable ; et en cela il n'y a pas grande vertu en obéissant, mais il y a bien du grand vice en désobéissant.

Le deuxième c'est quand on nous commande des choses indifférentes, c'est à dire choses qui de soi même ne sont ni agréables ni désagréables, comme serait de se promener, de porter tel ou tel habit; et lors la vertu de l'obéissance est grande, et le vice aussi de la désobéissance bien grand.

Le troisième est quand on nous ordonne de faire des choses après et difficiles, comme de pardonner aux ennemis, souffrir patiemment les afflictions, ou faire quelque autre chose qui soit fort contraire à notre inclination ; et lors le mérite est extrêmement grand en obéissant, et le péché moins grand en désobéissant. La pratique de ces trois degrés fait que nous obéissons entièrement, soit en choses grandes, soit en choses petites. L'exemple en est en Notre Seigneur, qui en tout a voulu que le vouloir de son Père se fit, même en la Passion (Jn 4,34; 5,30; 6,38; Mt 26,39; Ph 2,8).

 

1. - Le 6 juin 1610, en la fête de Saint Claude, l'Institut de la Visitation a commencé dans la petite maison de la Galerie.

 

 

Lettre CCXXI de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

3 mai 1604

TOME XII, page 263

 

 

Le désir de la sainteté et l'amour de la viduité sont pour une veuve les deux supports de l'édifice spirituel comment les affermir.

Amour de Dieu et de la sainte Eglise.

Devoir de prier pour les pasteurs et prédicateurs.

Envoi d'un écrit de dévotion.

 

 

Madame,

 

            C’est toujours pour vous assurer davantage que j'observerai soigneusement la promesse que je vous ai faite de vous écrire le plus souvent que je pourrai. Plus je me suis éloigné de vous selon l'extérieur, plus je me sens joint et lié selon l'intérieur. Je ne cesserai jamais de prier notre bon Dieu qu'il lui plaise de parfaire en vous son saint ouvrage (Phil. I,6), c'est-à-dire le bon désir et dessein de parvenir à la perfection de la vie chrétienne; désir lequel vous devez chérir et nourrir tendrement en votre cœur, comme une besogne du Saint-Esprit et une éti­ncelle de son feu divin.

J'ai vu un arbre planté par le bienheureux saint Dominique à Rome : chacun le va voir et chérit pour l'amour du planteur; c'est pourquoi, ayant vu en vous l'arbre du désir de sainteté que Notre-Seigneur a planté en votre âme, je le chéris tendrement, et prend plaisir à le considérer plus maintenant qu'en présence, et je vous exhorte d'en faire de même et de dire avec moi : Dieu vous croisse, o bel arbre planté; divine semence céleste, Dieu vous veuille faire produire votre fruit à maturité (Ps I,3), et lorsque vous l'aurez produit, Dieu vous veuille garder du vent qui fait tomber les fruits en terre, ou les bêtes vilaines les vont manger. Madame, ce désir doit être en vous comme les orangers de la côte ma­rine de Gênes, qui sont presque toute l'année chargés de fruits, de fleurs et de feuilles tout ensemble; car votre désir doit toujours fructifier par les occasions qui se présentent d'en effectuer quelque partie tous les jours, et néanmoins il doit ne jamais cesser de souhaiter des nou­veaux objets et sujets de passer plus avant, et ces souhaits sont les fleurs de l'arbre de votre dessein ; les feuilles seront les fréquentes reconnaissances de votre fragilité, qui conservent et les bonnes œuvres et les bons désirs : c'est là l'une des colonnes de votre tabernacle.

 

L'autre est l'amour de votre viduité, amour saint et désirable pour autant de raisons qu'il y a d'étoiles au ciel, et sans lequel la viduité est méprisable et fausse. Saint Paul (I Tim. V,3) nous commande d'honorer les veuves qui sont vraiment veuves; mais celles qui n'aiment pas leur viduité ne sont veuves qu'en apparence, leur cœur est marié. Ce ne sont pas celles desquelles il est dit (Ps 131,15) : Bénissant je bénirai la veuve ; et ailleurs (Ps 67,6) que Dieu est le juge, protecteur et défenseur des veuves. Loué soit Dieu, qui vous a donné ce cher et saint amour; faites-le croître tous les jours de plus en plus, et la consolation vous en accroîtra tout de même, puisque tout l'édifice de votre bonheur est appuyé sur ces deux colonnes. Regardez au moins une fois le mois si l'une ou l'autre est point ébranlée, par quelque dévote méditation et con­sidération pareille à celle de laquelle je vous envoie une copie, et que j'ai communiquée avec quelque fruit à des autres âmes que j'ai en charge. Ne vous liés pas toute­fois à cette même méditation, car je ne la vous envoie pas à cet effet, mais seulement pour vous faire voir à quoi doit tendre l'examen et épreuve de soi même que vous devez faire tous les mois, afin que vous sachiez vous en prévaloir plus aisément. Que si vous aimez mieux répéter cette même méditation, elle ne vous sera pas inutile. Mais je dis, si vous l'aimez mieux, car en tout et par tout je désire que vous ayez une sainte liberté d'esprit touchant les moyens de vous perfectionner; pourvu que les deux colonnes en soient conservées et affermies, il n'importe pas beaucoup comment.

 

Gardez-vous des scrupules et vous reposez entièrement sur ce que je vous ai dit de bouche, car je l'ai dit en Notre-Seigneur. Tenez-vous fort en la présence de Dieu par les moyens que vous savez. Gardez-vous des empressements et inquiétudes, car il n'y a rien qui nous empêche plus de cheminer en la perfection. Jetez doucement votre cœur es plaies de Notre-Seigneur, et non pas à force de bras; ayez une extrême confiance en sa miséricorde et bonté qu'il ne vous abandonnera point, mais ne laissez pas pour cela de vous bien prendre à sa sainte Croix.

 

Après l'amour de Notre-Seigneur je vous recommande celui de son épouse l'Eglise, de cette chère et douce colombe laquelle seule peut pondre et faire éclore les colombeaux et colombelles à l’Epoux. Louez Dieu cent fois le jour d'être « fille de l'Eglise, » à l'exemple de la Mère Thérèse qui répétait souvent ce mot à l'heure de sa mort avec une extrême consolation. Jetez vos yeux sur l’Epoux et sur l'Epouse, et dites à l'Epoux : O que vous êtes Epoux d'une belle Epouse et à l'Epouse : Hé, que vous êtes Epouse d'un divin Epoux! Ayez grande compassion à tous les pasteurs et prédicateurs de l'Eglise, et voyez comme ils sont épars sur toute la face de la terre, car il n'y a province au monde ou il n'y en ait plusieurs. Priez Dieu pour eux afin qu'en se sauvant ils procurent fructueusement le salut des âmes; et en cet endroit, je vous supplie de ne jamais m'oublier, puisque Dieu me donne tant de volonté de ne jamais vous oublier aussi.

 

Je vous envoie un écrit touchant la perfection de la vie de tous les Chrétiens[1] Je l'ai dressé non pour vous, mais pour plusieurs autres; néanmoins vous verrez en quoi vous le pourrez faire valoir pour vous. Ecrivez-moi, je vous supplie, le plus souvent que vous pourrez, avec toute la confiance que vous saurez ; car l'extrême désir que j'ai de votre bien et avancement me donnera de l'affliction si je ne sais souvent à quoi vous en êtes.

 

Recommandez-moi à Notre-Seigneur, car j'en ai plus de besoin que nul homme du monde. Je le supplie qu'il vous donne abondamment son saint amour, et à tout ce qui vous appartient. Je suis sans fin et vous supplie me tenir pour

 

Votre serviteur tout assuré et dédié en Jésus Christ,

 

François, Evêque de Genève

 

 

 

Tome XII, page 277

Lettre CCXXI

A Madame la Baronne de Chantal.

 

 

Ce m'a été une très grande consolation d'avoir eu la lettre que vous m'écrivîtes le 30 de mai. Toutes ses parties sont agréables : la souvenance que vous avez de moi en vos prières, car cela témoigne votre charité; la mémoire que vous avez des sermons que j'ai fait ce Carême, car encore que de mon coté il n’y ait eu autre chose qu'imperfection, si ce n’est que cela a toujours été parole de Dieu, de laquelle le souvenir ne peut que vous être fort utile ; le désir que vous avez de la perfection, car c'est un bon fondement pour l'obtenir. Tout cela donc me console, comme aussi ce que vous m'écrivez que le Révérend Père que le Seigneur vous a baillé pour directeur avait trouvé fort bon que pendant mon séjour à Dijon vous m'avez communiqué votre âme, et que même il ne trouverait pas mauvais que vous me donnassiez quel­quefois de vos lettres.

 

Madame, si vous vous en ressouvenez, je vous dis bien cela même, quand vous me dites que vous craignez de l'avoir offensé ayant reçu les petits avis que je vous donnai verbalement sur le sujet de votre affliction intérieure qui vous troublait en la sainte oraison. Car je vous dis qu'en cela vous ne sauriez avoir fait faute, puis­que le mal vous pressait et votre médecin spirituel était absent; que cela n'était pas changer de directeur, ce que vous ne pouviez faire sans perte bien grande, mais que c'était seulement se soulager pour l'attendre ; que mes avis ne s'étendaient que sur le mal présent, qui requerrait un remède présent, et partant ne pouvaient nullement préjudicier à la conduite générale de votre premier directeur. Et quant au scrupule que vous aviez de m'avoir demandé mon avis pour l'adresse de toute votre vie, je vous dis que vous n'aviez non plus contre­venu aux lois de la soumission que les âmes dévotes doivent à leur père spirituel, parce que mes conseils ne seraient rien plus qu'un écrit spirituel duquel la pra­tique serait toujours mesurée par le discernement de votre directeur ordinaire, selon que la présence de son œil et la plus grande lumière spirituelle, avec la plus entière connaissance qu'il a de votre capacité, lui don­nent le moyen de le mieux faire que je ne puis, étant ce que je suis; joint que les avis que je pensais vous donner seraient tels qu’ils ne pouvaient être que bien accordants avec ceux du Père directeur. Mais quand vous n’eûtes nommé le personnage, ressouvenez-vous, je vous supplie que je vous dis avec pleine confiance qu'il me connaissait et m'avait fait le bien de me promettre un jour son amitié, et que je m'assurais qu’il ne trou­verait point mauvaise la communication que vous aviez eue avec moi, tant je le tenais de mes amis. Vous voyez donc, Madame, que je jugeais fort bien de tout cela, et n’employais guère de temps ni de considération pour me résoudre à ce jugement. Je me réjouis donc que vous ayez reconnu combien il est véritable que ceux qui sont bien accordants en l'intention du service de Dieu ne sont jamais guère éloignés d'affections et conceptions.

 

Je loue infiniment le respect religieux que vous portez à votre directeur et vous exhorte de soigneusement y persévérer; mais si faut il que je vous dise encore ce mot. Ce respect vous doit sans doute contenir en la sainte con­duite à laquelle vous vous êtes si heureusement rangée, mais il ne vous doit pas gêner, ni étouffer la juste liberté que l'esprit de Dieu donne a ceux qu’il possède. Pour certain, ni recevoir les avis et enseignements des autres, ni recourir à eux en l'absence du directeur, n'est nullement contraire à ce respect, pourvu que le directeur et son autorité soit toujours proféré. Béni soit Dieu.

 

Je vous ai voulu ressouvenir de tout ce que je vous ai dit en présence, et y ajouter ce que j'ai pensé en écrivant pour vous représenter pour un bon coup mon opinion sur ce scrupule ; et si, j'ose bien me promettre que si vous la proposez à votre directeur la première fois que vous le verrez, il se trouvera autant conforme avec moi en cet endroit comme il a été en l'autre. Mais je laisse cela à votre discrétion, de lui proposer ou non; bien vous supplierai-je de le saluer à mon nom et l'as­surer de mon service. Je l'ai longuement honoré avant que de l'avoir vu ; l'ayant vu, mon affection s'en est accrue, et m'étant aperçu du fruit qu’il a fait à Dijon (car vous n'estes pas seule), je lui ai donné et voué au­tant de cœur et de service qu’il en saurait désirer de moi. Je vous chéris en lui et lui en vous, et l'un et l'autre en Jésus Christ.

 

Monsieur l'Archevêque m'a écrit une lettre si excessive en faveurs que ma misère en est accablée ; il le faut pardonner à sa courtoisie et naturelle bonté, mais je m'en plains à vous par ce que cela me met en danger de vanité. Vous ne m'écrivez pas de la santé de mon­sieur votre père, et toutefois j'en suis extrêmement dési­reux; ni de monsieur votre oncle que je vous avais supplié de saluer de ma part.

 

Au demeurant, puisque le Père directeur vous permet de m'écrire quelquefois, faites le, je vous prie, de bon cœur, encore que cela vous donnera de la distraction, car ce sera charité. Je suis en un lieu et en une occupation qui me rend digne de quelque compassion, et ce m'est con­solation de recevoir, parmi la presse de tant de fâcheuses et difficiles affaires, des nouvelles de vos semblables ; ce m'est une rosée ; je vous témoigne par cette longueur combien mon esprit agrée la conversation du votre. Dieu nous face la grâce de vivre et mourir en son amour et s’il lui plait, pour son amour. Je l'en supplie, et vous salue bien humblement, donnant la sainte bénédiction à vos petits enfants, si vous êtes à Chantal; car si vous êtes à Dijon je ne le voudrais entreprendre en la pré­sence de monsieur leur oncle, bien que leur petit agenouillement et votre demande me fit faire une pareille faute à mon départ.

 

Dieu soit votre cœur et votre âme, Madame, et je suis Votre plus humble et affectionné serviteur,

François de Genève.

 

14 juin 1604.

A Madame la Baronne de Chantal.

 

À LA BARONNE DE CHANTAL

 

Marques de la volonté de Dieu dans le choix d'un directeur. – « Lien admirable » établi par Dieu entre les deux Saints. - Remèdes aux tentations contre la foi. - Exercices de piété à remplir chaque jour : méditation, audition de la Messe, oraisons jaculatoires, prières du soir, lecture spirituelle. - Usage du jeûne et de la discipline. - Fréquente Communion. - Pour l'éducation de ses enfants agir « à la façon des Anges. » - Assistance des pauvres et des malades. - Devoirs envers son père et son beau-père. - De l'esprit de liberté : il est insinué dans le Pater. - Signes auxquels on peut le reconnaître ; défauts qui lui sont opposés. - Exemple de plusieurs Saints. - Professer une grande dévotion envers saint Louis. - Mort de l'Évêque de Saluces.

Sales, 14 octobre  16o4.

 

VIVE JÉSUS

 

Madame,

 

Plût à notre bon Dieu que j'eusse autant de moyen de me bien faire entendre par cet écrit comme j’en ai de volonté ; je m'assure que pour une partie de ce que vous désirez savoir de moi vous seriez consolée, et particulièrement pour les deux doutes que l'ennemi vous suggère sur le choix que vous avec fait de moi pour être votre père spirituel. Mais je m'en vais vous dire ce que je pourrai, pour exprimer en peu de paroles ce que je pense vous être nécessaire sur ce sujet.

 

Pour le premier, le choix que vous avez fait a toutes les marques d'une bonne et légitime élection ; de cela n'en doutez plus, je vous supplie. Ce grand mouvement d'esprit qui vous y a porté presque par force et avec consolation ; la considération que j'y ai apporté avant que d'y consentir ; ce que ni vous ni moi ne nous en sommes pas fiés à nous-mêmes, mais y avons appliqué le jugement de votre confesseur, bon, docte et prudent (I) ; ce que nous avons donné du loisir aux premières agitations de votre conscience pour se refroidir si elles eussent été mal fondées ; ce que les prières non d'un jour ni de deux, mais de plusieurs mois ont précédé, sont indubitablement des marques infaillibles que c'était la volonté de Dieu.

 

Les mouvements de l'esprit malin ou de l'esprit humain sont bien d'autre condition. Ils sont terribles et véhéments, mais sans constance. La première parole qu'ils jettent à l'oreille de l’âme qui en est agitée c'est de n'ouïr point de conseil, ou, si elle en ait, que ce soient des conseils de gens de peu et sans expérience. Ils pressent, ils veulent qu'on trousse marché avant que de l'avoir traitée, et se contentent d'une courte prière, qui ne sert que de prétexte pour établir des choses les plus importantes.

 

Il n'y a rien de pareil en notre fait. Ce n'a été ni vous ni moi qui en avons fermé le traité ; ç'a été un troisième, qui en cela n'a pu regarder qu'à Dieu seul. La difficulté que j'y apportai au commencement, qui ne procédait que de la considération que j'y devais appliquer, vous doit entièrement résoudre ; car croyez bien que ce n'était pas faute de très grande inclination à votre service spirituel (je l'avais indicible), mais parce qu'en chose de telle conséquence je ne voulais suivre ni votre désir ni mon inclination, mais Dieu et sa providence. Arrêtez-vous là, je vous supplie, et ne disputez plus avec l'ennemi en ce sujet ; dites-lui hardiment que c'est Dieu qui l'a voulu et qui l'a fait (cf.Pss. 113,II, 134,6.). Ce fut Dieu qui vous embarqua en la première direction, propre a votre bien en ce temps-là ; c'est Dieu qui vous a portée à celle ci, laquelle, bien que l'instrument en soit indigne, il vous rendra fructueuse et utile.

 

Pour le second, ma très chère Sœur, sachez que, comme je viens de dire, dès le commencement que vous conférâtes avec moi de votre intérieur, Dieu me donna un grand amour de votre esprit. Quand vous vous déclarâtes à moi plus particulièrement, ce fut un lien admirable à mon âme pour chérir de plus en plus la vôtre, qui me fit vous écrire que Dieu m'avait donné à vous, ne croyant pas qu'il se pût plus rien ajouter à l'affection que je sentais en mon esprit, et surtout en priant Dieu pour vous. Mais maintenant, ma chère Fille, il y est survenu une certaine qualité nouvelle qui ne se peut nommer, ce me semble ; mais seulement son effet est une grande suavité intérieure que j'ai à vous souhaiter la perfection de l'amour de Dieu et les autres bénédictions spirituelles. Non, je n'ajoute pas un seul brin à la vérité, je parle devant le Dieu de mon cœur (Ps.72, 26) et du vôtre. Chaque affection a sa particulière différence d'avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m'est extrêmement profitable. Tenez cela pour une très véritable vérité et n'en doutez plus. Je n'en voulais pas tant dire, mais un mot tire l'autre, et puis je pense que vous le ménagerez bien.

 

Grand cas ce me semble, ma Fille : la sainte Église de Dieu, à l'imitation de son Époux, ne nous enseigne point de prier pour nous en particulier, mais toujours pour nous et nos frères Chrétiens : «  Donnez-nous, » dit-elle, « accordez-nous, » et en semblables termes qui en comprennent plusieurs. Il ne m'était jamais arrivé, sous cette forme de parler générale, de porter mon esprit à aucune personne particulière : depuis que je suis sorti de Dijon, sous cette parole de nous, plusieurs particulières personnes qui se sont recommandées à moi me viennent en mémoire ; mais vous, presque ordinairement la première, et quand ce n'est pas la première, qui est rarement, c'est la dernière pour m'y arrêter davantage. Se peut-il dire plus que cela ? Mais, à l'honneur de Dieu, que ceci ne se communique point à personne; car j'en dis un petit trop, quoi qu'avec toute vérité et pureté. En voilà bien assez pour répondre ci-après à toutes ces suggestions, ou au moins pour vous donner courage de vous moquer de leur auteur et lui cracher au nez. Je vous dirai le reste un jour, ou en ce monde ou en l'autre.

 

Pour le troisième, vous me demandez les remèdes au travail que vous donnent les tentations que le malin vous fait contre la foi et l'Église ; car c'est cela que j'entends. Je vous en dirai ce que Dieu me donnera. Il faut, en cette tentation, tenir la posture que l'on tient en celle de la chair : ne disputer ni peu ni prou, mais faire comme faisaient les enfants d'Israël des os de l'Agneaux pascal, qu'ils ne s'essayaient nullement de rompre, mais les jetaient au feu (Ex.XII,10,46 ;Jn, XIX,36). Il ne faut nullement répondre ni faire semblant d'entendre ce que l'ennemi dit ; qu'il clabaude tant qu'il voudra à la porte, il ne faut pas seulement dire : Qui va là ? Il est vrai, ce me direz-vous, mais il m'importune, et son bruit fait que ceux de dedans ne s'entendent pas les uns les autres à deviser. C'est tout un; patience, il se faut parler par signes : il se faut prosterner devant Dieu et demeurer là devant ses pieds ; il entendra bien, par cette humble contenance, que vous êtes sienne et que vous voulez son secours, encore que vous ne puissiez pas parler. Mais sur tout tenez-vous bien fermée dedans, et n'ouvrez nullement la porte, ni pour voir qui c'est ni pour chasser cet importun ; enfin il se lassera de crier et vous laissera en paix. Il en serait tantôt temps, me direz-vous.

 

Je vous prie, ayez un livre intitulé De la Tribulation, composé par le P. Ribadeneira (2) en espagnol et traduit en français (le Père Recteur vous dira ou il est imprimé) et lisez-le soigneusement. Courage donc, le temps en sera tantôt : pourvu qu'il n'entre point, il n'importe. C'est cependant un très bon signe que l'ennemi batte et tempête à la porte, car c'est signe qu'il n'a pas ce qu'il veut. S'il l'avait eu, il ne crierait plus; il entrerait et s'arrêterait. Notez cela pour ne point entrer en scrupule.

 

Apres ce remède je vous en donne un autre. Les tentations de la foi vont droit à l'entendement pour l'attirer à disputer, à rêver et songer là-dessus. Savez-vous ce que vous ferez pendant que l'ennemi s'amuse à vouloir escalader l'intellect? Sortez par la porte de la volonté et faites-lui une bonne charge ; c'est-à-dire, comme la tentation de la foi se présente pour vous entretenir: Mais comment se peut faire ceci ? mais si ceci, mais si cela? Faites qu'en lieu de disputer avec l'ennemi par le discours, votre partie affective s'élance de vive force sur lui, et même joignant à la voix intérieure l'extérieure, criant Ah traître, ah malheureux, tu as laissé l'Église des Anges, et tu veux que je laisse celle des Saints ! Déloyal, infidèle, perfide, tu présentas à la première femme la pomme de perdition (Gen. III, 1-6), et tu veux que j'y morde. Arrière, o Satan; il est écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu (Matt., IV, 10,7). Non, je ne disputerai point, ni contesterai. Eve voulant disputer se perdit ; Eve le fit et fut séduite. Vive Jésus en qui je crois, vive l'Église à laquelle j'adhère ! et semblables paroles enflammées. Il en faut dire aussi à Jésus Christ et au Saint Esprit, telles qu'il vous suggérera, et même à l'Église : O mère des enfants de Dieu, jamais je ne me séparerai de vous ; je veux mourir et vivre en votre giron.

Je ne sais si je me fais bien entendre. Je veux dire qu'il faut se revancher avec des affections et non pas avec des raisons, avec des passions et non pas avec des considérations. Il est vrai qu'en ce temps de tentation, la pauvre volonté est toute sèche ; mais tant mieux, ses coup seront tant plus terribles à l'ennemi, lequel voyant qu'en jeu de retarder votre avancement, il vous donne sujet d'exercer mille affections vertueuses, et particulièrement de la protestation de la foi, il vous laissera en fin finale.

 

En troisième lieu, il sera bon d'appliquer quelquefois cinquante ou soixante coups de discipline, ou trente, selon que vous serez disposée. C'est grand cas comme cette recette s'est trouvée bonne en une âme que je connais. C'est sans doute que le sentiment extérieur divertit le mal et l'affliction intérieure, et provoque la miséricorde de Dieu ; joint que le malin voyant que l'on bat sa partisane et confédérée, la chair, il craint et s'enfuit. Mais de ce troisième remède il en faut user modérément, et selon le profit que vous en verrez réussir par l'expérience de quelques jours.

 

Au bout de tout cela, ces tentations ne sont que des afflictions comme les autres, et faut s'accoiser sur le dire de la Sainte Ecriture (Jacob, I, 12) : Bienheureux est qui souffre la tentation, car ayant été éprouvé, il recevra la couronne de gloire. Sachez que j'ai vu peu de personnes avoir été avancées sans cette épreuve, et il faut avoir patience ; notre Dieu, après les bourrasques, enverra le calme. Mais sur tout servez-vous du premier et second remède.

 

Pour le quatrième point, je ne veux point changer les offres que vous fîtes la première fois que vous vouâtes, ni la place qui vous fut donnée, ni tout le reste.

 

Quant à vos prières quotidiennes, voici mon avis. Le matin, faites la méditation avec la préparation, telle que je l'ai marquée en l'écrit que j'envoie a cette intention *. Ajoutez le Pater noster, l'Ave Maria, le Credo, le Veni Creator Spiritus, l'Ave maris Stella, l'Angele Dei et une courte oraison pour les deux saints Jean et les deux saints François d'Assise et de Paule, que vous trouverez dans le Bréviaire, ou peut-être les avez-vous déjà dans le livret que vous pensez m'envoyer. Saluez tous les Saints avec cette oraison vocale : « Sainte Marie et tous les Saints, veuillez intercéder pour nous vers Notre Seigneur, afin que nous obtenions d'être aidés et sauvés par Celui qui vit et règne es siècles des siècles. Amen. » Sancta Maria et omnes Sancti, intercedite Pro nabis ad Dominant, ut nos mereamur ab eo adjuvari et salvari qui vivit et regnat in  saecula saeculorum. Amen (Ex hora Primae). Ayant salué les Saints qui sont au Ciel, dites un Pater noster et l'Ave pour les fidèles trépassés et un autre pour tous les fidèles vivants. Ainsi vous aurez visité toute l'Église, dont l'une des parties est au Ciel, l'autre en terre et l'autre sous terre, comme saint Paul (Phil., II, 10) et saint Jean (Ap., V, 13) témoignent. Cela vous tiendra une heure bien ronde.

Oyez tous les jours la Messe, quand il se pourra, en la façon que j'ai décrite en l'écrit de la méditation, et, soit à la Messe, soit le long du jour, je désire que le Chapelet se dise tous les jours, le plus affectueusement qui se peut. Le long du jour, force oraisons jaculatoires, et particulièrement celles des heures, quand elles son­nent : c'est une dévotion utile.

Le soir, avant souper, j'approuve un petit de récollection, avec cinq Pater noster et Ave Maria aux plaies de Notre Seigneur. Or, la récollection se pourra faire avec une entrée de l'âme en l'une des cinq plaies de Notre Seigneur pour cinq jours ; le sixième, dans les épines de sa couronne, et le septième, dans son côté percé, car il faut commencer la semaine par là et la finir de même ; c'est-à-dire, les Dimanches il faut revenir à ce cœur.

Le soir, environ une heure ou une heure et demie après souper, vous vous retirerez et direz le Pater noster, l'Ave, le Credo; cela fait, le Confiteor jusqu'au  mea culpa ; puis l'examen de conscience, après lequel vous achèverez le mea culpa, et direz les Litanies de Notre Dame de l'église de Lorette ; ou bien, par ordre, les sept Litanies de Notre Seigneur, de Notre Dame, des Anges, et ainsi des autres, telles qu'elles sont en un livre fait exprès. Il est vrai qu'il est malaisé à trouver, ce me sem­ble, et partant, ne les trouvant pas, celles de Notre Dame suffiront. Cela vous tiendra près d'une demi-heure. Tous les jours, une bonne demi-heure de leçon spirituelle. C'est bien assez pour tous les jours ; les fêtes vous y pourrez ajouter d'être à Vêpres et dire l'Office de Notre Dame.

Mais si vous avez grand goût aux prières que ci-devant vous avez faites, ne changez pas, je vous prie, et s'il vous advient de laisser quelque chose de ce que je vous ordonne, ne vous mettez point en scrupule, car voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres :

IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE; IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE.

Je vous laisse l'esprit de liberté, non pas celui qui for clôt l'obéissance, car c'est la liberté de la chair ; mais celui qui fort clôt la contrainte et le scrupule ou empressement. Si vous aimez bien fort l'obéissance et soumission, je veux que s'il vous vient occasion juste ou charitable de laisser vos exercices, ce vous soit une espèce d'obéissance, et que ce manquement soit suppléé par l'amour.

Je désire que vous ayez une traduction française de toutes les prières que vous direz ; non pas que je veuille que vous les disiez en français, mais en latin, car elles vous rendront plus de dévotion ; mais c'est que je veux que vous en ayez aucunement le sens, même les Litanies du Nom de Jésus, de Notre Dame et des autres. Mais faites tout ceci sans empressement et avec esprit de dou­ceur et d'amour.

Vos méditations seront sur la Vie et Mort de Notre Seigneur. J'approuve que vous employez les Exercices de Taulere (3), les Méditations de saint Bonaventure celles de Capiglia * ; car c'est enfin toujours la vie de Notre Seigneur que ses Évangiles. Mais il faut réduire le tout à la manière que je vous envoie dans l'écrit. Les méditations des quatre fins de l'homme vous seront utiles, à la charge que vous les finissiez toujours par un acte de confiance en Dieu, ne vous représentant jamais ni la mort ni l'enfer d'un côté, que la Croix ne soit de l'autre, pour, après vous être excitée à la crainte par l'un, re­courir à l'autre par confiance. L'heure de la méditation ne soit que de trois quart au plus. J'aime les cantiques spirituels, mais chantés avec affection.

Pour l'ânesse, j'approuve le jeûne du vendredi et le souper sobre du samedi. J'approuve qu'on la matte le long de la semaine, non tant au retranchement des viandes (la sobriété étant gardée) comme au retranchement du choix d'icelles. J'approuve que néanmoins on la flatte quelque­fois, en lui donnant à manger de l'avoine que saint Fran­çois lui donnait pour la faire aller vite * : c'est la dis­cipline, qui a une merveilleuse force, en piquant la chair, de réveiller l'esprit ; seulement deux fois la semaine.

 

Vous ne devez pas relâcher de la fréquence de la Communion, sinon que votre confesseur le vous com­mande. J'ai cette consolation particulière les fêtes de savoir que nous communions ensemble.

 

Pour le cinquième point, c'est la vérité que je chéris d'une très particulière dilection et notre Celse Benine et tout le reste de vos enfants. Puisque Dieu vous a donné ce cœur de les désirer totalement au service de Dieu, il les faut nourrir a ce dessein, leur inspirant suavement des pensées conformes à cela. Ayez les Confessions de saint Augustin, et lisez soigneusement dès le huitième Livre ; vous verrez sainte Monique veuve, avec le soin de son Augustin, et plusieurs choses qui vous consoleront.

 

Quant à Celse Benine, il faut que ce soit avec des motifs généreux, et qu'on lui plante dans sa petite âme des prétentions au service de Dieu toutes nobles et vaillan­tes, et lui ravaler fort les appréhensions de la gloire purement mondaine ; mais cela petit à petit. A mesure qu'il croîtra, nous penserons aux particularités requises, Dieu aidant. Cependant prenez garde, non seulement pour lui, mais pour ses sœurs, qu'ils ne dorment que seuls, le plus qu'il se pourra, ou avec des personnes en lesquelles vous puissiez avoir autant de juste confiance comme en vous même. Il n'est pas croyable combien cet avis est utile ; l'expérience me le rend recomman­dable tous les jours.

Si Françoise veut de son gré être Religieuse, bon (4) ; autrement je n'approuve pas qu'on prévienne sa volonté par des résolutions, mais seulement, comme celle de toutes les autres, par des inspirations suaves. Il nous faut le plus qu'il est possible agir dans les esprits comme les Anges font, par des mouvements gracieux et sans vio­lence. Cependant j'approuve bien que vous en fassiez nourrir en la Religion du Puis d'Orbe, en laquelle j'espère que la dévotion va refleurir bientôt à bon escient, et je veux que vous coopériez à cette intention. Mais à toutes ôtez-leur la vanité de l’âme : elle naît presque avec le sexe. Je sais que vous avez les Epîtres de saint Jérôme en français : voyez celle qu'il écrit de Pacatula (Epist., 128, ad Gaudent), et les autres pour la nourriture des filles ; elles vous recréeront. Il faut néanmoins user de modération ; j'ai tout dit quand j'ai dit des inspirations suaves.

 

Je vois que vous devez deux mille écus : le plus que vous pourrez, hâtez-en le paiement, et gardez surtout de retenir rien de personne, tant qu'il vous sera possible. Faites quelques petites aumônes, mais avec grande humilité. J'aime la visitation des malades, des vieux, et des femmes principalement, et des jeunes quand ils le sont bien fort. J'aime la visitation des pauvres, spécia­lement des femmes, avec grande humilité et débonnaireté.

 

Pour le sixième point, j'approuve que vous partagiez votre séjour auprès de monsieur votre père et de monsieur votre beau-père, et que vous vous exerciez à pro­curer le bien de leur âme à la façon des Anges, comme j'ai dit. Si le séjour de Dijon est un petit plus grand, il n'importe ; c'est aussi votre premier devoir. Tâchez de vous rendre tous les jours plus agréable et humble à l'un et l'autre des pères, et procurez leur salut en esprit de douceur. Sans doute que l'hiver vous sera plus propre à Dijon.

J'écris a monsieur votre père *; et parce qu'il m'avait commandé de lui écrire quelque chose pour le salut de son âme, je l'ai fait avec beaucoup de simplicité, peut-être trop. Mon avis gît en deux points : l'un, qu'il fasse une générale revue de toute sa vie, pour faire une péni­tence générale ou confession, c'est une chose sans la­quelle nul homme d'honneur ne doit mourir ; l'autre, qu'il s'essaye petit-à-petit de se déprendre des affections du monde, et lui en dis les moyens. Je lui propose cela, à mon avis, assez clairement et doucement, et avec ce terme, qu'il faut non pas du tout rompre les liens d'al­liance qu'on a aux affaires du monde, mais les découdre et dénouer. Il vous montrera la lettre, je n'en doute point ; aidez-le à l'entendre et à la pratiquer.

Vous lui devez une grande charité à l'acheminer à une fin heureuse, et nul respect ne vous doit empêcher de vous y employer avec une humble ardeur, car c'est le premier prochain que Dieu vous oblige d'aimer; et la première partie que vous devez aimer en lui c'est son âme, et en son âme, la conscience, et en la conscience, la pureté, et en la pureté, l'appréhension du salut éternel. J'en dis de même du beau-père.

 

Peut-être que monsieur votre père, ne me connaissant pas, trouvera ma liberté mauvaise ; mais faites-moi connaître à lui, et je m'assure qu'il m'aimera pour cette liberté plus que pour autre chose. J'écris à Monsieur de Bourges une lettre de cinq feuilles *, où je lui marque la façon de prêcher, et avec cela je m'épanche à lui dire mon avis de plusieurs parties de la vie d'un Archevêque. Or, pour celui-là, je ne doute point qu'il ne l'ait agréable. Enfin, que voulez-vous de plus ? Père, frère, oncle, enfants, tout cela m'est infiniment à cœur.

 

Pour le septième point, de l'esprit de liberté, je vous dirai que c'est. Tout homme de bien est libre des actions de péché mortel et n'y attache nullement son affection : voilà une liberté nécessaire au salut ; je ne parle pas de celle-là. La liberté de laquelle je parle c'est la liberté des enfants bien-aimés (Rom, 8,21). Et qu'est-ce ? C'est un désengagement du cœur chrétien de toutes choses, pour suivre la volonté de Dieu reconnue. Vous entendrez aisément ce que je veux dire si Dieu me donne la grâce de vous proposer les marques, signes, effets et occasions de cette liberté.

 

Nous demandons a Dieu, avant toutes choses, que son nom soit sanctifié, que son royaume advienne, que sa volonté soit faite en la terre comme au Ciel (Mt.6, 9-10). Tout cela n'est autre chose sinon l'esprit de liberté ; car, pourvu que le nom de Dieu soit sanctifié, que sa Majesté règne en nous, que sa volonté soit faite, l'esprit ne se soucie d'autre chose.

 

Première marque. Le cœur qui a cette liberté n'est point attaché aux consolations, mais reçoit les afflictions avec toute la douceur que la chair peut le permettre. Je ne dis pas qu'il n'aime et qu'il ne désire les consolations, mais je dis qu'il n'engage pas son cœur en icelles. Deuxième marque. Il n'engage nullement son affection aux exercices spirituels ; de façon que si, par maladie ou autre accident, il en est empêché, il n'en conçoit nul regret. Je ne dis pas aussi qu'il ne les aime, mais je dis qu'il ne s'y attache pas. 3. Il ne perd guère sa joie, parce que nulle privation ne rend triste celui qui n'avait son cœur attaché nulle part. Je ne dis pas qu'il ne la perde, mais c'est pour peu.

 

Les effets de cette liberté sont une grande suavité d'esprit, une grande douceur et condescendance à tout ce qui n'est pas péché ou danger de péché ; c'est cette humeur doucement pliable aux actions de toute vertu et charité. Exemple : Une âme qui s'est attachée à l'exercice de la méditation, interrompez-la, vous la verrez sortir avec du chagrin, empressée et étonnée. Une âme qui a la vraie liberté sortira avec un visage égal et un cour gracieux à l'endroit de l'importun qui l'aura incommodée, car ce lui est tout un, ou de servir Dieu en méditant, ou de le servir en supportant le prochain ; l'un et l'autre est la volonté de Dieu, mais le support du prochain est nécessaire en ce temps-là. Les occasions de cette liberté sont toutes les choses qui arrivent contre notre inclination; car quiconque n'est pas engagé en ses inclinations ne s'impatiente pas quand elles sont diverties. Cette liberté a deux vices contraires : l'instabilité et la contrainte, ou la dissolution et la servitude. L'instabilité d'esprit ou dissolution est un certain excès de liberté par lequel on veut changer d'exercice, d'état de vie, sans raison ni connaissance que ce soit la volonté de Dieu. A la moindre occasion on change d'exercice, de dessein, de règle ; pour toute petite occurrence on laisse sa règle et sa louable coutume, et par là, le cœur se dissipe et se perd, et est comme un verger ouvert de tous côtés, duquel les fruits ne sont pas pour le maître mais pour tous passants (cf. Ps.79, 1 3).

La contrainte ou servitude est un certain manquement de liberté par lequel l'esprit est accablé ou d'ennui ou de colère quand il ne peut faire ce qu'il a désigné, encore qu'il puisse faire chose meilleure. Exemple : Je désigne de faire la méditation tous les jours au matin ; si j'ai l'esprit d'instabilité ou dissolution, à la moindre occasion du monde je différerai au soir : pour un chien qui ne m'aura laissé dormir, pour une lettre qu'il faudra écrire, bien que rien ne presse. Au contraire, si j'ai l'esprit de contrainte ou servitude, je ne laisserai pas ma méditation bien qu'un malade ait grandement besoin de mon assistance à cette heure-là, bien que j'aie une dépêche de grande importance et qui ne puisse être bien différé ; et ainsi des autres sujets.

 

Il me reste à vous dire deux ou trois exemples de cette liberté, qui vous feront mieux connaître ce que je ne sais pas dire. Mais premièrement il faut que je vous dise qu'il faut observer deux règles pour ne point faillir en cet endroit. C'est qu'une personne ne doit jamais laisser ses exercices et les communes règles des vertus sinon qu'il voit la volonté de Dieu de l'autre côté. Or, la volonté de Dieu se manifeste en deux façons : par la nécessité et par la charité. Je veux prêcher ce Carême en un petit lieu de mon diocèse (5). Si cependant je deviens malade ou que je me rompe la jambe, je n'ai que faire de regret­ter et m'inquiéter de ne point prêcher, car c'est chose certaine que la volonté de Dieu est que je le serve en souffrant et non pas en prêchant. Que si je ne suis pas malade, mais il se présente une occasion d'aller en un autre lieu ou, si je ne vais, ils se feront huguenots, voilà la volonté de Dieu assez d’éclairée pour me faire douce­ment contourner mon dessein.

La deuxième règle est que, lorsqu'il faut user de liberté par charité, il faut que ce soit sans scandale et sans injustice. Par exemple, je sais que je serais plus utile quelque part bien loin de mon diocèse : je ne dois pas user de liberté en cela, car je scandaliserais et ferais injustice, parce que je suis obligé ici. Ainsi, c'est une fausse liberté aux femmes mariées de s'esbigner de leurs maris sans légitime raison, sous prétexte de dévotion et charité. De manière que cette liberté ne préjudicie jamais aux vocations ; au contraire, elle fait que chacun se plaît en la sienne, puisque chacun doit savoir que c'est la volonté de Dieu qu'on y demeure (I Cor.7, 20,14.)

Maintenant je veux que vous considériez le Cardinal Borromée qu'on va canoniser dans peu de jours (6). C'était l'esprit le plus exacte, raide et austère qu'il est possible d'imaginer ; il ne buvait que de l'eau et ne mangeait que du pain ; si exacte que, depuis qu'il fut Archevêque, en vingt quatre ans, il n'entra que deux fois en la maison de ses frères, étant malades, et deux fois dans son jardin et néanmoins, cet esprit si rigoureux, mangeant souvent avec les Suisses ses voisins, ?pour les gagner à mieux faire, il ne faisait nulle difficulté de faire deux ?carous ou brindes avec eux à chaque repas, outre ce qu'il avait bu pour sa soif. Voilà un trait de sainte liberté en l'homme le plus rigoureux de cet âge. Un esprit dissolu en eût fait trop ; un esprit contraint eût pensé pécher mortellement ; un esprit de liberté fait cela par charité. Spiridion, un ancien Evêque, ayant reçu un pèlerin presque mort de faim en temps de Carême et en un lieu où il n'y avait aucune chose que de la chair salée, il fit cuire cette chair et la présente au pèlerin. Le pèlerin n'en voulait pas manger, nonobstant sa nécessité ; Spiridion, qui n'en avait nulle nécessité, en mange lui le premier par charité, afin d'ôter par son exemple le scrupule du pèlerin *. Voilà une charitable liberté d'un saint homme.

Le P. Ignace de Loyola, qu'on va canoniser (7), le Mercredi Saint, mange de la chair sur la simple ordonnance du médecin, qui le jugeait expédient pour un petit de mal qu'il avait. Un esprit de contrainte se fut fait prier trois jours.

 

Mais je vous veux présenter un soleil après tout cela, un vrai esprit franc et libre de tout engagement, et qui ne tient qu'à la volonté de Dieu. J'ai pensé sou­vent quelle était la plus grande mortification de tous les Saints de la vie desquels j'ai eu connaissance, et après plusieurs considérations je trouvai celle-ci. Saint Jean Baptiste alla au désert à l'âge de cinq ans, et savait que notre Sauveur et le sien était né tout proche de lui, c'est-à-dire une journée ou deux ou trois, comme cela. Dieu sait si ce coeur de saint Jean, touché de l'amour de son Sauveur dès le ventre de sa mère, eût désiré de jouir de sa douce présence. Il passe néanmoins vingt et cinq ans là au désert, sans venir une seule fois pour voir Notre Seigneur et, sortant, s'arrête à catéchiser sans venir à Notre Seigneur, et attend qu'il vienne à lui. Après cela, l'ayant baptisé, il ne le suit pas, mais demeure à faire son office (Mt, 3 ; Lc, 3). O Dieu, quelle mortification d'esprit. Etre si près de son Sauveur et ne le voir point, l'avoir si proche et n'en jouir point. Et qu'est-ce-que cela sinon avoir son esprit désengagé de tout, et de Dieu même, pour faire la volonté de Dieu et le servir ; laisser Dieu pour Dieu, et n'aimer pas Dieu pour l'aimer tant mieux et plus purement? Cet exemple étouffe mon esprit de sa grandeur. J'ai oublié à dire que non seulement la volonté de Dieu se connaît par la nécessité et charité, mais par l'obédience ; de façon que celui qui reçoit un commandement doit croire que c'est la volonté de Dieu. N'est ce pas trop ? Mais mon esprit court plus vite que je ne veux, porté de l'ardeur de vous servir.

 

Pour le huitième point, ressouvenez-vous du jour du bienheureux Roi saint Louis, jour auquel vous ôtâtes derechef ou de nouveau la couronne de votre royaume à votre propre esprit pour la mettre aux pieds du Roi Jésus (Ap.4,10); jour auquel vous renouvelâtes votre jeunesse comme l'aigle (Ps.102,5), vous plongeant dans la mer de la pénitence, jour fourrier du jour éternel pour votre âme (8). Ressouvenez vous que sur les grandes résolutions que vous declarâtes de vouloir être toute à Dieu de corps, de cœur, d'esprit, je dis Amen de la part de toute l'Église notre mère, et au même temps la Sainte Vierge, avec tous les Anges et Bienheureux, firent retentir au Ciel leur grand Amen et Alléluia. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n'est rien et que tous les jours il vous faut dire avec David : Tout maintenant je com­mence a bien aimer mon Dieu (Ps.76,2). Faites beaucoup pour Dieu et ne faites rien sans amour ; appliquez tout à cet amour, mangez et buvez pour cela (Cor.10,31).

Ayez dévotion à saint Louis et admirez en lui cette grande constance. Il fut Roy à douze ans, eut neuf enfants, fit perpétuellement la guerre ou contre les rebelles ou contre les ennemis de la foi, vécut passé 4o ans Roy ; et, au bout de là, après sa mort, son confesseur, saint homme, jura que, l'ayant confessé toute sa vie, il ne l'avait trouvé être tombé en péché mortel *. Il fit deux voyages outre mer ; en tous deux il fit perte de son armée, et au dernier il mourut de peste, après avoir longuement visité, secouru, servi, pensé (sic) et guéri les pestiférés de son armée, et meurt gai, constant, avec un verset de David en bouche (Ps.5, 8 ; 137,2). Je vous donne ce Saint pour votre spécial patron pour toute cette année ; vous l'aurez devant vos yeux avec les autres sus nommés. L'année qui vient, s'il plaît à Dieu, je vous en donnerai un autre, après que vous aurez bien profité en l'école de celui-ci.

 

Pour le neuvième point, croyez de moi deux choses l'une, que Dieu veut que vous vous serviez de moi, et n'en doutez point; l'autre, que en ce qui sera pour votre salut, Dieu m'assistera de la lumière qui me sera nécessaire pour vous servir ; et, quand à la volonté, il me l'a déjà donnée si grande qu'elle ne peut l'être d'avantage. J'ai reçu le billet de vos vœux, que je garde et regarde soigneusement commun juste instrument de notre alliance toute fondée en Dieu, et laquelle durera à l'éternité, moyennant la miséricorde de Celui qui en est l'auteur.

 

Monsieur l'Evêque de Saluces, l'un de mes plus intimes amis et des plus grands serviteurs de Dieu et de l'Église qui fut au monde, est décédé depuis peu, avec un regret incroyable de son peuple, qui n'avait joui de ses travaux qu'un an et demi; car nous avions été faits Evêques ensemble et tout d'un jour*. Je vous demande trois Chapelets pour son repos, assuré que je suis que s’il m'eût survécu il m'eût procuré une charité pareille vers tous ceux où il eût eu crédit.

Vous m'écrivez en un endroit de votre lettre en façon qu'il semble que vous tenez pour résolu que nous nous reverrons un jour. Dieu le veuille, ma très chère Sœur, mais pour mon regard je ne vois rien devant mes yeux qui me puisse faire espérer d'avoir liberté d'aller au-delà ; je vous en dis la raison en confiance étant à Saint Claude. Je suis ici lié pieds et mains ; et pour vous, ma bonne Sœur, l'incommodité du voyage passé ne vous étonne-t-elle point? Mais nous verrons entre cis et Pâques ce que Dieu voudra de nous; sa sainte volonté soit toujours la nôtre. Je vous prie de bénir Dieu avec moi des effets du voyage de Saint Claude ; je ne vous les puis dire, mais ils sont grands. Et à votre premier loisir, écrivez-moi l'histoire de  votre porte de saint Claude, et croyez que ce n'est point par curiosité que je la vous demande.

 

Ma mère vous est tellement acquise que rien plus. J'ai été consolé de voir que vous appelez de si bon cœur Madame du Puis d'Orbe sœur; c'est une grande âme, si elle est bien assistée, et Dieu se servira d'elle à la gloire de son nom. Aidez-la et la visitez par lettres ; Dieu vous en saura gré. Si je me veux croire je ne finirai point cette lettre, écrite sans autre soin que de vous répondre. Je la veux pourtant finir, vous demandant une grande assistance de vos prières ; et que j'en suis nécessiteux ! Je ne prie jamais sans vous avoir pour une partie du sujet de mes supplications ; je ne salue jamais mes Anges que je ne salue le vôtre; rendez-moi la pareille, et votre Celse Benine aussi, pour lequel je prie toujours et pour toute votre compagnie. Croyez bien que je ne les oublie point, ni feu monsieur leur père votre mari, en la sainte Messe.

Dieu soit votre cœur, votre esprit, votre âme, ma très chère Sœur, et je suis en ses entrailles,

 

Votre serviteur très dédié,

François, E. de Genève.

 

avec liberté par ce que c'est par homme... Priez quelques fois pour la réduction de ma misérable Genève.

 

A Sales, le 14 octobre  1604

(1 ) Le P. de Villars.

(2) Ribadeneira Pierre, jésuite espagnol (1527-1611).

(3) Tauler Jean, Dominicain allemand (1294-1361). Exercices spirituels sur la Vie et la Passion de Jésus Christ.

(4) Non, vraiment, Françoise de Rabutin Chantal n’avait aucun attrait pour la vie monastique. Cette enfant, alors âgée de cinq ans, serait même devenue fort mondaine sans la surveillance de sa mère qui comprima ses tendances. En quittant le monde, cette mère prudente ne put se résoudre à confier sa fille à des mains étrangères. Elle l’emmena en Savoie, la fit élever sous ses yeux à la Visitation d’Annecy, et, à vingt et un an, la donna en mariage au Comte de Toulongeon, qui mourut gouverneur de Pignerol (20 septembre 1633). Mme de Toulongeon devait lui survivre plus d’un demi-siècle et s’attirer durant ces longues années l’estime générale par la dignité de sa conduite. Toutefois, l’économie peut- être excessive dont elle usa dans la gestion de sa fortune, excita plus d’une fois la verve moqueuse de son gendre, le trop fameux comte de Bussy Rabutin, et de sa nièce, la non moins railleuse marquise de Sévigné. La vénérable douairière mourut le 4 décembre 1684, et selon son désir, fut inhumée dans l’église de la Visitation d’Autun, sous les dalles de la chapelle qu’elle y avait faite ériger en l’honneur de saint François de Sales.

(5)La petite ville de La Roche, à trente kilomètres d’Annecy, où le Saint prêcha effectivement le Carême en 1605.

(6) A l’époque où cette lettre fut écrite, le Procès de Canonisation du saint archevêque de Milan était si avancé qu’in en attendait prochainement l’issue. Dans le courant de ce même mois d’octobre l’examen de la Cause avait été confié à trois auditeurs de Rote, sur le témoignage desquels l’affaire serait immédiatement traitée en Consistoire. Mais la mort des papes Clément VIII et Léon XI fit ajourner le décret de canonisation jusqu’au 1er novembre 1610.

(7) Depuis neuf ans déjà des démarches avaient été entreprises par la Compagnie de Jésus en vue d’obtenir la canonisation de son Fondateur. Le succès paraissait si certain que saint François de Sales considérait le procès comme terminé avant même qu’il eût été commencé dans les formes canoniques. C’est seulement dans les premiers mois du pontificat de Paul V que les lettres démissoriales furent expédiées et que la Cause prit une démarche régulière. La béatification du Serviteur de Dieu eut lieu le 3 décembre 1609, et sa canonisation le 12 mars 1622.

(8) Le 25 août de cette année 1604 la baronne de Chantal avait fait une confession générale au saint Evêque, qui lui donna ensuite un billet écrit de sa main et conçu en ces termes : « J’accepte au nom de Dieu la charge de votre conduite spirituelle, pour m’y employer avec tout le soin et la fidélité qui me sera possible, et autant que ma qualité et mes devoirs précédents me le peuvent permettre. » De son côté, elle renouvela devant le saint son vœu de chasteté, fit celui d’obéissance entre ses mains et lui envoya plus tard la formule de ces engagements, comme on le voit à la page suivante. (Mémoires de Mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xv.)

 

 

Lettre CCXL de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

21 novembre 1604

TOME XII, page 380

 

 

Conseils relatifs au règlement d’une affaire d’intérêt. – D’une certaine impuissance spirituelle et des tentations qui en dérivent. – Lutte entre la partie supérieure et la partie inférieure de l’âme. – Combattre les désirs empressés. – Indifférence à pratiquer dans l’acceptation des croix. –_On peut se plaindre à Notre Seigneur. – Choix de lectures. – Avis sur la manière de faire l’aumône. – Joie du Saint dans l’attente d’une grande épreuve. – Respect dû à un ancien directeur. – Deux sortes de bonnes volontés : l’un qui remplit l’enfer, l’autre le Paradis.

 

 

Madame ma très chère Sœur,

 

Notre glorieuse et très sainte Maîtresse et Reine, la Vierge Marie, de laquelle nous célébrons aujourd'hui la Présentation, veuille présenter nos cœurs à son Fils et nous donner le sien. Votre messager m’est arrivé au plus fort et malaisé endroit que je puisse presque rencontrer en la navigation que je fais sur la mer tempétueuse de ce diocèse, et n’est pas croyable combien vos lettres m’ont apporté de consolation. Je suis seulement en peine si je pourrai tirer de la presse de mes affaires le loisir qu’il faut pour vous répondre si tôt comme je désire et si bien comme vous attendez. Je dirai ce que je pourrai confusément, et s’il me reste quelque chose après cela, je vous l’écrirai dans bien peu de temps par homme de connaissance qui va à Dijon et revient.

 

Je vous remercie de la peine que vous avez prise à me déduire l’histoire de votre porte de saint Claude, et prie ce béni Saint, témoin de la sincérité et intégrité de cœur avec laquelle je vous chéris en Notre Seigneur et commun Maître, qu’il obtienne par supplication de sa sainte bonté l’assistance du Saint-Esprit qui nous est nécessaire pour bien entrer au repos du tabernacle de l’Église (Ps xiv, 1; cxlii, 10). C’est assez dit une fois pour toutes: oui, Dieu m’a donné à vous ; je dis uniquement, entièrement, irrévocablement.

 

Pour votre procès, je vous dirai qu’en ayant conféré avec un des excellents hommes qui vivent, afin qu’il m’aidât à m’en bien éclaircir, j’ai rencontré, ce me semble, le nœud de l’affaire pour vous bien et solidement conseiller pour notre âme, qui est à Dieu et de laquelle, pour l’amour de celui-ci, il nous faut être fort jaloux. C’est que j’ai vu que le contrat des moulins et la transaction de la succession ont été faits à même jour, même heure, par le même notaire, en la même maison, devant les mêmes témoins. Cela les rend correspectifs l’un à l’autre, et de là s’ensuit que, voulant faire casser et rompre celui des moulins à cause de l’énorme lésion, il faut aussi rompre et casser celui de la transaction qui lui est correspectif, et laisser les affaires au même état auquel elles étaient avant la transaction et l’achat des moulins. Car, puisque vous voulez ôter les quatorze mille francs à celui à qui ils avaient été donnés pour le faire transiger, il est bien raisonnable que la transaction qu’il a faite pour les avoir soit aussi gâtée. Vous voulez reprendre ce que vous lui avez donné, qui est la somme de 14_000 francs; rendez-lui aussi ce que vous avez de lui à cette considération, qui est la cession de cette succession. Que s’il n’avait nul droit en ce temps-là, il n’en aura non plus maintenant.

 

En cette façon je ne vois pas qu’il y ait rien à craindre pour notre chère âme, car vous ne lui faites nul tort de reprendre ce que vous lui avez donné, lui rendant ce qu’il vous a donné. Je ne suis pas bien assuré si je dis bien en ceci, parce qu’a l’aventure n’ai-je pas bien conçu le fait avec toutes ses circonstances ; car je suis extrêmement dur à l’intelligence de ces choses-là. C’est pourquoi, en ayant conféré avec des personnes entendantes au métier et consciencieuses, desquelles vous ne manquez pas à Dijon, si mon opinion n’est pas jugée bonne ne la suivez pas, mais la leur, car je le désire ainsi, bien que j’espère que j’aurai bien deviné, selon la proposition que vous m’en avez faite. Prenez garde, en la poursuite du procès, de ne point relâcher de la pure et entière charité du prochain, et faines les sollicitations religieusement ; et, moyennant cela, ne vous laissez nullement inquiéter d’aucun scrupule, car il n’y a nul danger.

 

Je ne vous dirai plus rien du doute que vous aviez si Dieu voulait ou ne voulait pas ce qui se passa à Saint-Claude; car, puisque sa bonté s’est inclinée jusques aux oreilles de votre cœur pour s’en déclarer à vous, il n’est plus question que vous en doutiez. Pour moi, il ne me serait pas possible, quand je le voudrais, d’en entrer en aucune difficulté.

 

Je viens à votre croix, et ne sais si Dieu m’aura bien ouvert les yeux pour la voir en ses quatre bouts. Je le souhaite infiniment et l’en supplie, afin que je vous puisse dire quelque chose bien à propos. C’est une certaine impuissance, ce me dites-vous, des facultés ou parties de votre entendement qui l’empêche de prendre le contentement de la considération du bien, et, ce qui vous fâche le plus, c’est que, voulant alors prendre résolution, vous ne sentez point la solidité accoutumée, mais vous rencontrez une certaine barrière qui vous arrête tout court ; et de là vient le tourment des tentations de la foi. C’est bien dit, ma chère Fille, vous vous exprimez bien; je ne sais si je vous entends bien. Vous ajoutez que néanmoins la volonté, par la grâce de Dieu, ne veut que la simplicité et fermeté en l’Église, et que vous mourriez volontiers pour la foi d’icelle.

 

Ô Dieu soit béni, ma chère Fille, l’infirmité n’est pas à la mort, mais afin que Dieu soit glorifié en icelle (Joan. xi, 4). Vous avez deux peuples au ventre de votre esprit, comme il fut dit à Rebecca; l’un combat contre l’autre, mais enfin le plus jeune surmontera l’aîné (Gen. xxv, 23). L’amour-propre ne meurt jamais que quand nous mourons, il a mille moyens de se retrancher dans notre âme, on ne l’en saurait déloger ; c’est l’aîné de notre âme, car il est naturel, ou au moins connaturel ; il a une légion de carabins avec lui, de mouvements, d’actions, de passions ; il est adroit et sait mille tours de souplesse. De l’autre côté, vous avez l’amour de Dieu, qui est conçu après et est puîné; il a aussi ses mouvements, inclinations, passions, actions. Ces deux enfants en un même ventre s’entrebattent comme Ésaü et Jacob ; c’est pourquoi Rebecca s’écrie : M’était-il pas mieux de mourir que concevoir avec tant de douleurs (ibid., 22)? De ces convulsions s’ensuit un certain dégoût qui fait que vous ne savourez pas les meilleures viandes. Mais que vous importe-t-il de savourer ou ne savourer pas, puisque vous ne laissez pas de bien manger ? Sil me fallait perdre l’un des sentiments, je choisirais que ce fût le goût, comme moins nécessaire, voire même que l’odorat, me semble. Croyez-moi, ce n’est que le goût qui vous manque, ce n’est pas la vue. Vous voyez, mais sans contentement ; vous mâchez le pain comme si c’étaient des étoupes, sans goût ni saveur. Il vous semble que vos résolutions sont sans force parce qu’elles ne sont pas gaies ni joyeuses, mais vous vous trompez, car l’Apôtre saint Paul bien souvent n’en avait que de cette sorte-là (Rom. vii, 21-25). La pauvre Lia est un petit chassieuse et laide, mais il faut que votre esprit couche avec elle avant que d’avoir la belle Rachel (Gen. xxix, 16-28). Et courage, car elle ne laissera pas de faire des beaux enfants et des œuvres agréables à Dieu. Mais je m’arrête trop.

 

Vous ne vous sentez pas ferme, constante, ni bien résolue. Il y a quelque chose en moi, ce dites-vous, qui n’a jamais été satisfait, mais je ne saurais dire que c’est. Je le voudrais bien savoir, ma chère Fille, pour vous le dire ; mais j’espère qu’un jour, vous oyant à loisir, je l’apprendrai. Cependant, serait-ce point peut-être une multitude de désirs qui fait des obstructions en votre esprit ? J’ai été malade de cette maladie. L’oiseau attaché sur la perche se connaît attaché et sent les secousses de sa détention et de son engagement seulement quand il veut voler; et tout de même, avant qu’il ait ses ailes il ne connaît son impuissance que par l’essai du vol. Pour un remède donc, ma chère Fille, puisque vous n’avez pas encore vos ailes pour voler et que votre propre impuissance met une barrière à vos efforts, ne vous débattez point, ne vous empressez point pour voler ; ayez patience que vous ayez des ailes pour voler comme les colombes (Ps. liv, 7). Je crains infiniment que vous n’ayez un petit trop d’ardeur à la proie, que vous ne vous empressiez et multipliiez les désirs un petit trop dru. Vous voyez la beauté des clartés, la douceur des résolutions ; il vous semble que presque vous les tenez, et le voisinage du bien vous en suscite un appétit démesuré, et cet appétit vous empresse et vous fait élancer, mais pour néant ; car le Maître vous tient attachée sur la perche, ou bien vous n’avez pas encore vos ailes, et cependant vous amaigrissez par ce continuel mouvement du cœur et alanguissez continuellement vos forces. Il faut faire des essais, mais modérés, mais sans se débattre, mais sans s’échauffer.

 

Examinez bien votre procédure en cet endroit; peut-être verrez-vous que vous bandez trop votre esprit au désir de ce souverain goût qu’apporte à l’âme le ressentiment de la fermeté, constance et résolution. Vous avez la fermeté, car qu’est-ce autre chose fermeté que vouloir plutôt mourir qu’offenser ou quitter la foi? Mais vous n’en avez pas le sentiment, car si vous l’aviez vous auriez mille joies. Or sus, arrêtez-vous, ne vous empressez point; vous verrez que vous vous en trouverez mieux et vos ailes s’en fortifieront plus aisément. Cet empressement donc est un défaut en vous, et c’est ce je-ne-sais-quoi qui n’est pas satisfait, car c’est un défaut de résignation. Vous vous résignez bien, mais c’est avec un mais; car vous voudriez bien avoir ceci et cela, et vous débattez pour l’avoir. Un simple désir n’est pas contraire à la résignation; mais un halètement de cœur, un débattement d’ailes, une agitation de volonté, une multiplication d’élancements, cela indubitablement est faute de résignation. Courage, ma chère Sœur; puisque notre volonté est à Dieu, sans doute nous sommes à lui. Vous avez tout ce qu’il faut, mais vous n’en avez nul sentiment; il n’y a pas grande perte en cela. Savez-vous ce qu’il faut faire? Il faut prendre en gré de ne point voler, puisque nous n’avons pas encore nos ailes.

 

Vous me faites ressouvenir de Moïse. Le saint homme, arrivé sur le mont de Phasga, il vit toute la terre de promission devant ses yeux, terre à laquelle il avait aspiré et espéré quarante ans continuels, parmi les murmurations et séditions de son armée et parmi les rigueurs des déserts: il la vit et ni entra point, mais mourut en la voyant (Deut., xxxiv, 1-5). Il avait votre verre d’eau aux lèvres et ne pouvait boire. Ô Dieu, quels soupirs devait jeter cette âme. Il mourut là, plus heureux que plusieurs qui moururent en la terre de promission, puisque Dieu lui fit l’honneur de l’ensépulturer lui-même (ibid., 6). Or sus, s’il vous fallait mourir sans boire de l’eau de la Samaritaine  (Joan. iv, 15), et qu’en serait-ce pour cela, pourvu que notre âme fût reçue à boire éternellement en la source et fontaine de vie (Ps. xxxv, 10)? Ne vous empressez point à des vains désirs, et même ne vous empressez pas à ne vous empresser point. Allez doucement votre chemin, car il est bon.

 

Sachez, ma très chère Sœur, que je vous écris ces choses avec beaucoup de distractions, et que si vous les trouvez embrouillées ce ne sera pas merveille, car je le suis moi-même, mais, Dieu merci, sans inquiétude. Voulez-vous connaître si je dis vrai que le défaut qui est en vous c’est de cette entière résignation? Vous voulez bien avoir une croix, mais vous voulez avoir le choix; vous la voudriez commune, corporelle et de telle ou telle sorte. Et qu’est cela, ma Fille très aimée ? Ah non, je désire que votre croix et la mienne soit entièrement croix de Jésus-Christ (Joan. xix, 25; Galat., vi, 14) et quant à l’imposition d’icelle et quant au choix. Le bon Dieu sait bien ce qu’il fait et pourquoi; c’est pour notre bien sans doute. Notre Seigneur donna le choix à David de la verge de laquelle il serait affligé (II Reg., xxiv, 12-14); et, Dieu soit béni, mais il me semble que [je] n’eusse pas choisi, j’eusse laissé faire tout à sa divine Majesté. Plus une croix est de Dieu, plus nous la devons aimer.

 

Or sus, ma Sœur, ma Fille, mon âme (et ceci n’est pas trop, vous le savez bien)_1, dites-moi, Dieu n’est il pas meilleur que l’homme? Mais l’homme n’est il pas un vrai néant en comparaison de Dieu (Isaïe xi, 17) ? Et néanmoins voici un homme, ou plutôt le plus vrai néant de tous les néants, la fleur de toute la misère, qui n’aime rien moins la confiance que vous avez en lui, encore que vous en ayez perdu le goût et le sentiment, que si vous en aviez tous les sentiments du monde ; et Dieu n’aura-il pas agréable votre volonté bonne, encore qu’elle soit sans nul sentiment ? Je suis, disait David (Ps. cxviii, 83), comme une vessie séchée à la fumée du feu, qu’on ne saurait dire à quoi elle peut servir. Tant de sécheresses qu’on voudra, tant de stérilités, pourvu que nous aimions Dieu.

Mais avec tout cela vous n’êtes pas encore au pays où il n’y a point de jour, car vous avez le jour parfois et Dieu vous visite. Est-il pas bon à votre avis ? Il me semble que cette vicissitude vous le rend bien savou­reux_2. J’approuve néanmoins que vous remontriez à notre doux Sauveur, mais amoureusement et sans empressement, votre affliction, et, comme vous dites, qu’au moins il se laisse trouver à votre esprit ; car il se plaît que nous lui racontions le mal qu’il nous fait et que nous nous plaignions de lui, pourvu que ce soit amoureusement et humblement, et à lui-même, comme font les petits enfants quand leur chère mère les a fouettés. Cependant il faut encore un petit souffrir, et doucement. Je ne pense pas qu’il y ait aucun mal de dire à Notre Seigneur : Venez dans nos âmes; non, cela n’a nulle apparence de mal.

 

Ce Seigneur sait si j’ai jamais communié sans vous dès mon départ de votre ville… Dieu veut que je le serve en souffrant les stérilités, les angoisses, les tentations, comme Job, comme saint Paul, et non pas en prêchant. Servez Dieu comme il veut; vous verrez qu’un jour il fera tout ce que vous voudrez et plus que vous ne sauriez vouloir. Les livres que vous lirez demi-heure sont Grenade, Gerson_3, la Vie de Jésus-Christ mise en français, du latin de Ludolphe Chartreux, la Mère Thérèse, le Traité de l’Affliction, que je vous ai marqué en la précédente lettre. Hé, serons-nous pas un jour tout ensemble au Ciel à bénir Dieu, éternellement ? Je l’espère et m’en réjouis.

 

La promesse que vous fîtes à Notre Seigneur de ne jamais rien refuser de ce qui vous serait demandé en son nom, ne vous saurait obliger sinon à le bien aimer; c’est-à-dire que vous pourriez l’entendre en telle façon que la pratique en serait vicieuse, comme si vous donniez plus qu’il ne faut et indiscrètement. Cela donc s’entend en observant la vraie discrétion, et, en ce cas-là, ce n’est non plus que de dire que vous aimerez bien Dieu et vous accommoderez à vivre, dire, faire et donner selon son gré.

 

Je garde les livres des Psaumes, et vous remercie de la musique, en laquelle je n’entends rien du tout, bien que je l’aime extrêmement quand elle est appliquée à la louange de Notre Seigneur.

 

Vraiment, quand vous voudrez que je dépêche et que je trouve du loisir sans loisir pour vous écrire, envoyez-moi ce bon homme [Rose]; car, sans mentir, il m’a pressé si extrêmement que rien plus, et ne m’a point voulu donner de relâche, pas seulement d’un jour ; et vous dis bien que je ne voudrais pas être juge en un procès duquel il fût solliciteur.

 

Je ne puis laisser le mot de Madame, car je ne veux pas me croire plus affectionné que saint Jean l’Évangéliste, qui néanmoins en l’Épître sacrée qu’il écrit à la sainte dame Electa l’appelle Madame ; ni être plus sage que saint Jérôme, qui appelle bien sa dévote Eus­tochium Madame. Je veux bien néanmoins vous défendre de m’appeler Monseigneur; car encore que c’est la coutume de deçà d’appeller ainsi les évêques, ce n’est pas la coutume de delà, et j’aime la simplicité.

 

La Messe de Notre Dame que vous voulez vouer pour, toutes les semaines le pourra bien être, mais je désire que ce ne soit que pour une année, au bout de laquelle vous revouerez, s’il y échoit; et commencés le jour de la Conception Notre Dame, jour de mon sacre, et auquel je fis le grand et épouvantable vœu de la charge des âmes et de mourir pour elles s’il était expédient. Je devrais trembler m’en ressouvenant. J’en dis de même du Chapelet et de l’Ave maris Stella.

 

Je n’ai observé ni ordre ni mesure à vous répondre; mais ce porteur m’en a levé le moyen. J’attends de pied coy une grande tempête, comme je vous ai écrit au commencement, et pour mon particulier, mais joyeusement ; et, regardant en la providence de Dieu, j’espère que ce sera pour sa plus grande gloire et mon repos, et beaucoup d’autres choses. Je ne suis pas assuré qu’elle arrive, je n’en suis que menacé. Mais pourquoi vous dis-je ceci ? Et pour ce que je ne m’en saurais empêcher; il faut que mon cœur se dilate avec le vôtre comme cela; et puisque en cette attente j’ai de la consolation et de l’espérance de bonheur, pourquoi ne vous le dirais-je pas? Mais à vous seule, je vous prie.

 

Je prie soigneusement pour notre Celse Benigne et pour toute la petite troupe de filles; je me recommande aussi à leurs prières. Ressouvenez-vous de prier pour ma Genève, afin que Dieu la convertisse. Item, ressouvenez-vous de vous comporter avec un grand respect et honneur en tout ce qui regardera le bon Père spirituel que vous savez; et même traitant avec ses disciples et spirituels, qu’ils ne reconnaissent que la vraie douceur et humilité en vous. Si vous receviez quelques reproches, tenez-vous douce, humble, patiente et sans autre mot que de vraie humilité, car il le faut.

 

Dieu soit à jamais votre cœur, votre esprit, repos, et je suis,

Madame,

Votre très dédié serviteur en Notre Seigneur,

 

F.

 

Ma mère malade vous salue humblement et vous offre son très humble service et de toute sa maison ._Je suis si pressé que j’ai transposé les pages, mais vous les remettrez par la marque. À Dieu soit honneur et gloire (I Tim. i, 17).

 

Jour de la Présentation de Notre Dame, 21 novembre 1604.

 

J’ajoute ce matin, jour sainte Cécile, que le proverbe tiré de notre saint Bernard: L’enfer est plein de bonnes volontés ou désirs, ne vous doit nullement troubler. Il y a deux sortes de bonnes volontés. L’une dit: je voudrais bien faire, mais il me fâche et ne le ferai pas; l’autre dit : [Je] veux bien faire, mais je n’ai pas tant de pouvoir que de vouloir, c’est cela qui m’arrête. La première remplit l’enfer, la seconde le Paradis. La première volonté ne fait que commencer à vouloir et désirer, mais elle n’achève pas de vouloir; ses désirs n’ont pas assez de courage, ce ne sont que des avortons de volonté, c’est pourquoi elle remplit l’enfer. Mais la seconde produit des désirs entiers et bien formés, et c’est pour celle-là que Daniel fut appelé homme de désirs (Dan ix, 23).

 

Notre Seigneur vous veuille donner la perpétuelle assistance de son Saint-Esprit, ma Sœur et Fille très aimée.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal

 

 

1. Les mots compris dans cette parenthèse ont été également ajoutés en marge par le Saint.

2. L’original de cette lettre se composait de deux grandes feuilles ; la première, conservée à la Visitation de Turin, contient la partie du texte qui précède. La première moitié de la feuille suivante n’a pu être recouvrée; mais il est très probable qu’elle n’a pas été insérée in extenso dans l’édition princeps, qu’à défaut d’original nous suivons pour les pages 387, 388, où l’absence de transitions laisse facilement deviner des suppressions. La dernière partie de l’Autographe est conservée à la Visitation de Nantes ; elle correspond à nos pages 389, 390­.

3. Il s’agit probablement ici du livre de l’Imitation de Jésus-Christ, désigné communément alors sous le nom de l’auteur auquel il était le plus généralement attribué (Voir tome III de cette Édition, note 1, p. 107.)

Lettre CCXLII de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

7 décembre 1604

TOME XII, page 396

 

 

 

Deux abus à éviter relativement au confesseur : s’attacher à sa conduite au point de «perdre la vraie liberté; “en changer” sans propos ». – Remarques sur divers écrits et une sorte de testament spirituel. – Message pour Mme Brûlart. – Le Saint ne veut pas que ses lettres soient communiquées.

 

 

Annecy, 7 décembre 1604.

 

 

 

 

 

Madame,

 

Je ne puis laisser partir aucun messager d’ici qui s’en aille de delà sans lui donner de mes lettres, et au moins pour vous. Celui-ci aussi ne me donne pas loisir d’écrire qu’à vous.

 

Depuis le départ de votre homme j’ai feuilleté tous les écrits que vous m’aviez envoyés, et n’y ai rien trouvé qui ne soit bien bon, sinon le point qui regarde la confession, où il est dit qu’il faut toujours changer de confesseur. Cela est contraire à l’avis de tous les servi­teurs de Dieu et à l’expérience et à la raison. Il faut donc ne point changer de confesseur quand l’on en a rencontré un bon, si ce n’est avec beaucoup de sujet. Il est vrai que c’est un grand abus de tellement se lier à un confesseur que s’il advient de n’en avoir pas la commodité, pour cela on s’en inquiète ou trouble ; car c’est s’attacher à l’instrument de notre bien et non pas à l’ouvrier d’icelui, qui est Dieu, et par conséquent perdre la vraie liberté. Mais aussi, d’aller changeant sans propos c’est une espèce de dissolution, de laquelle il arrive que jamais la complexion de notre esprit n’est reconnue par notre médecin spirituel; et comment donc nous saurait-il gouverner? Or bien, cela suffit. Tenez-vous donc à votre confesseur sans contrainte, et quand pour quelque sujet il le faudra changer, que ce soit sans dissolution.

 

J’ai bien opinion que dedans ces écrits il y a plusieurs points de très difficile pratique, et qui font une abstraction d’esprit un petit excessive à qui voudrait les empoigner de haute lutte. Mais il faut aussi y apporter le remède convenable, qui est de ne point se raidir en leur exercice qu’avec avis et modération, et après qu’on aura fort usé les points plus aisés. Je n’ai pas loisir de vous en dire autre chose.

 

J’ai vu le testament des deux Religieux, par lequel l’âme se donne toute à Dieu. Il est fort ample, et ne trouve que bon qu’il soit porté sur soi, et plus au cœur. C’est pour répondre à la petite marque que vous avez mise en marge, je vois là-dedans, ma très chère Fille, que vous avez tout laissé à Dieu, pour être exercée par toutes sortes d’aridités, tentations et secousses selon son bon plaisir : ressouvenez-vous en bien. Mais voilà que vous me direz : C’est que les testaments n’ont point d’effet que par la mort du testateur (Heb. ix, 16-17).Dieu donc nous fasse bien mourir sur sa sainte Croix, afin que nous soyons entièrement siens. Mon Dieu, que vous êtes obligée à l’amour de sa divine bonté! Sans doute, toutes choses bien considérées, il vous a été expédient d’être conduite par où vous avez été conduite jusqu’à présent; mais jusqu’à présent. Ô que les sentiers de la providence que Dieu a des siens sont admirables et impénétrables (Rom. xi, 33)!

 

Si cet homme ne passait à Genève je vous eusse ren­voyé tous vos papiers; mais je craindrais qu’il ne fût recherché là-dedans, et qu’ils les voulussent voir et s’en moquassent, comme ils ont accoutumé de faire des choses qui ne sont pas à leur goût. Ce sera à la pre­mière commodité. Faites-moi ce bien que de saluer en mon nom madame Brûlart, à laquelle je ne puis écrire faute de loisir, et aussi n’ai-je pas autre sujet que de la saluer. Tout maintenant j’ai reçu une lettre de Mon­sieur de Bourges du 27 août ; je ne sais où elle a été jusqu’à présent. Elle ne regarde qu’une affaire temporelle; je lui en ferai réponse dans bien peu, ne désirant rien tant que de me conserver sa bonne grâce.

 

Vivons à Jésus-Christ, ma chère Sœur, soyons entière­ment à lui. Ses sacrées mains nous ont bâtis et formés (Job x, 8); qu’elles fassent de nous ce qu’il leur plaira. Et courage, nous ne nous saurions confier à des mains plus amies et favorables. J’attends tous les jours un assaut, comme je vous écrivais par la dernière, mais il ne sait venir. Mon Dieu qui connaît ma faiblesse ne la voudra pas éprouver, et se sera peut-être contenté de la menace. Priez-le pour moi : qu’il me fortifie, et puis qu’il me charge.

 

À monsieur votre père et oncle mille salutations. Ma chère Sœur et ma Fille, tous les jours je donne votre cœur à Dieu avec celui de son Fils en la sainte Messe; donnez-lui le mien, et je vous avouerai au jour du jugement. Dieu soit votre amour, votre cœur, votre courage, et je suis,

 

Ma très chère Sœur, Madame et ma Fille,

 

Votre serviteur plus humble

et dédié en Notre Seigneur,

 

 

Je veux bien que vous communiquiez mes avis qui regardent votre conscience avec votre confesseur, mais non pas mes lettres, qui sont un petit trop naïves et cordiales pour être vues par des yeux autres que bien simples, et répondant à mon intention toute franche et ronde en votre endroit.

 

À Annecy, vii décembre, veille de la Conception.

 

Dieu bénisse notre Celse Benine et ses trois sœurs; c’est ainsi que je les salue. Ma mère est toujours malade, mais sans danger.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantail (sic),

chez Monsieur le Président Fremiot son Père.

À Dijon.

 

 

 

1605

 

 

Lettre CCLXXII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

22 janvier 1605

TOME XIII, page 2

 

Convalescence du Saint. – Il a besoin d’un secrétaire. – Les « petits livrets » de la Baronne. – Salutations à tous ses amis en Notre Seigneur. – Sympathie pour une malade opérée.

 

Annecy, 22 janvier 1605.

 

Ma chère Dame,

 

Frère Jean 1 m’a trouvé au sortir d’une fièvre continue, de laquelle les effets ne me permettent encore de vous écrire que par la main d’autrui, combien que je vous salue et souhaite mille bénédictions du propre fond de mon cœur. Je n’aurai pas plutôt recouvert mes forces et rencontré quelque commodité de vous écrire que je le ferai fort soigneusement, comme j’ai fait ci-devant à toutes les occurrences qui s’en sont présentées. Je n’ai pas voulu confier vos petits livrets à ce porteur, lequel, s’acheminant fort lentement et passant par Chalon et autres lieux, aurait pu les égarer ; je m’imagine aussi que vous n’en êtes pas beaucoup nécessiteuse. Je n’écris qu’à vous par ce que c’est un exercice qui m’est encore défendu ; et je crois que vous me ferez ce bien que de saluer tout le reste de ceux et celles qui m’aiment en Notre Seigneur, puisque je vous en supplie bien humblement. Surtout je désirerais de savoir quel succès aura eu l’incision de la jambe de Madame du Puits d’Orbe._Je guérirai cependant pour lui écrire, et à vous aussi et me recommandant à vos prières, je supplie Dieu qu’il soit toujours votre coueur (sic), votre âme et votre amour, et je suis,

Madame ma chère Sœur,

 

Votre serviteur très dédié en Jésus-Christ,

[FRANÇs, E. de Genève_2]

 

Ma mère, qui est venue ici pour m’assister, vous salue très humblement, et moi je n’oublie point Celse Benigne.

 

À Annecy, le 22 janvier 1605.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal                                           À Dijon.

 

 

 

 

Lettre CCLXXIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

18 février 1605

TOME XIII, page 4

 

Lettres et porteurs. – La patience parfaite exclut l’inquiétude et l’empresse­ment. – Avoir « les yeux fichés sur Celui qui nous conduit. »  – Ne pas trop considérer son mal. – Grand pouvoir devant Dieu que de pouvoir vouloir. – Penser à la grande déréliction » du jardin des Olives. – Servir Dieu comme il veut : moyen de le bien servir. – La simplicité chrétienne dans l’accusation des péchés. – Quand il s’agit de vocation, communiquer avec son directeur et ouïr Notre Seigneur en esprit d’indifférence – Les tentations qui viennent de Dieu et celles qui n’en peuvent venir; conduite à tenir à l’égard de ces dernières. –« Le donjon imprenable. »  – Mépriser les ten­tations, embrasser les tribulations

 

 

Je vous écrivis dernièrement par Frère Jehan et n’ai jamais laissé écouler aucune commodité de vous envoyer de mes nouvelles que je ne l’ai embrassée. Je m’en sollicite assez moi-même sans que vous preniez la peine de m’en ressouvenir. Maintenant, au sortir de ma maladie, j’ai reçu votre lettre du quinzième janvier que monsieur Grenaut m’a envoyé ; mais non pas encore celle que vous m’avez écrite précédemment, en laquelle, comme vous me dites, vous m’écriviez fort particulièrement de l’état intérieur de votre âme.  J’ai bien peur qu’elle ne se soit égarée. Si vous m’eussiez nommé la voie par laquelle vous me l’envoyez,  je me fusse essayé de la recouvrer.

 

Maintenant, pour répondre à celle que j’ai en main, autant que ma santé me le permet (pour laquelle je ne puis encore vous écrire de ma main), je loue Dieu de la constance avec laquelle vous supportez vos tribulations. J’y vois néanmoins encore quelque peu d’inquiétude et d’empressement qui empêche le dernier effet de votre patience. En votre Patience, dit le Fils de Dieu (Luc xxi, 19), vous posséderez vos âmes. C’est donc l’effet de la patience de bien posséder son âme, et à mesure que la patience est parfaite, la possession de l’âme se rend plus entière et excellente. Or, la patience est d’autant plus parfaite qu’elle est moins mêlée d’inquiétude et empressement. Dieu donc vous veuille délivrer de ces deux dernières incommodités, et tôt après vous serez délivrée de l’autre.

 

Mais bon courage, je vous supplie, ma très chère Sœur; vous n’avez souffert l’incommodité du chemin que trois ans, et vous voulez le repos. Mais ressouvenez vous de deux choses : l’une, que les enfants d’Israël furent quarante ans parmi les déserts avant que d’arriver en la terre du séjour qui leur était promis ; et néanmoins, six semaines pouvaient suffire pour tout ce voyage, et à l’aise. Ni [non plus] il ne fut pas loisible de s’enquérir pourquoi Dieu leur faisait prendre tant de détours et les condui­sait par des chemins si âpres; et tous ceux qui en mur­murèrent moururent avant l’arrivée (Nb xiv, 36-37). L’autre, que Moïse, le plus grand ami de Dieu de toute la troupe, mourut sur les frontières de la terre de repos, la voyant de ses yeux et ne pouvant en avoir la jouissance (Dt xxxiv, 4-5)

 

Plût à Dieu que nous regardassions peu à la condition du chemin que nous frayons et que nous eussions les yeux fichés sur Celui qui nous conduit et sur le bien heureux pays auquel il nous mène. Que nous doit-il savoir si c’est par le désert ou par les champs que nous allons, pourvu que Dieu soit avec nous et que nous allions en Paradis ? Croyez-moi, je vous prie, trompez le plus que vous pourrez votre mal, et si vous le sentez, au moins ne le regardez pas; car la vue vous en donnera plus d’appréhension que le sentiment ne vous donnera de douleur. Aussi bande-t-on les yeux à ceux sur lesquels on veut faire quelque grand coup par le fer. Il me semble que vous vous arrêtez un petit trop à la considération de votre mal.

 

Et quand à ce que vous me dites, que c’est un grand travail de vouloir et ne pouvoir, je ne veux pas vous dire qu’il faut vouloir ce que l’on peut, mais je vous dis bien que c’est un grand pouvoir devant Dieu que de pouvoir vouloir. Passez outre, je vous supplie, et pensez à cette grande déréliction que souffrit notre Maître au jardin des Olives. Voyez que ce cher Fils ayant demandé consolation à son bon Père (Luc xxii, 41-44) et connaissant qu’il ne voulait pas la lui donner, il n’y pense plus, il ne s’en empresse plus, il ne la recherche plus; mais, comme s’il ne l’eut jamais prétendue, il exécute vaillamment et courageuse­ment l’œuvre de notre rédemption. Après que vous aurez prié le Père qu’il vous console, s’il ne lui plaît pas de le faire n’y pensez plus, et raidissez votre courage à faire l’œuvre de votre salut sur la croix, comme si jamais vous n’en deviez descendre et qu’onque plus vous ne dussiez voir l’air de votre vie clair et serein. Que voulez-vous ? il faut voir et parler à Dieu parmi les tonnerres et tour­billons du vent (Exode xix, 16) ; il le faut voir dans le buisson et parmi le feu et les épines, et pour ce faire, la vérité est qu’il est besoin de se déchausser et faire une grande abnégation de nos volontés et affections (ibid._ii, 5). Mais la divine Bonté ne vous a pas appelé au train auquel vous êtes qu’il ne vous fortifie pour tout ceci ; c’est à lui de parfaire sa besogne (Philip. i, 6). Il est vrai qu’il est un petit long par ce que la matière le requiert, mais patience.

 

Bref, pour l’honneur de Dieu, acquiescez entièrement à sa volonté, et ne croyez nullement que vous le servissiez mieux autrement, car on ne le sert jamais bien sinon quand on le sert comme il veut. Or, il veut que vous le serviez sans goût, sans sentiment, avec des répugnances et convulsions d’esprit. Ce service ne vous donne pas satisfaction, mais il le contente; il n’est pas à votre gré, mais il est au sien. Imaginez-vous que vous ne dussiez jamais être délivrée de vos angoisses : qu’est-ce que vous feriez ? Vous diriez à Dieu : « Je suis vôtre » (Ps cxviii, 94) ; si mes misères vous sont agréables, accroissez-en le nombre et la durée. J’ai confiance en Notre Seigneur que vous direz cela ; vous n’y penseriez plus, au moins vous ne vous en empresseriez plus. Faites-en de même main­tenant, et apprivoisez-vous avec votre travail comme si vous deviez toujours vivre ensemble. Vous verrez que quand vous ne penserez plus à votre délivrance, Dieu y pensera, et quand vous ne vous en empresserez plus, Dieu y accourra. C’est assez pour ce point, jusqu’à ce que Dieu me donne la commodité de vous le déclarer à souhait, lorsque, sur icelui, nous établirons l’assurance de notre vie. Ce sera quand Dieu nous fera revoir en présence.

 

Cette bonne âme que vous et moi chérissons tant_3, me fait demander si elle pourra attendre la présence de son père spirituel_4 pour s’accuser de quelque point duquel elle n’eût point souvenance en sa confession générale, et, à ce que je vois, elle le désirerait fort. Mais dites-lui, je vous supplie, que cela ne se peut en aucune façon ; je trahirais son âme si je lui permettais cet abus. Il faut qu’à la fine première confession qu’elle fera, que tout au commencement elle s’accuse de ce péché oublié (j’en dis de même s’il y en a plusieurs), purement et simplement, et sans répéter aucune autre chose de sa confession générale, laquelle fut fort bonne ; et partant, nonobstant les choses oubliées, cette âme-là ne se doit nullement troubler. Et ôtez-lui la mauvaise appréhension qui la peut mettre en peine pour ce regard; car la vérité est que le premier et principal point de la sim­plicité chrétienne gît en cette franchise d’accuser ses péchés quand il en est besoin, purement et nuement, sans appréhender l’oreille du confesseur, laquelle n’est là présente que pour ouïr des péchés et non des vertus, et des péchés de toute sorte.

 

Que donc, hardiment et courageusement, elle se décharge pour ce regard avec une grande humilité et mépris de soi-même, sans avoir crainte de faire voir sa misère à celui par l’entremise duquel Dieu la veut guérir. Si son confesseur ordinaire lui donne trop de honte ou d’appréhension, elle pourra bien aller ailleurs; mais je voudrais en cela toute simplicité, et crois que tout ce qu’elle a à dire est fort peu de chose en effet, et l’appréhension la fait paraître étrange 5. Mais dites-lui tout ceci avec grande charité, et l’assurez que si en cet endroit je pouvais condescendre à son inclination, je le ferais très volontiers, selon le service que j’ai voué à la très sainte liberté chrétienne. Que si, après cela, a la première rencontre qu’elle fera de son père spirituel, elle pense retirer quelque consolation et profit de lui manifester la même faute, elle le pourra faire, bien qu’il ne sera pas nécessaire; et, à ce que j’ai appris de sa dernière lettre, elle le désire. Et j’espère qu’il lui sera utile même de faire une confession générale de nouveau, avec une grande préparation, laquelle néanmoins elle ne doit commencer qu’un peu avant son départ, de peur de s’embarrasser.

 

Dites-lui encore, je vous supplie, que j’ai vu le désir qu’elle commence de prendre de se voir un jour en lieu où elle puisse servir Dieu de cors et de voix. Arrêtez la a ce commencement, et faites lui savoir que ce désir est de si grande conséquence, qu’elle ne doit ni le répéter ni permettre qu’il croisse qu’après qu’elle en aura pleinement communiqué avec son père spirituel, et qu’ensemblement ils en auront ouï ce que Dieu en dira. Je crains qu’elle ne s’engage plus avant et que, par après, il ne soit malaisé de la réduire à l’indifférence avec laquelle il faut ouïr les conseils de Dieu. Je veux bien qu’elle le nourrisse, mais non pas qu’il croisse; car, croyez-moi, il sera toujours meilleur d’ouïr Notre Seigneur avec indifférence et en l’esprit de liberté, ce qui ne se pourra faire si ce désir grossit, car il assujettira toutes les facultés intérieures et tyrannisera la raison sur le choix. Je vous donne bien de la peine vous rendant messagère de ces réponses; mais puisque vous avez bien pris le soin de me proposer les demandes de sa part, votre charité le prendra bien encore pour lui faire entendre mon opinion.

 

Ferme, je vous supplie; que rien ne vous ébranle_6. Il est encore nuit, mais le jour s’approche (Rom. xiii, 12); non, il ne tardera pas. Mais cependant, pratiquons le dire de David (Ps. cxxxiii, 2): Élevez vos mains du côté des lieux saints dans la nuit, et bénissez le Seigneur. Bénissons-le de tout notre cœur, et le prions qu’il soit notre guide, notre barque et notre port.

 

Je ne veux pas répondre à votre dernière lettre par le menu, sinon en certains points qui me semblent plus pressants_7. Vous ne pouvez croire, ma très chère Fille, que les tentations contre la foi et l’Église viennent de Dieu. Mais qui vous a jamais enseigné que Dieu en fût aut­eur? Bien des ténèbres, bien des impuissances, bien du liement à la perche, bien de la déréliction et destitution de vigueur, bien du dévoiement de l’estomac spirituel, bien de l’amertume de la bouche intérieure, laquelle rend amer le plus doux vin du monde; mais des sugges­tions de blasphème, d’infidélité, de mécréance, ha non, elles ne peuvent sortir de notre bon Dieu (Jac., i, 13) ; son sein est trop pur pour concevoir tels objets.

 

Savez-vous comment Dieu fait en cela ? Il permet que le malin forgeron de semblables besognes les nous vienne présenter à vendre, affin que, par le mépris que nous en ferons, nous puissions témoigner notre affection aux choses divines. Et pour cela, ma chère Sœur, ma très chère Fille, faut-il s’inquiéter, faut-il changer de posture ? Ô Dieu, nenni. C’est le diable qui va partout autour de notre esprit (I, Petri v, 8), furetant et brouillant, pour voir s’il pourrait trouver quelque porte ouverte. Il faisait comme cela avec Job, avec saint Antoine, avec sainte Catherine de Sienne et avec une infinité de bonnes âmes que je connais, et avec la mienne qui ne vaut rien et que je ne connais pas. Et quoi ? pour tout cela, ma bonne Fille, faut-il se fâcher ? Laissez-le morfondre et tenez toutes les avenues bien fermées: il se lassera enfin, ou, s’il ne se lasse, Dieu lui fera lever le siège. Souvenez-vous de ce que je pense vous avoir dit une autre fois : c’est bon signe qu’il fasse tant de bruit et de tempêtes autour de la volonté, c’est signe qu’il n’est pas dedans.

 

Et courage, ma chère âme, je dis ce mot avec grand sentiment et en Jésus-Christ: ma chère âme, courage, dis-je. Pendant que nous pouvons dire avec résolution, quoi que sans sentiment. Vive Jésus, il ne faut point craindre. Et ne me dites pas qu’il vous semble que vous le dites avec lâcheté, sans force ni courage, mais comme par une violence que vous vous faites. Ô Dieu, mais donc la voilà, la sainte violence qui ravit les cieux (Matt. xi,  12). Voyez-vous, ma Fille, mon âme, c’est signe que tout est pris et que l’ennemi a tout gagné en notre forteresse, hormis le donjon imprenable, indomptable et qui ne peut se perdre que par soi-même. C’est enfin cette volonté libre, laquelle, toute nue devant Dieu, réside en la suprême et plus spirituelle partie de l’âme, ne dépend d’autre que de son Dieu et de soi-même; et quand toutes les autres facultés de l’âme sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse de soi-même pour ne consentir point.

 

Or, voyez-vous les âmes affligées parce que l’ennemi, occupant toutes les autres facultés, fait là-dedans son tintamarre et fracas extrême ? À peine peut-on ouïr ce qui se dit et fait en cette volonté supérieure, laquelle a bien la voix plus nette et plus vive que la volonté inférieure ; mais celle-ci l’a si âpre et si grosse qu’elle étouffe la clarté de l’autre. Enfin notez ceci : pendant que la tentation vous déplaira, il n’y a rien à craindre ; car, pourquoi vous déplaît-elle, sinon par ce que vous ne la voulez pas ?

 

Au demeurant, ces tentations si importunes viennent de la malice du diable; mais la peine et souffrance que nous en ressentons vient de la miséricorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemi, tire de la malice d’icelui la sainte tribulation par laquelle il affine l’or qu’il veut mettre en ses trésors. Je dis donc ainsi : vos tentations sont du diable et de l’enfer, mais vos peines et afflictions sont de Dieu et du Paradis ; les mères sont de Babylone, mais les filles sont de Jérusalem. Méprisez les tentations, embrassez les tribulations. Je vous dirai un jour, quand j’aurai bien du loisir, quel mal causent ces obstructions de l’esprit; cela ne se peut écrire en peu de paroles.

 

Ne craignez nullement, je vous supplie, de me donner aucune peine ; car je proteste que ce m’est une extrême consolation d’être pressé de vous rendre quelque service. Écrivez-moi donc, et souvent et sans ordre, et le plus naïvement que vous pourrez ; j’en recevrai toujours un extrême contentement.

 

Je m’en vais, mais dans une heure, en la petite bourgade où je dois prêcher_8, Dieu s’étant voulu servir de moi et en souffrant et en prêchant : il soit à jamais béni. Il ne m’est rien encore arrivé de la tempête que je vous dis ; mais les nuées sont encore pleines, obscures et chargées dessus ma tête.

 

Vous ne sauriez avoir trop de confiance en moi, qui suis parfaitement et irrévocablement vôtre en Jésus-Christ, duquel mille et mille fois le jour je vous souhaite les plus chères grâces et bénédictions. Vivons et mourons en lui et pour lui. Amen.

 

Votre très assuré et très dédié serviteur

en Notre Seigneur,

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

Le 18 février 1605.

 

1. La partie originale de cette lettre, conservée à la Visitation d’Annecy, est écrite par secrétaire (le même que celui des Lettres CCLXxii et ccLxxiv), avec additions de la main du Saint.

Le premier alinéa, avec les trois lignes qui le suivent et les deux additions marginales sont inédits.

2. Probablement Jean de Grenaud, seigneur de Rougemont, Lunes, Grammont, etc., qui avait épousé Jeanne de Reydellet. Nommé par le duc de Savoie capitaine-gouverneur du fort Pierre-Châtel dès avant 1594, il y fut assiégé en 1600 par le maréchal de Biron ; mais, faute de secours, il dut capituler.

3._Mme Brûlart.

4. Le Saint lui-même.

5. Ici se termine la partie originale conservée à la Visitation d’Annecy. La suite de la lettre est empruntée au texte de 1626.

6. Nous croyons que cet alinéa résulte d’une fausse transposition et qu’il y aurait lieu de le reporter avant l’alinéa « Ne craignes nullement ».

7. Pour écrire ces dernières pages, d’une note plus intime, le Saint aura dû, semble-t-il, vouloir se passer de son secrétaire.

8. À La Roche. Le Saint ne s’y rendit pourtant que le surlendemain, 20 février ; il en repartit le jeudi après Pâques. (Mémoires de l’Académie salésienne, tome XXIII.)

 

 

 

Lettre CCLXXXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

19 mai 1605

TOME XIII, page 45

 

Mélan, 19 mai 1605.

 

 

Envoi d’un guide. – Souhaits de bienvenue. – Une consécration de vierges à Notre Seigneur et la consécration mystique d’une veuve.

 

Ma chère Fille,

 

Cet homme vous va rencontrer à Gex pour vous accompagner en cette dernière journée de votre voyage 1. Si je pouvais me remuer aussi aisément que lui, j’y fusse allé moi-même. Venez joyeusement, Dieu vous attend. Je le supplie qu’il vous accompagne à jamais.

 

Je m’en vais consacrer des vierges à Notre Seigneur 2, mentalement je lui consacrerai une veuve avec elles, laquelle je souhaite la pureté, le mérite et la récompense des vierges.

 

À Melan, jour de l’Ascension.

 

Celui duquel Dieu vous donne l’âme,

F.

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Visitation de Nancy.

 

1. L’arrivée de la Baronne à Sales, l’entrevue de ces deux grandes âmes, leurs célestes conversations, il faut en lire le naïf et merveilleux récit dans les Mémoires de la Mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xvii.

2. Voici en quels termes de Hauteville (La Maison naturelle de saint François de Sales, Partie III) raconte une cérémonie semblable que Charles Auguste présida en 1658 dans le même monastère : « Ce grand Prélat fut très humblement supplié par les Dames Religieuses de la chartreuse de Meulan de faire la cérémonie du voile noir pour trois Professes de cette sainte Communauté ; l’usage en est beau et particulier, on l’appelle le Sacre des Filles Vierges, parce qu’on y observe beaucoup de choses qui se pratiquent au Sacre des Évêques, on leur donne l’Anneau, la Couronne de fleurs, le voile noir, et le seul Évêque en fait la cérémonie [...] je fus ravi de me trouver dans cette sainte pompe qui dura bien près de trois heures.»



 

 

 

Lettre CCLXXXVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

29 mai 1605

TOME XIII, page 46

 

À propos d’une image représentant sainte Anne, la Vierge Marie et Jésus enfant. – Explication de leurs attitudes. – Naïves applications. – Pieux souhaits.

 

Annecy, 29 mai 1 1605.­

 

Voilà, ma Fille, l’image que je vous envoie : elle est de votre sainte Abbesse 2, pendant qu’elle était encore au monastère des mariées, et de sa bonne mère, laquelle était venue du convent des veuves pour la visiter. Voyez la fille, comme elle tient les yeux baissés : c’est parce qu’elle ne peut regarder ceux de l’Enfant. La mère, au contraire, les élève, parce que c’est sur ceux de son Poupon. Les vierges ne lèvent les yeux que pour voir ceux de leur Époux, et les veuves les baissent, si ce n’est pour avoir le même honneur.

 

Votre Abbesse est glorieusement ornée d’une couronne sur la tête, mais elle ne la regarde point, mais plutôt regarde en bas, à certaines petites fleurs éparses sur le marchepied de son siège. La bonne mère-grand a près de soi, à terre, un panier plein de fruits. Je pense que ce sont les actions de sainteté des vertus humbles et basses, qu’elle veut donner à son mignon tout aussitôt qu’elle l’aura entre ses bras.

 

Au demeurant, vous voyez que le doux Jésus se penche et tourne du côté de sa mère-grand, toute veuve qu’elle est, et mal coiffée et simplement vêtue. Et si vous y prenez bien garde, il tient un monde en ses mains, lequel il détourne doucement à gauche, parce qu’il sait bien qu’il n’est pas propre aux veuves; mais de l’autre main il lui présente sa sainte bénédiction.

 

Tenez-vous auprès de cette veuve, et, comme elle, ayez votre petit panier. Tendez les yeux et les bras à l’Enfant ; sa Mère, votre Abbesse, vous le donnera à votre tour, et lui très volontiers s’inclinera à vous et vous bénira glorieusement. Hé, que je le désire, ma Fille ! Ce souhait est répandu tout partout en mon âme, où il résidera éternellement.

 

Vivez joyeuse en Dieu, et saluez très humblement en mon nom madame votre Abbesse et votre chère Maîtresse. Le doux Jésus soit assis sur votre cœur et sur le mien ensemblement, et qu’il y règne et vive à jamais. Amen.

 

Françs, E. de Genève.

 

Le 29 mai 1605.

 

1. Le Saint avait dû venir à Annecy pour les grands offices de la Pentecôte, laissant probablement la Baronne à Sales, dans la compagnie de Mme de Boisy, sa vertueuse mère. Le 31 mai, Mme de Chantal reprenait le chemin de la Bourgogne avec Jeanne de Sales, la jeune sœur du Bienheureux.

2. Pour expliquer cette allégorie, qui réapparaîtra souvent, il faut dire que la pieuse Baronne, sur les conseils du Saint, avait dressé un monastère en son intérieur, dont à ses yeux la Sainte Vierge était l’Abbesse.

 

 

 

Lettre CCLXXXVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

Juin 1605

TOME XIII, page 51

 

Grâce inestimable pour une âme que Dieu a faite toute sienne : en garder la souvenance par la célébration du jour anniversaire. – Les amitiés que la mort ne peut dissoudre. – Ne pas regarder à qui, mais pour qui on obéit.

 

Annecy, commencement de juin 1 1605.

 

J’oubliai de vous dire, ma chère Fille, que si les oraisons de saint Jan, de saint François et les autres que vous dites, vous donnent plus de goût en français, je suis bien content que vous les récitiez comme cela. Demeurez en paix, ma Fille, avec votre Époux bien serré entre vos bras.

 

Ô que mon âme est satisfaite de l’exercice de pénitence que nous avons fait ces jours passés, jours heureux, et acceptables (cf. II Cor., vi, 2), et mémorables! Job (iii, 3) désire que le jour de sa naissance périsse et que jamais il n’en soit mémoire; mais moi, ma Fille, je souhaite, au contraire, que ces jours dans lesquels Dieu vous a faite toute sienne, vivent à jamais en votre esprit et que la souvenance en soit perpétuelle. Oui da, ma Fille, ce sont des jours desquels le souvenir nous sera éternellement agréable et doux sans doute, pourvu que nos résolutions, prises avec tant de force et de courage, demeurent closes et a couvert sous le précieux sceau que j’y ai mis de ma main 2. Je veux, ma Fille, que nous célébrions toutes les années les jours anniversaires de ceux-ci, par l’addition de quelques particuliers exercices à ceux qui nous sont ordinaires. Je veux que nous les appelions jours de notre dédicace, puisqu’en iceux vous avez si entièrement dédié votre esprit à Dieu.

 

Que rien ne vous trouble ci après, ma Fille; dites avec saint Paul (Galat. vi ,17) : Au demeurant, que nul ne me fâche, car je suis stigmatisé des plaies de mon Maître; c’est-à-dire, je suis sa servante, vouée, dédiée, sacrifiée. Gardez bien la clôture de votre monastère, ne laissez point sortir vos desseins çà et là, car cela n’est qu’une distraction de cœur. Observez bien la règle, et croyez, mais croyez-le bien, que le Fils de madame votre Abbesse sera tout vôtre.

 

Nourrissez tant qu’il sera possible beaucoup d’union entre vous et mesdames du Puy d’Orbe et Brûlart, car il me semble que cela leur sera profitable.

 

Vous connaîtrez assez, à voir que je vous écris à tous propos, que je vous vais suivant en esprit, et il est vrai. Non, il ne sera jamais possible que chose aucune me sépare de votre âme; le lien est trop fort. La mort même n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe qui dure éternellement.

 

Je suis fort consolé, ma chère Fille, de vous voir pleine du désir d’obéissance ; c’est un désir de prix incomparable, et qui vous appuiera en tous vos ennuis. Hélas, nenny, ma très aimée Fille, ne regardés point à qui, mais pour qui vous obéissez. Votre vœu est dressé à Dieu, quoiqu’il regarde un homme. Mon Dieu, ne craignez point que la providence de Dieu vous défaille; non, s’il était besoin, il enverrait plutôt un Ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisqu’avec tant de courage et de résolution vous voulez obéir. Et donc, ma chère Fille, reposez-vous en cette Providence paternelle, résignez-vous du tout en icelle; et cependant, tant que je pourrai, je m’épargnerai pour vous tenir parole, afin que, moyennant la grâce céleste, je vous serve longuement. Mais cette divine volonté soit toujours faite. Amen_3.

 

1. La concordance des faits rend invraisemblable la date du 10 juillet que les éditeurs de 1626 assignent à cette lettre.

2. Sans doute la sainte Eucharistie, que la Baronne avait reçue de la main du Bienheureux.

3. Au lieu de finir ici, la lettre, dans l’édition de 1626, se continue par un petit récit d’une course sur le lac de Genève. Cette addition, manifestement interpolée, trouvera ailleurs sa place.

 

 

Lettre CCXCIV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

29 juin 1605

 

(fragment inédit)

 

TOME XIII, page 64

 

 

Annonce d’une lettre prochaine. – Invitation à écrire. – Souhaits de dévotion.

 

Annecy, 29 juin 1605_1.

 

Prou de choses si j’en avais le loisir, je vous écrirai dans peu de jours par le Gardien des Cordeliers d’Aoustun_2 qui doit venir à Lyon au jour de saint Bonaventure; je lui enverrai mes lettres pour les vous faire tenir.

 

À Dieu, ma Fille très aimée ; vives en Jésus-Christ et faites qu’il vive en vous. Tenez-vous toujours près de votre Abbesse 3 et avec votre Maîtresse 4. Ne craignez nullement à m’écrire de vos travaux, car à qui en voudriez-vous écrire ?

 

Le doux Jésus soit votre amour. Amen. Je suis en ses entrailles, plus vôtre que mien.

 

F.

 

Le xxix, jour saint Pierre 1605.

 

Ma mère ne sait pas que je vous écris. J’ai rompu le fil de cette lettre à diverses fois cette matinée.

 

            À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (2)

 

Revu sur l’Autographe appartenant à M. le chanoine Bracq, à Mont-Saint-Amand (Belgique).

 

1. De toute la lettre, ce fragment seul nous est parvenu.

2. Le nom de ce religieux se dérobe à nos recherches.

3. Sainte Anne ou sainte Monique.

4. À l’adresse ordinaire, le Saint ajoute souvent m. f. (ma fille).



 

    Lettre CCXCVII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

3 juillet 1605

TOME XIII, page 67

 

Quelle sera l’attitude de la Baronne devant le meurtrier de son mari; l’émotion inévitable doit être suivie d’un regard au ciel et d’une résignation amoureuse. – Exhortation aux basses mais excellentes vertus.

Annecy, 3 juillet 1605_1

 

 

[…] 2 Vous me demandiez comme je voulais que vous fissiez à l’entrevue de celui qui tua monsieur votre mari 3; je réponds par ordre.

 

Il n’est pas de besoin que vous en recherchiez ni le jour ni les occasions ; mais s’il se présente, je veux que vous y portiez votre cœur doux, gracieux et compatissant. Je sais que sans doute, il se remuera et renversera, que votre sang bouillonnera; mais qu’est cela? Si fit bien celui de nôtre cher Sauveur à la vue de son Lazare mort et de sa Passion représentée (Joan., xi, 33, 38; xiii, 21). Oui, mais que dit l’Écriture ? Qu’a l’un et à l’autre il leva les yeux au ciel (ibid., xi, 41; xvii, 1). C’est cela, ma Fille: Dieu nous fait voir en ces émotions, combien nous sommes de chair, d’os et d’esprit. C’est aujourd’hui, et tout maintenant, que je vais prêcher l’Évangile du pardon des offenses et de l’amour des ennemis (Matt. v, 20-44). Je suis passionné, quand je vois les grâces que Dieu me fait, après tant d’offenses que j’ai commises.

 

Je me suis assez expliqué, je réplique : je n’entends pas que vous recherchiez la rencontre de ce pauvre homme, mais que vous soyez condescendante à ceux qui la vous voudront procurer, et que vous témoigniez que vous aimez toutes choses. Oui, la mort même de votre mari; oui, celle de vos pères, enfants et plus proches; oui, la vôtre, en la mort et en l’amour de nôtre doux Sauveur.

 

Courage, ma Fille ; cheminons, et pratiquons ces basses et grossières, mais solides, mais saintes, mais ex­cellentes vertus. À Dieu, ma Fille; demeurez en paix, et tenez-vous sur le bout de vos pieds et vous étendez fort du côté du Ciel_4.

 

1. Le rapport de cette lettre à celle du 30 novembre 1605, et l’allusion probable à l’Évangile du jour, qui serait le cinquième dimanche après la Pentecôte, persuadent de substituer cette date à la date des éditions antérieures.

2. L’édition de 1626 donne ici pour début une phrase certainement interpolée; elle appartient très vraisemblablement à la lettre du 2 octobre 1606.

3. Louis, seigneur de Chazelles, de Montagnerot, Clamerey, etc., fils de Jacques d’Anlezy, écuyer, seigneur de Chazelles et Lucy, commissaire extraordinaire des guerres, et de Marthe Julien, épousa en 1605 Renée d’Étampes. Il s’était fixé en Auxois. C’est lui qui, dans une partie de chasse au traquet, tua involontairement d’un coup d’arquebuse le mari de la baronne de Chantal, Christophe de Rabutin de Chantal, son allié, voisin et intime ami. La veuve désolée pardonna généreusement au meurtrier, ainsi que sa victime, et même, quelques années plus tard, sur le désir du Bienheureux (lettre du 24 janvier 1608), elle consentit à être « commère de M. de Chazelle. » Louis d’Anlezy mourut avant 1630. (Archiv. de la Nièvre et de la Côte-d’Or.)

4. Par une négligence bizarre, les éditions anciennes et modernes ont imprimé immédiatement après cette lettre, et comme lui faisant suite, un fragment dont le texte paraît indépendant; en effet, son contenu lui assigne une tout autre date : celle du 2 octobre 1606.



 

Lettre CCC

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

21 juillet 1605

TOME XIII, page 74

 

Petit commentaire sur sainte Madeleine et Jésus-Christ ressuscité. – « Il faut avoir un cœur d’homme. » – Là-haut, plus de barrière. – Désir de graver le nom de Notre Seigneur dans le cœur de la Baronne. – « Les hôtels » des princes à Paris et leur nom gravé sur le frontispice. – Encouragements joyeux.

 

 

Annecy, 21 juillet 1605.

 

Vous m’avez tant fait de fête de mes petites lettres que je vous envoyais sur chemin, que désormais je vous en veux faire plusieurs de cette sorte-là et ne laisser aucune occasion sans vous écrire ou peu ou prou. Mais que vous dirai-je, ma chère Fille? Demain, jour de la Madeleine, je vais prêcher devant nos bonnes Filles de Sainte-Claire_1; mais à vous, je dis qu’un jour Madeleine parlait à Notre Seigneur, et, s’estimant séparée de lui, elle pleurait et le demandait, et était tant empressée que, le voyant, elle ne le voyait point (Joan., xx, 11-16). Or sus, courage, ne nous empressons point ; nous avons notre doux Jésus avec nous, nous n’en sommes pas séparés, au moins je l’espère fermement. De quoi pleurez-vous, ô femme (ibid., 15) ? Non, il ne faut plus être femme, il faut avoir un cœur d’homme ; et, pourvu que nous ayons l’âme ferme en la volonté de vivre et mourir au service de Dieu, ne nous étonnons ni des ténèbres, ni des impuissances, ni des barrières. Et à propos de barrières : Madeleine voulait embrasser Notre Seigneur, et ce doux Maître met une barrière : Non, dit-il, ne me touche point, car je ne suis pas encore monté à mon Père (ibid., 17). Là-haut, il n’y aura plus de barrière, ici il en faut souffrir. Nous suf­fise que Dieu est notre Dieu et que notre cœur est sa maison (Ephes., iii, 17; II Cor., vi, 16).

 

Vous dirai-je une pensée que je fis dernièrement en l’heure du matin que vous voulez que je réserve pour ma chétive âme ? Mon point était sur cette demande de l’Oraison dominicale : Sanctificetur nomen tuum (Matt., vi, 9), ton nom soit sanctifié. Ô Dieu, disais-je, qui me donnera ce bonheur de voir un jour le nom de Jésus gravé dans le fin fond du cœur de celle qui le porte marqué sur sa poitrine ? Ô que j’eusse souhaité d’avoir le fer de la lance de Notre Seigneur en une main et votre cœur de l’autre! Sans doute j’eusse fait cet ouvrage_2. Voyez-vous, ma chère Fille, où mon esprit se laisse aller ? Je me ressouvins aussi des hôtels de Paris, sur le frontispice desquels le nom des princes auxquels ils appartiennent est écrit, et je me réjouissais de croire que celui de votre cœur est à Jésus-Christ. Il y veuille habiter éternellement.

 

Priez fort pour moi, qui suis tant et si non pareillement vôtre.

 

F.

Le 21 juillet 16o5.

 

Tous les vôtres de deçà se portent bien, mais nul ne sait que je vous écris. Je suis plein d’espérance en la bonté de Dieu que nous serons tout siens ; je suis joyeux et plein de courage : Dieu n’est-il pas tout nôtre? Amen. Vive Jésus.

 

J’écrirai au premier jour à Madame du Puy-d’Orbe; je ne puis maintenant.

 

         À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

Revu sur l’Autographe conservé en la Maison des Prêtres de Saint-François-de-Sales, à Paris.

 

1. « Les Clarisses de Genève réfugiées à Annecy » (c’est ainsi qu’elles se sont toujours appelées) appartenaient à la réforme de sainte Colette. Introduites à Genève (avril 1477) par la princesse Yolande de France, duchesse de Savoie, elles surent rester fermes dans la foi et garder jusqu’au bout, parmi la défection générale, l’austère ferveur du passé. Mais en 1535, devant les violences sans nom qui déshonorèrent la cité, elles durent s’éloigner (30 août) et chercher un refuge à Annecy. Le départ des Religieuses dans un dénuement extrême, le voyage, l’arrivée dans cette dernière ville, leur installation dans le couvent de Sainte-Croix offert par Charles III, les sympathies ardentes des catholiques qui, tout le long de la route, escortèrent les saintes exilées d’une enthousiaste vénération, ce sont autant d’épisodes d’une très touchante histoire. La sœur Jeanne de Jussie, l’une des vingt-trois glorieuses bannies, l’a popularisée dans une savoureuse relation qui est restée célèbre (Le Levain du calvinisme, Chambéry, 1611), souvent rééditée depuis.

À Annecy comme à Genève, les « pauvres Clarisses » répandirent autour d’elles la suave odeur des vertus séraphiques. Saint François de Sales, dont on sait quel fut l’attachement pour la grande famille franciscaine, prit plaisir à témoigner en toutes circonstances son affectueux dévouement aux Filles de Sainte-Claire. À son exemple, les catholiques n’ont jamais cessé de les entourer de considération et d’honneur, jusqu’au jour où elles ont disparu dans la tourmente révolutionnaire (juillet 1793). Depuis, le couvent de Sainte-Claire n’a pas été rétabli. De grands ateliers remplacent maintenant ses vénérables constructions, et le bruit strident des métiers monotones a succédé aux hymnes, aux cantiques qu’y fit entendre pendant plus de deux siècles, une petite troupe de vierges pénitentes et contemplatives. Toutefois, la cité annécienne n’a garde d’oublier un monastère qui fut si longtemps sa consolation et sa gloire; aujourd’hui encore le nom de Sainte-Claire persévère parmi les plus chers de ses souvenirs. (Mém. de l’Acad. salés., tome III.)

2. Ces deux phrases et la suivante sont inédites. La Mère de Chaugy  place en 1609, et d’autres historiens en 1608, le fait mentionné ici; on voit par l’allusion du Saint qu’il faut lui donner une date bien antérieure.

 


 

Lettre CCCVI de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

28 août 1605

TOME XIII, page 87

 

 

Ne pas trop appréhender les tentations. – « Le frifillis des feuilles. » - Les abeilles et les tentations. – Établissement de trente-trois paroisses. – Vivre joyeuse, être généreuse. – La joie viendra après les larmes; sinon, servons Dieu quand même.

 

 

Annecy, 28 août 1605.

 

Vous avez maintenant en main, je m’en assure, ma Fille, les trois lettres que je vous ai écrites et que vous n’aviez pas encore reçues quand vous m’écrivîtes le second août. Il me reste à vous répondre à celle de cette date-là, puisque par les précédentes j’ai répondu à toutes les autres. Vos tentations sont revenues et, encore que vous ne leur répliquiez pas un seul mot, elles vous pressent. Vous ne leur répliquez pas, voilà bon, ma Fille; mais vous y pensez trop, mais vous les craignez trop, mais vous les appréhendez trop : elles ne vous feraient nul mal sans cela. Vous êtes trop sensible aux tentations. Vous aimez la foi et ne voudriez pas qu’une seule pensée vous vînt au contraire, et, tout aussitôt qu’une seule vous touche, vous vous en attristez et troublez. Vous êtes trop jalouse de cette pureté de foi, il vous semble que tout la gâte. Non, non, ma Fille, laissez courir le vent, ne pensez pas que le frifillis des feuilles soit le cliquetis des armes,

 

Dernièrement j’étais auprès des ruches des abeilles, et quelques-unes se mirent sur mon visage. Je voulus y porter la main et les ôter. Non, ce me dit un paysan, n’ayez point peur et ne les touchez point, et elles ne vous piqueront nullement; si vous les touchez, elles vous mordront. Je le crus ; pas une ne me mordit. Croyez-moi, ne craignez point les tentations, ne les touchez point, elles ne vous offenseront point ; passez outre et ne vous y amusez pas.

 

Je reviens du bout de mon diocèse qui est du côté des Suisses_1, où j’ai achevé l’établissement de trente-trois paroisses esquelles, il y a onze ans, il n’y avait que des ministres, et y fus en ce temps-là, trois ans tout seul à prêcher la foi catholique. Et Dieu m’a fait voir à ce voyage une consolation entière ; car, au lieu que je n’y trouvai que cent catholiques, je n’y ai pas maintenant trouvé cent huguenots. J’y ai bien eu de la peine à ce voyage, et un terrible embarrassement, et parce que c’était pour les choses temporelles et provisions des églises, j’y ai été fort empêché; mais Dieu y a mis une très bonne fin par sa grâce, et encore s’y est-il fait quelque peu de fruit spirituel. Je vous dis ceci parce que mon cœur ne saurait rien celer au vôtre et ne se tient point pour être divers ni autre, mais un seul avec le vôtre.

 

C’est aujourd’hui saint Augustin, et vous pouvez pen­ser, si j’ai prié pour vous et le Maître et le serviteur et la mère du serviteur de Dieu. Que mon âme aime la vôtre! Faites que la vôtre continue à se bien confier en la mienne et à la bien aimer. Dieu le veut, ma Fille, je le sais bien, et il en tirera sa gloire. [Qu’il] soit notre cœur, ma Fille, et je suis en lui, par sa volonté, tout vôtre. Vivez joyeuse et soyez généreuse; Dieu que nous aimons et à qui nous sommes voués, nous veut en cette sorte-là. C’est lui qui m’a donné à vous; il soit à jamais béni et loué.

 

Le jour saint Augustin.

 

Je fermais cette lettre ainsi mal faite, et voici qu’on m’en apporte deux autres, l’une du 16, l’autre du 20 août, fermées en un seul paquet. Je n’y vois rien que ce que j’ai dit. Vous appréhendez trop les tentations; il n’y a que ce mal. Soyez toute résolue que toutes les tentations d’enfer ne sauraient souiller un esprit qui ne les aime pas; laissez-les donc courir. L’Apôtre saint Paul en souffre de terribles et Dieu ne les lui veut pas ôter (II_Cor., xii, 7-9), et le tout par amour. Sus, sus, ma Fille, courage; que ce cœur soit toujours à son Jésus, et laissez clabauder ce mâtin à la porte tant qu’il voudra.

 

Vivez, ma chère Fille, avec le doux Jésus et votre sainte Abbesse, parmi les ténèbres, les clous, les épines, les lances, les dérélictions, et, avec votre Maîtresse, vivez longtemps en larmes, sans rien obtenir; enfin Dieu vous ressuscitera et vous réjouira, et vous fera voir le désir de votre cœur (Ps. xx, 3). Je l’espère ainsi ; et, s’il ne le fait pas, encore ne laisserons-nous pas de le servir. Il ne laissera pas pour cela d’être notre Dieu, car l’affection que nous lui devons est d’une nature immortelle et impérissable.

 

Le 30 août 1605.

 

         À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

 

Revu en partie sur le texte inséré dans le Ier Procès de Canonisation.

 

1. Le Saint revenait du Chablais, où il avait pris part à la réunion qui régla des affaires ecclésiastiques depuis longtemps pendantes. (Mémoires de l’Acad. salés., tome II, p. 271-275.)



 

Lettre CCCVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

8 septembre 1605

TOME XIII, page 91

 

 

Préparer dans notre cœur une place à la « sainte Pouponne». – Ne pas craindre si Dieu nous abandonne, nous laisse et lutte avec nous. - Roses, lis et violettes. – Les trois petites vertus aimées du

Saint

Annecy, [8] septembre 1605.

 

Mon Dieu, ma chère Fille, quand sera-ce que Notre Dame naîtra dedans notre cœur ? Pour moi, je vois bien que je n’en suis nullement digne; vous en penserez tout autant de vous. Mais son Fils naquit bien dans l’étable. Hé, courage donc, faisons faire place à cette sainte Pouponne. Elle n’aime que les lieux approfondis par humilité, avilis par simplicité, élargis par charité ; elle se trouve volontiers auprès de la crèche et au pied de la Croix; elle ne se soucie point si elle va en Égypte, hors de toute récréation, pourvu qu’elle ait son cher Enfant avec elle.

 

Non: que Notre Seigneur nous tourne et vire à gauche ou à droite; que, comme avec des autres Jacob, il nous serre, il nous donne cent entorses; qu’il nous presse tantôt d’un côté, tantôt de l’autre; bref, qu’il nous fasse mille maux, nous ne le quitterons point pourtant qu’il ne nous ait donné son éternelle bénédiction (Gen., xxxii, 24-26). Aussi, ma  Fille, jamais notre bon Dieu ne nous abandonne que pour nous mieux retenir ; jamais il ne nous laisse que pour nous mieux garder; jamais il ne lutte avec nous que pour se rendre à nous et nous bénir.

 

Allons cependant, allons, ma chère Fille, cheminons par ces basses vallées des humbles et petites vertus. Nous y verrons des roses entre les épines, la charité qui éclate parmi les afflictions intérieures et extérieures ; les lys de pureté, les violettes de mortification, que sais-je moi? Surtout j’aime ces trois petites vertus : la douceur de cœur, la pauvreté d’esprit et la simplicité de vie; et ces exercices grossiers : visiter les malades, servir aux pauvres, consoler les affligés et semblables; mais le tout sans empressement, avec une vraie liberté. Non, nous n’avons pas encore les bras assez larges pour atteindre aux cèdres du Liban, contentons-nous de l’hysope des vallons (Reg., iv, 33)_1.

 

Françs, E. de Genève.

 

Le ... septembre 16o5.

 

 

1. François Biord, chanoine de Sixt, en citant le dernier alinéa de cette lettre, ajoute dans sa déposition (Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 30) : «Nos impuissances nous empêchent bien de nous plaire en nous-mêmes et de monter au-dessus de nous-mêmes, mais non toutefois de rentrer en nous-mêmes et de nous bravement humilier. »

 

 

 

                                       Lettre CCCXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

14 septembre 1605

TOME XIII, page 98

 

Ne pas craindre d’être importune en exposant ses peines intérieures. -– Dieu parle de préférence « parmi les déserts et halliers. » – Les abeilles au repos. – Souvenir donné à la fête du jour : l’Exaltation de la sainte Croix.

 

Annecy, 14 septembre 1605.

 

 

 

 

Ne vous mettes nullement en peine de moi pour tout ce que vous m’écrivez, car voyez-vous, je suis en vos affaires comme Abraham fut un jour. Il était couché parmi les obscures ténèbres, en un lieu fort affreux : il sentit des grands épouvantements, mais ce fut pour peu, car soudain il vit une clarté de feu et ouït la voix de Dieu qui lui promit ses bénédictions (Gen., xv, 12, 17, 18). Mon esprit, sans doute, vit parmi vos ténèbres et tentations, car il accompagne fort le vôtre; le récit de vos maux me touche de compassion, mais je vois bien que la fin en sera heureuse, puisque notre bon Dieu nous fait profiter en son école, en laquelle vous êtes plus éveillée à la sentinelle qu’en autre temps. Écrivez-moi seulement à cœur ouvert et de vos maux et de vos biens, et ne vous mettez en nulle peine, car mon cœur est bon à tout cela.

 

Courage, ma chère Fille. Allons, allons tout le long de ces basses vallées; vivons la croix entre les bras, avec humilité et patience. Que nous importe-il que Dieu nous parle parmi les épines ou parmi les fleurs? Mais je ne me ressouviens pas qu’il ait jamais parlé parmi les fleurs, ouï bien parmi les déserts et halliers plusieurs fois. Cheminez donc, ma chère Fille, et avancez chemin parmi ces mauvais temps et de nuit. Mais surtout écrivez-moi fort sincèrement; c’est le grand commandement que de me parler à cœur ouvert, car de là dépend tout le reste. Et fermez les yeux à tout respect que vous pourriez porter à mon repos, lequel, croyez-moi, je ne perdrai jamais pour vous, pendant que je vous verrai ferme de cœur au désir de servir notre Dieu, et jamais, jamais, s’il plaît à sa Bonté, je ne vous verrai qu’en cette sorte la. Partant, ne vous mettez nullement en peine.

 

Soyez courageuse, ma chère Fille; nous ferons prou, Dieu aidant; et croyez-moi que le temps est plus propre au voyage, que si le soleil fondait sur nos têtes ses ardentes chaleurs. Je voyais l’autre jour les abeilles qui demeuraient en repos dans leurs ruches parce que l’air était embrouillé; elles sortaient de fois à autre voir que c’en serait, et néanmoins ne s’empressaient point à sortir, mais s’occupaient à repaître leur miel. Ô Dieu, courage! Les lumières ne sont pas à notre pouvoir, ni aucune autre consolation que celle qui dépend de notre volonté, laquelle étant à l’abri des saintes résolutions que nous avons faites et pendant que le grand sceau de la chancellerie céleste sera sur votre cœur, il n’y a rien à craindre.

 

Je vous dirai ces deux mots de moi. Depuis quelques jours je me suis vu à moitié malade ; un jour de repos m’a guéri. J’ai le cœur bon, Dieu merci, et j’espère de le rendre encore meilleur selon votre désir. Mon Dieu, que je lis avec beaucoup de consolation les paroles que vous m’écrivîtes, que vous désiriez de la perfection à mon âme presque plus qu’à la vôtre : c’est une vraie fille spirituelle, cela. Mais faites courir votre imagination tant que vous voudrez, elle ne saurait atteindre où ma volonté me porte, pour vous souhaiter de l’amour de Dieu.

 

Ce porteur part tout maintenant, et je m’en vais faire une exhortation à nos Pénitents du Crucifix. Je ne peux faire plus de paroles que pour vous donner la bénédiction ; je la vous donne donc au nom de Jésus-Christ crucifié, la Croix duquel soit notre gloire et notre consolation, ma chère Fille. Que puisse-t-elle bien être exaltée parmi nous, et plantée sur notre tête comme elle le fut sur celle du premier Adam. Que puisse-t-elle remplir notre cœur et notre âme, comme elle remplit l’esprit de saint Paul, qui ne savait autre chose que cela (I Cor., ii, 2). Courage ma Fille, Dieu est pour nous. Amen.

 

Je suis immortellement tout vôtre, et Dieu le sait, qui l’a voulu ainsi et qui l’a fait d’une main souveraine et toute particulière.

 

Françs, E. de Genève.

 

Ce jour de l’Exaltation sainte Croix [1605].

 

 

 


 

Lettre CCCXVI de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

13 octobre 1605

TOME XIII, page 113

 

 

Amour du Saint pour les afflictions. – Il refuse de s’expliquer sur l’idée que la Baronne avait eue de quitter le monde. – Avec Dieu, il fait bon où que ce soit. – Ce qu’il n’est pas besoin de dire en confession.

 

Annecy, 13 octobre1 1605­

 

Ayant jusqu’ici été détenu par un monde de cuisantes affaires, ma chère Fille, je m’en vais à cette bénite visite, en laquelle je vois à chaque bout de champ des croix de toutes sortes. Ma chair frémit, mais mon cœur les adore. Oui, je vous salue, vous, petites et grandes croix, spirituelles ou temporelles, extérieures ou intérieures ; je salue et baise votre pied, indigne de l’honneur de votre ombre.

 

À quel propos cela ? Oui, c’est à propos, ma si chère Fille, car j’adore de même affection les vôtres, que je tiens pour miennes, et veux (au moins je vous en prie) que vous aimiez les miennes de même cœur. J’en ai bien eu depuis nos Pardons, mais courtes et légères. Mon Dieu, supportez la faiblesse de mes épaules et ne les chargez que de peu, pour seulement me faire connaître quel pauvre soldat je serais, si je voyais les armées en front.

 

Que vos lettres m’ont consolé, ma chère Fille ! Je les vois pleines de bons désirs, de courage et de résolution. Oh! que voilà qui va bien. Et laissons gronder et frémir l’ennemi à la porte et tout autour de nous ; car Dieu est au milieu de nous (Deut., vii, 21; xx, 4), en notre cœur, d’où il ne bougera point, s’il lui plaît. Hé, demeurez avec nous, Seigneur, car il se fait nuit (Lucæ, xxiv, 29).

 

Je ne vous dirai plus rien, ni dessus le grand abandonnement de toutes choses et de soi-même pour Dieu, ni dessus la sortie de sa contrée et de la maison de ses parents (Gen., xii, 1). Non, je n’en veux point parler; Dieu nous veuille bien éclairer et faire voir son bon plaisir, car, au péril de tout ce qui est en nous, nous le suivrons où qu’il nous conduise (Matt., viii, 19). Oh, qu’il fait bon avec lui, où que ce soit (ibid., xvii, 4)!

 

Je pense à l’âme de mon très bon et très saint larron. Notre Seigneur lui avait dit qu’elle serait ce jour-là avec lui en Paradis (Lucæ, xxiii, 43) ; et elle ne fut pas plutôt séparée de son corps, que voilà qu’il la mena en enfer. Oui, car elle devait être avec Notre Seigneur, et Notre Sei­gneur était descendu es enfers : elle y alla donc avec lui. Vrai Dieu! Que devait-elle penser en descendant et voyant ces abîmes devant ses yeux intérieurs ? Je crois qu’elle disait avec Job (xiv, 13): Qui me fera la grâce, ô mon Dieu, que tu me conserves et défendes en enfer? Et avec David (Ps. xxii, 4): Non, je ne craindrai nul mal, car, Seigneur, tu es avec moi. Non, ma chère Fille, pendant que nos résolutions vivent, je ne me trouble point. Que nous mou­rions, que tout renverse, il ne m’importe 2, pourvu que cela subsiste. Les nuits nous sont des jours, quand Dieu est en notre cœur, et les jours sont des nuits, quand il n’y est point.

 

Pour nos filles 3, vous ne sauriez faillir à suivre l’avis de votre confesseur 4. Il n’est pas besoin de dire en confession ces petites pensées, qui, comme mouches, passent et viennent devant vos yeux, ni l’affadissement des goûts que vous avez eu en vos vœux, car tout cela ne sont point péchés, mais ennuis, mais incommodités.

 

Pressé donc, je ferme cette lettre. Je prie Notre Sei­gneur qu’il vous rende de plus en plus sienne; qu’il soit le protecteur de vos résolutions, le défenseur de votre viduité, le directeur de votre obéissance; qu’il soit votre tout et tout vôtre. Je prie cette sainte Abbesse, notre chère Dame et Reine, qu’elle nous soit à jamais propice et nous fasse mourir et vivre en son Fils.

 

Je suis incomparablement, ma chère Fille, je suis tout vôtre, es entrailles du Fils et de la Mère.

 

F., E. de Genève.

 

Le … octobre 1605.

 

 

1. Le saint Évêque partit d’Annecy le 15 octobre et n’y revint que le 26 novembre. L’annonce de son départ, au début de la lettre, rend très vraisemblable la date que nous attribuons à celle-ci.

2. Quelques éditions postérieures à celles de 1652 ont : « il ne m’en chaut. »

3. Les filles de la baronne de Chantali.

4. Le P. de Villars.



 

 

Lettre CCCXX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

30 novembre 1605

TOME XIII, page 121

 

 

Décision sur une question d’argent. Une mère de famille doit servir avec prudence les malades contagieux. Éloge de M. de Chantal. – Jésus, l’Époux éternel, désire qu’on imite sa douceur. – Circonstances où la déférence aux volontés des parents ne convient pas. – Les mouches et les distractions dans l’oraison. – Les Carmélites à Dijon. – Semer au champ de notre voisin, pendant que le nôtre en a besoin, avoir son cœur en un lieu et son devoir en l’autre : chose dangereuse. – Malice et subtilité de Satan. – Avis pour le temps du Carême. – Impressions de tournée pastorale. – Retour à Annecy.

 

Annecy, 30 novembre 1605.

 

Ne voici pas un étrange fait, ma chère Fille ! Il y a un mois que je n’ai su vous écrire ni peu ni prou 1, parce que j’étais engagé dans nos montagnes, du tout hors de chemin, et je tiens en ma main sept de vos lettres, dont la dernière est du 9 de ce mois, auxquelles il me semble que je n’aie pas encore répondu qu’à trois ; et néanmoins je ne puis maintenant vous écrire qu’en courant. C’est tout un ; encore vaut-il mieux vous écrire peu que rien.

 

Pour le papier des cinq mille francs, je ne puis vous en donner résolution, que vous ne me marquiez à qui l’intérêt en pourrait revenir ; c’est-à-dire qui en pourrait souffrir perte si vous le gardiez, car de là dépend le jugement que j’en dois faire. Mais ne vous inquiétez point pour cela, car, ayant le propos de vous conduire par mon avis en cela, votre âme n’en peut être coupable.

 

Il ne faut pas laisser de servir les malades es maux contagieux, mais il les faut servir prudemment, sans hasarder sa santé que le moins qu’il se peut, et surtout quand avec notre danger, celui de notre famille se trouve conjoint. Et partant, vous pourrez prudemment cesser de faire les visites personnelles, desquelles il y aurait une juste apparence de danger et contagion 2.

 

J’ai été consolé, au récit que vous me faites des traits de vertu qui parurent en l’âme de feu monsieur votre mari, sur le point de son départ de ce monde : signes évidents de son bon fond et de la présence de la grâce de Dieu. Et vous voyez donc que s’il vous pouvait parler, il vous dirait ce que je vous ai dit, pour l’entrevue de celui qui lui fit le coup de son trépas. Or sus, ma chère Fille, haut le cœur. Ce vous est (et à moi par con­séquent) un extrême contentement de savoir que ce chevalier était bon, doux et gracieux à ceux qui l’avaient blessé ou offensé ; maintenant il en aura bien à voir que nous en voulons faire de même. Mais que dirai-je de notre Époux moderne ? Quelle douceur exerça-t-il à l’endroit de ceux qui le tuèrent, et non pas par disgrâce et mégarde, mais par une pleine malice. Ah! qu’il aura bien agréable que nous en fassions de même. C’est notre Époux moderne, ma chère Fille, car non seule­ment la mort ne dissout point notre mariage avec lui, mais elle le parfait, elle le consomme.

 

J’ai écrit ceci parmi un grand tracas, et ne sais pas pourquoi; mais il n’importe. Il ne passe jour que je ne prie pour le bien de l’âme de monsieur votre premier époux, et je pense que vous m’en avez voulu souvenir par ces deux récits que vous m’en avez faits, qui m’ont été fort agréables.

 

Je loue Dieu de tout mon cœur de la santé de mes­sieurs nos père, oncle et frère_3; mais que ce mot me console : [Monsieur votre oncle,] plein de vertu et de constance, n’est plus arrêté que par des fluxions […] car je chéris ce bon oncle du fond de mon âme. Mais […]

 

Cette partie inférieure est pesante; toujours quelques mauvaises inclinations, quelques répugnances au bien, mais il n’y a remède. Il faut user des frictions et bains chauds pour, petit à petit, dissiper l’humeur qui nous ralentit et engage nos jambes. La méditation de la Passion, nos petits exercices de mortification et de charité feront merveilles, Dieu aidant. Voyez-vous bien, cette chère sœur que j’aime infiniment 4, elle est guérie, Dieu merci, mais encore un peu de fluxion dessus ses jambes la font (sic) aller lentement à la clôture de sa Maison : encore un peu de respect aux volontés des frères, des pères, des mères, que sais-je moi? Ô mon Dieu! que bienheureux sont ceux qui, en semblables occasions, disent à leurs pères et frères : Je ne sais qui vous êtes, je ne vous connais point (Deut., xxxiii, 9; Matt., xii, 48). Mais bien; petit à petit, tout se fera.

 

Non, je vous prie, ma Fille, ne violentez point votre tête pour la faire franchir les barrières ; demeurez tranquille en votre oraison, et quand les distractions vous attaqueront, détournez-les tout bellement si vous pouvez; sinon, tenez la meilleure contenance que vous pourrez, et laissez que les mouches vous importunent tant qu’elles voudront, pendant que vous parlez à votre Roi. Il ne prend pas garde à cela. Vous pouvez les émoucher avec un mouvement civil et tranquille, mais non pas avec un effroi ni impatience qui vous face perdre contenance.

 

Que je suis aise que notre Dijon ait reçu les bonnes Carmelines de la Mère Thérèse 6 ! Notre bon Dieu les fasse fructifier à sa gloire. Je suis bien content que Mme Brûlart, notre bonne sœur, les gouverne, pourvu que cet objet ne tire point son cœur à des vains désirs de cette vie-là, pendant qu’elle en doit cultiver une autre. C’est merveille, ma Fille, comme mon esprit est ferme en cet avis de ne point semer au champ de notre voisin, pour beau qu’il soit, pendant que le nôtre en a besoin. La distraction du cœur est toujours dangereuse, avoir son cœur en un lieu et son devoir à l’autre. Mais je sais bien qu’elle ne gouverne pas tant les filles, qu’elle ne se laisse gouverner à la Mère, laquelle, en un lieu de ses Œuvres (Vie de la Sainte écrite par elle-même, ch, xiii), dit presque comme moi.

 

Je dis que pour notre petite 5 il sera mieux, en la faisant instruire le plus chrétiennement qu’il sera possible, d’attendre encore un peu à la mettre au Puits-d’Orbe. Et voilà donc Mme de Saint Ange 6 qui vous arrivera fort à propos. Pour ma sœur, je suis de votre avis; non que je ne voulusse bien qu’elle fût auprès de vous, puisqu’elle n’a pas son cœur contourné à la Religion, mais pour condescendre à l’amitié de madame l’Abbesse, qui mérite bien qu’on ne la récompense pas de déplaisir en ses faveurs. Je lui veux écrire touchant le confesseur que le bon Père Recteur juge propre pour sa Maison, afin qu’elle le recherche et pour cela et pour son assistance. Mon Dieu, que de détours prend-on avant que d’arriver au logis, quand on n’est pas guidé.

 

J’attendrai que cette autre sœur 7 m’écrive sur le sujet pour lequel vous lui laissâtes l’article que j’avais écrit dans votre livre. Que Satan est mauvais! Jusqu’où se va-il fourrer! Mais ne vous en étonnez pas : les choses spirituelles lui sont fort accessibles, parce qu’il est esprit; il ne lui faut pas beaucoup d’ouverture, pour se glisser es amitiés des mortels. Mais je vois notre bon Dieu qui permet tout pour le mieux, et je l’en bénis de tout mon cœur. Ô Dieu, quel grand bien a une âme de toucher au doigt son imbécillité! cela la fortifie et établit pour tout le reste de sa vie. Celui qui n’a pas essayé, que peut-[il savoir ? dit la Sainte] Écriture (Eccli., xxxiv, 9-11). Mon Dieu, que je désirerais de me pouvoir dignement 8 […]

 

Vous pourrez refaire encore pour un an vos petits vœux 9, sinon que la charge d’iceux vous pressât trop. Pour le Carême il y a du loisir à vous parler ; pour l’Avent il n’est plus temps. N’ajoutez guère de peines corporelles à celles du jeûne de l’Église; mais puisqu’en Carême on jeûne et que l’on n’emploie pas le temps, du souper à manger, sinon pour la petite collation, vous pourrez bien prendre une demi-heure environ ce temps-là, à méditer sur la Passion ou sur ce qui vous aura touché au sermon. Je dis une demi-heure, au lieu de la petite récollection que je vous avais marquée.

 

Je ne sais rien qui me puisse tirer hors d’ici, sinon la volonté du Saint Père, ou l’extrême (mais je dis extrême) nécessité du prochain, surtout de mes enfants spirituels. Je suis lié sur ce banc, il faut que j’y vogue.

 

Que vous dirai-je plus? J’arrivai ici samedi au soir 10, après avoir battu les champs six semaines durant, sans arrêter en un lieu, sinon au plus demi-jour. J’ai prêché ordinairement tous les jours, et souvent deux fois le jour. Hé, que Dieu m’est bon ! Je ne fus jamais plus fort. Toutes les croix que j’avais prévues, à l’abord n’ont été que des oliviers et palmiers ; tout ce qui me semblait fiel s’est trouvé du miel, ou peu s’en faut. Seulement puis-je dire avec vérité que, si ce n’a été à cheval ou en quelques réveils de la nuit, je n’ai point eu de loisir de repenser à moi et considérer le train de mon cœur, tant les occupations importantes s’entresuivaient de près. J’ai confirmé un nombre innombrable de peuple; et à tous les biens qui se seront faits parmi ces simples âmes, vous avez toujours participé, comme à tout le reste de ce qui se fait et se fera en ce diocèse, pendant que j’en aurai l’administration. Mais pourquoi vous dis-je ceci? Parce que je parle avec vous comme avec mon propre cœur.

 

Adieu, ma chère Fille. Dieu soit notre cœur, notre amour, notre tout. Demandez pour moi une bénédiction de votre sainte Abbesse, aux pieds de laquelle son Fils nous fasse vivre et mourir.

 

Monsieur Cassart 11 m’écrit comme n’ayant pas reçu de nos lettres ; et néanmoins je lui ai écrit, et pense que ma lettre lui sera arrivée, aussi bien que celle que je vous ai écrite, puisqu’elles étaient ensemble.

 

Ma bonne mère ne sait pas que je vous écris, mais je sais bien qu’elle et toute sa famille sont acquises irrévocablement à votre service_12.

 

1. La lettre écrite à la Baronne, un mois avant celle-ci, ne nous est pas parvenue.

2. Voir les Mémoires de la Mère de Chaugy, IIe partie, chap. xix.

3. Cette phrase est inédite ; les mots qui manquent, et aussi ceux de la phrase suivante, à l’exception du premier, sont coupés dans l’Autographe conservé à la Visitation d’Annecy.

4. L’abbesse du Puits-d’Orbe.

5. Françoise de Rabutin Chantal; elle avait alors six ans.

6. La personne que le Saint jugeait capable d’instruire chrétiennement Françoise de Chantal, était probablement Marguerite Sauvat, femme de Pierre Le Charron, seigneur de Saint-Ange, d’Ormeille, Blanchefort, etc., trésorier général de l’extraordinaire des guerres et de la cavalerie légère. Une de leurs filles avait épousé Guillaume Bourgeois de Crépy, frère de l’abbesse du Puits-d’Orbe ; cette alliance expliquerait la présence de Mme de Saint-Ange en Bourgogne et ses relations avec la Baronne de Chantal. (La Chesnaye-Desbois, art. «Le Charron».)

7. La présidente Brûlart.

8. Tout ce qui précède est donné d’après l’Autographe d’Annecy. Ici encore le feuillet est coupé; la fin de la lettre est tirée d’une copie conservée à Turin, Archives de l’État.

9. Ces « petits vœux » comprenaient certaines pratiques de piété.

10. Le 26 novembre.

11. «Me Jacques Cassard, praticien à Sémur » figure dans le contrat de mariage entre noble Bernard de Sales et demoiselle Marie-Aimée de Rabutin, 3 janvier 1609.

12. Cette phrase est écrite en marge de l’Autographe d’Annecy.

 

 

Lettre CCCXXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

5 décembre 1605

TOME XIII, page 126

 

Le remède préféré du Saint. – Les « alcions » de la mer et leurs nids. –

Tenir notre cœur bien calfeutré et ne lui donner aucune ouverture que du côté du Ciel.

 

Annecy, 5 décembre 1605

 

 

Ma très chère Fille,

 

         Depuis mon retour de la visite, j'ai eu quelque res­sentiment de fièvre catarrheuse ; notre médecin n'a point voulu m'ordonner autre remède que le repos, et je lui ai obéi. Vous savez, ma Fille, que c'est aussi le remède que j'ordonne volontiers que la tranquillité, et que je défends toujours l'empressement. C'est pourquoi, en ce repos corporel, j'ai pensé au repos spirituel que nos cœurs doivent avoir en la volonté de Dieu où qu'elle nous porte; mais il ne m'est pas possible d'étendre les considérations qui se doivent faire pour cela, qu'avec un peu de loisir bien franc et net.

Vivons, ma Fille, vivons tandis qu'il plait à Dieu, en cette vallée de misères, avec une entière soumission à la sainte volonté souveraine. Ah! que nous sommes rede­vables à sa Bonté qui nous a fait désirer avec tant de résolutions de vivre et mourir en sa dilection ! Sans doute, ma Fille, nous le désirons, nous y sommes résolus ; espérons encore que ce grand Sauveur, qui nous donne le vouloir, nous donnera aussi la grâce de le parfaire. (Phil. 2,13)

Je considérais l'autre jour ce que quelques auteurs[2] disent des alcions, petits oiselets qui pondent sur la rade de la mer : c'est qu'ils font des nids tout ronds, et si bien pressés que l'eau de la mer ne peut nullement les péné­trer ; et, seulement au-dessus, il y a un petit trou par lequel ils peuvent respirer et aspirer. Là-dedans, ils lo­gent leurs petits, afin que la mer les surprenant, ils puissent nager en assurance et flotter sur les vagues, sans se remplir ni submerger ; et l'air qui se prend par le petit trou, sert de contrepoids, et balance tellement ces petits pelotons et ces petites barquettes, que jamais elles ne renversent. O ma Fille, que je souhaite que nos cœurs soient comme cela, bien pressés, bien calfeutrés de toutes parts, afin que si les tourmentes et tempêtes du monde les saisissent, elles ne les pénètrent pourtant point, et qu'il n'y ait aucune ouverture que du coté du Ciel, pour aspirer et respirer à notre Sauveur. Et ce nid, pour qui serait‑il fait, ma chère Fille ? Pour les petits poussins de celui qui l'a fait: pour l'amour de Dieu, pour les affections divines et célestes.

 

Mais pendant que les alcions bâtissent leurs nids et que leurs petits sont encore tendres, pour supporter l'effort des secousses des vagues, hélas, Dieu en a le soin et leur est pitoyable, empêchant la mer de les enlever et saisir. O Dieu, ma Fille, et donc cette souveraine Bonté assu­rera le nid de nos cœurs pour son saint amour contre tous les assauts du monde, ou il nous garantira d'être assaillis. Ah! que j'aime ces oiseaux qui sont environnés d'eaux et ne vivent que de l'air, qui se cachent en mer et ne voient que le ciel! Ils nagent comme poissons et chantent comme oiseaux; et, ce qui plus me plait, c'est que l'ancre est jetée du coté d'en haut et non du coté d'en bas, pour les affermir contre les vagues. O ma Sœur, ma Fille, le doux Jésus nous veuille rendre tels, qu'envi­ronnés du monde et de la chair nous vivions de l'esprit; que, parmi les vanités de la terre, nous visions toujours au Ciel; que, vivant avec les hommes, nous le louions avec les Anges, et que l'affermissement de nos espérances soit toujours en haut et au Paradis. (Heb. VI, 18,19)

O ma Fille, il a fallu que mon cœur ait jeté cette pensée sur ce papier, jetant aux pieds du Crucifix ses souhaits, affin qu'en tout et par tout le saint amour divin soit notre grand amour. Hélas, mais quand sera ce qu'il nous consumera ? et quand consumera-t-il notre vie pour nous faire mourir à nous mêmes et nous faire revivre à notre Sauveur (Rm VI, 8,11)? A lui seul soit à jamais honneur, gloire et bénédiction. ( I Tim.I, 17 ; Apoc. V, 13)

 

Mon Dieu, ma chère Fille, qu'est ce que je vous écris ? je veux dire, a quel propos cela? O ma Fille, puisque notre invariable propos et finale et invariable résolution tend incessamment à l'amour de Dieu, jamais les paroles de l'amour de Dieu ne sont hors de propos pour nous.

 

A Dieu, ma Fille; oui, je dis ma vraie Fille en Celui duquel le saint amour me rend obligé, mais tout consacré d'être, vivre, mourir et revivre à jamais votre et tout votre. Vive Jésus ! Que Jésus vive et Notre Dame ! Amen.

 

François, Evêque de Genève

 

 

Lettre CCCXXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

28 décembre 1605

TOME XIII, page 126

 

 

Désir du Saint de progresser dans l'amour divin. – Aspirations. – Bethléem : la sainte Abbesse, et le « petit Enfançon » – Lui dérober « les premières rosées de ses larmes »; leur divine efficacité..

 

 

Annecy, 28 décembre 1605,

 

Je finis cette année, ma chère Fille, avec un désir non seulement grand, mais cuisant de m'avancer meshuy en ce saint amour que je ne cesse d'aimer, quoi que je ne Paye encore point gousté. Vive Dieu! ma Fille, notre cœur (voyez-vous, je dis notre cœur) est fait pour cela : ah ! que n'en sommes nous bien pleins. Vous ne sauries vous imaginer le sentiment que j'ai présen­tement de ce désir. Ô Dieu, pourquoi vivrons nous l'année suivante, si ce n'est pour mieux aimer cette Bonté souveraine ? Oh ! qu’elle nous ôte de ce monde, ou qu'elle ôte le monde de nous ; ou qu'elle nous fasse mourir, ou qu'elle nous fasse mieux aimer sa mort que notre propre vie.

 

Mon Dieu, ma Fille, que je vous souhaite en Bethlehem maintenant, auprès de votre sainte Abbesse. Hé, qu'il lui sied bien de faire l'accouchée et de manier ce petit Enfançon ; mais surtout j'aime sa charité, qui le laisse voir, manier et baiser à qui veut. Demandez le lui, elle vous le donnera ; et l'ayant, dérobez lui secrètement une de ces petites gouttelettes qui sont dessus ses yeux. Ce n'est pas encore la pluie, ce ne sont que les premières rosées de ses larmes. C’est merveille combien cette liqueur est admirable pour toute sorte de mal de cœur.

 

Mon Dieu, ma Fille, que je vous souhaite en Bethlehem maintenant, auprès de votre sainte Abbesse. Hé, qu'il lui sied bien de faire l'accouchée et de manier ce petit Enfançon ; mais surtout j'aime sa charité, qui le laisse voir, manier et baiser à qui veut. Demandez le lui, elle vous le donnera ; et l'ayant, dérobez lui secrètement une de ces petites gouttelettes qui sont dessus ses yeux. Ce n'est pas encore la pluie, ce ne sont que les premières rosées de ses larmes. C’est merveille combien cette liqueur est admirable pour toute sorte de mal de cœur.

 


 

1606

 

Lettre CCCXXIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

24 février 1606

TOME XIII, page 144

 

 

Le Carême, automne de la vie spirituelle; moyen d’en recueillir les fruits. – La parure permise aux veuves. – Les âmes sont la vigne de Dieu. – Application détaillée de la figure évangélique à une âme chrétienne. – Le pressoir de l’Église.

 

Chambéry, 24 février_1 1606.

 

Ce ne peut être ici qu’une petite lettre, car je m’en vais tout maintenant en chaire, ma très chère Fille. Vous êtes maintenant à Dijon, où je vous ai écrit il n’y a que peu de jours, et où vous abondez, par la grâce de Dieu, de plusieurs consolations auxquelles je participe en esprit. Le Carême est l’automne de la vie spirituelle, auquel on doit recueillir les fruits et les ramasser pour toute l’année. Faites-vous riche, je vous supplie, de ces trésors précieux que rien ne vous peut ni ravir ni gâter (Matt., vi, 20). Souvenez-vous de ce que j’ai accoutumé de dire : Nous ne ferons jamais bien un Carême pendant que nous en penserons faire deux. Faisons donc celui-ci comme le dernier et nous le ferons bien.

 

Je sais qu’à Dijon il y aura quelque excellent prédicateur 2. Les paroles saintes sont des perles, et de celles que le vrai océan d’Orient, l’Abîme de miséricorde, nous fournit. Assemblés en beaucoup autour de votre col, pendez-en bien à vos oreilles, environnés en vos bras – ces atours ne sont point défendus aux veuves, car ils ne les rendent point vaines, mais humbles.

 

Pour moi, je suis ici où je ne vois encore rien, qu’un léger mouvement parmi les âmes à la sainte dévotion. Dieu l’accroîtra, s’il lui plaît, pour sa sainte gloire. Je m’en vais dire maintenant à mes auditeurs que leurs âmes sont la vigne de Dieu (Matt., xxi, 33; Marc., xii, 1); la citerne est la foi, la tour est l’espérance, et le pressoir, la sainte charité; la haie, c’est la loi de Dieu, qui les sépare des autres peuples infidèles.

 

À vous, ma chère Fille, je dis que votre bonne volonté, c’est votre vigne ; la citerne, sont les saintes inspirations de la perfection que Dieu y fait pleuvoir du Ciel; la tour, c’est la sainte chasteté, laquelle, comme il est dit de celle de David (Cant., iv, 4; vii, 4), doit être d’ivoire; le pressoir, c’est l’obéissance, laquelle rend un grand mérite pour les actions qu’elle exprime ; la haie, ce sont vos vœux. Oh! Dieu conserve cette vigne qu’il a plantée de sa main ; Dieu veuille faire abonder de plus en plus les eaux salutaires de ses grâces en sa citerne; Dieu soit à jamais le protecteur de sa tour ; Dieu soit celui qui veuille toujours donner tous les tours au pressoir, qui sont nécessaires pour l’expression du bon vin, et tenir toujours close et fermée cette belle haie dont il l’a environnée, cette vigne, et fasse que les Anges en soient les vignerons immortels.

 

À Dieu, ma chère Fille, la cloche me presse, je m’en vais au pressoir de l’Église, au saint autel, ou distille perpétuellement le vin sacré du sang de ce raisin (Deut., xxxii, 14) délicieux et unique que votre sainte Abbesse, comme vigne céleste, nous a heureusement produit. Là, comme vous savez que je ne puis faire autrement, je vous présenterai et représenterai au Père en l’union de son Fils, auquel, pour lequel et par lequel je suis uniquement et si entièrement vôtre.

 

 

Le ... février 1606.

 

 

Françs, E. de Genève.

 

1. Cette date est plus justifiée que celle du 21 février, donnée par la première édition, car en 1606, c’est le 24 de ce mois que se lisait l’Évangile de la vigne.

2. Le Carême de 1606 fut prêché à Dijon par le P. La Barre, gardien des Cordeliers à Dole, « en réputation des premiers de son bonnet ». (Archives municip. de Dijon, B. 242, 243.)



 

 

 

Lettre CCCXXIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

Fin février 1606

TOME XIII, page 146

 

La nuit, mille bonnes pensées s’offrent au Saint pour la prédication. – Souhaits de perfection. – La considération des plaies de Notre Seigneur. – Vanité et bassesse d’un cœur « qui niche sur un autre arbre que sur celui de la Croix ». – « Rien du monde n’est digne de notre amour. » – Résolutions et aspirations du Bienheureux pour une vie plus fervente.

 

Chambéry, fin février 16o6_1.

 

Ma chère Fille,

 

Cette nuit, parmi mes réveils, j’ai eu mille bonnes pensées pour la prédication, mais les forces m’ont manqué en l’enfantement. Dieu sait tout, et j’adresse tout à sa plus grande gloire, et, adorant sa providence, je demeure en paix. Il n’y a remède; il faut que je fasse ce que je ne veux pas, et le bien que je veux, je ne le fais pas (Rom., vii, 19). Me voici au milieu des prédications et d’un grand peuple, et plus grand que je ne pensais pas; mais si je n’y fais rien, ce me sera peu de consolation.

 

Croyez que cependant je pense à tous moments à vous et à votre âme, pour laquelle je jette incessamment mes souhaits devant Dieu et ses Anges, afin que, de plus en plus, elle soit remplie de l’abondance de ses grâces. Ma très chère Fille, que j’ai d’ardeur, ce me semble, pour votre avancement au très saint amour céleste, auquel, en célébrant ce matin, je vous ai derechef dédiée et offerte, m’étant avis que je vous élevais sur mes bras comme on fait les petits enfants et les grands encore, quand on est assez fort pour les lever. Voyez un peu quelles imaginations notre cœur fait sur les occurrences. Vraiment, je lui en sais bon gré d’employer ainsi toutes choses pour la suavité de son incomparable affection, en les rapportant aux choses saintes.

 

Je n’ai manqué de faire une spéciale mémoire du cher mari. Ha! que vous fîtes néanmoins un heureux échange en ce jour la, embrassant l’état de cette parfaite résignation auquel, avec tant de consolation, je vous ai trouvée; et votre âme, prenant un Époux de si haute condition, a bien raison d’avoir une extrême joie en la commémoration de l’heure de votre fiancement avec lui.

 

Or sus, il est vrai, ma chère Fille, notre unité est toute consacrée à la souveraine unité; et je sens toujours plus vivement la vérité de notre cordiale conjonction, qui me gardera bien de vous oublier jamais, qu’après et longtemps après que je me serai oublié de moi-même pour tant mieux m’attacher à la Croix. Je dois à jamais tâcher de vous tenir hautement et constamment dans le siège que Dieu vous a donné en mon âme, qui est établi à la Croix.

 

Au demeurant, allez de plus en plus, ma chère Fille, établissant vos bons propos, vos saintes résolutions ; approfondissez de plus en plus votre considération dans les plaies de Notre Seigneur, où vous trouverez un abîme de raisons qui vous confirmeront en votre généreuse entreprise et vous feront ressentir combien vain et vil est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur autre arbre que sur celui de la Croix. Ô mon Dieu, que nous serons heureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle! Non, rien, rien du monde n’est digne de notre amour; il le faut tout à ce Sauveur qui nous a tout donné le sien.

 

Vraiment j’ai eu de grands sentiments ces jours passés, des infinies obligations que j’ai à Dieu, et, avec mille douceurs, j’ai résolu derechef de le servir avec plus de fidélité qu’il me sera possible et de tenir mon âme plus continuellement en sa divine présence; et avec tout cela, je me sens une certaine allégresse, non point impétueuse, mais, ce me semble, efficace pour entreprendre ce mien amendement. N’en serez-vous pas bien aise, ma chère Fille, si un jour vous me voyez bien fait au service de Notre Seigneur ? Oui, ma chère Fille, car nos biens intérieurs sont inséparablement et indivisiblement unis. Vous me souhaitez perpétuellement beaucoup de grâces, et moi, avec ardeur non pareille, je prie Dieu qu’il vous rende très absolument toute sienne.

 

Mon Dieu, très chère Fille de mon âme, que je voudrais volontiers mourir pour l’amour de mon Sauveur! mais au moins, si je ne puis mourir pour cela, que je vive pour cela seul. Ô ma Fille, je suis fort pressé; que vous puis-je plus dire, sinon que ce même Dieu vous bénisse de sa grande bénédiction ?

 

À Dieu, ma chère Fille; pressez fort ce cher Crucifié sur votre poitrine. Je le supplie qu’il vous serre et unisse de plus en plus en lui. À Dieu encore, ma très chère Fille; me voici bien avant dans la nuit 1, mais plus avant dans la consolation que j’ai de m’imaginer le doux Jésus assis sur votre cœur ; je le prie qu’il y demeure au grand jamais. À Dieu encore une fois, ma bonne, ma chère Fille, ma Sœur, que je chéris incomparablement en Notre Seigneur, qui vit et règne es siècles des siècles. Amen. Vive Jésus !

 

Françs, E. de Genève.

 

1. La première édition donne la date de mars 1618, mais les allusions trahissent une époque antérieure, et comme le premier alinéa ne peut se rapporter au Carême de La Roche (1605), ou de Rumilly (1608), il reste que la lettre a été écrite à Chambéry, vers le milieu de la station quadragésimale.

2. Cette phrase semble contredire les premiers mots de cette lettre ; mais celle-ci, commencée le matin, n’a sans doute été finie que le soir du même jour, très tard.

 

 

 

Lettre CCCXXXII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

6 mars 1606

TOME XIII, page 152

 

Conduite à tenir dans les tentations contre la foi; la meilleure tactique, c’est de les mépriser. – Dieu est le protecteur de la viduité chrétienne.

 

Chambéry, 6 mars 1606.

 

Ma très chère Fille,

 

Contre tous ces nouveaux assauts et tentations d’infidélité ou doute de la foi, tenez-vous close et couverte dans les instructions que vous avez eues jusques à présent ; vous n’aurez rien à craindre. Prenez garde à ne point disputer ni marchander ; item, à ne point vous en attrister et inquiéter, et vous en serez délivrée.

 

Pour moi, je vois cette grande horreur et haine que vous avez pour ces suggestions, et ne doute nullement que cela ne vous nuise et ne donne de l’avantage à l’ennemi, qui se contente de vous ennuyer et inquiéter, puisqu’il ne peut faire autre chose, comme il ne fera jamais, Dieu aidant. Mais courage, ma chère Fille. Ne vous amusez point à la considération de tout cela, car il vous doit suffire que Dieu n’est point offensé en ces attaques que vous recevez. Usez le plus que vous pourrez de mépris de ces brouilleries-là, car le mépris y est le remède le plus utile.

 

Non, je ne suis nullement en crainte pour les colonnes de notre tabernacle, car Dieu en est le protecteur. J’ay néanmoins bien été en considération, pour penser que c’est qui pouvait permettre au monde l’audace et l’imprudence de penser à les ébranler ; car il me semble que nous lui faisons assez mauvais visage pour lui ôter le courage de nous vouloir chatouiller. Or bien, tout cela n’est rien.

 

Je ne peux ni veux jamais finir de vous souhaiter l’abondance des grâces de Notre Seigneur et de sa très sainte Mère, en l’amour duquel je suis et serai invariablement et uniquement tout vôtre.

 

Le 6 mars 1606.

 

Françs, E. de Genève.

 

 



 

Lettre CCCXXXIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

avril 1606

TOME XIII, page 161

 

Remède aux tentations contre la foi. – La Méthode de servir Dieu et le Combat spirituel. – Aux âmes qui débutent dans l’oraison, « il est expédient de se servir de toutes leurs « pièces, et de l’imagination encore». – Dans les choses conseillées, le Saint ne veut pas qu’on prenne ses paroles en toute rigueur.

 

Annecy, avril 1606.

 

[…] Je suis consolé que monsieur Gallemant soit de même avis avec moi. Pour le remède de ces importunités que vous recevez touchant la foi, il dit vrai: il ne faut point disputer, mais s’humilier; ni spéculer avec l’entendement, mais roidir la volonté.

 

Le livre de La Méthode de servir Dieu (1) est bon, mais embarrassé et difficile plus qu’il ne vous est requis. Celui du Combat spirituel contient tout ce qu’il dit, et plus clairement et plus méthodiquement.

 

De ne se servir en l’oraison ni de l’imagination ni de l’entendement, il n’est pas possible; mais de ne s’en servir point que pour émouvoir la volonté, et, la volonté tant émue, de l’employer plus que l’imagination ni l’entendement, cela se doit faire indubitablement. Il n’est pas besoin, se dit cette bonne Mère_1, de se servir de l’imagination pour se représenter l’humanité sacrée du Sauveur. Non pas, peut-être, à ceux qui sont déjà fort avancés en la montagne de la perfection; mais pour nous autres qui sommes encore es vallées, quoique désireux de monter, je pense qu’il est expédient de se servir de toutes nos pièces, et de l’imagination encore. Je vous ai néanmoins marqué en quelque papier que cette imagination doit être fort simple, et comme servant d’aiguille pour enfiler dans notre esprit ses affections et résolutions. C’est le grand chemin, ma chère Fille, duquel il ne nous faut pas encore départir jusques à ce que le jour soit un petit plus grand et que nous puissions bien discerner les sentiers. Il est bien vrai que ces imaginations ne doivent point être entortillées de beaucoup de particularités, mais simples. Demeurons, ma chère Fille, encore un peu ici en ces basses vallées, baisons encore un peu les pieds du Sauveur : il nous appellera, quand il lui plaira, à sa sainte bouche. Ne vous départez encore point de notre méthode jusques à ce que nous nous revoyons.

 

Mais quand sera-ce, me direz-vous ? Si vous pensiez, ma chère Fille, que vous puissiez tirer de ma présence tant d’aide et de bon fruit et de provisions spirituelles comme vous m’écrivez, et que vous en ayez beaucoup de désir, je ne serai pas si dur que de vous remettre à l’année prochaine, mais vous remettrai volontiers au premier dessein, lequel ne me donne nulle peine que celle que vous aurez au voyage ; car, au demeurant, il m’est plein de suavité et de contentement. La difficulté est que je n’ai à mon commandement que les octaves de Pentecôte et celle du Saint Sacrement. Auxquelles des deux que vous vouliez venir, vous me trouverez ici plein de cœur, et, Dieu aidant, de joie à vous servir.

 

Et voyez-vous, ma chère Fille, en ces choses non nécessaires, ou au moins desquelles je ne puis pas bien discerner la nécessité, ne prenez point mes paroles ric à ric; car je ne veux point qu’elles vous serrent, mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croirez être meilleur. Si donc vous croyez que votre voyage vous soit fort utile, je m’accorde qu’il se fasse, mais cela avec aise et toute volonté. Seulement, il faudra m’avertir duquel des deux temps vous voudrez faire choix, car je veux faire venir ma mère ici en ce cas-là; et croyez qu’elle et moi en serons bien consolés, aux dépens de votre travail.

 

Dieu soit à jamais avec nous, et veuille vivre en nos cœurs éternellement. À Dieu, ma très chère Fille; je suis celui qu’il a rendu si uniquement vôtre.

 

F.

 

En avril 1606.

 

 

1. La Méthode de servir Dieu, divisée en trois Parties, avec le Miroir des personnes illustres, augmentées du Mémorial de la Vie de Jésus-Christ, contenant sept belles Méditations pour tous les jours de la semaine, faites en Espagnol par le R. P. Alphonse de Madrid, Religieux de Saint-François, et mises en notre langue de la traduction de Gabriel Chappuis, Tourangeau, annaliste et translateur du Roy. Au R. P. Frère Paul de Mol, Guardien du couvent des Frères Capucins de Béthune. Lyon, Favre, 1593. – Douai 1598, 1600, 1606.

2. Cette « bonne Mère» dont le Saint ne trouvait pas les conseils opportuns était Mère Marie die la Trinité, célèbre dans le monde sous le nom de Mlle d’Hannivel. Toutefois, on peut croire que celle-ci, jeune encore et à peine professe, ne parlait pas alors en sou nom, mais traduisait surtout les pensées de la vénérable Prieure, Anne de Jésus, qui était espagnole et ignorait notre langue.



 

 

 

Lettre CCCLI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

8 juin 1606

TOME XIII, page 181

 

Projet d’une deuxième entrevue avec la Baronne. – Il faut s’attacher à la gloire de Dieu et non à ses créatures. – Docilité du Saint aux avis qu’on lui donne pour sa santé. – Quel usage doit-on faire de l’imagination et de l’entendement dans l’oraison. – S’abstenir des longues oraisons, des imaginations violentes et des considérations prolongées. – Les travaux des mains. – N’avoir d’autre loi ni contrainte que l’amour. – La serge violette de la Baronne. – Pensées qui occupaient le Saint tandis qu’il portait le Saint-Sacrement à la Fête-Dieu. – La quenouille et le fuseau des âmes dévotes et des saintes ménagères. – Les gros et les petits fuseaux. – Intérêt affectueux de l’Évêque pour la famille de Mme de Chantal;

 

Annecy, 8 juin 1606.

 

Ce sera donc pour cette prochaine année, s’il plaît à Dieu, que nous nous reverrons, ma très chère Fille; mais cela infailliblement, et toujours ou aux fêtes de Pentecôte ou à celle du Saint Sacrement, sans qu’il soit besoin d’attendre aucune autre assignation, afin qu’on s’y dispose de bonne heure. Et cependant, qu’est-ce que nous ferons ? Nous nous résignerons entièrement et sans réserve à la bonne volonté de Notre Seigneur, et renoncerons en ses mains toutes nos consolations, tant spirituelles que temporelles. Nous remettrons purement et simplement à sa Providence la mort et la vie de tous les nôtres, pour faire survivre les uns aux autres, et à nous, selon son bon plaisir, assurés que nous sommes que, pourvu que sa souveraine Bonté soit avec nous et en nous et pour nous, il nous suffit très abondamment.

 

Que je demandasse de vous survivre ? Oh vraiment, que ce bon Dieu en fasse comme il lui plaira, ou tôt ou tard : ce ne sera pas cela que je voudrais excepter en mes résignations, si j’en faisais. Mais, ce dites-vous, vous n’êtes pas encore détachée de ce côté-là. Seigneur Dieu, que dites-vous, ma très chère Fille ? Vous puis-je servir de lien, moi, qui n’ai point de plus grand désir sur vous que de vous voir en l’entière et parfaite liberté de cœur des enfants de Dieu (Rom., viii, 21)? Mais je vous entends bien, ma chère Fille, vous ne voulez pas dire cela; vous voulez dire que vous pensez que ma survivance soit à la gloire de Dieu, et pour cela vous vous y sentez affectionnée. C’est donc à la gloire de Notre Seigneur que vous êtes attachée, non pas à ses créatures. Je le sais bien, et en loue sa divine Majesté.

 

Mais savez-vous quelle parole je vous donnerai bien ? C’est d’avoir plus soin de ma santé dorénavant, quoique j’en aie toujours eu, plus que je ne mérite ; et, Dieu merci, je la sens fort entière maintenant, ayant absolument retranché les veillées du soir et les écritures que j’avais l’habitude de faire, et mangeant plus à propos aussi. Mais croyez-moi, votre désir a sa bonne part en cette résolution ; car j’affectionne en extrémité votre contentement et consolation, mais avec une certaine liberté et sincérité de cœur telle, que cette affection me semble une rosée, laquelle détrempe mon cœur sans bruit et sans coup. Et, si vous voulez que je vous dise tout, elle n’agissait pas si suavement au commencement que Dieu me l’envoya (car c’est lui sans doute), comme elle fait maintenant, qu’elle est infiniment forte, et, ce me semble, toujours plus forte, quoique sans secousse ni impétuosité. C’est trop dit sur un sujet duquel je ne voulais rien dire.

 

Or sus, je m’en vais vous nommer vos heures. Pour coucher, neuf s’il se peut, ou dix s’il ne se peut mieux; pour lever, cinq, car il vous faut bien de sept à huit heures. L’oraison du matin à six heures, et durera demi-heure ou trois quarts d’heure ; à cinq heures du soir, un peu de recueillement pour un quart d’heure environ, et la lecture un quart d’heure, ou devant ou après; au soir, demi-quart d’heure pour l’examen et la recommandation ; parmi le jour, beaucoup de saintes aspirations en Dieu.

 

J’ai pensé sur ce que vous m’écrivîtes que monsieur N._1 vous avait conseillé de ne point vous servir de l’imagination ni de l’entendement, ni de longues oraisons, et que la bonne Mère Marie de la Trinité 2 vous en avait dit de même touchant l’imagination. Et pour cela, si Vide sup vous faites quelque imagination véhémente et que vous vous y arrêtiez puissamment, sans doute vous avez eu besoin de cette correction ; mais si vous la faites brève et simple, pour seulement rappeler votre esprit à l’attention et réduire ses puissances à la méditation, je ne pense pas qu’il soit encore besoin de la du tout abandonner. Il ne faut ni s’y amuser, ni la du tout mépriser. Il ne faut ni trop particulariser, comme serait de penser la couleur des cheveux de Notre Dame, la forme de son visage et choses semblables; mais simplement en gros, que vous la voyez soupirante après son Fils, et choses semblables, et cela brièvement.

 

De ne point se servir de l’entendement, j’en dis de même. Si votre volonté, sans violence, court avec ses affections, il n’est pas besoin de s’amuser aux considérations ; mais parce que cela n’arrive pas ordinairement à nous autres imparfaits, il est forcé de recourir aux considérations encore pour un peu.

 

De tout cela, je recueille que vous devez vous abstenir des longues oraisons (car je n’appelle pas longue l’oraison de trois quarts d’heure ou de demi-heure) et des imaginations 3 violentes, particularisées et longues ; car il faut qu’elles soient simples et fort courtes, ne devant servir que de simple passage de la distraction au recueillement. Et tout de même des applications de l’entendement, car aussi ne se font-elles que pour émouvoir les affections, et les affections pour les résolutions, et les résolutions pour l’exercice, et l’exercice pour l’accomplissement de la volonté de Dieu, en laquelle notre âme se doit fondre et résoudre. Voilà ce que je vous en puis dire. Que si je vous avais dit quelque chose contraire, ou que vous eussiez entendu autrement, il la faudrait reformer sans doute.

 

J’approuve vos abstinences du vendredi, mais sans vœu ni trop grande contrainte. J’approuve encore plus que vous fassiez ces ouvrages de vos mains, comme le filer et semblables, aux heures que rien de plus grand ne vous occupe, et que vos besognes soient destinées ou aux autels ou pour les pauvres; mais non pas que ce soit avec si grande rigueur que, s’il vous advenait de faire quelque chose pour vous ou les vôtres, vous voulussiez pour cela vous contraindre à donner aux pauvres la valeur; car il faut partout que la sainte liberté et franchise règne, et que nous n’ayons point d’autre loi ni contrainte que celle de l’amour, lequel, quand il nous dictera de faire quelque besogne pour les nôtres, il ne doit point être corrigé comme s’il avait mal fait, ni lui faire payer l’amende comme vous voudriez faire. Aussi, à quoi qu’il nous convie, ou pour le pauvre ou pour le riche, il fait tout bien et est également agréable à Notre Seigneur. Je pense que si vous m’entendez bien, vous verrez que je dis vrai, et que je combats pour une bonne cause quand je défends la sainte et charitable liberté d’esprit, laquelle, comme vous savez, j’honore singulièrement, pourvu qu’elle soit vraie, et éloignée de la dissolution et du libertinage qui n’est qu’un masque de liberté.

 

Après cela, j’ai ri vraiment et ai ri de bon cœur, quand j’ai vu votre dessein de vouloir que votre serge soit employée pour mon usage et que je donne ce qu’elle pourra valoir aux pauvres; mais je ne m’en moque pourtant pas, car je vois bien que la source de ce désir est belle et claire, quoique le ruisseau soit un peu trouble. Ô Dieu! mon Dieu me fasse tel, que tout ce que j’emploie à mon usage soit rapporté à son service, et que ma vie soit tellement sienne, que ce qui sert à la maintenir puisse être dit servir à sa divine Majesté.

 

Je ris, ma chère Fille, mais ce n’est pas sans mélange d’appréhension bien forte de la différence qu’il y a entre ce que je suis et ce que plusieurs pensent que je sois. Mais bien! que votre intention vous vaille devant Dieu! J’en suis content pour une pièce ; mais qui me l’estimera à sa juste valeur ? car si je voulais rendre aux pauvres son prix selon que je l’estimerai, je n'aurais pas cela vaillant, je vous en assure. Jamais vêtement ne me tint si chaud que celui-là, duquel la chaleur passera jusques au cœur, et ne penserai pas qu’il soit violet_4, mais pourprin et écarlate, puisqu’il sera, ce me semble, teint en charité. Or sus donc, soit pour une fois; car sachez que je ne fais pas toutes les années des habits, mais seulement selon la nécessité; et, pour les autres années, nous trouverons moyen de bien loger vos travaux selon votre désir.

 

Ce n’est pas encore tout. Ce dessein m’a donné mille gaies pensées; mais je ne veux vous en dire qu’une, que je faisais le jour de l’octave du Saint Sacrement 5, le portant à la dernière procession. Je vous dressais, ce me semble, bien de la besogne à filer, et sur une brave quenouille. Voyez-vous, j’adorais Celui que je portais, et me vint au cœur que c’était le vrai Agneau de Dieu, qui ôte les péchés du monde (Joan., i, 29). Ô saint et divin Agneau, ce disais-je, que j’étais misérable sans vous ! Hélas, je ne suis revêtu que de votre laine, laquelle couvre ma misère devant la face de votre Père. Sur cette cogitation, voici Isaïe qui dit (liii, 7) que Notre Seigneur en la Passion était comme une brebis que l’on tond sans qu’elle dise mot. Et qui est cette divine toison, sinon le mérite, sinon les exemples, sinon les mystères de la Croix ? Il me semble donc que la Croix est la belle quenouille de la sainte Épouse des Cantiques, de cette dévote Sulamite ; la laine de l’innocent Agneau y est précieusement liée : ce mérite, cet exemple, ce mystère.

 

Or, mettez avec révérence cette quenouille à votre côté gauche, et filez continuellement par considérations, aspirations et bons exercices, je veux dire par une sainte imitation. Filez, dis-je, et tirez dans le fuseau de votre cœur toute cette blanche et délicate laine : le drap qui s’en fera vous couvrira et gardera de confusion au jour de votre mort, il vous tiendra chaude en hiver, et, comme dit le Sage (Prov., xxxi, 21), vous ne craindrez point le froid des neiges. Et c’est ce que le même Sage a peut-être pensé, quand, louant cette sainte ménagère, il dit (ibid., 19) qu’elle porta sa main à choses hardies, et ses doigts prirent le fuseau. Car, qui sont ces choses hardies qui se rappor­tent au fuseau, sinon les mystères de la Passion filés par notre imitation ? Là-dessus, je vous souhaitai mille et mille bénédictions, et qu’à ce grand jour du jugement nous nous trouvassions tous revêtus, qui en Évêque, qui en veuve, qui en mariée, qui en Capucin, qui en Jésuite, qui en vigneron, mais tous d’une même laine blanche et rouge, qui sont les couleurs de l’Époux (Cant., v, 10).

 

Voilà, ma chère Fille, ce que j’avais au cœur pendant que j’avais en mes mains l’Agneau même, de la laine duquel je parle. Mais il est vrai, vous me venez presque toujours à la traverse en ces exercices divins, sans néanmoins les traverser ni divertir, grâce à ce bon Dieu. Fais-je bien, ma chère Fille, de vous dire mes pensées ? Je pense qu’au moins ne fais-je pas mal, et que vous les prendrez pour telles qu’elles sont.

 

Or, ces désirs de vous voir éloignée de toutes ces récréations mondaines, comme vous dites, ne peuvent être que bons, puisqu’ils ne vous inquiètent point. Mais ayez patience, nous en parlerons l’année suivante, si Dieu nous conserve ici-bas. Cela suffira bien, et aussi n’ai-je point voulu vous répondre à ces désirs de s’éloigner de sa patrie ou de servir au Noviciat des filles qui aspirent à la Religion : tout cela, ma chère Fille, est trop important pour être traité sur le papier; il y a du temps assez. Cependant, vous filerez votre quenouille, non point avec ces grands et gros fuseaux, car vos doigts ne les sauraient manier, mais seulement selon votre petite portée : l’humilité, la patience, l’abjection, la douceur de cœur, la résignation, la simplicité, la charité des pauvres malades; le support des fâcheux et semblables imitations pourront bien entrer en votre petit fuseau, et vos doigts le manieront bien en la conversation de sainte Monique, de sainte Paule, de sainte Élizabeth, de sainte Liduvine et plusieurs autres qui sont aux pieds de votre glorieuse Abbesse, laquelle, pouvant manier toute sorte de fuseau, manie plus volontiers ces petits, à mon avis, pour nous donner exemple.

 

Eh bien, c’est assez, pour ce coup, parlé de la laine de notre Agneau immaculé; mais de sa divine chair, n’en mangerons-nous pas un peu plus souvent? Ô qu’elle est suave et nourrissante ! Je dis que, se pouvant commodément faire, il sera bon de la recevoir un jour de la semaine, le jeudi, outre le Dimanche, sinon que quelque fête se présentât à quelque autre jour ennemi la semaine. Cela pourtant, sans bruit, sans incommoder nos affaires, sans laisser de filer non plus l’une que l’autre quenouille.

 

Je me réjouis de voir les bons Pères Capucins en votre Autun_6, car j’espère que Dieu en sera glorifié. J’ai reçu une lettre que le Frère Matthieu_7 m’a envoyée de Thonon, ou il s’est arrêté.

 

Je ne sais où est notre Monsieur l’Archevêque_8 vous me ferez le bien de lui envoyer ma lettre. Je l’honore de toute l’étendue de mes forces, et ne se passe aucune célébration en laquelle je ne le recommande à Notre Seigneur. On m’avait dit qu’il avait obtenu un prieuré proche de ce diocèse : c’est Nantua, mais je n’en entends plus rien. Ce bon père_9, ce bon oncle 10, tout cela m’est bien avant au cœur, et leur souhaite tout ce que je puis de grâce céleste, et à ces petits enfants, que je tiens pour miens, puisqu’ils sont vôtres. Dieu soit leur protecteur à jamais, et de Celse Bénigne, duquel je n’ai rien appris, il y a longtemps; mais Claude_11 m’en dira quelque chose à son retour.

 

Reste ma petite sœur, de laquelle il faut que je parle. Je ne révoque point en doute si je la vous dois donner ou non ; car, outre mon inclination, ma mère le veut si fort qu’elle le veut avec inquiétude, dès qu’elle a su que cette fille ne voulait pas être Religieuse ; si que, quand je ne le voudrais pas, il faudrait que je le voulusse. À cet effet, je vous ai envoyé trente écus par Lyon, tant pour la dépense qui sera nécessaire à l’envoyer prendre, qu’à faire ses petits honneurs avec les filles qui servent madame l’Abbesse, avec lesquelles elle n’aura pas tant demeuré sans les beaucoup incommoder. Or, comme cela se doit faire, je ne le saurais deviner. Il faut, je vous en prie, ma chère Fille, que vous preniez le soin d’en ordonner comme il convient. J’ai bien un peu d’appréhension que madame notre Abbesse ne s’en fâche, mais il n’y a remède; si n’est-il pas raisonnable de laisser si longuement dans un monastère une fille qui n’y veut pas vivre toute sa vie.

 

Et avec vous, ferai-je point quelque petite cérémonie pour vous remettre ce fardeau sur les bras ? Je vous assure que cela ne serait pas en mon pouvoir; mais oui bien de vous supplier, mais je dis conjurer, et s’il se peut dire quelque chose de plus, que vous ayez à me marquer tout ce qui sera requis pour l’équiper et tenir équipée à votre guise, comme les princesses d’Espagne font, quand on leur donne des filles pour menines, car cela je le veux, et très absolument ; voire, jusques à lui faire porter un chaperon de drap, si cela appartient à vos livrées. Vous voyez bien, ma chère Fille, que je ne suis pas en mes mauvaises humeurs, mais à bon escient je vous conjure. Il faut, je veux, et si le sujet le portait, je commanderais que vous me marquiez tout ce qu’il faut pour cette fille-là. Je dis pour son équipage, puisque, quant au râtelier, il n’en faut pas parler ; autrement vous me diriez mille maux, je le sais bien. J’écris à monsieur votre beau-père pour le supplier d’avoir agréable la faveur que vous me voulez faire, mais la vérité est qu’en termes de belles paroles je n’y entends rien; vous le suppléerez, s’il vous plaît.

 

Mais ne triomphez-vous pas quand vous m’imposez silence sur vos secrets ? Vraiment, ce n’est pas moi, ma chère Fille, qui ai dit à monsieur N. que vous étiez ma fille: il me le vint dire tout d’abord, comme chose que je devais recevoir fort à gré, et aussi fis-je. Comme aussi ce que M. de [Sauzéa_12] me dit, que vous n’étiez point pompeuse et que vous ne portiez point de vertugadin, et que vous ne pensiez point à vous remarier; mais cela me fut dit si naïvement, ma chère Fille, que je le crois. Et puis, vous me défendez de dire vos secrets après que tout le monde les sait. Or bien, je ne dirai mot de vos besognes, ni de l’emploi que vous en voulez faire; car, à qui, je vous prie, le dirais-je ?

 

J’aime bien votre petite cadette 13, puisque c’est un esprit angélique, comme vous me dites. je savais déjà le départ du bon Père [de Villars]; ce qui m’avait fâché, car il ne sera peut-être pas aisé de rencontrer un esprit si sortable à votre condition que celui-là. Il me semble que nous nous rencontrions fort bien presque en toutes choses ; mais, au bout de la, notre chère liberté d’esprit remédie a tout. On m’a dit qu’en sa place est arrivé un grand  personnage, des premiers prédicateurs de France, mais que je ne connais que par son nom, qui est grand et plein de réputation 14.

 

Je partirai d’ici à dix jours pour continuer ma visite, cinq mois entiers parmi nos hautes montagnes, où les bonnes gens m’attendent avec bien de l’affection. Je me conserverai tant qu’il me sera possible, pour l’amour de moi, que je n’aime que trop, et encore pour l’amour de vous qui le voulez et qui aurez part à tout ce qui s’y fera de bon, comme vous avez en général à tout ce qui se fait en mon diocèse, selon le pouvoir que j’ai par ma qualité de le communiquer.

 

Mon frère le chanoine 15 vous voulait écrire ; je ne sais s’il le fera. Ce pauvre garçon n’est point bien fait de santé ; il se traîne tant qu’il peut, avec plus de cœur que de force. Il pourra se reprendre pour un peu auprès de sa mère, pendant que je sauterai de rocher en rocher sur nos monts. J’ai écrit à Madame du [Puits-d’Orbe], de laquelle je n’ai point de nouvelles, il y a longtemps. J’entends que ses filles soupirent après les Carmelines, où elles ne peuvent atteindre, et perdent cœur à la perfection de leur Monastère, laquelle elles pourraient aisément procurer, C’est l’ordinaire.

 

Monsieur de N. m’a promis qu’il viendrait avec vous et serait votre conducteur, et qu’il avait été nourri auprès de vous; et cela me pleut fort, comme aussi ce que vous m’écrivez de l’amour réciproque de notre sœur de Dijon 16 et de vous; car je la tiens pour une femme bien bonne, brave et franche. Je suis aussi consolé de ce que ces bonnes Dames Carmelines vous affectionnent, et voudrais bien savoir d’où est la bonne Sœur Marie de la Trinité. J’en connais de celles de Paris et révère bien fort leur Ordre.

 

À Dieu, ma chère Fille, à Dieu soyons nous à jamais, sans réserve, sans intermission. Qu’à jamais il vive et règne en nos cœurs. Amen.

 

F.

 

Vive Jésus, ma chère Fille, et qu’a jamais vive Jésus! Amen.

 

Les octaves de Pentecôte et de la Fête-Dieu ont été miennes, ma chère Fille, mais seulement pour demeurer ici, et non pas pour y avoir aucun loisir. De ma vie, que j’aie mémoire, je n’ai été plus embesogné à diverses choses, mais bonnes; je dis ceci pour m’excuser si je ne vous écris plus amplement.

 

J’oubliais de vous prier de m’envoyer le plus tôt que vous pourrez, des chansons spirituelles que vous avez de delà ; faites-moi ce bien, je vous prie, ma chère Fille, pour l’amour de Dieu, qui vous veuille bénir et conserver éternellement. Amen.

 

À Neci, le 8 juin 1606.

 

1. Probablement M. Gallemand, qui pour lors séjournait à Dijon.

2. Mère Marie de la Trinité (Marie d’Hannivel) naquit à Paris le 7 août 1579, de Robert d’Hannivel, grand audiencier de France. Agréable, vive, sensée, avide de plaire, avec tous les dons de l’esprit et du cœur pour y réussir, elle semblait promise au monde. Elle en était déjà l’idole, lorsque soudain, touchée des exhortations de l’illustre P. de Joyeuse, elle passa de la tiédeur à une vie fervente. L’ordre des Carmélites naissait à peine en France; elle y entra, prit l’habit sous le nom de Marie de la Trinité, fit ses vœux en novembre 1605, à Dijon, fut élue en 1607 prieure du couvent de Pontoise, et fonda, ou contribua à fonder les maisons de Rouen, de Caen, de Châtillon et les deux monastères de Troyes. Son rare talent pour le gouvernement, ses austères et grandes vertus lui acquirent au-dedans et au-dehors de l’Institut la confiance et la vénération publiques. Mère Marie de la Trinité mourut le 6 mars 1647, au second monastère de Troyes. (Cf. Chroniques de l’ordre des Carmélites, tome III.)

3. Un fragment autographe de cette lettre se conserve à la Visitation d’Annecy.

4. La soutane violette tissée par la Sainte se conserve encore à la Visitation d’Annecy.

5. Le 2 juin.

6. Le couvent des PP. Capucins, situé au faubourg Saint-Andoche, eut pour premier Gardien le P. Jacques de Savoye, accompagné des PP. Célestin de Hauteville, Étienne de Langres, Ange d’Avignon, etc. On lit dans un manuscrit de Bonaventure Goujon, conservé à la bibliothèque du Grand Séminaire d’Autun: «Le Dimanche 21 avril 1606... le jubilé obtenu par les Révérends Pères Capucins, fut audit Autun de 40 heures, lequel fut fait en l’église St-Nazare... Le deux de juin 1606 » le « sieur Révérend Évêque Saulnier accepta la place où est de présent bâti le couvent et l’église des Révérends Pères Capuchins... Le Dimanche 19 juin 1606, la première pierre de ladite église et couvent des Capucins fut mise, et fut portée et mise par ledit Révérend Évêque Saulnier, la seconde par M. Nicolas Jannin, conseiller et aumonnier du roi,... et la troisième fut portée et mise par M. Guy de Rabutin, chevallier, sieur et baron de Chantal, Bourbilly et de Monthelon. » (Harold de Fontenay, Inscriptions du Moyen Âge et des Temps modernes, pour servir à l’histoire d’Autun, 1886.)

7. Dans le Nécrologe des FF. Mineurs Capucins de Savoie (1902), nous trouvons trois Religieux de ce nom : le F. Matthieu de Thonon, inscrit en 16o6 dans le Registre de Notre-Dame de Compassion de Thonon ; le F. Matthieu d’Arnans, inscrit dans le même Registre le 15 août 16o8; le F. Matthieu de Dingy, mort en 1617 à Annecy, issu de famille ancienne et très noble. C’est très probablement de l’un d’entre eux que le Saint a voulu parler.

8. Mgr Frémyot, archevêque de Bourges.

9. Le président Bénigne Frémyot.

10. Claude Frémyot.

11. Parmi les serviteurs qui, à des titres divers, faisaient partie de la maison du Saint, on en rencontre deux désignés sous ce nom : Claude Furier, très souvent témoin dans les actes des Registres de l’Évêché, et Claude Velut, de Thorens, qui accompagna plusieurs fois le Bienheureux avec Georges Rolland.

12. M. de Sauzéa sera destinataire en 1607.­

13. Charlotte de Rabutin Chantal .

14. Le P. de Villars quitta en effet Dijon au mois de mai précédent. Le vice-recteur qui lui succéda fut le P. Christophe Clémenson, né en 1550, mort en 1611 à Tarascon, et, d’après le Ménologe de la Compagnie de Jésus (Ire Partie, p. 466), « l’un des grands adversaires du calvinisme dans le midi de la France, durant trente années », prédicateur et apôtre selon l’esprit de saint François de Sales.

15. Jean-François de Sales.

16. La présidente Brûlart.



 

 

 

Lettre CCCXXIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

17 juin 1606

TOME XIII, page 192

 

Départ du Saint pour la visite des paroisses; ses impressions. – Les mille bonnes odeurs qui parfument nos affections. – Tenir son cœur bien large, vivre joyeuse.

 

Annecy, 17 juin 1606.

 

Ma très chère Fille,

 

J’ai votre lettre du 6 de juin, et tout maintenant, je monte à cheval pour la visite qui durera environ cinq mois 1. Pensez si je suis prêt d’aller en Bourgogne, car, ma chère Fille, cette action de la visite m’est nécessaire, et des principales de ma charge. Je m’y en vais de grand courage, et dès ce matin, j’ai senti une particulière consolation à l’entreprendre, quoique auparavant, durant plusieurs jours, j’en eusse eu mille vaines appréhensions et tristesses, lesquelles néanmoins ne touchaient que la peau de mon cœur et non point l’intérieur : c’était comme ces frissonnements qui arrivent au premier sentiment de quelque froidure. Mais, comme je vous ai dit maintes fois, notre bon Dieu me traite en enfant bien tendre, car il ne m’expose à point de rude secousse; il connaît mon infirmité et que je ne suis pas pour en supporter de grandes. Je vous dis ainsi mes petites affaires parce qu’il me fait grand bien.

 

Oui da, je vous en sais bon gré de bien aimer votre fièvre tierce. Je m’imagine, pour moi, que si nous avions l’odorat un peu bien affiné, nous sentirions les afflictions toutes musquées et parfumées de mille bonnes odeurs; car encore que d’elles-mêmes elles soient d’odeur déplaisante, néanmoins sortant de la main, mais plutôt du sein et du cœur de l’Époux, qui n’est autre chose que parfum et que baume lui-même (Eccli., xxiv, 20), elles arrivent à nous de même, pleines de toute suavité.

 

Tenez, ma chère Fille, tenez votre cœur bien large devant Dieu; allons toujours gaiement en sa présence. Il nous aime, il nous chérit, il est tout nôtre, ce doux Jésus; soyons tous siens seulement, aimons-le, chérissons-le, et que les ténèbres, que les tempêtes nous environnent, que nous avons des eaux d’amertume jusques au col : pendant qu’il nous soulève le manteau, il n’y a rien à craindre (Matt., xiv, 30).

 

Je vous écrirai souvent, ma chère Fille, et mille et mille fois je vous bénirai des bénédictions que notre Dieu m’a commises. Vivez joyeuse, ou saine ou malade, et serrez bien ferme votre Époux sur votre cœur, ma chère Fille, ma très chère Fille, a qui je suis ce que sa divine Majesté veut que je sois et qui ne se peut dire. Vive Jésus à jamais! Amen.

 

À Annecy, le xvii juin 1606.

 

1. L’ordre chronologique amènerait ici une lettre à la Marquise Donex (16 juin 1606), publiée pour la première fois par Blaise, Nouvelles inédites (1833), et reproduite par Vivès, tome lx, P. 348, et Migne, tome VI, col. 857. Nous la rejetons comme apocryphe ; presque à toutes les phrases, le style trahit l’œuvre d’un faussaire.

2. Le Saint partit en effet le 17 juin pour la visite pastorale de son diocèse.

 

 

Lettre CCCLVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 199

 

 

Les « monts épouvantables » de Chamonix. – Mort tragique d’un berger. –  Réflexions de l’Évêque à ce propos; son humilité. – Une sainte villageoise, l’une des « grandes amies » du Saint. – Dans l’aridité spirituelle, regarder simplement Notre Seigneur. – Il faut être à Dieu sans réserve ni division.

 

Fin juillet ou commencement d’août 1606 1.

 

 

 

Mon Dieu, ma bonne Fille, que vos lettres me consolent et qu’elles me représentent vivement votre cœur et confiance en mon endroit, mais avec une si pure pureté, que je suis forcé de croire que cela vient de la même main de Dieu.

 

J’ai vu ces jours passés des monts épouvantables tout couverts d’une glace épaisse de dix ou douze piques 2, et les habitants des vallées voisines me dirent qu’un berger, allant pour recourir une sienne vache, tomba dans une fente de douze piques de haut, en laquelle il mourut gelé. Ô Dieu, ce dis-je, et l’ardeur de ce berger était-elle si chaude à la quête de sa vache, que cette glace ne l’a point refroidi? Et pourquoi donc suis-je si lâche à la quête de mes brebis ? Certes, cela m’attendrit le cœur, et mon cœur tout glacé se fondit aucunement. Je vis des merveilles en ces lieux-là: les vallées étaient toutes pleines de maisons, et les monts, tout pleins de glace jusqu’au fond. Les petites veuves, les petites villageoises, comme basses vallées, sont si fertiles, et les Évêques, si hautement élevés en l’Église de Dieu, sont tout glacés! Ah! ne se trouvera-t-il pas un soleil asses fort pour fondre celle qui me transit ?

 

À même temps, on m’apporta un recueil de la vie et mort d’une sainte villageoise de mon diocèse, laquelle était décédée au mois de juin_3. Que vouliez-vous que je pensasse là-dessus ? Je vous en enverrai un jour un extrait, car, sans mentir, il y a je ne sais quoi de bon en cette petite histoire d’une femme mariée, et qui était, de sa grâce, de mes grandes amies et m’avait souvent recommandé à Dieu.

 

Je viens de parler pour vous à Notre Seigneur en la sainte Messe, ma très chère Fille, et certes, je n’ai pas osé lui demander absolument votre délivrance; car s’il lui plaît d’écorcher l’offrande qui lui doit être présentée, ce n’est pas à moi de désirer qu’il ne le fasse pas; mais je l’ai conjuré et conjure par cette si extrême déréliction par laquelle il sua le sang (Lucæ, xxii, 43-44)  et s’écria sur la croix: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé (Ps. xxi, 1; Matt., xxvii, 46), qu’il vous tienne toujours de sa sainte main, comme il a fait jusqu’à présent, bien que vous ne sachiez pas de quel côté il vous tient, ou au moins que vous ne le sentiez pas. Certes, vous ferez bien de regarder simplement Notre Seigneur crucifié, et de lui protester votre amour et absolue résignation, toute sèche, aride et insensible qu’elle est, sans vous amuser à considérer ni examiner votre mal, non pas même pour me le dire.

 

Enfin nous sommes tout à Dieu, sans réserve, sans division, sans exception quelconque, et sans autre prétention que de l’honneur d’être siens. Si nous avions un seul filet d’affection en notre cœur qui ne fût pas à lui et de lui, ô Dieu, nous l’arracherions tout soudainement. Demeurons donc en paix, et disons avec le grand amoureux de la Croix: Au demeurant, que nul ne me vienne inquiéter, car quant à moi, je porte en mon cœur les stigmates de mon Jésus (Galat., vi, 17). Oui, ma très chère Fille, si nous savions un seul brin de notre cœur qui ne fût pas marqué au coin du Crucifix, nous ne le voudrions pas garder un seul moment. À quel propos s’inquiéter? Mon âme, espère en Dieu; pourquoi es-tu triste et pourquoi te troubles-tu (Ps. xli, 6) ? puisque Dieu est mon Dieu et que mon cœur est un cœur tout sien.

 

Oui, ma très chère Fille, priez pour celui qui, incessamment, vous souhaite mille bénédictions, et la bénédiction des bénédictions, qui est son saint amour parfait.

 

1. Cette lettre pourrait bien n’être qu’un composé de plusieurs fragments; son contenu en fixe la date, du moins pour la première partie.

2. Du 23 au 31 juillet, l’infatigable évêque avait visité Flumet, Megève, Combloux, Sallanches, Notre-Dame du Chastel, soit de Cordon, Saint-Martin, Domancy, Saint-Gervais, Saint-Nicolas de Véroce, Notre-Dame de la Gorge, Notre-Dame de Servoz, Chamonix, Vallorcine: de là, l’émerveillement du Saint.

3. La « sainte villageoise » se nommait Pernette Boutey; elle mourut le 9 juin 1606. D’après l’Année Sainte de la Visitation (ancien Ms.), « saint François de Sales donna des preuves d’une incomparable débonnaireté par la tendresse pastorale qu’il témoigna sur la nouvelle [du décès] de sa chère fille spirituelle._[...] On fit une raillerie sur ce que cet homme de Dieu s’était torché les yeux deux ou trois fois, apprenant que cette dévote femme avait rendu l’esprit. Il ne répondit pas un mot, sinon : « À telles âmes appartient le royaume des Cieux; et cette bonne femme, qui n’était que petite par condition en terre, sera bientôt, comme j’espère, notre grande avocate au Ciel. » Il ordonna à un de ses ecclésiastiques d’en écrire les principales actions et la sainte mort... » (Voir cette relation à l’Appendice, Lettre de Claude d’Angeville au Saint, juillet 1606.)



 

 

 

Lettre CCCLIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 201

 

Le fuseau de la femme forte. – Profit qu’on doit tirer des impuissances d’esprit. – Ce que nous pouvons désirer de meilleur. – Un tableau de la Nativité. – La Transfiguration, le Calvaire et Notre-Dame. – L’humilité et l’abjection, choses différentes; les meilleures abjections. – Cultivons notre champ, au lieu d’envoyer « nos bœufs avec la charrue» au champ du voisin. – Ne pas trop « s’amuser » au projet d’entrer en Religion; conduite à tenir en attendant une décision. – L’éducation des filles dans les monastères, d’après les idées du Saint; les enfants de la Baronne, Marie-Aimée, Celse-Bénigne. – Ne pas trop considérer son mal. – Mépriser les tentations; Jésus-Christ crucifié, thème de contemplation. – Saint Pierre sur les eaux; la peur et le mal. – Dans la tourmente, serrer la main du Sauveur.

 

Cluses, 6 août 1606_1.

 

Dieu me veuille assister, ma très chère Fille, pour répondre utilement à votre lettre du 9 juillet 2. Je le désire infiniment, mais je prévois bien que je n'aurai pas asses de loisir pour agencer mes pensées; ce sera beaucoup si je les puis produire.

 

C’est bien dit, ma Fille, parlez avec moi franchement, comme avec moi, c’est-à-dire avec une âme que Dieu, de son autorité souveraine, a rendu toute votre. Vous mettez un peu la main à l’œuvre, ce me dites-vous. Hé, mon Dieu, que voilà une grande consolation pour moi. Faites toujours cela, mettez un peu la main à l’œuvre ; filés tous les jours quelque peu, soit le jour, à la lumière des goûts et clartés intérieures, soit de nuit, a la lueur de la lampe, parmi les impuissances et stérilités. Le Sage loue de cela la femme forte : Ses doigts, dit-il (Prov., xxxi, 19), ont manié le fuseau. Que je vous dirais volontiers quelque chose sur cette parole! Votre quenouille, c’est l’amas de vos désirs: filez tous les jours un peu, tirés à poil vos desseins jusqu’à l’exécution, et vous en viendrez à bout sans doute. Mais gardez de vous empresser, car vous entortilleriez votre filet à nœuds et embarrasseriez votre fuseau. Allons toujours; pour lentement que nous avancions, nous ferons beaucoup de chemin.

 

Vos impuissances vous nuisent beaucoup, car, dites-vous, elles vous gardent de rentrer en vous-même et de vous approcher de Dieu. C’est mal parler, sans doute. Dieu vous laisse là pour sa gloire et votre grand profit; il veut que votre misère soit le trône de sa miséricorde, et vos impuissances, le siège de sa toute-puissance. Ou est-ce que Dieu faisait résider la force divine qu’il avait mise en Samson, sinon en ses cheveux (Judic., xvi, 17), la plus faible partie qui fût en lui ? Que je n’entende plus ces paroles d’une fille qui veut servir son Dieu selon son divin plaisir, et non selon les goûts et agilités sensibles. Qu’il me tue, dit Job (xiii, 15), j’espérerai en lui. Non, ma Fille, ces impuissances ne vous empêchent pas d’entrer en vous-même; mais elles vous empêchent bien de vous plaire en vous-même.

 

Nous voulons toujours ceci et cela, et quoique nous ayons notre doux Jésus sur notre poitrine, nous ne sommes point contents; et néanmoins, c’est tout ce que nous pouvons désirer. Une chose nous est nécessaire, qui est d’être auprès de lui. Dites-moi, ma chère Fille, vous savez bien qu’à la naissance de Notre Seigneur les bergers ouïrent les chants angéliques et divins de ces Esprits célestes ; l’Écriture le dit ainsi (Lucæ, ii, 13-14). Il n’est pourtant point dit que Notre Dame et saint Joseph, qui étaient les plus proches de l’Enfant, entendissent la voix des Anges ou vissent ces lumières miraculeuses; au contraire, au lieu d’entendre les Anges chanter, ils entendaient l’Enfant pleurer, et virent, à quelque lumière empruntée de quelque vile lampe, les yeux de ce divin garçon tout couverts de larmes, et transissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande en bonne foi, n’eussiez-vous pas choisi d’être en l’étable ténébreux et plein des cris du petit Poupon, plutôt que d’être avec les bergers à pâmer de joie et d’allégresse à la douceur de cette musique céleste et à la beauté de cette lumière admirable (ibid., 9)?

 

Oui-da, dit saint Pierre, il nous est bon d’être ici (Matt., xvii, 4) à voir la Transfiguration (et c’est aujourd’hui le jour qu’elle se célèbre en l’Église, 6 d’août); mais votre Abbesse n’y est point, mais seulement sur le mont de Calvaire (Joan., xix, 25), où elle ne voit que des morts, des clous, des épines, des impuissances, des ténèbres extraordinaires, des abandons et dérélictions. C’est assez dit, ma Fille, et plus que je ne voulais, sur ce sujet déjà tant discouru entre nous: non plus, je vous prie. Aimez Dieu crucifié parmi les ténèbres, demeurez auprès de lui, dites: Il m’est bon d’être ici; faisons ici trois tabernacles, l’un à Notre Seigneur, l’autre à Notre-Dame, l’autre à saint Jean. Trois croix sans plus (Lucæ, xxiii, 33), et rangez-vous à celle du Fils, ou à celle de la Mère votre Abbesse, ou a celle du Disciple : partout vous serez la bien reçue, avec les autres filles de votre Ordre_3 qui sont là tout autour.

 

Aimez votre abjection. Mais, dites-vous, qu’est cela, aimez votre abjection? car j'ai l’entendement obscur et impuissant à tout bien. Eh bien, ma Fille, c’est cela. Si vous demeurez humble, tranquille, douce, confiante parmi cette obscurité et impuissance, si vous ne vous impatientez point, si vous ne vous empressez point, si vous ne vous troublez point pour tout cela, mais que de bon cœur (je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement et fermement) vous embrassiez cette croix et demeuriez en ces ténèbres, vous aimerez votre abjection. Car, qu’est-ce autre chose être abject, qu’être obscur et impuissant? Aimez-vous comme cela pour l’amour de Celui qui vous veut comme cela, et vous aimerez votre propre abjection.

 

Ma Fille, en latin l’abjection s’appelle humilité et l’humilité s’appelle abjection; si que, quand Notre-Dame dit : Parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante (Lucæ, i, 48), elle veut dire : Parce qu’il a eu égard à mon abjection et vileté. Néanmoins il y a quelque différence entre la vertu de l’humilité et l’abjection, parce que l’humilité est la reconnaissance de son abjection. Or, le haut point de l’humilité, c’est de non seulement reconnaître son abjection, mais l’aimer; et c’est cela à quoi je vous ai exhorté.

 

Afin que je me fasse mieux entendre, sachez qu’entre les maux que nous souffrons, il y en a des abjects et des honorables. Plusieurs s’accommodent aux maux honorables, peu aux abjects. Exemple : Voilà un Capucin tout déchiré et plein de froid; chacun honore son habit déchiré et a compassion de son froid. Voilà un pauvre artisan, un pauvre écolier, une pauvre veuve qui en est de même ; on s’en moque, et sa pauvreté est abjecte. Un Religieux souffrira patiemment une censure de son Supérieur, chacun appellera cela mortification et obéissance; un gentilhomme en souffrira une autre pour l’amour de Dieu, on l’appellera couardise: voilà une vertu abjecte, une souffrance méprisée. Voilà un homme qui a un chancre au bras, un autre l’a au visage: celui-là le cache, et n’a que le mal; celui-ci ne le peut cacher, et, avec le mal, il a le mépris et l’abjection. Or, je dis qu’il ne faut pas seulement aimer le mal, mais aussi l’abjection.

 

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. Ordinairement, la patience, la douceur, la mortification, la simplicité, parmi les séculiers ce sont des vertus abjectes; donner l’aumône, être courtois et prudent sont des vertus honorables. Il y a des actions d’une même vertu qui sont abjectes, les autres honorables. Donner l’aumône et pardonner les offenses sont des actions de charité: la première est honorable, et l’autre est abjecte aux yeux du monde.

 

Je suis malade en une compagnie qui s’en importune: voilà une abjection conjointe au mal. Des jeunes dames du monde, me voyant en équipage de vraie veuve, disent que je fais la bigote, et me voyant rire, quoique modestement, elles disent que je voudrais encore être recherchée; on ne peut croire que je ne souhaite plus d’honneur et de rang que je n’ai, que je n’aime pas ma vocation sans repentir: tout cela sont des morceaux d’abjection ; aimer cela, c’est aimer sa propre abjection.

 

En voici d’autre sorte. Nous allons, mes sœurs et moi, visiter les malades. Mes sœurs me renvoient à la visitation des plus misérables, voilà une abjection selon le monde; elles me renvoient visiter les moins misérables, voilà une abjection selon Dieu; car cette visitation, selon Dieu, est la moins digne, et l’autre, selon le monde. Or, j’aimerai l’une et l’autre quand elle m’écherra. Allant au plus misérable je dirai : C’est bien dit que je sois ravalée. Allant au moins misérable : C’est bien dit, car je n’ai pas assez de mérites pour faire une visitation plus sainte.

 

Je fais une sottise, elle me rend abjecte: bon. Je donne du nez en terre et tombe en une colère démesurée: je suis marri de l’offense de Dieu; bien aise que cela me déclare vil, abject et misérable.

 

Néanmoins, ma Fille, prenez bien garde à ce que je m’en vais vous dire. Encore que nous aimions l’abjection qui s’ensuit du mal, il ne faut pourtant pas laisser de remédier au mal. Je ferai ce que je pourrai pour ne point avoir le chancre au visage; mais si je l’ai, j’en aimerai l’abjection. Et en matière de péché il faut encore plus fort tenir cette règle. Je me suis déréglé en ceci, en cela : j’en suis marri, quoique j’embrasse de bon cœur l’abjection qui s’ensuit ; et si l’un se pouvait séparer de l’autre, je garderais chèrement l’abjection, et ôterais le mal et péché. Encore faut-il avoir égard à la charité, laquelle requiert quelquefois que nous ôtions l’abjection pour l’édification du prochain; mais en ce cas, il la faut ôter des yeux du prochain qui s’en scandaliserait, mais non pas de notre cœur qui s’en édifie. J’ai choisi, dit le Prophète (Ps. lxxxiii, 11), d’être abject en la maison de Dieu, plutôt que d’habiter es taberna­cles des pécheurs.

 

Enfin, ma Fille, vous désirez savoir quelles sont les meilleures abjections. Je vous dis que ce sont celles que nous n’avons pas choisies et qui nous sont moins agréables, ou, pour mieux dire, celles auxquelles nous n’avons pas beaucoup d’inclination ; mais, pour parler net, celles de notre vocation et profession. Comme, par exemple: cette femme mariée choisirait toutes autres sortes d’abjection que celle de l’exercice du mariage; cette Religieuse obéirait à toute autre qu’à sa Supérieure; et moi je souffrirais plutôt d’être gourmandée d’une Supérieure en Religion que d’un beau-père en ma maison 4. Je dis qu’à chacun son abjection propre est la meilleure, et notre choix nous ôte une grande partie de nos vertus. Qui me fera la grâce que nous aimions bien notre abjection, ma chère Fille? Nul ne le peut, que Celui qui aima tant la sienne, que, pour la conserver, il voulut mourir. C’est bien assez.

 

Vous trouvant plongée en l’espérance et pensée d’entrer en Religion, vous eûtes peur d’avoir contrevenu à l’obéissance. Mais non, je ne vous avais pas dit que vous n’en eussiez nulle espérance ni nulle pensée, oui bien que vous ne vous y amusassiez pas; parce que c’est chose certaine qu’il n’y a rien qui nous empêche tant de nous perfectionner en notre vocation que d’aspirer à une autre, car, en lieu de travailler au champ où nous sommes, nous envoyons nos bœufs avec la charrue ailleurs, au champ de notre voisin, où néanmoins nous ne pouvons pas moissonner cette année. Et tout cela est une perte de temps, et est impossible que, tenant nos pensées et espérances d’un autre côté, nous puissions bien bander notre cœur à la conquête des vertus requises au lieu où nous sommes. Non, ma Fille, jamais Jacob n’aima bien Lia pendant qu’il souhaita Rachel (Gen., xxix, 25, 28); et tenez cette maxime, car elle est très véritable.

 

Mais voyez-vous, je ne dis pas qu’on n’y puisse penser et espérer, mais je dis qu’on ne s’y doit pas amuser, ni employer beaucoup de ses pensées à cela. Il est permis de regarder le lieu ou nous désirons d’aller, mais à la charge qu’on regarde toujours devant soi. Croyez-moi, jamais les Israélites ne purent chanter en Babylone parce qu’ils pensaient à leur pays (Ps. cxxxvi, 1-4); et moi je voudrais que nous chantassions partout.

 

Mais vous me demandez que je vous dise si je ne pense pas qu’un jour vous quittiez tout à fait et tout à plat toutes choses de ce monde pour notre Dieu, et que je ne le vous cèle pas, mais que je vous laisse cette chère espérance. Ô doux Jésus, que vous dirai-je, ma chère Fille ? Sa toute Bonté sait que j’ai fort souvent pensé sur ce point et que j’ai imploré sa grâce au saint Sacrifice et ailleurs; et non seulement cela, mais j’y ai employé la dévotion et les prières des autres meilleurs que moi. Et qu’ai-je appris jusqu’à présent? Qu’un jour, ma Fille, vous devez tout quitter; c’est-à-dire, afin que vous n’entendiez pas autrement que moi, j'ai appris que je vous dois un jour conseiller de tout quitter. Je dis tout; mais que ce soit pour entrer en Religion, c’est grand cas, il ne m’est encore point arrivé d’en être d’avis; j’en suis encore en doute, et ne vois rien devant mes yeux qui me convie à le désirer. Entendez bien, pour l’amour de Dieu; je ne dis pas que non, mais je dis que mon esprit n’a encore su trouver de quoi dire oui. Je prierai de plus en plus Notre Seigneur afin qu’il me donne plus de lumière pour ce sujet, afin que je puisse voir clairement le oui, s’il est plus à sa gloire, ou le non, s’il est plus à son bon plaisir. Et sachez qu’en cette enquête, je me suis tellement mis en l’indifférence de ma propre inclination pour chercher la volonté de Dieu, que jamais je ne le fis si fort; et néanmoins, le oui ne s’est jamais pu arrêter en mon cœur, si que jusqu’à maintenant je ne le saurais dire ni prononcer, et le non, au contraire, s’y est toujours trouvé avec beaucoup de fermeté.

 

Mais parce que ce point est de très grande importance, et qu’il n’y a rien qui nous presse, donnez-moi encore du loisir et du temps pour prier davantage et faire prier à cette intention; et encore faudra-t-il, avant que je me résolve, que je vous parle à souhait, qui sera l’année prochaine, Dieu aidant. Et après tout cela, encore ne voudrais-je pas qu’en ce point vous prissiez entière résolution sur mon opinion, sinon que vous eussiez une grande tranquillité et correspondance intérieure en icelle. Je vous la dirai bien au long, le temps en étant venu ; et si elle ne vous donne pas du repos intérieur, nous emploierons l’avis de quelque autre à qui, peut-être, Dieu communiquera plus clairement son bon plaisir. Je ne vois point qu’il soit requis de se hâter, et cependant vous pourrez vous-même y penser, sans vous y amuser et perdre le temps; car, comme je vous dis, encore que jusqu’à présent l’avis de vous voir en Religion n’a su prendre place en mon esprit, si est-ce que je n’en suis pas entièrement résolu. Et quand j’en serais tout résolu, encore ne voudrais-je pas contester et préférer mon opinion ou à vos inclinations, quand elles seraient fortes en ce sujet particulier (car partout ailleurs je vous tiendrai parole à vous conduire selon mon jugement et non selon vos désirs), ou au conseil de quelques personnes spirituelles que l’on pourrait prendre.

 

Demeurez, ma Fille, toute résignée es mains de Notre Seigneur ; donnez-lui le reste de vos ans, et le suppliez qu’il les emploie au genre de vie qui lui sera plus agréable. Ne préoccupez point votre esprit par des vaines promesses de tranquillité, de goût, de mérites; mais présentez votre cœur à votre Époux, tout vide d’autres affections que de son chaste amour, et le suppliez qu’il le remplisse purement et simplement des mouvements, désirs et volontés qui sont dedans le sien, affin que votre cœur, comme une mère perle, ne conçoive que de la rosée du ciel et non des eaux du monde; et vous verrez que Dieu nous aidera, et que nous ferons prou et au choix et à l’exécution.

 

Quant à nos petites, j’approuve que vous leur prépariez un lieu dedans des monastères, pourvu que Dieu prépare dedans leur cœur un lieu pour le monastère. C’est-à-dire, j’approuve que vous les fassiez nourrir es monastères en intention de les y laisser, moyennant deux conditions: l’une, que les monastères soient bons et réformés, et esquels on fasse profession de l’intérieur; l’autre, que le temps de leur Profession étant arrivé, qui n’est qu’à seize ans, on sache fidèlement si elles s’y veulent porter avec dévotion et bonne volonté, car si elles n’y avaient pas affection, ce serait un grand sacrilège de les y enfermer. Nous voyons combien les filles reçues contre leur gré ont peine de se ranger et résoudre. Il faut les mettre là-dedans avec des douces et suaves inspirations, et si elles y demeurent comme cela, elles seront bienheureuses et leur mère aussi de les avoir plantées dans les jardins de l’Époux, qui les arrosera de cent mille grâces célestes. Dressez-leur donc ce parti tout bellement et soigneusement ; j’en suis bien d’avis.

 

Mais quant à notre Aimée, d’autant qu’elle veut demeurer en la tourmente et tempête du monde, il faut sans doute, avec un soin cent fois plus grand, l’assurer en la vraie vertu et piété; il faut beaucoup mieux fournir sa barque de tout l’attelage requis contre le vent et l’orage; il faut lui planter profondément dans son esprit la vraie crainte de Dieu et l’élever es plus saints exercices de dévotion.

 

Et pour notre Celse-Bénigne, je m’assure que Monsieur son oncle 5 aura plus de soin de l’éducation de sa petite âme que de celle de son extérieur. Si c’était un autre oncle, je dirais que vous en eussiez le soin vous-même, afin que ce trésor d’innocence ne se perdît. Ne laissez pas pourtant de jeter dans son esprit des douces et suaves odeurs de dévotion, et de souvent recommander à Monsieur son oncle la nourriture de son âme. Dieu en fera à son plaisir, et faudra que les hommes s’y accommodent.

 

Je ne vous saurais dire autre chose pour l’appréhension que vous avez de votre mal, ni pour la crainte des impatiences à le souffrir. Vous dis-je pas la première fois que je parlai à vous de votre âme, que vous appliquiez trop votre considération à ce qui vous arrive de mal et de tentation, qu’il ne fallait le considérer que grosso modo, que les femmes, et les hommes aussi quelquefois, font trop de réflexions sur leurs maux, et que cela entortillait les pensées l’une dans l’autre, et les craintes et les désirs, dont l’âme se trouve tellement embarrassée qu’elle ne s’en peut démêler. Vous ressouvient-il de monsieur N._6, comme son esprit s’était entortillé et entrelacé es vaines craintes sur la fin du Carême, et que cela n’a été nullement utile? Je vous supplie pour l’honneur de Dieu, ma Fille, ne craignez point Dieu, car il ne vous veut faire nul mal; aimez-le fort, car il vous veut faire beaucoup de bien. Allez tout simplement à l’abri de nos résolutions, et rejetez les réflexions d’esprit que vous faites sur votre mal comme des cruelles tentations.

 

Que puis-je dire pour arrêter ce flux de pensées en votre cœur? Ne vous mettez point en peine de le guérir, car cette peine le rend plus malade. Ne vous efforcez point de vaincre vos tentations, car cet effort les fortifierait; méprisez-les, ne vous y amusez point. Représentez à votre imagination Jésus-Christ crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté: C’est ici mon espérance, c’est la vive source de mon bonheur; c’est le cœur de mon âme, c’est l’âme de mon cœur. Jamais rien ne me déprendra de ses amours; je le tiens, et ne le lâcherai point (Cant., iii, 4) qu’il ne m’ait mis en lieu d’assurance. Dites-lui souvent : Que puis-je avoir sur terre ou que prétends-je au Ciel sinon vous, ô mon Jésus? Vous êtes le Dieu de mon cœur et l’héritage que je désire éternellement (Ps. lxxii, 25-26). Que craignez-vous, ma Fille ? Oyez notre Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : Ne crains point, je suis ton protecteur (Gen., xv, 1) Que cherchez-vous sur terre sinon Dieu? et vous l’avez. Demeurez ferme en vos résolutions; arrêtez-vous en barque où je vous ai embarquée, et, viennent l’orage et la tempête, vive Jésus, vous ne périrez point. Il dormira, mais en temps et lieu il s’éveillera pour vous rendre calme (Matt., viii, 24-6).

 

Mon saint Pierre, dit l’Écriture (ibid., xiv, 29-31), voyant l’orage qui était très impétueux, il eut peur; et tout aussitôt qu’il eut peur, il commença à s’enfoncer et noyer, dont il cria : Ô Seigneur, sauvez-moi. Et Notre Seigneur le prit à la main et lui dit: Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint Apôtre marche pied sec sur les eaux, les vagues et les vents ne sauraient le faire enfoncer; mais la peur du vent et des vagues le fait perdre, si son Maître ne l’échappe. La peur est un plus grand mal que le mal. Ô Fille de peu de foi, qu’est-ce que vous craignez? Non, ne craignez point ; vous marchez sur la mer, entre les vents et les flots, mais c’est avec Jésus : qu’y a-t-il à craindre là? Mais si la peur vous saisit, criez fort: Ô Seigneur sauvez-moi. Il vous tendra la main; serrez-la bien et allez joyeusement.

 

Bref, ne philosophez point sur votre mal, ne répliquez point, allez franchement. Non, Dieu ne saurait vous perdre pendant que, pour ne le point perdre, vous vivrez en nos résolutions. Que le monde renverse, que tout soit en ténèbres, en fumée, en tintamarre; mais Dieu est avec nous. Mais si Dieu habite es ténèbres et en la montagne de Sinaï, toute fumante et couverte de tonnerres, d’éclairs et de fracas (Exod., xix, 16, 18), ne serons-nous pas bien auprès de lui?

 

Vivez, vivez, ma chère Fille, vivez toute en Dieu, et ne craignez point la mort. Le bon Jésus est tout nôtre; soyons tout entièrement siens. Notre très honorée Dame notre Abbesse le nous a donné ; gardons-le bien, et courage, ma Fille. Je suis infiniment vôtre, et plus que vôtre_7.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. Les nombreuses références de cette lettre à d’autres lettres ont suggéré cette date. Malgré sa longueur, elle a très bien pu être écrite à Cluses, où le Saint fit une halte de plusieurs jours, ayant, dit Charles-Auguste (Histoire, livre VI), « les pieds tous écorchés et ensanglantés, de sorte que dix jours après, à peine pouvait-il se soutenir ».

2. Si le Saint avait été à Annecy, cette lettre lui serait arrivée plus tôt.

3. Cet « Ordre » est celui des veuves chrétiennes dont le Saint propose souvent la vie à l’imitation de la Baronne.

4. Allusion à l’humeur difficile de M. de Chantal.

5. L’archevêque de Bourges.

6. Impossible de découvrir le nom de ce personnage.

7. Avant cet alinéa, les éditions précédentes placent un passage sur le Jubilé. Il est renvoyé, comme manifestement interpolé, à la fin de novembre 1606.

 

 

 

Lettre CCCLX de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 212

(FRAGMENTS)

 

 

à la ville Il faut faire tout valoir et à la campagne. – Le Saint propose en exemple la vie d’une vertueuse chrétienne de La Roche. – Exhortation à la poursuite de la sainteté.

 

[Août-septembre] 1606.

 

 

[…] car, ma Fille, il faut, comme un petit Jean, nourrir nos Matt., 111, 4. Cœurs du miel sauvage (Matt. iii, 4) aussi bien que du commun; c’est-à-dire, faire tout valoir, à la ville et aux champs, pour la très sainte dilection de Dieu_1.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vous enverrai bientôt le recueil de la vie d’une sainte villageoise de mon diocèse, mariée, et qui, quarante-huit ans de vie, a donné toutes les marques d’une vie parfaite dans l’intérieur et dans l’extérieur, car elle a été une Monique dans son ménage et une Madeleine dans l’oraison. Ah, ma Fille, à qui tient-il que nous ne soyons saints parmi tant d’exemples domestiques et étrangers, en la ville et aux champs ? Tout nous prêche en faveur de la sainteté, et nous n’y allons que fort lentement. Je me trouve très anéanti en moi-même dans cette pensée. Hélas, ma chère Fille, disons avec saint Augustin: Que faisons-nous? Les ignorants et les grossiers se lèvent, et, se levant devant nous, ils ravissent les cieux; et nous croupissons dans notre négligence! Au moins, parmi cette misère, soyons humbles, et Dieu nous bénira, et relèvera notre bassesse par sa sainte miséricorde . . . . . . .

 

 

1. L’Année Sainte de la Visitation (ancien Ms.) explique à quel propos le Bienheureux faisait à la Baronne cette petite exhortation:

« Le neuvième d’août 1606, saint François de Sales visita l’église de Saint-Gervais de Mieussy. On ne saurait croire le contentement de ce fidèle Pasteur parmi ces brebis cachées entre les rochers; il se faisait raconter les histoires de leur piété, de leur vie pure et retirée, et même il se donnait la peine d’en prendre des mémoires de sa propre main ou de les faire écrire. Il les nommait aussi saintes que simples, et quelquefois il en écrivit à Montelon à notre vénérable Mère de Chantal […] et lui disait qu’il se plaisait à ces petites histoires villageoises parce que c’était véritablement voir, avec Moïse, le Seigneur dans le buisson ardent, que de voir les effets de la divine grâce dans ces âmes simples ; car, dit-il, ma Fille, » etc.

 

Revu sur les textes insérés dans un ancien Ms. de l’Année Sainte de la Visitation, conservé au monastère d’Annecy.



 

Lettre CCCLXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 221

(FRAGMENTS)

 

Les labeurs de la visite et l’ardeur du saint Évêque; l’accueil qu’il reçoit dans le Faucigny. – Les illuminations d’une petite ville. – Comment « divertir » ses yeux « des curiosités de la terre».

 

Bonneville, 2 octobre 1606 1.

 

J’ai reçu votre dernière lettre, ma très chère Fille, justement ainsi que je montais à cheval pour venir ici en cette action 2.

 

Je me porte bien, ma chère Fille, parmi une si grande quantité d’affaires et d’occupations qu’il ne se peut dire de plus. C’est un petit miracle que Dieu fait, car tous les soirs, quand je me retire, je ne puis remuer ni mon corps ni mon esprit, tant je suis las partout; et le matin, je suis plus gai que jamais. D’ordre, de mesure, de raison, je n’en tiens point du tout maintenant (car je ne vous saurais rien dissimuler) ; et cependant, me voilà tout fort, Dieu merci.

 

Ô ma chère Fille, que j’ai trouvé un bon peuple parmi tant de hautes montagnes! Quel honneur, quel accueil, quelle vénération à leur évêque! Avant-hier j’arrivai en cette petite ville tout de nuit; mais les habitants avaient tant fait de lumières, tant de fêtes, que tout était au jour. Ah! qu’ils mériteraient bien un autre évêque.

 

Vivez joyeuse. Communiez et les fêtes solennelles et les dimanches, quoique ce soit consécutivement. Levez souvent vos yeux au Ciel pour les divertir des curiosités de la terre.

 

À Dieu, ma Fille, mais à Dieu soyons-nous à jamais, comme il est nôtre éternellement. Vive Jésus!

 

1. L’ordre des visites pastorales suivi par le saint évêque (cf. Gonthier, Journal de S. François de Sales, Œuvres, tome Ier, p. 423), les indications du billet lui-même, permettent de lui attribuer ce lieu et cette date.

2. Dans l’édition de 1626, cette phrase servait de début, mais à tort, à la Lettre ccxcvii donnée au 3 juillet 1605.

L’«action » dont il est parlé ici désigne, soit la consécration de la chapelle du château du Maney, soit l’ensemble de la visite pastorale elle-même.



 

 

 

Lettre CCCLXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 222

 

 

Au retour de la visite, le Saint revoyant son âme en a compassion; il veut profiter des loisirs de l’hiver suivant pour se remettre dans la ferveur. – Les chevreuils et chamois des Alpes. – Histoire d’un berger à la recherche d’une vache. – Applications à un pasteur d’âmes.

Annecy, fin octobre 1606_1.

 

… et de prendre tant de loisir pour le faire que vous en soyez bien satisfaite, comme j’espère que Dieu vous en fera la grâce, et à moi qui le souhaite sans fin. Les conjurations que la bonne madame l’Abbesse 3 me fait d’aller là sont si puissantes, qu’autre chose ne pourrait me retenir de l’entreprendre maintenant, sinon la plus grande gloire de Dieu qui me tient encore tout cloué sur ce banc.

 

Quand j'ai voulu revoir mon âme à ce mien retour, elle m’a fait grande compassion, car je l’ai trouvée si maigre et défaite qu’elle ressemblait à la mort. Je crois bien, elle n’avait presque pas eu un moment pour respirer quatre ou cinq mois durant. Je serai tout cet hiver auprès d’elle et m’essayerai de la bien traiter; je ne prêcherai point sinon en des petites congrégations assis dessus la chaire. Je serai auditeur d’un vertueux et fervent capucin_4, et ferai le catéchisme aux enfants et entendrai les confessions ; et ainsi ne ferai que des petits exercices qui n’étourdiront point mon cœur, mais le réveilleront seulement. J’ai bien désir de le rendre bon, afin qu’il serve à tant d’autres au service desquels il est voué, et particulièrement au vôtre.

 

Mademoiselle de Trave 5 m’avait dit qu’elle m’enverrait de ses lettres pour envoyer de delà, mais elles ne me sont point arrivées. Je me réjouis de quoi vous trouverez de deçà cette connaissance et celle de M. ._._. 6._Je sais bien que vous n’avez pas besoin d’autres connaissances pour être consolée que de celle de Dieu, lequel vous trouverez indubitablement ici, où il attend les pécheurs à pénitence et les pénitents à sainteté, comme il fait aussi à tous les endroits du monde –, car je l’ai même rencontré tout plein de douceur et de suavité parmi nos plus hautes et âpres montagnes, où beaucoup de simples âmes le chérissaient et adoraient en toute vérité et sincérité, et les chevreuils et chamois couraient çà et là parmi les effroyables glaces pour annoncer ses louanges. Il est vrai que, faute de dévotion, je n’entendais que quelque mot de leur langage, mais il me semblait bien qu’ils disaient de belles choses: votre saint Augustin les eût bien entendus, s’il les eût vus.

 

         Mais, ma chère Fille, vous dirai-je pas une chose qui me fait frissonner les entrailles de crainte ? Chose vraie. Devant que nous fussions au pays des glaces, environ  huit jours, un pauvre berger courait çà et là sur les glaces pour recourir une vache qui s’était_8 égarée, et, ne prenant pas garde à sa course, il tomba dans une  crevasse et fente de glace de douze piques de profon­deur [cf._supra, lettre CCCLVIII]. On ne savait qu’il était devenu, si son chapeau qui, à sa chute, lui tomba de la tête et s’arrêta sur le bord de la fente, n’eût marqué le lieu où il était péri. Ô Dieu! un de ses voisins se fit dévaler avec une corde pour le chercher, et il le trouva non seulement mort, mais tout presque converti en glace; et, en cet état, il l’embrasse, et crie qu’on le retire vite, autrement qu’il mourra du gel. On le tira donc avec son mort entre ses bras, lequel, par après, il fit enterrer. Quels aiguillons pour moi, ma chère Fille! Ce pasteur qui court par des lieux si hasardeux pour une seule vache; cette chute si horrible que l’ardeur de la poursuite lui cause, pendant qu’il regarde plutôt où est sa quête et où elle a mis ses pieds que non pas ou il est lui-même et où il chemine; cette charité du voisin qui s’abîme lui-même pour ôter son ami de l’abîme: ces glaces me devaient-elles pas ou geler de crainte ou brûler d’amour?

 

Mais je vous dis ceci par impétuosité d’esprit ; [car, au] demeurant, je n’ai pas beaucoup de loisir de vous [entretenir] 7 ._._.  Fille, après mon retour de la [visite] ._._. tient presque autant ._._. aussi . . . . . . . .

 

Vive Jésus, et en lui toutes choses. C’est lui qui m’a rendu irrévocablement et inviolablement vôtre.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

De ma petite sœur je ne vous en dis rien. [Madame Brûlart] me dit qu’elle l’aura cet hiver à Dijon ._._. la Religion des Carmelines. Dieu veuille. . . [Il] me semble que notre bonne madame Brûlart [presse un] peu trop la bonne Abbesse, laquelle étant boiteuse, . . .

 

1. Saint François de Sales a écrit cette lettre après le 21 octobre, date de son retour à Annecy.

2. L’Autographe conservé à la Visitation de Rennes est mutilé; les deux premières pages manquent. Le commencement de notre texte (dont les trois premiers alinéas sont inédits) représente donc le commencement de la troisième page de l’original.

Dans l’édition princeps et les suivantes, cette lettre, de fait mutilée, a tout l’air d’une lettre entière, parce que, à défaut de son commencement authentique, les éditeurs lui ont donné pour début un billet complet d’une date ultérieure. Ce sont en effet les derniers avis du Saint à la Baronne à propos de son voyage en Savoie, lequel n’a eu lieu qu’à la fin de mai 1607.

3. L’abbesse du Puits-d’Orbe,.

4. Son nom n’est pas donné dans les Délibérations municipales d’Annecy. Toutefois, à la date du ii décembre 1606, on trouve ceci : « Les moyens de la ville se trouvent si petits, que le Père Capucin, prédicateur de cet Advent et du Carême prochain, n’a pu être visité d’ung disné seulement, pour les rares prédications que nous avons reçues... »

5. Une note sera consacrée plus loin à « Mademoiselle de Trave. »

6. Ici l’Autographe étant coupé, nous empruntons la suite du texte à l’édition princeps «, et c’en est bien la suite authentique, comme le montre, d’une part, la liaison logique de la phrase précédente avec la suivante, et de l’autre, la soudure naturelle qui réunit « s’était » (le dernier mot de l’emprunt à l’imprimé de 1626), à « égarée, » le premier mot de l’Autographe qui vient après la coupure.

7. Reprise de l’Autographe.

8. L’ancien texte donne après ce mot, les deux petites phrases : « Vive Jésus, » etc., avec la signature. Nous les reproduisons sous toutes réserves.

Il n’est pas possible de restituer les passages coupés dans les phrases finales et dans le post-scriptum, lequel est inédit.

 


 

Lettre CCCLXXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 236

(FRAGMENT)

 

 

Nouvelles du jubilé ; part que le Saint y a prise. – Sa tranquillité parmi un monde d’affaires. – Amour que lui témoigne son peuple.

 

Annecy, vers le 25 novembre 1606.

 

Il faut vous dire un mot de moi, car vous m’aimez comme vous-même. Nous avons eu ces quinze jours un très grand Jubilé, qui sera par tout le monde, sur le commencement de l’administration du Pape 2 et la guerre de Hongrie 3. Cela m’a tenu occupé, mais consolé, à la réception de plusieurs confessions générales et changements de consciences, outre la mer de mes affaires ordinaires, entre lesquelles (je le dis à vous) je vis en plein repos de cœur, résolu de m’employer fidèlement ci-après et soigneusement a la gloire de mon Dieu, premièrement chez moi même, et puis en tout ce qui est à ma charge Mon peuple commence fort à m’aimer tendrement, et cela me console.

 

Tous les vôtres de deçà se portent bien et vous honorent d’un honneur tout particulier._._._

 

1. Ce fragment trouve ici sa vraie place et sa date est précisée par son contenu même.

2. Le 28 juin 1605, Paul V, par la bulle Quod in omni vita, avait accordé un Jubilé extraordinaire pour attirer, disait-il, l’assistance divine sur son Pontificat, et aussi pour réprimer les tentatives des Turcs conjurés contre le peuple chrétien. Le Jubilé fut célébré à Rome la semaine suivante, mais sa publication fut retardée à Paris par la peste qui y sévissait encore à la fin de septembre 1606.

À Annecy, elle se fit le 5 novembre de cette même année. Le Saint « prit une très grande peine à porter son peuple à faire bon usage de ce trésor ». (Année Sainte de la Visitation.) On lit dans les Délibérations municipales d’Annecy : « Vendredi 24 novembre [...] a été ouvert le tronc qu’ils [les syndics] ont fait mettre en l’église paroissiale de St Mauris de cette ville, pendant le temps du Jubilé octroyé par Sa Sainteté, et publié le cinq de ce mois, et pour quinze jours [...] »

3. Cette guerre avait mis aux prises l’empereur Rodolphe avec son frère l’archiduc Mathias, allié avec les Hongrois. Ceux-ci, dirigés par Étienne Botskaï, ayant appelé les Turcs à leur aide, les hostilités avaient pris un caractère inquiétant de violence et d’impiété. Justement alarmé, le pape avait demandé des prières universelles; Dieu les entendit. Le 14 septembre 1606, la paix était conclue entre l’empereur Rodolphe et le prince Botskaï, et le 9 novembre suivant, une trêve de vingt ans était signée entre le même empereur et le Grand-Turc Achmed.

 

 

 

1607

 

Lettre CCCLXXXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 252

 

 

L’ambition des pères. – La vraie grandeur des veuves et des évêques. – La « sagette » et le carquois du divin Archer. – Vivre joyeuse et courageuse.

 

Annecy, 20 janvier 1607 1.

 

Mon Dieu qui voit mon cœur sait qu’il est plein de beaucoup de grands souhaits pour votre avancement spirituel, ma chère Fille. Je suis vraiment comme les pères, qui ne se contentent jamais ni ne se peuvent assouvir de parler avec leurs enfants des moyens de les agrandir. Mais que vous dirai-je pour cela, ma chère Fille ? Soyez toujours bien petite et vous vous rapetissez tous les jours devant vos yeux. Ô Dieu, que c’est une grandeur bien grande que cette petitesse! C’est la vraie grandeur des veuves, mais bien encore des évêques. Demandez-la, je vous supplie, continuellement pour moi qui en ai tant de besoin.

 

Que soyons-nous à jamais attachés à la Croix, et que cent mille coups de flèches transpercent notre chair, pourvu que le dard enflammé de l’amour de Dieu ait premièrement pénétré notre cœur. Que cette sagette [flèche] nous fasse mourir de sa sainte mort, qui vaut mieux que mille vies. Je m’en vais en supplier l’Archer qui en porte le carquois, par l’intercession de saint Sébastien, duquel nous célébrons aujourd’hui la fête.

 

Tenez votre cœur au large, ma chère Fille, et pourvu que l’amour de Dieu soit votre désir et sa gloire votre prétention, vivez toujours joyeuse et courageuse. Ô Dieu, mais que je souhaite ce cœur du Sauveur pour Roi de tous les nôtres !

 

Je ne puis plus écrire, et suis celui que Dieu a voulu être vôtre en la façon que lui seul sait. À lui soit honneur et gloire éternelle (Rom., xvi, 27). Amen.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. L’ordre des faits exclut les dates de 1605 et de 1606, et les conseils donnés ici à la Baronne concordent mieux avec les lettres précédentes.



 

Lettre CCCLXXXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 260

 

Le Saint invite Mme de Chantal à s’en remettre à la Providence de son désir de quitter le siècle. – Sans « vertugadin » on peut être « bien net et bien propre. » – L’âme chrétienne et la vicissitude des saisons; au Ciel, il n’y aura nul hiver. – Les «maîtresses chordes » auxquelles toutes les autres sont attachées. – Une baronne maîtresse d’école et un logis d’évêque plein de plaideurs. – Les commandements et les avis. – Le Saint commence à écrire le Traité de l’Amour de Dieu. – Les cantiques de la Baronne. – Les « belles humeurs » du Bienheureux avec les enfants, au catéchisme. – La réponse d’une petite fille. – La confrérie du Cordon.

 

Annecy, 11 février 1607­

 

J’ai été dix semaines entières sans recevoir un seul brin de vos nouvelles, ma chère, je dis ma très chère Fille, et vos dernières lettres étaient du commencement de novembre passé. Mais le bon est que ma belle patience perdait presque contenance dedans mon cœur, et crois qu’elle l’eût perdue du tout, si je ne me fusse ressouvenu que je la devais conserver pour pouvoir librement la prêcher aux autres. Or enfin, ma très chère Fille, hier, voici un paquet qui m’arrive, comme une flotte des Indes, riche de lettres et de chansons spirituelles. Oh, qu'il fut le bienvenu et que je le caressai! Il y avait une lettre du 22 novembre, l’autre du 30 décembre de l’année passée et la troisième du premier de celle-ci. Que si toutes les lettres que je vous ai écrites pendant ce temps-là étaient en un paquet, elles seraient bien en plus grand nombre; car, tant que j’ai pu, j’ai toujours écrit et par Lyon et par Dijon. Cela soit dit pour la décharge de ma conscience, laquelle se tiendrait pour fort coupable si elle ne correspondait au cœur d’une fille si uniquement aimée.

 

Je m’en vais vous dire beaucoup de choses par-ci par-là, selon le sujet de vos lettres. Mon Dieu, que vous faites bien de mettre votre désir de sortir du monde en dépôt es mains de la Providence céleste, afin qu’il n’occupe point votre âme inutilement, comme il ferait indubitablement qui le laisserait ménager et remuer à sa fantaisie. J’y penserai bien fort, et présenterai plusieurs messes pour obtenir la clarté du Saint-Esprit pour m’en bien résoudre; car voyez-vous, ma chère Fille, c’est un maître coup que celui-là, et qui doit être pesé au poids du sanctuaire. Prions Dieu, supplions sa volonté qu’elle se fasse connaître, disposons la nôtre à ne rien vouloir que par la sienne et pour la sienne, et demeurons en repos, sans empressement ni agitation de cœur. À notre première vue, Dieu nous sera miséricordieux, s’il lui plaît.

 

Mais pourquoi donc je vous supplie, ma Fille, remettrais-je votre voyage de Saint-Claude ? S’il n’y a point d’autre incommodité que celles qui se présentent, il me semble qu'il n’y a pas de quoi le remettre. Quant à celui que je désire faire de delà, que de peine à le préparer! Mais Dieu, qui voit mon intention, en disposera par sa bonté, et nous en parlerons avant que le temps en arrive ; et des désirs de ma petite sœur aussi, laquelle est à Dijon avec le bon monsieur de Crespy qui ne la veut point trop confier à Mme Brûlart, de peur qu’elle ne la fasse Carmeline. J’écris dès maintenant afin qu’elle vous soit remise incontinent après Pâques. Mais écrivez-moi donc si je vous enverrai prendre à Montelon ou à Dijon et si vous prendrez cette petite à Dijon, ou si j’enverrai la prendre à Dijon pour vous la faire conduire à Montelon, ou comment.

 

Venez donc pour le jeudi avant Pentecôte, et passez à Besançon tant que vous voudrez pour y voir le saint Suaire 1 : tout cela n’est que tout à mon goût. Vous y verrez des Cordelières du Tiers-Ordre 2, que l’on loue fort; et peut-être une Abbesse d’une autre Religion 3 qui est à quatre lieues de là, c’est-à-dire à Baume-les-Nonains, qui est fort vertueuse, des plus grandes maisons de mon diocèse et qui m’aime singulièrement. Cependant notre petite Françoise vous accompagnera et vous la laisserez selon votre désir et le conseil du bon P. de Vilars. Cette petite Françoise, je l’aime parce qu’elle est votre petite et votre Françoise.

 

Or sus, croyez-moi je vous prie, ma chère Fille, j’ai pensé, il y a plus de trois mois, à vous écrire que ce Carême nous ferions bien de faire une défaite de notre vertugadin. Faisons-le donc, puisque Dieu vous l’inspire aussi; vous ne laisserez pas d’être assez brave sans cela aux yeux de votre Époux et de votre Abbesse. Il faut, à l’exemple de notre saint Bernard, être bien net et bien propre, mais non pas curieux ni miste [paré avec excès]. La vraie simplicité est toujours bonne et agréable à Dieu.

 

Je vois que toutes les saisons de l’année se rencontrent en votre âme, que tantôt vous sentez l’hiver de maintes stérilités, distractions, dégoûts et ennuis, tantôt les rosées du mois de mai, avec l’odeur des saintes fleurettes, tantôt des chaleurs de désir de plaire à notre bon Dieu. Il ne reste que l’automne duquel, comme vous dites, vous ne voyez pas beaucoup de fruits. Mais bien, il arrive souvent que, en battant les blés et pressant les raisins, on trouve plus de bien que les moissons et vendanges n’en promettaient pas. Vous voudriez bien que tout fût en printemps et été; mais non, ma chère Fille, il faut de la vicissitude en l’intérieur aussi bien qu’en l’extérieur. Ce sera au Ciel où tout sera en printemps quant à la beauté, tout en automne quant à la jouissance, tout en été quant à l’amour. Il n’y aura nul hiver ; mais ici l’hiver y est requis pour l’exercice de l’abnégation et de mille petites belles vertus qui s’exercent au temps de la stérilité. Allons toujours notre petit pas; pourvu que nous ayons l’affection bonne et bien résolue, nous ne pouvons que bien aller.

 

Non, ma très chère Fille, il n’est pas besoin pour l’exercice des vertus de se tenir toujours actuellement attentive à toutes ; cela, de vrai, entortillerait et entre ficherait [embarrasserait] trop vos pensées et affections. L’humilité et la charité sont les maîtresses chordes; toutes les autres y sont attachées. Il faut seulement se bien maintenir en ces deux-là; l’une est la plus basse, l’autre, la plus haute. La conservation de tout l’édifice dépend du fondement et du toit. Tenant le cœur bandé à l’exercice de celles-ci, à la rencontre des autres on n’a pas grande difficulté. Ce sont les mères aux vertus; elles les suivent comme les petits poussins font leurs mères poules.

 

Ô vraiment, j’approuve fort que vous soyez maîtresse d’école 4. Dieu vous en saura bon gré, car il aime les petits enfants (Matt., xix, 13-15); et, comme je disais l’autre jour au catéchisme pour inciter nos dames à prendre soin des filles, les Anges des petits enfants aiment d’un particulier amour ceux qui les élèvent en la crainte de Dieu et qui instillent en leurs tendres âmes la sainte dévotion; comme au contraire, Notre Seigneur menace ceux qui les scandalisent, de la vengeance de leurs Anges (ibid., xviii, 6). Voilà donc qui va bien.

 

Si vous n’êtes pas à Dijon le Carême il n’importe pas ; vous ne laisserez pas d’être auprès de notre bon Dieu, de l’ouïr et servir, même en l’assistance de monsieur votre beau-père auquel je dois tant d’honneur et de respect pour le bien qu'il me fait de m’aimer. Je loue Dieu que vous voulez accorder vos procès. Depuis que je suis de retour de la visite, j’ai tant été pressé et empressé à faire des appointements que mon logis était tout plein de plaideurs qui, par la grâce de Dieu, pour la plupart s’en retournaient en paix  et repos. Cependant je confesse que cela me dissipait mon temps; mais il n’y a remède, il faut céder à la nécessité du prochain.

 

Que je suis consolé de la guérison de ce bon personnage, atteint ci-devant d’amour indiscret ou fausses amitiés. Ce sont des maladies qui sont comme les fièvres légères : elles laissent après elles une grande santé. Je m’en vais parler à Notre Seigneur de nos affaires en son autel ; après cela j’écrirai le reste.

 

Non, vous ne contrevenez pas à l’obéissance n’élevant pas si souvent votre cœur à Dieu et ne pratiquant pas si à souhait les avis que je vous ai donnés. Ce sont avis bons et propres pour vous, mais non point commandements; quand on commande on use de termes qui font bien entendre. Savez-vous [ce] que les avis requièrent ? Ils requièrent qu’on ne les méprise pas et qu’on les aime, cela est bien assez; mais ils n’obligent pas aucunement. Courage, ma Sœur, ma Fille, échauffez bien votre cœur ce saint Carême.

 

J’ai donné charge au porteur, qui est monsieur Favre, mon grand Vicaire_5, de vous envoyer la présente aussitôt qu'il sera arrivé, afin que vous ayez le loisir de lui renvoyer votre réponse, puisqu’il sera à Dijon huit jours entiers.

 

Je n’ai encore su revoir la Vie de notre bonne villa­geoise pour la mettre au net; mais afin que vous sachiez tout ce que je fais, quand je puis avoir quelque quart d’heure de relais, j’écris une vie admirable d’une sainte de laquelle vous n’avez encore point ouï parler 6, et je vous prie de ne point aussi en dire mot. Mais c’est une besogne de longue haleine et que je n’eusse pas osé entreprendre si quelques-uns de mes plus confidents ne m’y eussent poussé; vous en verrez quelque bonne pièce quand vous viendrez. Je pourrai y joindre celle de notre villageoise en quelque petit coin; car celle la sera deux fois, pour le moins, aussi grande que la grande Vie de la Mère Thérèse 7. Mais, comme je vous dis, je désire que cela ne [sel sache point qu’elle ne soit entièrement faite; et je ne fais que de la commencer. C’est pour me récréer et filer, aussi bien que vous, ma quenouille.

 

J’ai reçu vos cantiques que j’aime bien, car si bien ils ne sont pas de si bonne rime que beaucoup d’autres, ils ne laissent pourtant pas d’être de bonne affection; et si je n’étais point mêlé par là-dedans, je les ferais chanter en mon catéchisme. En échange, je vous envoie le livre ci-joint, auquel vous verrez beaucoup de beaux traits qui furent en partie faits sur mes premières prédications par M. le Président de cette ville 8, homme de rare vertu et fort chrétien.

 

Que vous dirai-je davantage? Je viens tout maintenant de faire le catéchisme, où nous avons fait un peu de débauche avec nos enfants à faire un peu rire l’assistance, en nous moquant des masques et des bals; car j’étais en mes belles humeurs, et un grand auditoire me conviait par son applaudissement à continuer de faire l’enfant avec les enfants. On me dit qu'il me sied bien, et je le crois. Ô Dieu me fasse vraiment enfant en innocence et sim­plicité! Mais ne suis-je pas aussi un vrai simple de vous dire ceci? Il n’y a remède, je vous fais voir mon cœur tel qu’il est et selon la variété de ses mouvements, afin que, comme dit l’Apôtre (II Cor., xii, 6), vous ne pensiez de moi plus qu'il n’y a en moi.

 

Vivez joyeuse et courageuse, ma chère Fille. Il n’en faut point douter, Jésus-Christ est nôtre. « Oui, ce m’a tantôt répondu une petite fille, il est plus mien que je ne suis sienne et plus que je ne suis pas mienne à moi-même. » Je m’en vais un petit le prendre entre mes bras, le doux Jésus, pour le porter en la procession de la Con­frérie du Cordon 9, et je lui dirai le Nunc dimittis avec Siméon (Luc., ii, 29-32); comme de vrai, pourvu qu'il soit avec moi, je ne me soucie point en quel monde j’aille. Je lui  parlerai de votre cœur, et croyez, de tout le mien, je le supplierai qu'il vous rende sa chère, sa bien-aimée servante. Ah, mon Dieu, que je suis redevable à ce Sauveur qui nous aime tant, et que je voudrais bien pour une bonne fois le serrer et coller sur ma poitrine! J’entends aussi bien sur la vôtre, puis qu'il a voulu que nous fussions si inséparablement unis en lui. À Dieu, ma très chère, mais ma vraiment très chère Sœur et Fille. Qu’à jamais Jésus soit en nos cœurs, qu'il y vive et règne éternellement; que toujours son saint Nom soit béni et celui de sa glorieuse Mère. Amen. Vive Jésus, et que le monde meure s’il ne veut vivre à Jésus. Amen.

 

F.

XI février 1607.

Je suis sans fin serviteur de monsieur votre beau-père.

 

            À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

 

            À Montelon, près Aoustun.

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Visitation de San Remo (Italie).

 

1. Le saint Suaire de Besançon a été détruit en 1794, par ordre de la Convention. On en a des reproductions dans l’ouvrage De Linteis sepulchralibus Christi Servatoris, de Chifflet (Paris, 1624). D’après cet auteur, ce Suaire serait le drap du sépulcre, et celui de Turin, le linceul employé au moment de la descente de croix. D’autres prétendent établir qu’il était une copie du Suaire de Turin, faite entre 1349 et 1375, et ne portant que l’image antérieure (tête et corps vus de face) de l’effigie du Sauveur. (Vignon, Le Linceul du Christ, Paris, 1902.) Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le saint Suaire de Besançon fut l’objet de la dévotion populaire ; son ostension, qui avait lieu deux fois l’an, attirait un incroyable concours de pèlerins. En 1609, François de Sales, se trouvant en Franche-Comté, eut l’occasion de le vénérer.

2. Ces Cordelières étaient des religieuses du Tiers-Ordre fondées sous la direction des Frères Mineurs Conventuels ou Cordeliers de Besançon, par Marguerite Borrey, veuve de Claude Recy. D’abord établie à Vercel près de Besançon (mai 1604), la première Maison fut transférée le 11 novembre 1607 à Salins. En novembre 1609, saint François de Sales s’arrêta dans cette ville, mais ne se souciant pas, dit Charles-Auguste (Histoire, etc., liv. VII) « de voir cet admirable artifice par lequel l’eau salée […] devient du sel, aima mieux […] consoler de ses célestes entretiens les Religieuses de Sainte Élizabeth du Tiers-Ordre de saint François.» La fondatrice, qui avait changé son nom en celui de Françoise de Besançon, était décédée depuis quelques mois (4 avril). Les Tiercelines de la stricte observance se répandirent bientôt en France ; à Lyon (1616), les premières mères reçurent l’habit de saint François de Sales lui-même. Aujourd’hui encore, à Lyon et à Paris, les religieuses dites de Sainte-Élisabeth perpétuent les traditions et les exemples de la révérende mère Françoise de Besançon et de ses premières filles. (Voir Dalloz, Vie de Marguerite Borrey…en Religion, Françoise de Besançon, Besançon, 1881.)

3. Marguerite de Genève.

4. Cf. Mémoires de la mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xii.

5. Jean Favre, docteur in utroque jure, était frère du président Antoine Favre. D’abord chanoine et chantre de l’église Notre-Dame de Bourg, il devint successivement chanoine de Saint-Pierre de Genève, vicaire capitulaire à la mort de Mgr de Granier, grand vicaire et official de saint François de Sales en 1602, prieur commendataire de Saint-Michel d’Alloudaz et enfin curé de la paroisse de Motz qu’il permuta contre celle de Boussy le 5 juin 1611. Né à Bourg le 10 avril 1572, il mourut à Chambéry le 5 septembre 1615.

6. Le Traité de l’Amour de Dieu.

7. La Vie de la Mère Thérèse de Jésus, Fondatrice des Carmes déchaussés, composée par le R.P. François de Ribera, Docteur de la Compagnie de Jésus et divisé en cinq livres. Nouvellement traduit d’espagnol en français par J.D.B.P. et le P.G.D.C.C. À Paris, chez la Veuve Guillaume de la Nouë, Rue Saint-Jacques, au nom de Jésus, 1602.

Les initiales cachent les noms de Jean de Brétigny, prêtre, et du P. Guillaume du Chèvre, Chartreux de Bourg-Fontaine.

8. Centurie première de sonnets spirituels de l’Amour divin et de la Pénitence, par Antoine Favre, S.S. À Chambéry, par Claude Pomar, MDXCV.

9. On lit dans l’Année sainte de la Visitation, tome II: « Le onzième jour de février 1607, notre Père saint François de Sales fit un sermon admirable dans l’église de Saint-François, à Annecy, à l’occasion d’une Indulgence du Cordon de saint François d’Assise, que lui-même portait. Il suivit la proces­sion, et son texte fut ce seul mot : Vinculum charitatis, etc.    

L’Archiconfrérie du Cordon de Saint-François d’Assise remonte à Sixte V qui l’institua (19 novembre 1585) dans l’église du Sacro Convento, à Assise, où repose le corps du Patriarche séraphique. Du vivant même de saint François de Sales, les pontifes romains Clément VIII (7 décembre 1604) et Paul V (11 mars 1607) enrichirent l’Association de précieuses Indulgences, confirmées de nos jours par la Sacrée Congrégation des Indulgences. (Décret du 22 mars 1879, approuvé par Sa Sainteté le pape Léon XIII.)

 


 

Lettre CCCXC

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 274

                                              (FRAGMENT)     

 

 

 

Le Saint avertit la baronne de Chantal de se tenir prête pour le voyage, au temps qui sera marqué.

 

Annecy, 5 avril 1607­

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

… incertitude 1 me serait ennuyeuse si Dieu ne voulait que j’y fusse. Je vous écrirai au plus tôt la résolution.

 

Je pense aussi que vous vous tiendrez déliée, afin que, si Dieu le veut, vous puissiez venir au temps que nous avons marqué; si moins, au temps que nous marquerons. Je vous écris par Dijon une autre lettre tout maintenant 2, afin que si l’une vous arrive tard, l’autre puisse suppléer à l’attente.

 

À Dieu, ma chère Fille, à laquelle je souhaite tant de bien, à laquelle Dieu m’a si uniquement donné. Le doux Jésus soit toujours le cœur de nos cœurs, et qu’à jamais son saint nom soit béni. Je suis

 

                    Votre serviteur,

 

5 avril 1607.

F.

Vive Jésus!

 

1. L’incertitude du Saint se rapporte sans doute au projet d’un voyage qu’il devait faire au Puits-d’Orbe et que le jubilé de Thonon nouvellement annoncé venait soudain traverser.

2. C’est très probablement la lettre suivante.

 

 

 

Lettre CCCXCI de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 275

 

Le Carême, la moisson des âmes. – Larmes de joie et d’amour. – Une âme conquise, «toute d’or. » – Les services spirituels profitent à ceux qui les donnent. – Une «conteste ». – Le rendez-vous général de toutes les consolations.

 

 

Annecy, 5 avril 1607

 

Voyez vous, ma chère Fille, vous savez bien que le Carême c’est la moisson des âmes. Je n’avais encore point fait de Carême en cette chère ville que celle-ci (sic), depuis que je suis évêque, hormis la première en laquelle on me regardait pour voir ce que je ferais; et j’avais assez affaire à prendre contenance et pourvoir au général des affaires du diocèse qui m’était tombé sur les bras tout fraîchement. Maintenant, sachez que je moissonne un peu, avec des larmes partie de joie et partie d’amour. Ô mon Dieu, à qui dirais-je ces choses, sinon à ma chère Fille ?

 

Je viens de trouver dans nos sacrés filets un poisson que j’avais désiré, il y a quatre ans_2. Il faut que je confesse la vérité, j’en ai été bien aise; je dis extrêmement. Je la recommande à vos prières, afin que Notre Seigneur établisse en son cœur les résolutions qu’il y a mises. C’est une dame, mais toute d’or, et infiniment propre à servir son Sauveur; que si elle continue, elle le fera avec fruit.

 

Il y a sept ou huit jours que je n’ai point pensé à moi-même et ne me suis vu que superficiellement, d’autant que tant d’âmes se sont adressées à moi afin que je les visse et servisse, que je n’ai eu nul loisir de penser à la mienne. Il est vrai que, pour vous consoler, il faut que je vous dise que je la sens encore toute dedans mon cœur, dont je loue Dieu; car c’est la vérité que cette sorte d’occupation m’est infiniment profitable. Que puisse-t-elle être bien utile à ceux pour qui je la prends.

 

Vivez, ma chère Fille, avec notre doux Sauveur entre vos bras en ce saint temps de Passion; qu’a jamais puisse-t-il reposer entre vos mamelles, comme un sacré faisceau de myrrhe (Cant., i, 12) : ce vous sera un épithème souverain pour tous vos trémoussements de cœur. Oh! ce matin (car il faut encore dire ceci), présentant le Fils au Père, je lui disais en mon âme : je vous offre votre cœur, ô Père éternel; veuillez, en sa faveur, recevoir encore les nôtres. Je nommais le vôtre et celui de cette jeune servante de Dieu de qui je vous parlais, et plusieurs autres. Je ne savais lequel pousser plus avant, ou le nouveau pour sa nécessité, ou le vôtre pour mon affection. Regardez quelle conteste [contestation].

 

Or sus, demeurés toujours en paix entre les bras du Sauveur qui vous aime chèrement, et duquel le seul amour nous doit servir de rendez-vous général pour toutes nos consolations, ce saint amour, ma Fille, sur lequel le nôtre, fondé, enraciné, crû, nourri, sera éternellement parfait et perdurable.

 

Je suis celui que Dieu vous a donné irrévocablement.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. Le 5 avril 1607 le Saint écrivit deux fois à la Baronne par deux voies différentes (voir le fragment précédent). La présente lettre est très vraisemblablement celle qui fut adressée « par Dijon ».

Le passage qui manque au début concernait sans doute le voyage de saint François de Sales au Puits-d’Orbe et aussi celui de la Baronne en Savoie.

2. Mme de Charmoisy.



 

 

 

Lettre CCCXCIV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 280

 

Il faut supporter avec courage les mauvaises opinions qu’on a de nous. – Considérations qui attendrirent le Saint, au cours d’un sermon de la Passion donné à Sainte-Claire.

 

Annecy, 14 avril 1607.

 

Ô ma très chère Fille, nous voici à la fin de la sainte Quarantaine et à la glorieuse Résurrection. Hé, que je désire que nous soyons bien ressuscités avec Notre Seigneur! Je m’en vais l’en supplier, comme je fais journellement ; car je n’appliquai jamais si fort mes Communions à votre âme comme j’ai fait ce Carême, et avec un particulier sentiment de confiance en cette immense Bonté qu’elle nous sera propice. Oui, ma chère Fille, il faut avoir bon courage.

 

Il n’est que bien que votre support de la contradiction domestique soit interprété à dissimulation. Et pensez-vous que je sois exempt de pareilles attaques? Mais c’est la vérité, je ne fais que m’en rire quand je m’en ressouviens, qui est fort peu souvent. Ô Dieu, que ne suis-je insensible aux autres accidents et suggestions malignes comme je le suis aux injures et mauvaises opinions qu’on a de moi! Il est vrai qu’elles ne sont pas ni cuisantes ni en grand nombre; mais encore m’est-il avis que s’il y en avait beaucoup davantage je ne m’en étonnerais pas, moyennant l’assistance du Saint-Esprit. Oh courage, ma très chère et bien-aimée Fille, c’est cela qu’il nous faut : que notre peu d’onguent soit trouvé puant au nez du monde.

 

À Dieu, ma très chère Fille, à Dieu soyons-nous au temps et en l’éternité; qu’à jamais puissions-nous unir nos petites croix à la sienne grande.

 

Hier (car il faut que je vous dise encore ce mot) je fis un sermon de la Passion devant nos Religieuses de Sainte-Claire qui m’en avaient tant conjuré, après le sermon de la ville auquel j’assistai. Et quand ce vint au point auquel je contemplais comme on chargea la croix sur les épaules de Notre Seigneur et comment il l’embrassa, en disant qu’en sa croix et avec icelle il avoua et prit à soi toutes nos petites croix et qu’il les baisa toutes pour les sanctifier ; venant à particulariser qu’il baisa nos sécheresses, nos contradictions, nos amertumes, je vous assure, ma chère Fille, que je fus fort consolé et eus peine de contenir les larmes. À quel propos dis-je ceci? Je ne sais, sinon que je n’ai pu m’empêcher de vous le dire. J’eus bien de la consolation en ce petit sermon, auquel assistèrent vingt et cinq ou trente dévotes âmes de la ville, outre celles du Monastère; si que j’eus toute commodité de lâcher la bride à mes pauvres et menues affections sur un si digne sujet. Le bon et débonnaire Jésus soit à jamais le Roi de nos cœurs. Amen.

 

J’aime notre Celse-Bénigne et la petite Françon. Dieu soit à jamais leur Dieu (Exod., vi, 7; xix, 45-46), et l’Ange qui a conduit leur mère les veuille bénir à jamais (Gen., xlviii, 16). Oui, ma Fille, car ç’a été un grand Ange qui vous a donné vos bons désirs : ainsi puisse-t-il vous en donner l’exécution et la persévérance (Philip.,_ii, 13).

 

Vive Jésus qui m’a rendu et me tient pour jamais tout vôtre. Amen.

 

Le Samedi Saint, 1607.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

 

Lettre CCCXCVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 283

(INÉDITE)

 

Dispositions que doit prendre la Baronne pour son prochain voyage à Annecy. – Désir du Saint de la recevoir en sa « petite vilette » et en son « petit heberge. »

 

 

                                                                                                           Annecy, 20 avril 1607,

Dieu donc, ma très chère Fille, veut que ce soit à Pentecôte que je vous voie, et ici à Neci ou, nonobstant le Jubilé de Thonon, je me trouverai en ce temps-là et y arrêterai au fin moins quinze jours entiers, pour retourner par après à la conclusion dudit Jubilé, à laquelle Son Altesse, comme on dit, se trouvera. Mais sachez, ma chère Fille, qu’hier seulement cette résolution fut prise, contre toute espérance, mais si à souhait que rien plus: voilà pourquoi je dis que Dieu le veut.

 

Ce porteur m’a promis de vous rendre cette lettre pour tout ce mois, qui sera bien assez tôt pour vous faire disposer au voyage. Je vous prie de m’écrire par Lyon tout aussitôt que vous aurez reçu cette nouvelle, afin que je sois bien assuré de ce que vous ferez et du jour auquel je vous devrai faire rencontrer à Saint-Claude, ou au moins environ. Et néanmoins je vous enverrai Claude dès le premier jour de mai pour en avoir encore plus d’assurance, car je le désire extrêmement.

 

Il m’est avis que je vous vois déjà en notre petite vilette et en mon petit heberge [logis]. Et cependant, je prierai notre grand Dieu qu’il me donne sa sainte lumière pour vous bien servir en cette occasion pour laquelle vous aurez tant de peine et de mésaise [incommodité]. La dame de laquelle je vous écrivais 1 fait merveille, et m’a tant prié que je la fasse venir des champs pour vous recevoir, que rien plus.

 

À Dieu, ma très chère Fille, je suis infiniment pressé. Vive Jésus à jamais! Amen.

 

Le vendredi de Pâques 1607.

 

Celui que Dieu vous a si uniquement dédié,

 

F.

 

Avec quelle affection ma mère vous attend, cela ne se peut dire.

 

 

1. Mme de Charmois.



 

Lettre CCCXCVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 287

 

Souhaits de bienvenue. – Le Saint vante à la Baronne le bel Office de son Chapitre. – Hors de Dieu et sans lui, nous ne sommes que « des vrais riens ».

 

Annecy, fin avril ou 1er mai 1607_1.

 

Ma très chère Fille,

 

Croyez-moi, Dieu sera glorifié en votre voyage et venue, d’autant que c’est lui seul qui l’a disposé et m’a ôté les empêchements que je voyais naguère devant mes yeux pour le faire si tôt. Mais avant que vous partiez, demandez la bénédiction à Monsieur d’Autun 2, s’il se peut, avec permission de vous prévaloir des Indulgences qui vous seront octroyées ou vous passerez par les évêques. Bien que cela ne soit pas fort nécessaire, si est-il bon.

 

Venez, venez donc, ma très chère Fille; que votre bon Ange soit toujours joint à vous pour vous heureusement amener. Vous serez consolée de voir ma petitesse en maison, en train, en tout, et de voir notre bel Office, car en cela mon Chapitre excelle.

 

À Dieu donc, ma très chère Fille, jusqu’à ce temps la; et en ce temps-là et en l’éternité, à Dieu soyons-nous, et à Dieu sans plus, puisque hors de lui et sans lui nous ne voulons rien, non pas même nous-mêmes, qui aussi bien, hors de lui et sans lui, ne sommes que des vrais riens.

 

1. Dans les premières éditions, ce billet, auquel manquent ans doute les premières lignes, mais qui est indépendant, sert de début à la Lettre CCCLXVI, fin octobre 1606.

2. Pierre Saulnier, né en 1548 à Charolles, prieur claustral et chambrier de Charlieu, docteur en théologie, canoniste habile, nommé évêque d’Autun en 1588, fut consacré à Rome, le 17 juillet de la même année, par le cardinal de Joyeuse. Il établit les Jésuites à Moulins, et, en plusieurs villes de son diocèse, les Capucins et les Minimes, et mourut le 23 décembre 1612. (Cf. Gallia Christiana, Eccles. Augustodunensis.)



 

 

 

Lettre CDI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 292

 

Mme de Chantal de retour à Monthelon. – Le Saint lui demande de ses nouvelles. – Ses impressions pendant une grand-messe. – Le « choix » que le Bienheureux a fait pour la Baronne.

 

Annecy, 2 juillet 1607 1.

 

Je pense que maintenant vous êtes arrivée en votre maison, ma très chère Fille, car voici justement l’octave de votre départ ; et je m’en vais, par cette lettre et en esprit, vous revoir et vous demander des nouvelles du succès de votre voyage. Vous êtes-vous bien portée, ma chère Fille? Avez-vous point rencontré notre Sauveur en chemin? car il vous attendait partout. Si avez, je n’en doute nullement. Je l’en ai supplié fort souvent, quoique fort froidement selon mon ordinaire misère, mais particulièrement à la sainte Messe et en notre exercice du soir, aux Litanies de notre chère Dame et Maîtresse; je vous ai recommandé et fait recommander à tous nos prêtres 2 afin de suppléer à mon insuffisance.

 

Hier, ma chère Fille, je fus si consolé en la grande Messe 3, oyant que l’on chantait en musique: Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement (Joan., vi, 59); et on le répétait souvent. Ô Dieu, me vint il dans le cœur, peut être maintenant même cette fille le mange. Là dessus, un certain accroissement d’espérance pour vous répandit une suavité bien grande en tout mon esprit. Oui, ma très bonne Fille, il le faut espérer fort assurément, que nous vivrons éternellement. Et Notre Seigneur, que ferait-il de sa vie éternelle, s’il n’en donnait point aux pauvres, petites et chétives âmes ?

 

Notre bon père Bonivard 4 partit hier, qui, par une pure rencontre de sentiment, approuve infiniment le choix que j’ai fait pour vous 5. Pour moi, je le sens toujours plus ferme en mon âme; et puis que, après tant de considérations, de prières et de sacrifices, nous avons fait nos résolutions, ne permettez point à votre cœur de s’appliquer à des autres désirs; mais, bénissant Dieu de l’excellence des autres vocations, arrêtez-vous humblement à celle-ci, plus basse et moins digne, mais plus propre à votre suffisance et plus digne de votre petitesse. Demeurez donc simplement en cette résolution, sans regarder ni à droite ni à gauche.

 

Or sus, ma Fille, je suis pressé et faut que je ferme cette lettre. Je me porte bien. Je m’essayerai de garder ma santé et de devenir affectionné au service de notre commun Maître. Tout ce que vous aimés ici se porte bien.

 

Mais, mon Dieu, ma chère Fille, tenez votre cœur au large, reposez-le souvent entre les bras de la Providence divine. Courage, courage, Jésus est nôtre : qu’à jamais nos cœurs soient à lui. Il m’a rendu, ma chère Fille, et me rend tous les jours plus, ce me semble, au moins plus sensiblement, plus suavement, du tout, en tout et sans réserve, uniquement, inviolablement vôtre; mais vôtre en lui et par lui, à qui soit honneur et gloire aux siècles des siècles (Rom., xvi, 27), et à sa sainte Mère. Amen.

 

F.

Recommandez-moi à votre bon Ange et à notre sainte Marthe (1).

 

 

1. Cette date concilie les données de la lettre avec d’autres particularités mentionnées dans les Mémoires de la Mère de Chaugy.

2. Il s’agit des prêtres réunis pour le Synode, qui avait eu lieu le 30 juin précédent, retardé cette année probablement à cause du Jubilé de Thonon.

3. En effet, la veille était un dimanche.

4. Le P. Jacques de Bonnivard, de la Compagnie de Jésus.

5. Après de longues réflexions et d’incessantes prières, saint François de Sales avait entrevu et arrêté, au moins dans ses grandes lignes, le plan de l’Institut que Dieu lui avait mis au cœur de fonder. Toutefois il avait gardé pour lui son secret; mais en 1607, lorsque la baronne de Chantal vint le voir en Savoie, il lui révéla nettement son dessein ; son âme, maintenant qu’il la voyait fortement trempée et merveilleusement assouplie, lui paraissant capable de ses confidences et d’assumer, dans la sainte entreprise, la part qu’il lui avait réservée. Le « choix » que le Saint fit pour la baronne à Annecy, le lundi de la Pentecôte 4 juin 1607, fut en réalité le premier acte officiel qui donna commencement à l’Institut de la Visitation Sainte-Marie. (Voir Mémoires de la Mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xxi.)

6. Le Saint avait tout d’abord songé à donner le nom de Sainte-Marthe à la Congrégation qu’il voulait ériger; la mention de l’hôtesse de Notre Seigneur, qui reviendra assez souvent, se rapporte à ce dessein. (Voir Mémoires de la Mère de Chaugy, Partie Ill, chap. xi.)

 



 

Lettre CDII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 294

 

 

Les croix de Dieu, pourvu que l’on y meure, sont douces et consolantes. – Dévouement affectueux du Saint. – Dieu, quand il inspire à une âme de le servir, lui en donne aussi les moyens. – S’humilier, mais sans empressement.

 

Thonon, 7 juillet 1607.

 

Ô mon Dieu, que je désire votre consolation, ma chère Fille. Cela s’entend sous le bon plaisir de sa divine Majesté; car s’il vous veut sur la croix, j’y acquiesce. Et vous aussi, ma bien-aimée Fille, non pas ? Oui, sans doute. Mais les croix de Dieu sont-elles pas douces et pleines de consolation ? Oui, pourvu que l’on y meure, comme fit le Sauveur. Or sus, mourons-y donc, ma chère Fille, s’il est expédient.

 

Ne nous fâchons point de nos tempêtes et des orages qui par fois troublent notre cœur et nous ôtent notre bonace. Mortifions nous jusques au fin fond de notre esprit, et pourvu que notre cher esprit de la foi soit fidèle, laissons renverser toutes choses et vivons en assurance. Quand tout mourrait en nous, pourvu que Dieu y vive (Galat., ii, 20), que nous en doit-il chaloir? Allons, allons, ma Fille, nous sommes en bon chemin. Ne regardez ni à droite ni à gauche; non, celui-ci est le meilleur pour nous. Ne nous amusons point à la considération de la beauté des autres, mais saluons seulement ceux qui passent par iceux et disons-leur simplement : Dieu nous conduise à nous revoir au logis.

 

Vous ne sauriez croire combien mon cœur s’affermit en nos résolutions et comme toutes choses concourent à cet affermissement. Je m’en sens une suavité extraordinaire, comme aussi de l’amour que je vous porte; car j’aime cet amour incomparablement. Il est fort, impliable et sans mesure ni réserve, mais doux, facile, tout pur, tout tranquille; bref, si je ne me trompe, tout en Dieu. Pourquoi donc ne l’aimerais-je pas? Mais où vais-je? Si ne rayerai-je pas ces paroles; elles sont trop véritables et hors de danger. Dieu, qui voit les intimes replis de mon cœur, sait qu’il n’y a rien en ceci que pour lui et selon lui, sans lequel je veux, moyennant sa grâce, n’être rien à personne et que nul ne me soit rien; mais, en lui, je veux non seulement garder, mais je veux nourrir, et bien tendrement, cette unique affection. Mais je le confesse, mon esprit n’avait pas congé de s’épancher comme cela, il s’est échappé: il lui faut pardonner pour cette fois, à la charge qu’il n’en dira plus mot.

 

Vous me demandâtes si vous parliez point trop souvent de feu monsieur votre cher mari. Que vous dis-je, ma chère Fille ? car je ne m’en ressouviens pas. Maintenant donc, y ayant pensé, je vous dis qu’il n’y a point de danger d’en parler quand l’occasion s’en présente, car cela ne témoigne que la mémoire que vous en devez avoir; mais je crois qu’il serait mieux, parlant de lui, d’en parler sans paroles et soupirs qui témoignassent un amour attaché et engagé à la présence corporelle; et partant, en lien de dire : feu mon pauvre mari, je voudrais dire : mon mari, que Dieu ait en sa miséricorde; et ces dernières paroles, les dire avec sentiment d’un amour non point affaibli par le temps, mais bien affranchi et épuré par l’amour supérieur. Je pense que vous m’entendez bien, car vous m’entendez toujours bien.

 

Il s’est trouvé que les deux saints Suaires de Notre Seigneur sont tout semblables et les mains croisées_1.

._._._._._._._._._._._.

 

2          Tout ceci ne sont pas des grandes choses, mais je les vous ai voulu dire parce qu’elles me sont venues en l’esprit, après avoir écrit une douzaine de lettres à ces Messieurs de la cour en recommandation de notre Chapitre de Saint-Pierre 3.

 

Tenez votre cœur ferme et haut élevé en Dieu par une entière confiance en sa sainte providence, laquelle, sans doute, ne vous a pas donné le dessein de la servir qu’elle ne vous donne tous les moyens de ce faire. Humiliez-vous bien fort, mais, ma Fille, toujours d’une humilité douce et non empressée; car encore en cela y peut-il avoir de l’empressement.

 

À Dieu, ma chère Fille, ce n’est pas avec loisir que je vous écris; c’est par impétuosité que j’ai conduit ma plume jusques ici, partie avant la sainte Messe, partie après. À Dieu donc soyons-nous à jamais, sans fin, sans mesure, sans réserve. Priez souvent pour celui qui ne saurait prier sans vous faire part de ses prières, ni plus désirer son salut que le vôtre. Conservez vos vœux et vos résolutions, tenez-les à l’abri dans le fond de votre âme. Nous sommes assez riches si ce trésor nous reste, comme il fera infailliblement, Dieu aidant, lequel me rend toujours plus puissamment et inviolablement vôtre. Amen. Vive Jésus!

 

Le 7 juillet 1607.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. Le Saint parle ici sans doute des Suaires de Besançon et de Turin ; sa remarque est justifiée par une planche de Chifflet, reproduite par P. Vignon, laquelle montre disposées côte à côte les deux étoffes. Toutefois, à Besançon, les mains se croisent d’une manière peu naturelle, qui les laisse voir toutes deux, tandis qu’à Turin, la main droite est cachée par la gauche.

2. Ici, le manque de suite trahit des suppressions; elles remontent aux premières éditions et il n’est pas possible de restituer ces passages.

3. Les chanoines de Saint-Pierre de Genève soutenaient à cette époque contre les Augustins de Seyssel un procès dont il sera plus amplement question dans une lettre ultérieure du Saint, du 24 mai 1608.

 

 


L
ettre CDIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 297

(FRAGMENT)

 

 

 

Le Saint sur le lac Léman ; sa docilité au nocher de la « petite barquette ». Sainte Marthe et sainte Madeleine.

 

Thonon, 10 juillet 1607 (1).

 

 

Hier j’allai sur le lac en une petite barquette pour visiter Monsieur l’Archevêque de Vienne, et j’étais bien aise de n’avoir point d’appui qu’un ais [planche] de trois doigte sur lequel je me pusse assurer, sinon la sainte Providence; et si, j’étais encore bien aise d’être là sous l’obéissance du nocher, qui nous faisait asseoir et tenir ferme sans remuer, comme bon lui semblait : et vraiment je ne me remuai point. Mais, ma Fille, ne prenez pas ces paroles pour des effets de grand prix. Non, ce ne sont que des petites imaginations des vertus que mon cœur fait pour se récréer; car, quand c’est à bon escient, je ne suis pas si brave. Je ne me peux empêcher de vous écrire avec une grande nudité et simplicité d’esprit.

 

À Dieu, ma très chère Fille, ce même Dieu que j’adore, qui m’a rendu si uniquement, si intimement vôtre; qu’à jamais son nom soit béni et celui de sa sainte Mère.

 

Je me ressouvins encore hier de sainte Marthe, exposée dans une petite barque avec Magdeleine; Dieu lui servit de pilote pour la faire aborder en notre France.

        

À Dieu derechef, ma chère Fille, vivez toute joyeuse, toute constante à notre cher Jésus. Amen.

 

X juillet…

 

1. Ce fragment, dans l’édition de 1626, terminait la lettre CCLXXXIII ; mais il est manifestement de 1607, comme le prouvent la présence du Saint à Thonon au commencement de juillet 1607, la résidence habituelle de Mgr Gribaldi à Évian, enfin l’allusion à sainte Marthe



 


 

Lettre CDV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 300

 

Les assauts du démon et ses fanfares; ne pas s’en effrayer. – Que Dieu seul est à craindre et de quelle crainte. – Une humiliante servitude ; le saint Évêque en affranchit ses sujets de Thy. – Tenir la croix entre ses bras et les yeux au Ciel.

 

Viuz-en-Sallaz, 20 juillet 1607.

 

C’est aujourd'hui la fête de sainte Marguerite, ma très chère Fille, et je viens tout maintenant de dire la Messe pour vous. Je puis toujours dire pour vous, ma Fille, car vous y avez part en un certain rang si spécial et particulier qu’il me semble presque que ce n’est que pour vous. Or bien, je vous y ai dépeinte en mon désir comme on dépeint la Sainte du jour. Ô mon Sauveur, disais je, que cette fille que vous m’avez si uniquement confiée ait toujours sous ses pieds le dragon infernal crevé et gâté, votre Croix bien étroitement serrée sur sa poitrine et ses yeux élevés au Ciel, ou vous estes. Ne vous désiré-je pas, ma chère Fille, tout ce qui se doit désirer ?

 

Non, ne vous étonnez de rien; moquez-vous de ces assauts de notre ennemi : je dis de ces assauts desquels vous m’avez fait les monstres pendant votre séjour en ce pays. Tenez-vous bien à couvert sous nos grandes et inviolables résolutions, sous nos vœux et consécrations. Ne nous effrayons point de ses fanfares : il ne nous saurait faire nul mal, c’est pourquoi il nous veut au moins faire peur, et par cette peur nous inquiéter, et par l’inquiétude nous lasser, et par la lassitude nous faire quitter mais contentons-nous que, comme petits poussins, nous nous sommes jetés sous les ailes de notre chère Mère. N’ayons point de crainte que de Dieu, et encore, une crainte amoureuse ; tenons nos portes bien fermées ; prenons garde à ne point laisser ruiner les murailles de nos résolutions et vivons en paix. Laissons roder et virevolter l’ennemi : qu’il enrage de mal talent, mais il ne peut rien. Croyez moi, ma chère Fille, ne vous tourmentes point pour toutes les suggestions que cet adversaire vous fera. Il faut avoir un peu de patience à souffrir son bruit et son tintamarre aux oreilles de notre cœur; au bout de la, il ne nous saurait nuire.

 

Vous ne savez pas, ma chère Fille, ce qui me vient en l’esprit ? Je dis tout présentement, car je suis ému à la joie. Je suis ici à Viu, qui est la terre de notre évêché. Or, les sujets étaient anciennement obligés, par reconnaissance formelle, de faire taire les grenouilles des fossés et marécages voisins pendant que l’Évêque dormait. Il me semble que c’était une dure loi, et, pour moi, je ne veux point exiger ce devoir 1. Qu’elles crient tant qu’elles voudront ; pourvu que les crapauds ne me mordent point, je ne laisserai pas de dormir pour elles, si j’ai sommeil. Non, ma chère Fille, si vous étiez ici, encore ne voudrais-je pas pour cela entreprendre de faire taire les grenouilles; mais ce vous dirais-je bien qu’il ne les faudrait pas craindre ni s’en inquiéter, ni ne penser pas à leur bruit. Fallait-il pas que je disse cela pour témoigner que je suis ému à rire ?

 

Tenez donc seulement la Croix de Notre Seigneur sur votre poitrine; répliquez doucement et par actes positifs nos résolutions ; ne vous efforcez point de ruiner la superbe, mais tâchez de bien assurer l’humilité en l’exerçant positivement ; et ne doutez point, car tandis que vous aurez la Croix entre vos bras, l’ennemi sera toujours dessous vos pieds.

 

Tenez vos yeux au Ciel. Oui, ma chère Fille, attachez-vous fort à la Providence divine : qu’elle face ce qu’elle voudra de vous et de tout ce qui est vôtre. Mon Dieu, ma Fille, que j’ai de consolation en l’assurance que j’ai de nous voir éternellement conjoints en la volonté d’aimer et louer Dieu ! Que sa divine providence nous conduise par où il lui semblera mieux ; mais j’espère, mais je m’assure que nous aboutirons à ce signe et arriverons à ce port. Vive Dieu! ma chère Fille, j’ai cette confiance. Soyons joyeux en ce service, je vous supplie : soyons joyeux sans dissolution et assurés sans arrogance; craignons sans nous troubler, soyons soigneux sans nous empresser. Je m’arrête, ma Fille, et laisse ce discours auquel mon cœur me porte impétueusement. Je suis vôtre en Notre Seigneur, mais je dis d’une façon sans pareille. Vive Jésus! Amen.

 

Ce 20 juillet 1607.

 

F.

 

1. Pour supprimer cette « dure loi, » le Saint, alors simple Prévôt, de la part de l’évêque de Genève avait d’abord adressé au pape Clément VIII une supplique, et présenté ensuite (mai-juin 1599), pour appuyer celle-ci, un mémoire au nonce de Turin, Mgr Riccardi. Cette pièce sera publiée avec les Opuscules. On voit par cette lettre que saint François de Sales devenu évêque prenait à son compte les sentiments de Mgr de Granier et comment il entendait revendiquer, au profit de ses sujets, les droits de la dignité chrétienne. Toutefois il ne faudrait pas croire que la souveraineté des princes évêques sur le mandement de Thy fût une insupportable tyrannie. (Voir à ce propos la Monographie de Viuz-en-Sallal, par E. Rollin, 1896, tome XIX des Mémoires de l’Académie salésienne.)



 

 

 

Lettre CDVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 302

 

Les larmes et les parfums de sainte Madeleine ; contemplation de la scène. – Inconvénients des longs voyages pour les femmes de piété. – Les résolutions communes du Saint et de la Baronne. – La prudence des serpents et la simplicité des « blanches colombelles » ; l’une très nécessaire, l’autre très aimable. – Rare éloge du Combat spirituel. – Affection du Bienheureux pour l’âme de Mme de Chantal.

 

Viuz-en-Sallaz, 24 juillet 1607.

 

         Ce fut seulement dimanche passé, jour de sainte Mag­deleine, que je reçus tout à coup vos lettres, celle du 4 et celle du 12 de ce mois. Que ce me fût un grand conten­tement, ma chère Fille, vous ne le sauriez croire; car je ne sais, le matin en l’oraison j’avais eu de grandes émotions d’esprit à vous recommander à notre Sauveur, lequel je voyais, ce me semblait, de bonne humeur pour être accosté chez Simon le Lépreux (Luc., vii, 36-38). Mais pour respect de notre chère Magdeleine, nous n’osions pas aller à ses pieds, mais à ceux de sa sainte Mère, laquelle, si je ne me trompe, se trouvait là. Et j’étais bien marri que nous n’avions ni tant de larmes ni tant de parfums que cette sainte Pénitente; mais notre sainte Dame se contentait de certaines gouttelettes répandues sur le bord de sa robe, car nous n’osions pas toucher ses sacrés pieds. Une chose me consolait fort : après le dîner, Notre Seigneur remit sa chère convertie à Notre Dame ; aussi, vous voyez que, depuis, elle était presque toujours avec elle, et cette sainte Vierge caressait extrêmement cette pécheresse. Cela me donnait bien du courage et j’en étais infiniment esjouy [réjoui].

 

Or, je n’ai le loisir de répondre aux vôtres à plein fond, mais je dirai seulement quelque chose par-ci par-là. Non, ma Fille, ne marquez plus ainsi par le menu vos défauts, remarquez-les seulement en bloc; car cela suffira abondamment pour vous faire connaître à qui vous désirez et pour votre direction.

 

Il n’est pas besoin de nommer ceux pour lesquels vous voulez faire dire des messes ; il suffit que, par votre intention, ce bien-là leur soit appliqué.

 

Les grands et éloignés voyages ne sont pas utiles à votre sexe, ni d’édification au prochain : au contraire, on en parle, on attribue cela à légèreté, on murmure contre les pères spirituels. Ce n’est plus le temps de nos saintes Paule et Mélanie 1; arrentons-nous la. Nous aurons assez à faire de réduire en effet nos résolutions, lesquelles néanmoins me contentent tous les jours plus, et j’y vois toujours plus de la gloire de Dieu, en la seule providence duquel j’espère cet événement.

 

Je ne sais si vous me connaissez bien : je pense que oui, pour beaucoup de parties de mon cœur. Je ne suis guère prudent, et si, c’est une vertu que je n’aime pas trop. Ce n’est que par force que je la chéris, parce qu’elle est nécessaire, je dis très nécessaire; et sur cela, je vais tout à la bonne foi, à l’abri de la providence de Dieu. Non, de vrai, je ne suis nullement simple; mais j’aime si extrêmement la simplicité que c’est merveille. À la vérité dire, les pauvres petites et blanches colombelles sont bien plus agréables que les serpents; et quand il faut joindre les qualités de l’un à celles de l’autre, pour moi, je ne voudrais nullement donner la simplicité de la colombe au serpent, car le serpent ne laisserait pas d’être serpent; mais je voudrais donner la prudence du serpent à la colombe, car elle ne laisserait pas d’être belle.

 

Or sus donc, à cette sainte simplicité, sœur de l’innocence, fille de charité. Mais cependant, l’acte que vous me marquez n’est pas fort double; au moins il n’est pas double d’une fort mauvaise étoffe, car que prétendriez-vous pour vous à faire connaître que le bon M. le Comte 1 jeûnait ? La fâcheuse duplicité c’est celle qui a une bonne action doublée d’une intention mauvaise ou vaine. Bien, écrivez-moi donc de ces duplicités ce qui vous en fâchera le plus; je m’essayerai de vous bien éclaircir sur cela, car je m’y entends un peu.

 

Ma chère Fille, lisez le 28e chapitre du Combat spirituel qui est mon cher livre, et que je porte en ma poche il y a bien dix-huit ans, et que je ne relis jamais sans profit. Tenez ferme à ce que je vous ai dit.

 

Pour vos vielles tentations, n’en affectionnez pas tant la délivrance; dissimulez de les sentir, ne vous effarouchez point pour leurs attaques. Vous en serez délivrée bientôt, Dieu aidant, lequel j’en supplierai, mais, je vous assure, avec beaucoup de résignation en son bon plaisir; je dis une résignation gaie et douce. Vous désirez infiniment que Dieu vous laisse paisible, dites-vous, de ce côté-là; et moi je désire que Dieu soit paisible de tous côtés et que pas un de nos désirs ne soit contraire aux siens. Or sus, je ne veux point que vous désiriez d’un désir volontaire cette paix inutile, et peut-être nuisible. Mais ne vous tourmentez point à pratiquer ce commandement; car c’est cela que je veux, que vous ne vous tourmentiez point, ni par ces désirs, ni par autres quelconques. Mon Dieu, ma Fille, vous avez trop avant ces désirs dans le cœur. Pourvu que l’esprit de la foi vive en nous, nous sommes trop heureux. Voyez-vous, Notre Seigneur nous donnera sa paix quand nous nous humilierons à doucement vivre en la guerre.

 

Courage, ma Fille, tenez votre cœur ferme; Notre Seigneur nous aidera, et nous serons siens et nous l’aimerons bien. Vous faites bien de n’avoir nul soin de votre âme et de vous en reposer sur moi; vous serez bien heureuse si vous continuez. Dieu sera avec moi pour cette conduite, et nous n’errerons point, moyennant sa grâce. Croyez-moi, mon âme ne m’est point, ce me semble, plus chère que la vôtre. Je ne fais qu’un même désir, que mêmes prières pour toutes deux, sans division ni séparation.

 

Je suis vôtre : Jésus le veut, et je le suis.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

Le 24 juillet 1607.

 

1. Célèbres pour leurs pèlerinages en Palestine.

2. De 1600 à 1610, il n’y avait dans les environs d’Autun et de Monthelon que les comtes de Roussillon et d’Épinac. Le Saint n’écrivait que « M. le Comte, M. le Marquis», etc., quand par son seul titre honorifique, le personnage était suffisamment connu dans le pays.

 


 

Lettre CDVII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 305

 

Tenir son cœur au large. – Le désir de la perfection et la sainte oraison. – Les désirs d’une perfection trop douce ; leurs dangers. – En quel amour il faut cheminer. – Les fanfares de l’ennemi des âmes. – Sentiments du Saint pendant un violent orage d’été. – Poignée de nouvelles. – Bonheur de savoir qu’il faut aimer Dieu.

 

Annecy, 9 août 1607.

 

C’est par notre bon Père Gardien des Capucins 1 que je vous écris, ma bonne, ma très chère Fille, car je me suis imaginé que facilement quelques-uns des leurs qui sont à Aoustun se trouveraient en leur Chapitre provincial 2, qui pourraient vous rendre ces lettres.

 

Mais que vous écrirai-je? Tenez votre cœur au large, ma très chère Fille, ne le pressés point trop de désirs de perfection. Ayez en, un bon, bien résolu, bien constant, c’est-à-dire l’ancien, celui qui vous fit faire nos vœux avec tant de courage; car pour celui-là, ma Fille, il le faut arroser souvent de l’eau de la sainte oraison, il faut avoir grand soin pour le conserver dans notre verger, car c’est l’arbre de vie. Mais certains désirs qui tyrannisent le cœur, qui voudraient que rien ne s’opposât à nos desseins, que nous n’eussions nulles ténèbres, mais que tout fut en plein midi; qui ne voudraient que suavités en nos exercices, sans dégoûts, sans résistance, sans divertissements; et tout aussi tôt qu'il nous arrive quelque tentation intérieure, ces désirs la ne se contentent pas que nous n’y consentions pas, mais voudraient que nous ne les sentissions pas; ils sont si délicats qu'ils ne se contentent pas que l’on nous donne une viande de bon suc et nourrissante, si elle n’est toute sucrée et musquée; ils voudraient que nous ne vissions seulement pas les mouches du mois d’août passer devant nos yeux : ce sont ces désirs d’une perfection trop douce, il n’en faut pas avoir beaucoup. Croyez-moi, ma Fille, les viandes douces engendrent les vers aux petits enfants, et en moi qui ne suis pas petit enfant ; c’est pourquoi notre Sauveur nous les entremêle d’amertumes.

 

Je vous souhaite un courage grand, et non point chatouilleux; un courage lequel tandis qu'il peut dire bien résolument : Vive Jésus! sans réserve, ne se soucie point ni du doux ni de l’amer, de la lumière ni des ténèbres. Hardiment, ma Fille, cheminons en cet amour essentiel, fort et impliable de notre Dieu, et laissons courir çà et là ces fantômes de tentations : qu’ils entrecoupent tant qu'ils voudront notre chemin. En dea, disait saint Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma Fille, regardons à notre Sauveur qui nous attend au-delà de toutes ces fanfares de l’ennemi. Réclamons son secours, car c’est pour cela qu'il permet que ces illusions nous fassent frayeur.

 

Hier au soir, nous eûmes ici des grands tonnerres et des éclairs extrêmes, et j’étais si aise de voir nos jeunes gens, mais particulièrement mon frère, notre Groysi 3, qui multipliaient les signes de croix et le nom de Jésus. Ah! ce leur dis-je, sans ces terreurs nous n’eussions pas tant invoqué Notre Seigneur. Sans mentir, je recevais une particulière consolation pour cela, bien que la violence des éclats me fît trémousser, et ne me pouvais contenir de rire.

 

Courage, ma Fille, n’avons-nous pas occasion de croire que notre Sauveur nous aime? Si avons certes ; et pourquoi donc se mettre en peine des tentations ? Je vous recommande notre simplicité, qui est si jolie et qui est si agréable à l’Époux, et encore notre pauvre humilité, qui a tant de crédit vers lui; et faites-moi une charité pareille en me les recommandant à moi. Ce que Dieu me dit par le prochain m’émeut beaucoup.

 

Je vous vais dire un peu de mes nouvelles, puisque vous le désirez. Il y a passé trois semaines que je partis de Thonon. J’ai demeuré douze jours à Viu pour accommoder les affaires de cette terre-là, et le fis assez heureusement. De là, je passai à Sales pour un soir seulement, et vins le dernier jour de juillet ici pour célébrer notre grande fête de Saint-Pierre aux Liens, qui est le titre de notre église. Le P. Recteur de Chambéry 4 s’y trouva, avec lequel je revis ma pauvre âme, à prendre depuis que je suis en cette charge ; mais il me semble que je ne me confondis pas assez selon le mérite de la cause. Sans doute j’ai bien besoin de la sainte humilité. Mon Dieu, qui suis-je? Peu de chose, ma Fille, moins que rien. Or sus, il y faut soigner dorénavant.

 

Je ne vais point à la visite qu’après la Sainte Croix de septembre; il m’a fallu accommoder à cela. Ma mère et tous les vôtres de deçà se portent bien. J’ai des salutations à vous faire de la part de notre Présidente 5 et de Mme de Lalée 6. Dès mon départ de Thonon je n’ai rien appris de notre Me de Charmoysi, hormis que son mari lui est arrivé et a passé ici et à Sales.

 

Je vous écrirai bientôt, et voici la sixième lettre que je vous ai écrite dès votre départ (lettres CDI-CDIII, CDV, CDVI), car je ne veux point vous manquer à parole. Je fais partout prier Dieu pour vous, et veux, Dieu aidant, prier encore plus et mieux que je n’ai fait ci-devant. J’ai, ce me semble, plus de volonté et de désir à l’amour de notre Sauveur que je n’ai jamais eu. Or sus donc, ma chère Fille, vive Jésus! Amen.

 

Je suis celui qu’il rend toujours plus votre.

 

F.

 

Qu’a jamais son saint nom soit béni et loué. Amen. Je vais tout de ce pas dire la sainte Messe pour vous; c’est toujours pour vous, sans doute. Recommandez-moi à la très sainte Mère de Notre Seigneur et à notre sainte Marthe. Ne sommes-nous pas trop heureux de savoir qu'il faut aimer Dieu et que tout notre bien gît à le servir, toute notre gloire à l’honorer ? Ô que sa bonté est grande sur nous! Je m’en vais donc à son saint autel.

 

Veille saint Laurent 1607.

 

Je n’écris pas à mon bon monsieur le Comte pour ce coup, mais je prie Dieu qu'il établisse en lui son saint amour, et le chéris extrêmement.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Maison-Mère des Filles de la Charité, à Paris.

 

1. Le Gardien des PP. Capucins d’Annecy était, en 1605, le P. Archange d’Orgelet, en 1608 le P. Théodose du Forez; le Gardien de 1607 était-il l’un d’eux? La destruction d’une partie des Archives empêche de l’affirmer avec certitude.

2. Ce Chapitre fut en effet convoqué à Lyon, le 17 août de cette même année 1607.

3. Bernard de Sales, baron de Sales et de Thorens, mourut à trente-quatre ans, le 23 mai 16l7, assisté par Dom Juste Guérin, et fut enseveli dans l’église des Barnabites de Turin. Gentilhomme de la chambre du duo de Nemours, colonel de douze cents hommes, au service du duc de Savoie, il avait épousé Marie-Aimée de Rabutin-Chantal. Jusqu’en 1610, il porta le nom de Groisy, seigneurie de la famille de Sales.

« Notre Groysi » fut vraiment une de ces âmes privilégiées, riches des dons les plus exquis, que Dieu semble n’avoir montrées au monde que pour s’en faire aimer. Nous savons par l’unanime témoignage des contemporains que toutes les sympathies allaient à ce brave et charmant cavalier, lorsqu’il fut fauché en pleine gloire, dans la fleur de sa maturité, et laissant après lui, comme pour aviver les regrets, sa délicate et toute jeune compagne qui ne devait lui survivre que de quelques mois. Saint François de Sales, on le pense bien, aima d’une très spéciale tendresse ce gracieux ménage dont l’établissement avait été l’un de ses plus chers soucis. On verra, au cours de ses lettres, avec quelle émotion il souriait aux espérances des jeunes gens et avec quelles vraies larmes il les pleura.

4. Le P. Fourier.

5. La présidente Favre.

6. « Mme de Lalée » qui saluait Mme de Chantal n’est pas Jeanne de Loras, femme de Louis de l’Alée (Lalée ou la Lée), qui portait le nom de M. de la Tournette. Ce pourrait être : Jeanne-Marine de Chabod, qui avait épousé en 1559 François de l’Alée, seigneur de Songy, maître-auditeur à la Chambre des Comptes de Savoie, conseiller d’État, etc. ; ou Gasparde de Mandollaz de Cernex, femme de Guillaume de l’Alée, ou plus probablement Claudine de Chavanes, veuve en 1601 de Philibert de l’Alée.



 

 

Lettre CDVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 309

 

Le Saint regarde comme un devoir que Dieu lui impose d’écrire souvent à la baronne de Chantal. – Notre Seigneur chez les sœurs de Lazare; contemplation et réflexions du Saint sur cette page de l’Évangile. – Comment les futures Religieuses devront partager les heures. – Grand honneur de parler seul à seul à son Dieu. – L’Oraison funèbre de Mme de Nemours. – Le tintamarre d’un orage en Savoie. – Mme de Charmoisy.

 

Annecy, 16 août 1607­.

 

Voici la septième fois que je vous écris depuis votre retour ; je n’en laisse écouler aucune occasion. Encore mon affection n’est pas satisfaite, car elle est insatiable au désir de rendre à mon Dieu le devoir que j’ai envers vous. Je dis à Dieu, ma Fille, parce que je me confirme tous les jours plus en la créance que j’ai que c’est Dieu qui m’impose ce devoir. C’est pourquoi je le chéris si incomparablement.

 

Avant-hier et hier j’eus une extraordinaire consolation au logis de sainte Marthe 1, laquelle je voyais si naïvement embesognée à traiter Notre Seigneur, et, à mon avis, un peu jalouse des contentements que sa sœur pre­nait aux pieds d’icelui (Luc., x, 38-42). De vrai, ma chère Fille, elle avait raison de désirer qu’on l’aidât à servir son cher hôte, mais elle n’avait pas raison de vouloir que sa sœur quittât son exercice pour cela, et laissât là le doux Jésus tout seul; car ses mamelles, abondantes en lait de sua­vité, lui donnaient des élancements de douleur, pour le remède desquels il fallait au moins un enfant à sucer (Cant., viii, 1) et prendre cette céleste liqueur.

 

Savez-vous comme je voulais accommoder le différend? Je voulais que sainte Marthe, notre chère maîtresse, vînt aux pieds de Notre Seigneur en la place de sa sœur, et que sa sœur allât apprêter le reste du souper ; et ainsi elles eussent partagé et le travail et le repos, comme bon­ lies sœurs. Je pense que Notre Seigneur eût trouvé cela bon. Mais de vouloir laisser notre Sauveur tout fin seul, elle avait, ce me semble, tort; car il n’est pas venu en ce monde pour vivre en solitude, mais pour être avec les enfants des hommes (Prov., viii, 31; Baruch, iii, 38).

 

Ne voilà pas des pensées étranges de vouloir corriger notre bonne sainte Marthe ? Oh! c’est pour l’affection que je lui porte ; et si, je crois que ce qu’elle ne fit pas alors, elle sera bien aise de le faire maintenant en la personne de ses filles 2, en sorte qu’elles partagent leurs heures, donnant une bonne partie aux œuvres extérieures de charité, et la meilleure partie à l’intérieur de la contemplation. Or, cette conséquence, je la tire maintenant écrivant, car alors je n’y pensai pas, d’autant en vous que je n’avais nulle sorte d’attention qu’à ce qui se passait au mystère.

 

Et puisque mon cœur me presse de vous dire tout ce qui lui arrive de consolation (ce qu’aussi bien ne sais-je faire à beaucoup près à nulle autre créature), je vous dirai que ces trois jours passés, j’ai eu un plaisir non pareil à penser au grand honneur qu’un cœur a de parler seul à seul à son Dieu, à cet Être souverain, immense et infini. Oui, car ce que le cœur dit à Dieu, nul ne le sait que Dieu même de premier abord, et, par après, ceux à qui Dieu le fait savoir. Ne voilà pas un merveilleux secret? Je pense que c’est cela que les Docteurs disent, que pour faire l’oraison il est bon de penser qu’il n’y a que Dieu au monde; car sans doute, cela retire fort les puissances de l’âme et l’application d’icelles s’en fait bien plus forte.

 

Il m’a été forcé de vous dire cela. Voyez-vous, ma Fille, il faut que je vous parle souvent; c’est pourquoi je suis contraint de vous dire ces choses selon qu’elles se présentent à moi, hors de propos et à propos. Aussi, ce ne sont pas ici des réponses, car je n’ai encore eu que deux lettres de vous, auxquelles j’ai rendu réponse il y a longtemps.

 

À Dieu, ma chère Fille, je suis fort pressé d’affaires. Monsieur de Nemours m’a tellement conjuré de lui en­voyer l’Oraison funèbre de Madame sa mère 3, que je suis contraint d’en écrire une presque tout autre; car je ne me ressouviens pas de celle que je dis, sinon grosso modo. J’ai peine, sans doute, à faire ces choses ou il faut mêler de la mondanité, à laquelle je n’ai point d’inclination, Dieu merci.

 

Je commence fort à me réserver les matinées et à manger à certaines heures. Tous les vôtres de deçà se portent bien. Mon Dieu, que ma pauvre mère eut grand-peur le jour que tant d’éclairs et de tonnerres se firent, dont je vous écrivis dernièrement; car la foudre tomba en [plusieurs] endroits tout autour de Sales, sans intérêt néanmoins d’aucune créature, mais avec tant d’eaux et de tintamarre que jamais on n’avait rien vu de tel. Tout était fourré et cogné dans la petite chapelle. Or bien, ma Fille, que notre âme soit quelquefois comme cela, que la tempête et les foudres fondent tout autour : si faut-il avoir courage et se tenir dans notre petit tabernacle, les colonnes duquel pendant qu’elles sont entières, il n’y a que la peur, mais point de mal.

 

Madame de Lalée me vint voir hier et me demanda tant de vous ; pour cela elle vous surhonore. Je ne sais où madame de Charmoysi est; toutefois on dit qu’elle sera ici dans huit jours, et je le désire bien, car voyez-vous, je suis toujours un peu en peine pendant l’année du noviciat. Je dis en peine sans peine, car je suis plein de toute bonne espérance à cause de Notre Seigneur, qui est si bon et si doux et si amoureux des âmes qui désirent l’aimer.

 

À Dieu, ma Fille, je m’en vais dire la sainte Messe après laquelle j’écrirai un petit mot à mon monsieur le Comte, si je puis. À Dieu donc, ma Fille, à Dieu, dis-je, infiniment, sans réserve, sans mesure; à tout le reste, sous son bon plaisir. Tenons-nous bien à Dieu, ma Fille, et à sa sainte Mère. Amen.

 

Je suis par sa volonté uniquement et irrévocablement tout vôtre.

 

F.

 

XVI août 1607.

 

            À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

 

1. Le Saint fait ici allusion à l’Évangile de la Messe du jour.

2. Donc les Filles de Sainte-Marthe, c’est-à-dire les Religieuses de la future Congrégation, devaient partager « et le travail « et le repos », unir, dans une même vocation, l’activité charitable de Marthe, et de Madeleine l’amoureuse contemplation. Voilà, tel qu’il se présentait à l’esprit du Saint, le 16 août 1607, ce qu’on a appelé le premier plan de la Visitation. Plus d’un historien s’est donc mépris en laissant entendre que l’évêque de Genève avait voulu établir tout d’abord un ordre simplement hospitalier. Sans doute, les Filles de Sainte-Marthe auraient donné « une bonne « partie » de leur journée, « aux œuvres de charité », mais il faut noter (et la remarque en vaut la peine) qu’elles auraient réservé « la meilleure partie à « l’intérieur de la contemplation ». Et cette part de Marthe, déjà inégale, le Saint, quand il songea plus tard à réglementer les choses, la réduisit si bien par les restrictions minutieuses dont il l’entoura, que celle de Madeleine s’en trouva d’autant augmentée et devint prépondérante. En fait, dès les premières années de l’Institut, les œuvres de charité extérieure n’eurent qu’une impor­tance très secondaire, tandis que les exercices de la vie contemplative prédo­minèrent toujours, étant regardés comme seuls essentiels à l’esprit de la Visitation.

3. Cette oraison funèbre n’a pas encore été retrouvée. Les particularités assez curieuses de sa composition, la peine que le Saint a prise pour « la relever » et son souci de lui donner une forme très soignée, comme il l’écrit à son ami des Hayes, 12 octobre 1607, toutes ces circonstances font croire que la pièce serait d’un intérêt très piquant et augmentent les regrets de sa perte; puissent-elles raviver aussi le zèle des chercheurs.

4. L’Autographe de cette fin de lettre se conserve au Carmel de Troyes.



 

 

 

Lettre CDXII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 317

 

Servir Dieu soit parmi les épines, soit parmi les roses. – Fidélité journalière du Saint à l’oraison mentale.

 

Annecy, 6 septembre 1607,

 

Que de choses, ma Fille, j’aurais à vous dire si j’en avais le loisir, car j’ai reçu votre lettre du jour de sainte Anne, écrite d’un style particulier et qui ressent au cœur, et requiert une ample réponse.

 

Vous voilà bien, ma Fille; continuez seulement. Ayez patience sur votre croix intérieure : hélas! Notre Sau­veur vous la permet afin qu’un jour vous connaissiez mieux que c’est que vous êtes de vous-même. Ne voyez-vous pas, ma Fille, que le trouble du jour est éclairci par le repos de la nuit? signe évident que notre âme n’a besoin d’autre chose que de se résigner fort en son Dieu et se rendre indifférente à le servir, soit parmi les épines, soit parmi les roses.

 

Croiriez-vous bien, ma très bonne Fille, que ce soir propre, j’ai eu une petite inquiétude pour une affaire qui ne méritait certes pas que j’y fisse pensée ? Or, cela néanmoins m’a fait perdre deux bonnes heures de mon sommeil, chose qui m’arrive rarement. Mais il y a plus: c’est que je me moquais en moi-même de ma faiblesse, et mon esprit voyait clair comme le jour que tout cela était une inquiétude d’un vrai petit enfant; mais de trouver le chemin d’en sortir, nulle nouvelle. Et je connaissais bien que Dieu me voulait faire entendre que si les assauts et grandes attaques ne me troublent point, comme à la vérité elles ne font, ce n’est pas moi qui fais cela, c’est la grâce de mon Sauveur (I Cor., xv, 10); et, sans mentir, après cela je me sens consolé de cette connaissance expérimentale que Dieu me donne de moi-même.

 

Je vous assure bien que je suis fort ferme en nos résolutions, et me plaisent beaucoup. Je ne puis vous dire beaucoup de choses, car ce bon père part dans une heure, et il faut que je dise Messe : je laisserai donc tout le reste.

 

Vous me fîtes grand plaisir en l’une de vos lettres de me demander voir si je faisais pas l’oraison. Ô ma Fille, si faites : demandez-moi toujours l’état de mon âme, car je sais bien que votre curiosité en cela sort de l’ardeur de la charité que vous me portes. Oui, ma Fille, par la grâce de Dieu, je puis dire maintenant mieux que ci-devant que je fais l’oraison mentale, parce que je ne manque pas un seul jour sans cela, si ce n’est quelquefois le dimanche pour satisfaire aux confessions. Et si, Dieu me donne la force de me lever quelquefois devant le jour pour cet effet, quand je prévois la multitude des embarrasements du jour, et tout cela gaiement ; et me semble que je m’y affectionne et voudrais bien pouvoir en faire deux fois le jour, mais il ne m’est pas possible.

 

Vive Jésus! Vive Marie! À Dieu, ma chère Fille; je suis celui qu’il a rendu sans fin, sans réserve et sans comparaison vôtre.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

Le premier jeudi de septembre 1607.

 



 

Lettre CDXV de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 322

(FRAGMENT)

 

 

Naïve conjecture de la piété de Charles-Auguste, neveu du Saint.

 

Sales, 6 octobre 1607 1.

 

Encore faut-il, ma chère Fille, que je vous parle un peu de nos nouvelles domestiques. Je suis ici depuis huit jours entre nos proches, où la piété et l’amitié règnent d’une bonne façon, grâces à Dieu. Mais ce qui me contente le plus est mon petit neveu, fils aîné de la maison 2 : sa nourrice m’assure qu’ordinairement il tète les mains jointes, avec une posture fort dévote. N’est ce pas un signe qu’un jour il sera de notre robe et un bon serviteur de Dieu? . . . . . . . . . . .

 

1. Dans l’opuscule d’où il est tiré (Récit à Argipbonte d’Osirie, de la promotion et du Sacre de Monseigneur l’Évêque d’Ebron. A Necy, par André Leyat, au Faux Bourg de Bœuf, 1645), ce fragment est précédé des lignes suivantes : « Vous souvenez-vous point [Argiphonte] que je vous ai montré une lettre de la propre main de ce Bienheureux homme, datée du 9 d’octobre 1607, où il dit à la dévote Baronne de Chantal ces paroles : Encore faut-il, ma chère Fille », etc.

Le Saint n’était pas à Sales le 9 octobre, mais en visite pastorale au Grand-Bornand ; il pouvait s’y trouver toutefois quelques jours avant cette date, vers le 6 octobre, devenu sans doute un 9 par une erreur typographique.

2. Charles-Auguste, né le 1er janvier 16o6, perdit tout jeune sa mère. En 1615, il commence ses études chez les Barnabites d’Annecy, reçoit la tonsure de la main du Saint (14 mars 1620), fait vœu de chasteté, songe à une vie de solitude, et va à Lyon étudier la théologie sous la direction des PP. jésuites (2 novembre 1623-1627). Il se décide à embrasser l’état ecclésiastique le 1er janvier 1628. Chanoine de Saint-Pierre de Genève, en 1630 prévôt de la cathédrale, il célèbre sa première Messe le deuxième dimanche de Carême 1631. Vicaire général le lendemain, il s’occupe du Procès de Béatification du Saint; achève en 1634 la Vie latine de son oncle, en donne, à la prière des Sœurs de la Visitation, une traduction. Il est installé doyen de Notre-Dame d’Annecy (16 janvier 1635), mais repris par ses goûts anciens, il se retire chez les Ermites du Mont-Voiron, où il mène une vie très austère; bientôt l’Archevêque de Tarentaise l’attire auprès de lui et le nomme vicaire général et official de Tarentaise (27 septembre 1636). Coadjuteur de l’évêque de Genève (1643), sacré avec le titre d’évêque d’Hébron, le 14 mai 1645, dans l’église Saint-Dominique d’Annecy, Charles-Auguste ne tarda pas à remplacer Mgr Juste Guérin, qui mourait quelques mois après (14 novembre), et lui-même décéda le 8 février 1660, au château de Tréson près d’Annecy. (Voir de Hauteville, La Maison naturelle, etc., Partie III.)

Charles-Auguste demeurera longtemps, sinon le plus exact, du moins le plus agréable et le plus intéressant des historiens du saint évêque de Genève. Écrivain, il garde, semble-t-il, dans son style et dans ses peintures, quelque chose des naïves attitudes qui, dès sa toute première enfance, ravissaient d’aise le Bienheureux. D’après les paroles, encore vraies de nos jours, de sainte Jeanne Françoise de Chantal (et c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire), son Histoire de saint François de Sales reste «comme un fonds et un directoire véritable, naïf et sincère, que les écrivains pourront ci-après suivre pour écrire à la louange de ce grand homme ». (Lettre du 24 novembre 1633.)

 

 

Lettre CDXVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 328

 

Courage de Mme de Boisy à la mort de sa fille, Jeanne de Sales. – Le Saint « tant homme que rien plus ». – Dieu « prend tout à saison. » – Il faut agréer que Dieu frappe sur l’endroit qu’il lui plaira. – C’est assez d’avoir Dieu. – Indications pour le service funèbre de la défunte.

 

Sales, 2 novembre 1607.

 

Eh bien, ma chère Fille, mais n’est il pas raisonnable que la très sainte volonté de Dieu soit exécutée, aussi bien es choses que nous chérissons comme aux autres ? Mais il faut que je me hâte de vous dire que ma bonne mère a bu ce calice avec une constance toute chrétienne 1; et sa vertu, de laquelle j’avais toujours bonne opinion, a de beaucoup devancé mon estime.

 

Dimanche matin 2, elle envoya prendre mon frère le chanoine 3 ; et parce qu’elle l’avait vu fort triste, et tous les autres frères aussi le soir précédent, elle lui commença à dire : « J’ai rêvé toute la nuit que ma fille Jane est morte; dites-moi, je vous prie, est-il pas vrai? »

 

Mon frère, qui attendait que je fusse arrivé pour le lui dire, car j’étais à la visite 4, voyant cette belle ouverture de lui présenter le hanap et qu’elle était couchée en son lit : « Il est vrai, dit-il, ma mère » ; et cela sans plus, car il n’eut pas assez de force pour rien ajouter. « La volonté de Dieu soit faite », dit ma bonne mère, et pleura un espace de temps abondamment ; et, puis, appelant sa Nicole 5 : « Je me veux lever pour aller prier Dieu en la chapelle pour ma pauvre fille», dit-elle. Et tout soudain fit ce qu’elle avait dit. Pas un seul mot d’impatience, pas un seul clin d’œil d’inquiétude; mille bénédictions à Dieu et mille résignations en son vouloir. Jamais je ne vis une douleur plus tranquille, tant de larmes que merveilles, mais tout cela par des simples attendrissements de cœur, sans aucune sorte de fierté. C’était pourtant son cher enfant. Eh bien, cette mère, ne la dois-je pas bien aimer ?

 

Hier, jour de Toussaints, je fus le grand confesseur de la famille, et avec le très saint Sacrement, je cachetai le cœur de cette mère contre toute tristesse. Au demeurant, elle vous remercie infiniment du soin et de l’amour maternel que vous avez exercé à l’endroit de cette petite défunte, avec obligation aussi grande que si Dieu l’eût conservée par ce moyen. Autant vous en dit toute la fraternité, laquelle, de vrai, s’est témoignée d’extrêmement bon naturel au ressentiment de ce trépas, surtout notre Boisy 6 que j’en aime davantage.

 

Je sais bien que vous me direz volontiers : Et vous, comme vous êtes-vous comporté? Oui, car vous désirez de savoir ce que je fais. Hélas, ma Fille, je suis tant homme que rien plus. Mon cœur s’est attendri plus que je n’eusse jamais pensé ; mais la vérité est que le déplaisir de ma mère et le vôtre y ont beaucoup contribué, car j’ai eu peur de votre cœur et de celui de ma mère. Mais quant au reste, oh vive Jésus! Je tiendrai toujours le parti de la Providence divine : elle fait tout bien et dispose de toutes choses au mieux (Sap., xii, 15). Quel bonheur a cette fille d’avoir été ravie du monde, afin que la malice ne pervertît son esprit (ibid., iv, 11), et d’être sortie de ce lieu fangeux avant qu’elle s’y fût souillée (Ps. lxviii, 15)! On cueille les fraises et les cerises avant les poires bergamotes et les capendus ; mais c’est parce que leur sison le requiert. Laissons que Dieu recueille ce qu’il a planté en son verger; il prend tout à saison.

 

Vous pouvez penser, ma chère Fille, combien j’aimais cordialement cette petite fille. Je l’avais engendrée à son Sauveur, car je l’avais baptisée de ma propre main, il y a environ quatorze ans: ce fut la première créature sur laquelle j’exerçai mon Ordre de sacerdoce. J’étais son père spirituel et me promettais bien d’en faire un jour quelque chose de bon ; et ce qui me la rendait fort chère (mais je dis la vérité), c’est qu’elle était vôtre. Mais néanmoins, ma chère Fille, au milieu de mon cœur de chair, qui a eu tant de ressentiments de cette mort, j’aperçois fort sensiblement une certaine suavité, tranquillité et certain doux repos de mon esprit en la Providence divine, qui répand en mon âme un grand contentement en ses déplaisirs. Or bien, voilà mes mouvements représentés comme je puis.

 

Mais vous, ma chère Fille, que voulez-vous dire quand vous me dites que vous vous êtes bien trouvée en cette occasion telle que vous étiez ? Dites-moi, je vous prie : notre aiguille marine n’a-elle pas toujours été tendante à sa belle étoile, à son saint astre, à son Dieu ? Votre cœur qu’a-t-il fait ? Avez-vous scandalisé ceux qui vous ont vu sur ce point et en cet événement? Or cela, ma Fille, dites-le moi clairement; car voyez-vous, je n’ai pas trouvé bon que vous ayez offert ni votre vie ni celle de quelqu’un de vos autres enfants en échange de celle de la défunte. Non, ma chère Fille. Il ne faut pas seulement agréer que Dieu nous frappe, mais il faut acquiescer que ce soit sur l’endroit qu’il lui plaira; il faut laisser le choix à Dieu, car il lui appartient.

 

David offrait sa vie pour celle de son Absalon (II Reg., xviii, 33), mais c’est parce qu’il mourait perdu; et c’est en ce cas-là qu’il faut conjurer Dieu. Mais es pertes temporelles, ô ma Fille, que Dieu touche et pince par où il voudra et sur telle corde de notre luth qu’il choisira, jamais il ne fera qu’une bonne harmonie : Seigneur Jésus, sans réserve, sans si, sans mais, sans exception, sans limitation, votre volonté soit faite sur père, sur mère, sur fille, en tout et partout. Ah ! Je ne dis pas qu’il ne faille souhaiter et prier pour leur conservation; mais de dire à Dieu : Laissez ceci et prenez cela, ma chère Fille, il ne le faut pas dire. Aussi ne ferons-nous, non pas ? Non, ma Fille, moyennant la grâce de sa divine Bonté.

 

Je vous vois, ce me semble, ma chère Fille, avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment. Je lui en sais bon gré; car ces cœurs à demi morts, à quoi sont-ils bons? Mais il faut que nous fassions un exercice particulier, toutes les semaines une fois, de vouloir et d’aimer la volonté de Dieu plus vigoureusement, je passe plus avant : plus tendrement, plus amoureusement que nulle chose du monde; et cela, non seulement es occurrences supportables, mais aux plus insupportables. Vous en trouverez je ne sais quoi dans le petit livre du Combat spirituel que je vous ai si souvent recommandé.

 

Hélas, ma Fille, à la vérité dire, cette leçon est haute; mais aussi, Dieu, pour qui nous l’apprenons, est le Très-Haut. Vous avez, ma Fille, quatre enfants; vous avez un père, un beau-père, un si cher frère, et puis encore un père spirituel : tout cela vous est fort cher et mérita ment, car Dieu le veut. Eh bien, si Dieu vous ravissait tout cela, n’auriez-vous pas encore assez d’avoir Dieu ? N’est-ce pas tout, à votre avis? Quand nous n’aurions que Dieu, ne serait-ce pas beaucoup? Hélas, le Fils de Dieu, mon cher Jésus, n’en eut presque pas tant sur la croix, alors qu’ayant tout quitté et laissé pour l’amour et obéissance de son Père, il fut comme quitté et laissé de lui (Matt., xxvii, 46) ; et le torrent des passions emportant sa barque à la désola­tion, à peine sentait-il l’aiguille, qui non seulement regar­dait, mais était inséparablement unie à son Père. Oui, il était un avec son Père (Joan., x, 30), mais la partie inférieure n’en savait ni apercevait du tout rien : essai que jamais la divine Bonté ne fit ni fera en aucune autre âme, car elle ne le pourrait supporter.

 

Eh bien donc, ma Fille, si Dieu nous ôtait tout, si ne s’ôtera-t-il jamais à nous pendant que nous ne le voudrons pas. Mais il y a de plus : c’est que toutes nos pertes et nos séparations ne sont que pour ce petit moment (II Cor., iv, 17). Oh! vraiment, pour si peu que cela, il faut avoir patience. Je m’épanche, ce me semble, un peu trop; mais quoi ? Je suis mon cœur, qui ne pense jamais trop dire avec cette si chère Fille.

 

Je vous envoie un écusson pour vous agréer 1 ; et puisqu’il vous plaît de faire faire le service là où cette fille repose en son corps, je le trouve bon, mais sans gran­des pompes, sinon celles que justement la coutume chrétienne exige : car à quoi tout le reste ? Vous ferez, par après, tirer en liste tous ces frais et ceux de sa maladie, et me l’enverrez, car je le veux ainsi ; et cependant on priera Dieu de deçà pour cette âme et lui ferons joliment ses petits honneurs. Nous n’enverrons point à son quarantal [service funèbre quarante jours après le décès]; non, ma Fille, il ne faut pas tant de mystères pour une fille qui n’a jamais tenu aucun rang en ce monde, ce serait se faire moquer. Vous me connaissez: j’aime la simplicité et en la mort et en la vie. Je serai bien aise de savoir le nom et le titre de l’église ou elle est. Voilà tout pour ce sujet 8 . . . . . . . . .

 

Votre très affectionné serviteur,

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. Sa fille Jeanne de Sales était morte à Thoste, en Bourgogne, le 8 octobre, entre les bras de Mme de Chantal.

2. Le 28 octobre.

3. Jean-François.

4. C’est seulement le 30 octobre et à Mornex, distant de quatre lieues environ du château de Sales, que le Saint apprit la mort de sa jeune sœur.

5. Nicole Rolland, probablement sœur ou parente des frères Rolland, « fille de chambre » de M­me de Boisy, était encore à son service en 1610. La pieuse mère du Saint en faisait aussi sa lectrice et, dans les derniers jours de sa vie, elle se faisait lire l’Introduction à la Vie dévote.

6. Jean-François de Sales.

7. L’écu de la maison de Sales est ainsi décrit par Nicolas de Hauteville (La Maison naturelle, etc., Ire Partie) : « de figure ovale […] le fonds d’azur, damassé à deux faces d’or, surfacées de gueules, accompagnées d’un croissant d’or en chef et de deux étoiles à six rayons d’or, l’une au milieu et l’autre en pointe… La devise est latine: Nec plus nec minus. »

8. Ce n’est pas la manière du Saint de finir ainsi brusquement ; à partir d’ici, la lettre a été sans aucun doute mutilée.



 

 

Lettre CDXII

 de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 337

 

Le Saint rentre à Annecy. – Mme de Charnoisy. – « Notre bon et saint évêque. – Un projet de mariage; «toute la fraternité y conspire ». – Belles choses sur un verset de Jérémie.

 

Annecy, 25 novembre 1607.

 

Ô ma chère Fille, ne voici pas grand cas! c’est mon Noé 1 qui va à Lyon, et néanmoins je n’ai pas loisir de vous écrire, car je ne savais pas qu’il partit avant qu’aller dire la Messe; et au sortir d’icelle, nos messieurs les chanoines m’ont prié de l’envoyer pour certaines affaires qui regardent encore le service de Dieu. Le voilà donc qu'il part avec ces quatre lignes qui vous diront brièvement que l’apprêté du temps m’a enfin fait sonner à la retraite et suis dès avant-hier de retour à la ville.

 

Mais il y a six jours que Jaques 3 revint, qui m’apporta vos lettres, lesquelles m’ont bien fort consolé. Oui, ma Fille, car je vous dirai ce que je craignais : on m’avait dit que quand ma sœur fut morte vous aviez témoigné une grandissime impatience, avec de la défiance que cet accident ne rendît l’affection que je vous ai, alanguie. Croyez-moi, ma Fille, je ne crus point cela, mais il me fut impossible d’en divertir entièrement la première frayeur; car vous le savez bien, ce qu’on craint fort fait de l’appréhension malgré toute la raison du cœur. Ô Dieu, non: ni la mort, ni les choses présentes ni les futures, ni les prospérités ni les adversités, ne nous sépareront jamais de la charité qui est en Jésus-Christ (Rom., viii, 38-39). Dieu soit loué, béni et magnifié en tout ce que vous me dites par votre lettre.

 

J’envoie seulement aujourd’hui mon laquais à Sales porter de vos nouvelles. Je vous écrirai bientôt plus au long et de point en point ; je considérerai vos lettres pour voir s’il y a quelque chose à répondre. Maintenant il faut aller à la Messe de sainte Catherine, qui est solennelle en notre église ; si que je vous écris entre ma Messe et celle de notre Chapitre. Et si, il m’a fallu dérober un peu de ce loisir pour confesser notre Mme de Charmoysi, qui m’a consolé beaucoup de la voir toujours ferme en la résolution de vivre à Dieu.

 

Vivons à Dieu, ma Fille, vivons pour Dieu, vivons en Dieu qui vit et règne à jamais_3.

 

Enfin j’ai encore le loisir d’ajouter ce mot. Je vous dresserai, Dieu aidant, quelque petit exercice pour notre chère volonté divine 4. Je dis notre, car si nous ne voulons que ce que Dieu veut, sa volonté et la nôtre ne seront qu’une volonté. Ô quel bonheur, ma chère Fille! Vous savez bien que je suis revenu de ma visite avec un désir bien grand de servir notre Sauveur ; mais hélas ! quand sera ce que nos fleurs se convertiront en fruits ?

 

Je viens tout maintenant de prêcher pour annoncer à mon pauvre peuple les Advens; je ferai venir ici ma mère pour les fêtes. Ma chère Fille, j’écrirai à monsieur votre beau-père selon votre désir ; mais vous n’écrivez pas selon le mien, ni à ma mère, ni à Mme de Charmoysi, quand vous dites « notre bon et saint évêque »; car, en lieu que ces bonnes femmes devraient lire sot Évêque, elles lisent saint évêque. Je sais bien que du temps de notre saint Jérôme on appelait saints tous les évêques, à raison de leur charge; mais ce n’en est pas la coutume maintenant.

 

Mais dites-moi, ma chère Fille, n’est ce pas notre bon Dieu qui ouvre le chemin au mariage de nos jeunes gens? Cette facilité de messieurs vos plus proches, d’où peut-elle provenir que de la Providence céleste 5 ? De deçà, ma Fille, je le confesse, mon esprit y est, je ne dis pas porté, mais lié et collé ; ma mère ne pense qu’à cela, toute la fraternité y conspire ; et tandis que la saison s’avancera, prions bien Dieu que sa sainte main conduise l’œuvre.

 

Du vœu de saint Claude nous en parlerons tout à notre aise. Non, ma chère Fille, quand je vous destinai le chapelet de saint François, je le fis à raison de la dignité de sa matière; mais sur-le-champ, il me vint en l’esprit que vous en seriez mortifiée, et sur cela je dis : Eh bien ! tant mieux. Quant à l’autre, faites-en comme vous voudrez, car il est vôtre.

 

La lettre de notre bon M. le Comte me console beaucoup; je l’aime sincèrement et le recommande toujours à Dieu. Je vous écrirai aussi souvent que je pourrai, n’en doutez point. Je ne vous écris point de nos dames, ni de Mme de Lalée, que j’aime bien, afin que vous le sachiez; car je n’ai encore vu que Mme la Présidente 6 et Mme de Charmoysi, mais tout simplement en des courtes confessions.

 

Il faut que je sois un peu fol pour vous réjouir_7. J’ai prêché sur les paroles de Dieu récitées par Jérémie (xxix, 11) : Je pense des pensées de paix et non point d’af­fliction. Or, voyez-vous, il me semble que j’ai dit de belles choses pour montrer que ce souverain Bon, quoiqu’il fasse [le] courroucé et qu’il ne semble respirer qu’ire et indignation, il pense toujours des pensées de douceur et de consolation. Fallait-il pas que je vous dise cela? Mais non, ce n’est pas par vantance ; oh! ce n’est que par liberté.

 

À Dieu, ma chère Fille, à ce grand Dieu, dis-je, auquel nous sommes voués et consacrés, et qui m’a rendu pour jamais et sans réserve tout dédié a votre âme que je chéris comme la mienne, mais que je tiens pour toute mienne en ce Sauveur qui, nous donnant la sienne, nous joint inséparablement en lui.

 

F.

 

Vive Jésus! Amen.

 

Je ne sais ce que je vous écris, mais il n’importe; vous savez bien de quel cœur je vous écris. Je salue dame Jane 8. Mon frère 9 ne sait pas que je vous écrive.

 

Jour de sainte Catherine.

 

            À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

            À Montelon.

 

Revu en grande partie sur l’Autographe conservé à la Visitation de Montélimart.

 

 

1.« Noé » servait le Saint en qualité de tailleur et de dépensier. Voici comme il parlait de lui-même : «Je m’appelle Noël Rogeot, du Comté de Bourgougne […] Je suis âgé de soixante ans et plus […] Dès quarante ans en ça j’ai demeuré continuellement au service de Messeigneurs les évêques de Genève, les servants de tailleur et ayant la charge domestique de divers offices. » Ailleurs  il raconte qu’il était chargé de distribuer les aumônes du Saint. Toute sa déposition est un témoignage ému et touchant de l’affectueuse vénération qu’il portait au Bienheureux. Il fut enterré dans l’église de Saint-François d’Annecy, le 20 mai 1640.

2. Probablement Jacques Dumont, fils de Philibert Dumont, greffier de l’officialité jusqu’en 1622. Il avoue dans sa déposition avoir « fréquenté presque à l’ordinaire la maison » du Saint. L’office du père donnant au fils libre accès dans la maison épiscopale, le Bienheureux a bien pu confier à celui-ci quelques messages.

3. Le Saint terminait sa lettre ici même, puis il lui a donné une suite, grâce au loisir qu’il en a eu et sur lequel il n’avait pas d’abord compté.

4. Voir la lettre du 24 janvier 1608 à la sainte Baronne.

5. Mme de Chantal avait eu le même sentiment. Au moment du décès de Jeanne de Sales, raconte la Mère de Chaugy (Mémoires, Ire Partie, chap. xxii), « Dieu lui inspira de faire vœu de donner une de ses filles à la maison de Sales, à la place de la défunte. […] Pendant que je le prononçai, dit-elle, la divine Bonté me consola, et m’y fit voir que de donner une de mes filles à la maison de Sales, c’était le moyen que la Providence avait choisi pour faciliter ma retraite en Savoie et m’y servir de planche et de prétexte.»

6. La présidente Favre.

7. L’Autographe de cette lettre, publiée pour la première fois en 1831, existait alors en son entier; le Monastère de la Visitation de Montélimart n’en conserve plus aujourd’hui que le premier feuillet; à partir d’ici, notre texte est emprunté à une copie du second, gardée à la Visitation d’Annecy.

8. « Dame Jane» est sans doute cette servante de Mme de Chantal dont parle la Mère de Chaugy (Mémoires, Ire Partie, chap. v). Comme cette personne était de « grande vertu et dévotion », la Baronne abritait son humilité derrière ses mérites, attribuant parfois à ses prières les faveurs extraordinaires par lesquelles Dieu semblait avoir voulu récompenser directement sa propre charité. La pieuse domestique vint plus tard en Savoie.

9. Peut-être, Jean-François.



 

 

 

Lettre CDXII

de saint François de Sales

au Baron Guy de Chantal

TOME XIII, page 341

 

Le Saint se déclare flatté d’un projet d’alliance entre la famille de M. de Chantal et la sienne. – Marie-Aimée de Chantal remplacera dans son cœur la petite sœur qu’il a perdue.

 

Annecy, 1er décembre 1607.

 

Monsieur,

 

J’ai bien assez de connaissance de la grandeur de la courtoisie avec laquelle vous avez agréable le dessein du mariage de mademoiselle votre fille aînée avec mon frère; mais il ne m’est pas avis que jamais j’en puisse faire aucune sorte de digne reconnaissance et remerciement. Seulement vous supplié-je bien humblement de croire que vous ne pouviez pas obliger de cet honneur des gens qui le reçussent avec plus de ressentiment que nous faisons, mes proches et moi, qui tous en sommes remplis de consolation. Eh bien, Monsieur, que nous soyons fort éloignés des mérites que vous pouviez justement requérir pour nous faire cette faveur et nous recevoir à une si étroite alliance avec vous, si espérons-nous de tellement y correspondre par une entière, sincère et humble affection à votre service, que vous en aurez contentement.

 

En mon particulier, Monsieur, permettez-moi que je dise que l’amitié non seulement fraternelle, mais encore paternelle, que je portais à ma petite sœur, m’est demeurée en l’esprit pour la donner à cette autre encore plus petite sœur que, ce me semble, me préparés 2; et si, la lui donnerai avec un surcroît de respect et d’estime tout singulier, en considération de l’honneur extrême que je vous porte, Monsieur, et à Monsieur de Bourges 3 et à monsieur le Président 4, sans y comprendre ce que je pense de la dilection que je dois à madame sa mère, votre chère fille.

 

Or, j’espère que Dieu bénira le tout et se rendra le protecteur de ce projet, que je lui recommande de tout mon cœur, et qu’il vous conserve et comble de ses grandes grâces et faveurs. C’est le souhait perpétuel,

 

Monsieur,

De votre plus humble et très affectionné serviteur,

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

À Monsieur

Monsieur de Chantal,

Capitaine de cinquante hommes d’armes,

Chevalier de l’Ordre de Sa Majesté.

 

1. Guy de Rabutin, le premier de sa race qui porta le titre de baron de du roi, capitaine de cinquante hommes d’armes Chantal, chevalier de l’Ordre des ordonnances de Sa Majesté, gentilhomme ordinaire de sa chambre, seigneur et baron de Chantal, Bourbilly, Sauvigny et de Monthelon, naquit en 1532 de Christophe de Rabutin et de Claude de Rochebaron. Il épousa, le 19 janvier 1560, Françoise de Cosseret, et mourut en 1613.

«Grand homme, beau et bien fait », au dire de Bussy-Rabutin (Histoire généalogique de la maison de Rabutin), le roi, au temps de la Ligue, n’eut pas de sujet plus vaillant ni plus fidèle. Il fut une des plus curieuses et des plus singulières figures de la noblesse de cette époque, batailleuse et ardente, croyante et licencieuse. Mais par malheur, la rudesse et la fierté du vieux baron, au lieu de s’adoucir avec l’âge, se tournèrent en humeur autoritaire et chagrine et en firent le vieillard difficile, étrange, que les historiens de sainte Jeanne de Chantal, sa belle-fille, nous ont dépeint sur un ton de mauvaise humeur bien excusable. Guy de Rabutin aurait pu dire de la sainte veuve, et avec plus de raison encore, ce que M. Acarie disait de sa femme, la bienheureuse Marie de l’Incarnation : « L’on dit [qu’elle] sera un jour sainte, mais j’y aurai bien aidé; il sera parlé de moi en sa canonisation. » (Du Val, La Vie admirable de la bienheureuse Sœur Marie de l’Incarnation, Paris, 1803, chap. iii.)

2. La copie porte « me prépare, » mais le Saint a sans doute écrit ou voulu écrire « [vous] me préparez».

3. Mgr André Frémyot.

4. Bénigne Frémyot.

 

Revu sur une copie conservée à Turin, Archives de l’État.

 

 

 

Lettre CDXXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 347

(FRAGMENT)

 

 

 

Paix, union merveilleuse dans la famille du Saint, bien que composée de plusieurs ménages; à qui elle allait « à confesse ». – Comment sanctifier nos années, nos mois, nos jours et nos heures.

 

Sales, [1606-1607 1.]

 

Ma Fille, je ne vous puis cacher que je suis de présent à votre Sales, comblé d’une tendre et incomparable consolation auprès de ma bonne mère. En vérité, vous auriez du plaisir de voir un si étroit accord parmi des choses qui sont pour l’ordinaire si discordantes: belle-mère, belle-fille, belle-sœur, frères et beaux-frères. Entre tout cela, ma vraie Fille, je vous puis assurer, à la gloire de Dieu, qu’il n’y a ici qu’un cœur et qu’une âme (Act., iv, 12) en unité de son très saint amour ; et j’espère que la bénédiction et la grâce du Seigneur s’y doit rendre abondante, car déjà est beaucoup, et une chose bonne, belle et suave, de voir comme cette fraternité demeure ensemble (Ps. cxxxii, 1, 3).

 

Votre envoyé vous pourra dire que hier, universellement, toute cette amiable famille vint à confesse à moi en notre petite chapelle, mais avec tant de piété que l’on eût dit qu’il y avait un jubilé d’année sainte à gagner. Ô ma Fille, il est vrai, nous pouvons faire toutes nos années, nos mois, nos jours et nos heures saintes par le bon et fidèle usage. Il a fallu que mon cœur vous ait dit ceci ; car en effet, que vous peut-il cacher ?

. . . . . .

 

1. La date approximative de ce fragment et du suivant est suggérée par les allusions très caractéristiques à l’histoire intime de la famille de Sales.



 

Lettre CDXXVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 348

(Fragment)

 

 

Sagesse et piété de M: de la Thuille.

 

Annecy, [1606-1607]

 

. . . . . . . . . . . . .

 

Mon cher la Thuille 1 vous salue humblement; il est ici auprès de moi, et je m’assure que ma bonne mère ne fut jamais plus satisfaite ni plus contente, ni la dévotion plus florissante dans la famille. La gloire en soit à Dieu uniquement, et à nous la parfaite consolation. Je vous avoue qu’une bonne partie de la louange en est due à notre la Thuille; car cette intelligence ne se peut faire sans une très grande sagesse et piété en celui qui a la conduite principale de tout cela . . . . . . . .

 

1.  Louis de Sales, frère du Saint.

 

1608

 

Lettre CDXXVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 354

 

 

 

Le grand mot de notre salut. – Le nom sacré de Jésus doit être implanté dans toutes les puissances de notre esprit ; pour le bien exprimer, il faut avoir une langue toute de feu.

 

Annecy, 1er janvier 1608_1.

 

         Ma Fille,

 

Je suis tellement pressé que je n’ai loisir de vous écrire sinon le grand mot de notre salut : Jésus. Oui, ma Fille, que puissions-nous au moins une fois prononcer ce nom sacré de notre cœur. Ô quel baume il répandrait en toutes les puissances de notre esprit ! Que nous serions heureux, ma Fille, de n’avoir en l’entendement que Jésus, en la mémoire que Jésus, en la volonté que Jésus, que Jésus en l’imagination! Jésus serait partout en nous, et nous, partout en lui. Essayons-nous-en, ma très chère Fille; prononçons-le souvent comme nous pourrons. Que si bien, pour le présent, ce ne sera qu’en bégayant, à la fin néanmoins nous pourrons le bien prononcer.

 

Mais qu’est-ce que le bien prononcer, ce sacré nom ? car vous me dites que je vous parle clair. Hélas, ma Fille, je ne le sais pas; mais je sais seulement que, pour le bien exprimer, il faut avoir une langue toute de feu, c’est-à-dire qu’il faut que ce soit par le seul amour divin, qui, sans autre, exprime Jésus en notre vie en l’imprimant dans le fond de notre cœur. Mais courage, ma Fille, sans doute nous aimerons Dieu, car il nous aime. Tenez-vous joyeuse sur cela, et ne permettez point à votre âme de se troubler d’aucune chose. Je suis, ma chère Fille, je suis en ce même Jésus,

 

Votre très absolument,

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

 

1. L’adresse de la première édition : À une Veuve, le sujet traité, le peu de loisirs du Saint indiquent avec une très grande vraisemblance la destinataire et la date de cette lettre.

 

 

 

Lettre CDXXIX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 355

 

 

 

Le pur et saint amour de notre Sauveur; pourquoi faut-il le désirer. – La baronne de Chantal auprès des malades, – Un sujet de douleur pour le Saint.

 

Annecy, vers le 20 janvier 1608 1.

 

 

Faut-il donc que ce soit toujours en courant que je vous écrive, ma bonne et chère Fille? Il y a, ce me semble, longtemps que je ne vous écris que comme cela ; et si, ce n’est pas que je n’aie à vous écrire un peu au long sur l’obéissance et l’amour de la volonté de Dieu. Mais quoi faire ? encore est-il mieux que j’écrive peu que rien du tout. Seulement ce soir, comme nous entrions au souper, le porteur m’a dit que demain il partait de grand matin. Je vous écris donc à dix heures du soir.

 

Ô ma Fille, comme prié-je maintenant Dieu pour vous ! Certes, avec une consolation extraordinaire ; je m’y sens poussé d’une ardeur toute nouvelle. Qu’est ce donc que je demande pour nous ? Rien, sinon ce pur et saint amour de notre Sauveur. Ô qu’il nous faut désirer cet amour et qu’il nous faut aimer ce désir, puisque la raison veut que nous désirions à jamais d’aimer ce qui ne peut jamais être assez aimé, et que nous aimions à désirer ce qui ne peut jamais être assez désiré.

 

Je suis bien aise, ma Fille, que vous fassiez les lits des pauvres malades ; et si je suis bien aise que vous y ayez de la répugnance, car cette répugnance est un plus grand sujet d’abjection que la puanteur et saleté qui la provoque 2.

 

Sachez, ma chère Sœur, ma Fille, que me voici en mon triste temps, car depuis les Rois jusques au Carême j’ai des étranges sentiments en mon cœur; car, tout misérable, je dis détestable que je suis, je suis plein de douleur de voir que tant de dévotion se perd, je veux dire que tant d’âmes se relâchent. Ces deux dimanches j’ai trouvé nos Communions diminuées de la moitié; cela m’a bien fâché; car encore que ceux qui les faisaient ne deviennent pas méchants, mais pourquoi cessent-ils ? Pour rien, pour la vanité. Cela m’est sensible. C’est pourquoi, ma chère Fille, invoquez bien Dieu sur nous, et le remerciez de quoi nous avons résolu de ne jamais faire de même. Non, je ne pense pas que nous eussions le courage de retarder ainsi, de propos délibéré, un seul pas de notre chemin pour tout ce que le monde nous aurait présenté : non pas, ma Sœur, ma Fille ? Sans doute non, moyennant la grâce de Dieu.

 

À Dieu, ma chère Fille; notre amour soit tout en Dieu, et Dieu soit en tout notre amour. Amen. Vive Jésus ! C’est en lui, par lui et pour lui que je suis sans fin, sans réserve et uniquement votre.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

1. La date de cette lettre se déduit des conseils qu’elle renferme, et aussi de son rapport avec les précédentes lettres et avec la suivante.

2. L’héroïque charité de la baronne de Chantal envers les malades a fourni à la Mère de Chaugy le sujet d’admirables chapitres. (Voir Mémoires, etc., Ire Partie, chap. xviii-xx.)



 


 

Lettre CDXXX

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 357

 

 

 

Pour la sainte Communion, deux sortes de faim ; comment, grâce à une bonne digestion spirituelle, la Communion fait vivre en nous Jésus-Christ. – Le « grand livre» que le Saint portait toujours en sa « pochette ». – De quels secrétaires il s’accommodait le mieux. – Son affection pour les enfants de la Baronne ; celle-ci, commère de M. de Chazelles. – La première des vertus. – Les trois points de l’Exercice de l’amour de la volonté de Dieu. – Poignée de nouvelles. – « Un cœur bien net et propre. » – L’espoir que donne une petite troupe de chétives femmelettes.

 

Annecy, 24 janvier 1608.

 

            Ma Fille,

 

Je prends la plume pour vous écrire le plus que je pourrai, et avec désir de vous écrire beaucoup, en contreschange [récompense] du long temps qu’il y a, ce me semble, que je ne vous ai point écrit qu’en courant. J’ai vos lettres du 18, 19 et 25 novembre, et du 5, 14 et 22 décembre de l’année passée, auxquelles je n’ai pas entièrement répondu; au moins je m’en doute.

 

En la première vous me dites que vous vous sentez affamée plus que l’ordinaire de la très sainte Communion. Il y a deux sortes de faim – l’une, qui est causée de la bonne digestion; l’autre, du dérèglement de la force attirante de l’estomac. Humiliez-vous fort, ma Fille, et échauffez fort votre estomac du saint amour de Jésus-Christ crucifié, afin que vous puissiez bien digérer spirituellement cette céleste viande. Et puis qu’assez demande du pain celui qui se plaint de la faim, je vous dis, ma Fille : oui, communiez ce Carême les mercredis et vendredis et le jour de Notre-Dame, outre les dimanches.

 

Mais qu’entendez-vous que l’on fasse digestion spirituelle de Jésus-Christ ? Ceux qui font bonne digestion corporelle ressentent un renforcement par tout leur corps, par la distribution générale qui se fait de la viande en toutes leurs parties. Ainsi, ma Fille, ceux qui font bonne digestion spirituelle ressentent que Jésus-Christ, qui est leur viande, s’épanche et communique à toutes les parties de leur âme et de leur corps. Ils ont Jésus-Christ au cerveau, au cœur, en la poitrine, aux yeux, aux mains, en la langue, aux oreilles, aux pieds. Mais, ce Sauveur, que fait-il partout par-là ? Il redresse tout, il purifie tout, il mortifie tout, il vivifie tout. Il aime dans le cœur, il entend au cerveau, il anime dans la poitrine, il voit aux yeux, il parle en la langue, et ainsi des autres : il fait tout en tout, et alors nous vivons, non point nous-mêmes, mais Jésus-Christ vit en nous (Galat., ii, 20) Ô quand sera-ce, ma chère Fille ? mon Dieu, quand sera-ce ? Mais cependant je vous montre ce à quoi il faut prétendre, bien qu’il se faille contenter d’y atteindre petit à petit. Tenons-nous humbles, et communions hardiment; peu à peu notre estomac intérieur s’apprivoisera avec cette viande et apprendra à la bien digérer. C’est un grand point, ma Fille, de ne manger que d’une viande, quand elle est bonne; l’estomac fait bien mieux son devoir. Ne désirons que le Sauveur et j’espère que nous ferons bonne digestion.

 

Je ne pensais pas vous tant dire sur ce premier point, mais je me laisse emporter aisément avec vous. Et puis, je m’en vais tantôt à cette sainte réfection avec vous ; car c’est jeudi, et ce jour-là nous nous tenons l’un à l’autre, et nos cœurs, ce me semble, s’entre touchent par ce saint Sacrement.

 

En la seconde, vous ne me dites rien à quoi il faille répondre. Oui, ma Fille, le Combat spirituel est un grand livre. Il y a quinze ans que je le porte en ma pochette et ne le lis jamais qu’il ne me profite.

 

En la troisième, vous me parlez du jeune garçon que vous désirez mettre avec moi 1. Je pensais que ce fût quelque garçon de respect ; c’est pourquoi je vous écrivis l’autre jour que je le prendrais dans quelque temps, après que je me serais défait d’un autre. Mais parce que, par une autre lettre, vous me dites que Jacques le connaissait, je m’en enquis, et il me dit que c’était un enfant bon à tout ; c’est pourquoi je vous dis maintenant que, quand il vous plaira me l’envoyer, je le recevrai de bon cœur. Non point que, par ce mot de bon à tout, je le veuille traiter indiscrètement; mais je veux dire que je le pourrai faire servir non seulement à la plume, mais à la chambre, et enfin à beaucoup de petits services, et le tenir humble. Je me ferai mieux entendre en vous disant que je crains de rencontrer des secrétaires qui, quand on leur dit : Donnez-moi ma botte, bridez ce cheval, faites ce lit, ils répondent : je ne suis pas pour cela; car en tout j’emploie le premier que je trouve, hormis les ecclésiastiques. Envoyez-le moi donc, et j’en aurai un soin particulier. J’entends quand vous voudrez, car je vois le temps aspre, et auquel je fais scrupule d’envoyer un homme à trois lieues loin. Vous m’écrirez, s’il vous plaît, ce que je lui devrai donner.

 

Je prêcherai à Rumilly, petite bourgade de ce diocèse 2.

 

À la 4e. Je prie Dieu pour tous vos enfants ; car, ma Fille, tout cela, ce me semble, m’appartient de si près que nul parentage n’y saurait rien ajouter. Je veux dire que je les tiens pour mes enfants, et les tiens comme cela du profond de mon cœur, [surtout] Aimée Marie. Au partir de là, elle est l’aînée ; et si, je suis obligé de l’aimer plus tendrement parce qu’un [jour] que vous n’étiez pas au logis à Dijon, elle me fit bien des faveurs et me permit de la baiser d’un baiser d’innocence. Ai-je donc pas bien raison de prier Notre Seigneur qu’il la rende toute agréable à sa Bonté ?

 

Je vous ai écrit que vous fussiez commère de M. de Chazelles_3. Pour les conditions que je désire en votre obéissance, elles sont toutes en une ; car je n’y désire que la simplicité, laquelle fait acquiescer doucement le cœur au commandement et fait qu’on s’estime bienheureux d’obéir, même es choses répugnantes, et plus en celles-là qu’en nulle autre. À la 5’. Je trouve bon votre conseil de n’aller pas en Bourgogne qu’avec grande apparence de profiter. Je le ferai, quoi que Mme notre sœur Brûlart me dise, laquelle, comme je crois, ne tient pas que mon voyage fût inutile parce que, en particulier, quelques âmes me pourraient employer à leur service ; mais ce n’est pas cela que je prétends. Nous penserons pendant le Carême, et je lui écrirai à cœur clair mon intention et prétention sur mon voyage.

 

Vous me faites grand plaisir, je dis très grand, de m’exhorter à l’humilité; non pas parce qu’il ne me manque que cette vertu-là, mais parce que c’est la première et le fondement des autres. Toujours, quand votre cœur vous le dira, recommandez-moi les vertus. Je vous en­tends bien en la manière que vous me le dites, avec laquelle vous vous mettez, à l’aventure, en faisant les actions que vous ne reconnaissez pas du tout bien : je l’approuve, car vraiment elle est bonne, et si, j’en fais de même. Il faut, pendant que je m’en ressouviens, que je vous défende ce mot de saint quand vous écrivez de moi, car, ma Fille, je suis plus feint que saint : aussi la cano­nisation des saints ne vous appartient pas. À peu que pour cela je ne retiens la lettre de Mme de Charmoysi ; mais la consolation qui lui en pouvait revenir m’en empêcha. Je voudrais avoir un cachet comme le vôtre. Nous n’avons pas ici qui les fasse ; s’il n’y a pas beaucoup d’incommodité, envoyez-m’en un.

 

À la 6e. Je presse M. de Sauzea pour savoir qu’il a fait des lettres que je vous écrivais en réponse de celles qu’il m’apporta. Je vous écrivais une grande lettre, et avec liberté, car il m’avait dit qu’il envoyait son homme exprès pour le procès. Écrivez quand vous pourrez à Mme de Charmoysi ; cela lui profitera, et écrivez-lui de cœur, tout hardiment. Les deux points que je vous dis en la chapelle de Sales pour la pureté du cœur sont d’éviter le péché et de ne point y laisser entrer aucune affection formée qui ne tende à l’honneur et amour de Dieu. Est-ce pas cela, ma Fille? Demeurez en paix. Amen.

 

Je n’écris point à vos dames de Dijon, ni à Mme de Crespy ni à ses filles ; ce sera un de ces jours que je vous écrirai à toutes quand vous y serez.

 

Vive Jésus !

 

J’aurais grande envie de vous dire un mot de l’amour de la volonté de Dieu, car je m’aperçois que vous en faites l’exercice en l’oraison, et ce n’est pas cela que je voulais dire_; car il ne faut point vous assujettir en icelle, j’entends à l’oraison, à aucun point ordinaire. Mais, en vous promenant seule, ou ailleurs, jetez l’œil sur la volonté générale de Dieu, par laquelle il veut toutes les œuvres de sa miséricorde et de sa justice au Ciel, en terre, sous terre ; et, avec une profonde humilité, approuvez, louez, puis aimez cette volonté souveraine, toute sainte, toute équitable, toute belle.

 

Jetez l’œil sur la volonté de Dieu spéciale, par laquelle il aime les siens et fait en eux des œuvres diverses de consolation et de tribulation. Et cela il le faut un peu mâcher, considérant la variété des consolations, mais surtout des tribulations que les bons souffrent; puis, avec grande humilité, approuvez, louez et aimez toute cette volonté.

 

Considérez cette volonté en votre particulière personne, en tout ce qui vous arrive de bien et de mal et qui vous peut arriver, hors le péché ; puis, approuvez, louez et aimez tout cela, protestant de vouloir à jamais honorer, chérir, adorer cette souveraine volonté, exposant à sa merci et lui donnant votre personne et celle de tous les vôtres, et j’en suis. Enfin, concluez par une grande confiance en cette volonté, qu’elle fera tout bien pour nous et notre bonheur.

 

J’ai presque dit ce qu’il faut, mais j’ajoute qu’ayant fait deux ou trois fois cet exercice en cette façon, vous pourrez l’accourcir, le diversifier et accommoder comme vous le trouverez mieux, car il le faut souvent ficher au cœur par manière d’élancements.

 

Or sus, je m’en vais vous dire de nos nouvelles de toutes sortes. Nous nous portons tous bien, Dieu merci. La contagion qui était à Cruselles ne s’est point épanchée. Ma mère a fait fêtes avec nous ; maintenant elle est à Sales, et notre Groysi 4 aussi. Notre chanoine 5 m’a dit qu’il vous écrirait ; il s’est mis à la pêche des âmes ces jours passés fort heureusement, y entrant par deux familiers.

 

Nos dames me sont venues voir cet après-dîner et m’ont empêché de vous écrire avec plus de loisir. J’excepte notre chère Mme de Charmoysi, qui est au lit d’un cathare qui lui est tombé sur les yeux. Demain je l’irai voir, car en voilà un bon sujet, même son mari étant allé en Piémont ; qui lui donne encore un peu d’ennui. J’ai une envie très grande de bien servir son âme, et Notre Seigneur m’en fera la grâce, s’il lui plaît. C’est un cœur bien net et propre ; je suis marri de la voir si peu souvent en particulier. Elle témoigne de vous chérir passionnément, comme m’a dit mon frère qui la voit fort souvent. Mme de Lalée se porte bien ; elle a été ce matin à ma messe. Il me semble que la dévotion s’accroît un peu et que Notre Seigneur dispose la place à l’exercice d’une petite troupe de chétives femmelettes 6 qui se retireront, Dieu aidant, un jour en ces quartiers. Vous savez ce que je dis.

 

Or, à Dieu ma Fille, ma Fille très chère et très aimée, à Dieu soyons-nous à jamais. Je suis en lui uniquement votre.

 

F.

Vive Jésus! Amen.

 

XXIIII janvier 1608.

 

… beau-père, et toujours, quand vous voudrez, saluez-le de ma part 7 … les grâces du Saint-Esprit. Si je puis,

 

j’écrirai à monsieur de la Curne 8 ; si… [Et] de notre M. le Comte, qu’en est-ce ?

 

Jésus soit toujours notre cœur. Amen.

 

1. Pierre Thibaut.

2. Il y prêcha en effet le Carême; voir la Lettre CDXXXVI­.

3. Louis d’Anlezy, seigneur de Chazelles.

4. Bernard de Sales.

5. Jean-François.

6. Ces «chétives femmelettes» devaient être les premières recrues de la nouvelle Congrégation.

7. Cette partie de l’Autographe a dû être mutilée, car la copie ne donne que quelques membres de phrases qu’il est impossible de compléter.

8. Jean de Lacurne, frère d’alliance de saint François de Sales; il est destinataire. Une note lui sera alors consacrée.



 

 

Lettre CDXXXII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 364

 

 

 

Conseils à la Baronne pour la conduite de Marie-Aimée. – Zèle des chanoines d’Annecy. – Une âme, admirable à ne se point empresser.

 

Rumilly, 4 mars 1608.

 

Je vous ai écrit il n’y a justement que six heures 1, par l’homme qui ramène le cheval sur lequel Thibaut_2 est venu. Maintenant, encore quatre mots, et le tout sans avoir relu vos lettres, lesquelles néanmoins je lis toujours avec tant d’avidité la première fois qu’il ne m’en demeure qu’une générale consolation, sans savoir presque ce que j’ai lu. Il n’y a pas moyen maintenant, car il est bien tard, et je prêche demain matin.

 

Tandis qu’on allumait la chandelle, j’ai demandé à Thibaut des nouvelles de votre santé; il m’a dit qu’elle était bonne. Cela m’a un peu arrêté, car j’étais en peine sur ce mal sensible, mais non dangereux, avec lequel vous m’avez écrit la dernière lettre. Et cependant, voyez-vous, quand vous m’écrirez, dites-moi bien toujours de votre santé.

 

Il m’a dit que notre Marie-Aimée, et très aimée, était auprès de vous, car je le lui ai demandé ; mais il m’a dit que vous la mettiez fort au monde, sans que je le lui demandasse. Savez-vous, ne la nous faites pas aussi si brave qu’elle nous dédaigne pour cela. Si j’étais près de vous, je confesse que je voudrais bien être préféré à la mettre à la Communion, car c’est un coup mémorable pour une âme destinée au bien comme celle-là ; mais encore ne faut-il pas que mon ambition la prive de cette céleste viande pour ces Pâques. Or, je suis donc bien d’avis que vous la fassiez communier; et ce bon Dieu la veuille bien prendre pour sa bien-aimée et lui donner le ressentiment de son amour pour cela. Non plus, ma chère Fille, car je ne puis plus. Dans trois jours ou quatre, nos chanoines envoient à Dijon; il faudra que lors j’y aille, et peut être aurai-je plus de loisir.

 

Je vous dirai que mes chanoines font merveilles à faire des exhortations et à gagner nos jeunes damoiselles pour la dévotion, quand la conformité de l’âge y sert. Mais savez-vous, tout cela va par ordre et n’y a rien à craindre, sinon parce que tout se tient à moi qui suis un grand misérable. Mais ne vous effarouchez pas pour cela à dire : Mais que dois-je donc être, moi ? Car, ma Fille, je ne sais comme je suis fait ; encore que je me sens misérable je ne m’en trouble point, et quelquefois j’en suis joyeux (II Cor., xiii, 9), pensant que je suis une vraie bonne besogne pour la miséricorde de Dieu, à laquelle je vous recommande sans cesse. Oui, ma chère Fille, c’est la prière continuelle de mon cœur.

 

Je vous veux envoyer un exercice que j’ai dressé et fait pratiquer à madame de Charmoysi, car je voudrais que je ne fisse rien sans que vous le sussiez. Je le dressai à intention de lui faire rafraîchir ses bons propos, auxquels certes elle avait fort constamment persévéré. C’est une bonne âme, et admirable à ne se point empresser. Elle ne m’avait jamais écrit de son âme que ces jours passés 3. Elle ne cesse de demander quand vous viendrez, et se fait accroire qu’il faut que ce soit pour toute cette année. Oh, Dieu sait comme mon cœur le désirerait ardemment, si je ne pensais que la volonté divine veut de nous un peu de patience ; mais espérons toujours beaucoup.

 

À Dieu, ma Fille, ma très chère Fille.

 

À Rumilly, le 4 mars 1608.

 

Je ne dis pas cela pour la louer, car j’aime bien que l’on m’écrive, et très souvent; et si, j’aime mieux voir un peu d’empressement que de ne voir jamais point de lettres en des absences de trois à quatre mois. Je dis ceci afin que vous ne pensassiez pas, pour n’être pas empressée, qu’il faille ne pas m’écrire le plus souvent que vous pourrez. Si faites, ma Fille, écrivez toujours.

 

 

1. Du 4 au 5 mars, le Saint écrivit trois lettres à Mme de Chantal : la première, adressée le 4 mars « par la voie de Lyon » ; la deuxième, écrite le même jour, mais fort avant dans la soirée, c’est la présente ; la troisième, écrite le lendemain, c’est la suivante. Nous n’avons pas la première ; faudrait-il en voir quelques vestiges dans ce récit de l’Année sainte (ancien Ms.) :

Le 20 février « de l’année 1608, ce saint Pasteur commença de prêcher le Carême à Rumilli, petite ville de son diocèse. Il écrivit à notre vénérable Mère, qu’il y prêchait d’aussi bon cœur qu’il avait fait autrefois dans Paris, et même avec plus de consolation, parce que, disait-il, je vois venir ce bon peuple avec une humilité et simplicité qui l’approche plus de la grâce, et m’éloigne plus de la flatterie et de la vanité. »

2. Pierre Thibaut, que la baronne de Chantal fit entrer en mars 1608 au service du Saint, se qualifie dans un acte du 19 juin 1610 (R. E.), de secrétaire ordinaire de saint François de Sales. Il écrivit une partie du manuscrit de la première édition de l’Introduction à la Vie dévote. Un Pierre Thibaut, écuyer, seigneur du Promenois, au bailliage d’Arnay, devient en 1629, gentilhomme ordinaire de Mgr le prince de Condé, et le 12 février 1639, contrôleur ancien des deniers royaux au bailliage d’Arnay. C’est sans doute le même personnage.

3. En relisant ce passage, le Saint aura craint de paraître aux yeux de Mme de Chantal vouloir désapprouver la fréquence de ses messages. C’est sans doute pour écarter cette interprétation, qu’il a ajouté soit au bas, soit en marge de l’Autographe, les lignes qui terminent cette lettre, et vraisembla­blement avec un signe de renvoi au texte lui-même.



 

 

Lettre CDXXXIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 367

 

 

 

Ne pas accabler l’esprit à force de surmener le corps. – Une tentation du Saint, qui «alla tôt en fumée ». – Ne pas avoir le cœur trop douillet. –  Se fier aux décisions du P. Gentil pour le projet de l’Institut, car « il n’y bougera rien ».

 

Rumilly, 5 mars 1608.

 

Hier seulement je vous écrivis, ma chère Fille, par la voie de Lyon ; et maintenant, voici arriver l’homme de M. de Sainte-Claire, qui m’apporte votre lettre du 24 février, à laquelle je vais brièvement répondre ; et, si je puis, je répondrai encore à quelqu’une des autres.

 

Je commence par votre coucher et lever matin. Pourquoi faites-vous cela, ma chère Fille ? Non certes, il ne faut pas accabler l’esprit à force de travailler le corps; saint François le disait à ses disciples. Je fais cela, il est vrai, mais c’est par vive force : autrement, je dors fort bien ce qui m’est nécessaire, et je veux que vous en fassiez de même. La lettre ci-jointe [lettre CDXXXII] vous fut écrite à la minuit, mais il y avait longtemps que je n’avais tant veillé. Il ne faut pas, pour peu de chose, se détraquer comme cela, notamment les femmes ; car par après on ne vaut rien tout le long du jour.

 

Eh bien, ma chère Fille, vous avez eu votre esprit tout entortillé ces deux ou trois jours premiers de Carême. Tout cela ne m’étonne nullement, car vous avez un esprit si douillet et jaloux de ce que vous avez en résolution, que tout ce qui le touche à biais contraire vous est si sensible que rien plus ; et je vous ai dit mille fois qu’il ne faut pas, ma chère Fille, aller si pointilleusement en notre besogne.

 

Hélas, ma Fille, vous dirai-je ce qui m’est advenu ces jours passés ? Jamais de ma vie je n’avais eu un seul ressentiment de tentation contraire à ma profession ; l’autre jour, sans y penser, il m’en tomba une dans l’esprit. Non point de désirer que je ne fusse pas d’Église, car cela eût été trop grossier; mais parce qu’un peu auparavant, parlant avec des personnes de confiance (et vraiment je pense que ce fut notre Groysi 1), je dis que si j’étais encore en l’indifférence et que je fusse héritier d’un duché, je choisirais néanmoins l’état ecclésiastique, tant je l’aimais, il m’arriva un débat en l’âme, que si, que non, qui dura quelque temps. Je le voyais, ce me semblait, là-bas, bien bas, au fin fond de la partie inférieure de l’âme, qui s’enflait comme un crapaud. Je m’en moquai, et ne voulus pas seulement penser si j’y pensais ; il alla tôt en fumée et je ne le vis plus. La vérité est que je pensai m’en importuner, et j’eusse tout gâté ; mais enfin je pensai en moi-même que je ne méritais pas d’avoir une si haute paix que l’ennemi n’osât pas regarder de loin mes murailles.

 

Mon Dieu, ma Fille, je voudrais que vous eussiez la peau du cœur un peu plus dure, afin que vous ne laissassiez pas de dormir pour les puces. Quand les tentations vous viendront à gauche, je ne m’en mettrai pas en peine, car elles sont trop grossières. Ces importunités ne sont pas pour toujours, mais pour l’état présent de vos affaires ; c’est pourquoi je vous ai dit qu’il fallait avoir patience. Oh! pour cela, nous avons de quoi nous bravement défendre, et en bataille rangée. Mais quand elles vous viendront à droite, alors je ne vous saurai que dire, sinon : Croyez-moi, ma Fille, reposez-vous sur mon âme pour ce regard ; j’ai bien des raisons, à mon avis, irréprochables. Mais, pour ces choses-là, on ne peut ni doit entrer en dispute, il faut que cela se démêle avec des considérations tranquilles et en repos, tout à l’aise et de cœur à cœur.

 

Or sus, je parle trop de ceci ; car, puisque vous demeurez ferme en nos résolutions, je ne devais vous dire sinon : Demeurez en paix, ma Fille, tout cela n’est rien. La foi, l’espérance, la charité, pièces immobiles de notre cœur, sont bien sujettes au vent, quoi que non pas à l’ébranlement : comment voulons-nous que nos résolutions en soient exemptes? Vous êtes admirable, ma Fille, si vous ne vous contentez pas que notre arbre demeure bien et profondément planté, mais que vous vouliez encore que pas une feuille ne soit agitée.

 

Usez fort de diversions en semblables occasions, par des actes positifs d’amour en Dieu et de confiance en sa grâce. Après tout cela, ne craignez pas, pour ces bagatelles, contrevenir à nos résolutions, ni à la confiance et repos que vous devez prendre en icelles et en moi. Ce sont des craintes sans sujet, car si l’ange de Satan, souffletant saint Paul (II Cor., xii, 7) par tant d’agitations de pensées déshonnêtes, ne sut néanmoins offenser sa pureté, pourquoi tiendrons-nous nos résolutions offensées par ces mouvements d’esprit ?

 

Au demeurant, vous avez choisi un confesseur bon, prudent et docte ; dites-lui hardiment nos résolutions telles qu’elles sont, afin de bien alléger votre esprit par ses avis, car je ne doute nullement qu’il n’y bougera rien, mais vous y confortera. Je les dis au père recteur de Chambéry 2, sans rien nommer, il m’y conforta ; je les dis à un autre grand ecclésiastique, il m’y conforta 3 ; je les ai dites mille fois à Dieu, mais hélas! non pas si révéremment que je devais, et toujours il m’y a conforté. Expliquez donc bien votre fait à votre confesseur, le père Gentil. Dites-lui les considérations qui font différer la sortie, et puis celles que j’ai faites pour le genre de vie après la sortie (mais, outre tout cela, ce sera sans doute la plus grande gloire de Dieu, pour des raisons que je ne puis dire), et vous verrez qu’il dira que nos résolutions sont résolutions faites de la main de Dieu (Ps. lxxvi, 11). Pour moi, je n’en doute nullement.

 

Mais cependant que j’écris sans mesure sur ce sujet, il me vient un scrupule que je n’en dise trop. Non, ma Fille, ne philosophez point sur tout ceci, car je ne l’écris pas à cette intention, ni pour crainte que j’aie que le cœur vous faille. Non, nullement : c’est simplement afin que, l’ayant proposé au père Gentil, vous puissiez non point fortifier ces résolutions, car je les tiens invariables, mais vous y consoler, et moi aussi. Mon Dieu, c’est assez.

 

J’ai vu en la lettre que [Thibaut] m’a apportée, que vous avez parlé franchement et librement à votre confesseur, dont je loue Dieu, et qu’il s’est conformé à nos opinions.

 

Notre Seigneur soit toujours avec vous, ma Fille. Je suis, d’une affection incomparable, tout vôtre en lui et par lui. Amen.

 

Ce 5 … 1608.

 

 

1. Bernard de Sales.

2. Le P. Fourier.

3. Le « grand ecclésiastique » pourrait bien être Vespasien Aiazza, qui devait plus tard se concilier par ses vertus l’estime des deux fondateurs de la Visitation.



 

 

 

Lettre CDXXXVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 373

 

 

 

Le Saint estime que le projet de la Visitation est de Dieu et s’y affectionne de plus en plus. – Les cercles qui se font en l’eau et les entortillements d’esprit chez les âmes chatouilleuses. – Quand on n’a d’autre intention que la gloire de Dieu, ne se tourmenter de rien. – Les « menues pensées » après les grandes. – Les frères du Saint et les enfants de la Baronne. – Un prédicateur qui parle à son auditoire.

 

Rumilly, 7 mars 1608.

 

C’est enfin par monsieur Favre 1 que je vous écris, ma chère Fille, et toujours néanmoins sans loisir, car il m’a fallu écrire beaucoup de lettres, et toujours vous êtes la dernière à qui j’écris, ne craignant point pour cela de m’en oublier. Je me repentis l’autre jour de vous avoir tant écrit de choses sur cette petite brouillerie d’esprit qui vous était arrivée ; car, puisque ce n’était rien en vraie vérité, et que l’ayant communiqué au P. Gentil tout cela s’était évanoui, je n’avais que faire sinon de dire : Deo gratias. Mais voyez-vous, mon esprit est sujet aux épanchements avec vous et avec tous ceux que j’affectionne.

 

Mon Dieu, ma Fille, que vos maux me font de bien, car j’en prie avec plus d’attention, je me mets devant Notre Seigneur avec plus de pureté d’intention, je me mets plus entièrement à l’indifférence. Mais croyez-moi : ou je suis le plus trompé homme du monde, ou nos résolutions sont de Dieu et à sa plus grande gloire. Non, ma Fille, ne regardez plus ni à droite ni à gauche. Hé, je ne veux pas dire que vous ne regardiez pas, non ; mais je veux dire : ne regardez pas pour vous y amuser, pour examiner soigneusement, pour vous embarrasser et entortiller votre esprit de considérations desquelles vous ne sauriez vous démêler. Car, si après tant de temps, après tant de demandes à Dieu on ne se résout pas sans difficulté, comme penserons, sur des considérations faites sans appareil (pour celles qui viennent à gauche) et faites par des simples odeurs et goûts (quant à celles qui viennent à dextre), comme penserons-nous, dis-je, bien rencontrer ? Or sus, laissons cela, n’en parlons plus.

 

Parlons d’une règle générale que je vous veux donner. C’est que tout ce que je vous dis : Ne pensez pas ceci, cela ; ne regardez pas, et semblables, tout cela s’entend grosso modo ; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu, à le bien aimer, à ne point abandonner nos résolutions, mais à les aimer. Pour moi, j’aime tant les miennes, que quoi que je voie ne me semble point suffisant pour m’ôter une once de la bonne estime que j’en ai, encore que j’en voie et considère des autres plus excellentes et relevées.

 

Hélas, ma chère Fille, c’est aussi un entortillement que celui duquel vous m’écriviez par monsieur de Sauzea, ce tintamarre …. qui vous fait peur de …. ement de …. 2. Mon Dieu, ma Fille, ne sauriez vous vous prosterner devant Dieu quand cela vous arrive, et lui dire tout simplement : Oui, Seigneur, si vous le voulez je le veux, et si vous ne le voulez pas je ne le veux pas ; et puis passer à faire un peu d’exercice et d’action qui vous serve de divertissement. Mais, ma Fille, voici ce que vous faites. Quand cette bagatelle se présente à votre esprit, votre esprit s’en fâche et ne voudrait point voir cela; il craint que cela ne s’arrête. Cette crainte retire la force de votre esprit, et laisse ce pauvre esprit tout pâle, triste et tremblant ; cette crainte lui déplaît et engendre une autre crainte que cette première crainte et l’effroi qu’elle donne ne soit cause du mal, et ainsi vous vous embarrassez. Vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte de la crainte ; vous vous fâchez de la fâcherie, et puis vous vous fâchez d’être fâchée de la fâcherie. C’est comme j’en ai vu plusieurs qui, s’étant mis en colère, sont par après en colère de s’être mis en colère ; et semble tout cela aux cercles qui se font en l’eau quand on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et celui-là en fait un plus grand, et cet autre un autre.

 

Quel remède, ma chère Fille ? Après la grâce de Dieu, c’est de n’être pas si délicate. Voyez-vous (voici un autre épanchement d’esprit, mais il n’y a remède), ceux qui ne peuvent pas souffrir la démangeaison d’un ciron, en la pensant faire passer, à force de se gratter ils s’écorchent les mains. Moquez-vous de la plupart de ces brouilleries, ne débarrassez point pour les penser rejeter; moquez-vous en, divertissez à des actions, tâchez de bien dormir. Imaginez-vous (je veux dire pensez) que vous êtes un petit saint Jean qui doit dormir et se reposer sur la poitrine de Notre Seigneur (Joan., xiii, 23), entre les bras de sa providence. Et courage, ma Fille. Nous n’avons point d’intention que pour la gloire de Dieu, non pas ? Non certes, au moins d’intentions découvertes ; car si nous en découvrions, nous les arracherions tout aussitôt de notre cœur. Et donc, de quoi nous tourmentons-nous? Vive Jésus ! ma Fille; il m’est avis quelquefois que nous sommes tous pleins de Jésus, car au moins nous n’avons point de volonté délibérée contraire. Ce n’est pas en esprit d’arrogance que je dis cela, ma Fille, c’est en esprit de confiance et pour nous encourager. C’est assez.

 

Vraiment, j’aime bien votre Thibaut, encore que je ne lui aie point encore parlé; mais sa mine me plaît, et m’est avis que je le rendrai tout mien. Au moins croyez bien qu’il me fait bien plaisir quand, parlant de vous, il dit tout court : Madame ; et cela me touche, et me semble qu’il me dise sans le dire que je dois le chérir. Il faut dire un peu des menues pensées après ces grandes pensées : il est un peu étonné de ne pas trouver Montelon céans ; ô mais, je dis ici à Rumilly.

 

Je vous envoie l’Exercice que j’ai fait faire à madame de Charmoysi ce temps de Carême-prenant, car elle n’a été aux fêtes que le lundi et mardi. Vous le lirez comme une autre chose, et seulement la dernière partie, à mon avis, vous pourra servir. Cette dame-là est à Chambéry pour des affaires 3. Elle s’est un peu plus étroitement liée au Crucifix et à la dépendance de son père spirituel; non pas que son intention ne fût telle toujours, mais non pas si ouverte et déclarée.

 

Groysi 4 s’est blessé au doigt, mais de tout le reste il se porte bien. Je ne le veux point excuser, mais accuser de quoi il ne vous écrit pas. Il me traitait comme cela quand il était à Paris, et puis, une fois pour toutes il m’écrivit que c’étaient des trop faibles preuves d’affection que d’écrire. Ô vraiment, je le gourmandai bien. Il fallait dire cela ; mais ne laissez pas de l’aimer, car certes, il est bon enfant. Notre chanoine 4 est tout empressé, le pauvre garçon ; car il est parmi une troupe de personnes qui le tirent de tous côtés pour se servir de lui pour leurs âmes. Si Dieu nous aide, il réussira.

 

Thibaut me dit que vous avez votre petit Baron qui fait merveilles, mais il me dit du bien de notre Aimée avec un goût particulier ; et de notre Charlotte, il dit qu’elle est toute malade, et Françon, toute jolie et grosse fille : j’aime bien tout cela. Que me dit-on de Lion et de Monsieur de Bourges 5 ? Ô vraiment, si cela était, je gouvernerais tout; je me monterais bien sur mes grands chevaux.

 

Je vous assure, ma Fille, qu’il est neuf heures du soir ; il faut que je fasse collation et que je dise l’Office, pour prêcher demain à huit heures; mais je ne me puis arracher de dessus ce papier. Et si, il faut que vous dise encore cette petite folie : c’est que je prêche si joliment à mon gré en ce lieu, je dis je ne sais quoi que ces bonnes gens entendent si bien, que quasi ils me répondraient volontiers 6.

 

À Dieu, ma Fille, ma très chère Fille. Je suis, mais incomparablement, vôtre.

 

 

7 mars 1608.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Visitation de Turin.

 

 

1. Sans doute Jean Favre, grand vicaire du Saint.

2. Il n’est pas possible de rétablir les trois mots qui manquent; ils ont été coupés sur l’Autographe et de la main de la destinataire.

3. Les affaires qui retinrent Mme de Charmoisy à Chambéry pendant plus de six mois se rapportaient au fameux procès Saint-Alban ; il dura pendant plusieurs générations. La solide direction du P. Fourier que Philothée rencontra dans cette ville, les réconfortants messages qu’elle y reçut du Saint, ne furent pas de trop, sans doute, pour la maintenir dans la paix de l’âme, au milieu des fâcheux ennuis d’une interminable procédure.

4. Bernard de Sales.

5. Jean-François.

6. Aurait-il été question de nommer Mgr Frémyot à une abbaye importante de Lyon ou à l’archevêché de cette ville ? Celui-ci, d’ailleurs, n’était pas vacant, et de plus, il est difficile de savoir si son titulaire, alors Mgr Claude de Bellièvre, devait être transféré à un autre siège.

 

Le Carême de Rumilly fut en effet pour l’âme du Saint un sujet de déli­cieux contentement ; son humilité s’accommodait à merveille d’une chaire si modeste, tandis que sa piété ardente et communicative s’insinuait victorieuse­ment dans les âmes des auditeurs simples et croyants. Ce n’est pas seulement à la Baronne qu’il confie ses impressions. «_Je reviens de mes délices », disait-il à un Religieux de ses amis en quittant Rumilly, « j’ai prêché à un peuple facile, humble et dévot. » À un parent, il écrivait encore : « J’ai été ce Carême passé à Rumilly, que j’ai entretenu doucement à mon gré de Dieu et de notre devoir envers lui. La petitesse et simplicité de mon auditoire me donnait un plaisir particulier et une confiance de le servir à mon goût. »

 

 

Lettre CDXXXVII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 357

 

(INÉDITE)

 

Le Saint désire qu’on ne prenne pas dans un sens absolu les directions adressées à des personnes particulières. – Nouvelles et recommandations diverses.

 

Rumilly, 7 mars 1608.

Ma chère Fille,

 

Il a fallu que je vous envoyasse cet Exercice 1 ; en  quoi je vois bien que plusieurs choses sont si particulières à l’âme que je traitais qu’elles ne peuvent être appliquées ailleurs; mais vous, qui la connaissez, ne laisserez pas de vous y recréer. C’est à cette seule intention que je vous les envoie, vous priant de ne point les communiquer entières; Oui bien, selon que vous verrez, pièce a pièce, en paroles. Les résolutions dont il s’agit sont générales de servir Dieu, c’est pourquoi il n’y a nulle difficulté qu’elles ne soient éternelles. Or sus, j’ajoute que les particulières le sont encore, quand Dieu et sa gloire sont l’objet de notre volonté. En l’examen, il y a des particularités propres à la condition de cette âme-là : vous les saurez bien discerner.

 

À Dieu, ma chère Fille, et que Jésus vive et règne à jamais en nous.

 

Je vous ai envoyé une lettre de ma mère il y a peu. Hé vraiment, cette pauvre mère vous aime bien fort. La peste n’est plus nulle part. Si vous écrivez deux billets, un à Mme [d’]Equimier, votre hôtesse de Cruselles 2, l’autre à Mme ­de Lalée, vous les consolerez fort.

 

Écrivant à la dame pour laquelle cet Exercice a été dressé, parlez-lui un peu moins de moi ; je dis bien un peu. Ce n’est pas pour elle, car elle est toute ronde, mais parce qu’elle montre quelquefois vos lettres aux autres par gloire. Or, ne vous mettez pas en peine si elle prendra vos paroles par avertissement ou non, car il n’y a rien à craindre ; non, elle va fort rondement et naïvement.

 

Vous connaîtrez la lettre de Thibaut, à qui néanmoins je n’ai encore su parler, car je suis bien affairé. Je salue humblement monsieur votre oncle 3, et monsieur Robert 4 qui vous gouverne votre Baron ; or sus, et dame Anne 5 et dame Jane.

Si vous saviez comme je vous écris, vous le savoureriez comme viande de Carême. Je suis tout joyeux, ma chère Fille.

 

Vive Jésus! Amen.

 

7 mars 1608.

 

Revu sur une copie conservée à Turin, Archives de l’État.

 

 

1. Sur la copie que nous reproduisons, la présente lettre suit l’Exercice dont parle le Saint. Or, le texte de celui-ci porte à son début : « Ce qu’étant « fait, comme par une reprise d’Haleine », etc.  Eu se reportant à cette partie de l’Introduction à la Vie dévote et en se référant aux indications de cette lettre, on se persuade que la copie de Turin ne contient qu’un fragment de l’Exercice en question, c’est-à-dire un tiers du chap. xv et le chap. xvi ; mais on devine que l’Exercice complet, sorte de petit traité de récollection spirituelle, devait comprendre l’intégralité ou la substance des chapitres ii-xvi de la Ve Partie de l’Introduction.

2. L’hôtesse qui logea la baronne de Chantal dans un de ses voyages en Savoie est très probablement Gasparde Roget, fille de François Roget ; par son mariage avec François de Quimier, seigneur de Pontverre, celle-ci avait apporté la maison-forte et seigneurie de Cruseilles. (‘D’après une note du comte de Mareschal.)

Il faut se rappeler que saint François de Sales était lié de grande amitié avec la famille Roget.

3. Claude Frémyot.

4. Claude Robert, né à Bar-sur-Aube, vers 1564, étudia sous Théodore Marsile, conduisit les études d’André Frémyot, dans la suite archevêque de Bourges, le frère de la baronne de Chantal, et plus tard celles des enfants de sa sœur, Bénigne et Jacques de Neufchèzes. Celui, devenu évêque de Chalon, donna à son maître l’archidiaconé de son église et en fit son grand vicaire. Le « bon M. Robert », comme on l’appelait à cause de l’aménité de son caractère, se distingua par une très réelle érudi­tion. Le premier, semble-t-il, il essaya d’écrire l’histoire de tous les diocèses de France. Son recueil, la Gallia Christiana (Paris, 1626, in-folio), appelé plus tard à une si grande célébrité, lui avait coûté trente ans de recherches. Il mourut le 16 mai 1636, regretté des savants et de tous les hommes de bien.

En 1608, le « bon M. Robert » allégeait grandement par ses services les sollicitudes délicates de la baronne de Chantal. Elle se reposait sur lui non seulement de l’éducation de ses neveux, mais aussi de celle de son propre fils, Celse-Bénigne. C’est ce vertueux prêtre qui soutint son courage lorsqu’elle quitta définitivement sa famille pour entrer en Religion. (Cf. Mémoires de la Mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xxviii.)

5. Probablement au service de la Baronne.



 

 

Lettre CCXXXVIII bis

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIII, page 392 a

 

 

 

Dévouement du Saint pour le service spirituel de la Baronne, suggéré par Notre Seigneur. – Lumières qu’il en reçoit pour lui parler de l’humilité, la vertu propre des veuves. – Belle fleur que la veuve chrétienne. – Qui sont les veuves vraiment veuves. – L’humilité morale et l’humilité surnaturelle. – L’humilité et la chasteté. – Être joyeusement humble devant Dieu et le monde. – N’affecter ni ne fuir l’humilité visible, c’est-à-dire les offices humbles, l’écorce qui conserve le fruit. – Fidélité aux exercices. – Ne pas pointiller dans la pratique des vertus. – Assurance et désir d’affection. – Les « prières pénétrantes » des petits.

 

Annecy, 1er novembre 1604 1

 

Mon Dieu, que j’ai et de cœur et de passion au service de votre esprit, vous ne le sauriez assez croire, ma chère Sœur. Je m’en trouve tant, que cela seul suffit pour me persuader que c’est de la part de Notre Seigneur; car il n’est pas possible, ce me semble, que tout le monde ensemble m’en peut tant donner, au moins je n’en ai jamais tant aperçu chez lui. Je donne à ce porteur cette lettre parce qu’il revient, et pourra m’en rapporter des vôtres.

 

C’est aujourd’hui la fête de tous les saints ; et faisant l’office à nos Matines solennelles, voyant que Notre Seigneur commence les béatitudes par la pauvreté d’esprit (Matt., v, 3) et que saint Augustin l’interprète de la sainte et très désirable vertu de l’humilité), je me suis ressouvenu que vous m’aviez demandé que je vous envoyasse quelque chose d’icelle, et il m’est avis que je ne l’ai pas fait en ma dernière lettre, quoique bien ample et peut-être trop longue. Et sur cela, Dieu m’a donné tant de choses pour vous venir écrire, que si j’avais assez de loisir, il m’est avis que je dirais merveilles.

 

Premièrement, ma chère Sœur, il m’est venu en mémoire que les Docteurs donnent aux veuves pour leur plus propre vertu la sainte humilité. Les vierges ont la leur, les apôtres, martyrs, docteurs, pasteurs, chacun la sienne comme l’ordre de leur chevalerie, et tous doivent avoir eu l’humilité, car ils n’auraient pas été exaltés s’ils ne se fussent humiliés  (Matt., xxiii, 12; Lucae, xviii, 14). Mais aux veuves appartient surtout l’humilité ; car, qui peut enfler la veuve d’orgueil ? Elle n’a plus son intégrité (laquelle néanmoins peut être contreschangée par une grande humilité viduale ; et est bien mieux d’être veuve avec force huile en sa lampe que d’être vierge sans huile ou avec peu d’huile [Matt., xxv, 3]), ni ce qui donne le plus haut prix à ce sexe selon l’estime du monde; elle n’a plus son mari, qui était son honneur et duquel elle a pris le nom. Que lui reste-t-il pour se glorifier, sinon Dieu ? Ô bienheureuse gloire, ô couronne précieuse !

 

Au jardin de l’Église, les veuves sont comparées aux violettes, petites fleurs et basses, de couleur non guère éclatante, ni d’odeur trop piquante, mais suaves à merveilles. Ô que c’est une belle fleur que la veuve chrétienne ! Petite et basse par humilité, elle n’est guère éclatante aux yeux du monde, car elle les fuit et ne se pare plus pour les attirer sur soi. Et pourquoi désirerait-elle les yeux de ceux de qui elle ne désire pas le cœur ? L’Apôtre commande à son cher disciple (I Tim., v, 3) qu’il honore les veuves qui sont vraiment veuves. Et qui sont les veuves vraiment veuves, sinon celles qui le sont de cœur et d’esprit, c’est-à-dire qui n’ont leur cœur marié avec aucune créature? Notre Seigneur ne dit pas aujourd’hui: Bienheureux ceux qui sont nets de corps, mais de cœur (Matt., v, 8) et ne loue pas les pauvres, mais les pauvres d’esprit. Les veuves sont honorables quand elles sont veuves de cœur et d’esprit. Qu’est-ce à dire veuve, sinon destituée et privée, c’est-à-dire misérable, pauvre, chétive? Celles, donc, qui sont pauvres, misérables et chétives en leur esprit et en leur cœur sont louables ; et tout cela veut dire celles qui sont humbles, desquelles Notre Seigneur est le protecteur (Ps. cxlv, 9).

 

Mais qu’est-ce qu’humilité? Est ce la connaissance de cette misère et pauvreté? Oui, dit notre saint Bernard, mais c’est l’humilité morale et humaine. Qu’est-ce donc que l’humilité chrétienne ? C’est l’amour de cette pauvreté et abjection, en contemplation de celle de Notre Seigneur. Connaissez-vous que vous êtes une chétive et pauvrette veuve? Aimez cette chétive condition, glorifiez-vous de n’être rien, soyez-en bien aise, puisque votre misère sert d’objet à la bonté de Dieu pour exercer sa miséricorde. Entre les gueux, ceux qui sont plus misérables et desquels les plaies sont plus grandes et effroyables, ils se tiennent pour meilleurs gueux et plus propres à tirer l’aumône. Nous ne sommes que des gueux ; les plus misérables sont de meilleure condition, la miséricorde de Dieu les regarde volontiers (Ps. x, 5).

 

Humilions-nous, je vous supplie, et ne prêchons que nos plaies et misères à la porte du temple de la piété divine (Act., iii, 2). Mais ressouvenez-vous de les prêcher avec joie, vous consolant d’être toute vide et toute veuve, afin que Notre Seigneur vous remplisse de son Royaume. Soyez douce et affable avec un chacun, hormis à ceux qui voudront vous ôter votre gloire, qui est votre misère, votre viduité parfaite. Je me glorifie en mes infirmités, dit l’Apôtre (II Cor., xii, 9), et : Il m’est mieux de mourir que de perdre ma gloire (I Cor., ix, 15). Voyez-vous, il aimerait mieux mourir que de perdre ses infirmités, qui sont sa gloire. Il faut bien garder votre misère, votre humilité ; car Dieu la regarde, comme il fit celle de la Vierge sa­crée (Lucae, i, 48). Les hommes regardent ce qui est dehors, mais  Dieu regarde le cœur (I Reg., xvi, 7). S’il voit notre bassesse en notre cœur, il nous fera de grandes grâces.

 

Cette humilité conserve la chasteté ; c’est pourquoi, aux Cantiques (ii, 1), cette belle âme est appelée le lys des vallées. Tenez-vous donc joyeusement humble devant Dieu; mais tenez-vous également joyeuse et humble devant le monde. Soyez bien aise que le monde ne tienne compte de vous : s’il vous estime, moquez-vous-en joyeusement, et riez de son jugement et de votre misère qui le reçoit; s’il ne vous estime pas, consolez-vous joyeusement de quoi, au moins en cela, le monde suit la vérité.

 

Pour l’extérieur, n’affectez pas l’humilité visible, mais ne la fuyez pas aussi ; embrassez-la, mais toujours joyeu­sement. J’approuve que l’on s’abaisse quelquefois à des bas services, même à l’endroit des inférieurs et superbes, à l’endroit des malades et pauvres, à l’endroit des siens, en la maison et dehors; mais que ce soit toujours naïvement et joyeusement. Je le répète souvent parce que c’est la clef de ce mystère pour vous et pour moi. J’aurais plutôt dit charitablement; car la charité, dit saint Bernard, est joyeuse, et c’est après saint Paul (Galat., v, 22). Les offices humbles et d’humilité extérieure ne sont que l’écorce, mais elle conserve le fruit.

 

Continuez vos Communions et exercices ainsi que je vous ai écrit. Tenez-vous cette année bien ferme en la méditation de la Vie et Mort de Notre Seigneur : c’est la porte du Ciel. Si vous vous plaisez à le hanter, vous apprendrez ses contenances.

 

Ayez le courage grand et de longue haleine; ne le perdez pas pour le bruit, et surtout es tentations de la foi. Notre ennemi est un grand clabaudeur ; ne vous en mettez nullement en peine, car il ne vous saurait nuire, je le sais bien. Moquez-vous de lui et le laissez faire ; ne contestez point, mais faites-lui la nique, car tout cela n’est rien. Il a bien crié autour des saints et fait plusieurs tintamarres; mais quoi pour cela? les voilà logés en la place qu’il a perdue, le misérable.

 

Je désire que vous voyiez le chapitre 41 du Chemin de perfection de la bienheureuse sainte Thérèse ; car il vous aidera à bien entendre le mot que je vous ai dit si souvent, qu’il ne faut point trop pointiller en l’exercice des vertus, mais qu’il y faut aller rondement, franchement, naïvement, à la vielle française, avec liberté, à la bonne foi, grosso modo. C’est que je crains l’esprit de contrainte et de mélancolie. Non, ma chère Fille ; je désire que vous ayez un cœur large et grand au chemin de Notre Seigneur, mais humble, doux et sans dissolution. Je me recommande aux petites mais pénétrantes prières de notre Celse-Bénigne, et si Aymée commence à me donner quelques petits souhaits, je le tiendrai pour très cher. Je vous donne, et votre cœur de veuve et vos enfants, tous les jours à Notre Seigneur, en lui offrant son Fils. Priez pour moi, ma chère Fille, afin qu’un jour nous puissions nous voir avec tous les saints en Paradis. Mon désir de vous aimer et d’être aimé de vous n’a point de moindre mesure que l’éternité. Le doux Jésus nous la veuille donner en son amour et dilection. Amen.

 

Je suis donc, et veux être éternellement, tout en­tièrement vôtre en Jésus-Christ.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

Le jour de Toussaints . . .

 

Revu en partie sur l’Autographe conservé à la Visitation de Grasse.

 

* Act., lx, 6.

1._On avait adopté tout d’abord pour cette lettre la date de 1605 en s’appuyant sur l’édition de 1626 et sur d’autres raisons qui paraissaient solides. Mais un doute a surgi après une étude plus attentive, et bientôt ce doute est devenu une certitude. La lettre est bien du 1er novembre 16o4. Pour réparer cette méprise, on a pris une disposition typographique qui permettra, si l’on veut, d’insérer la présente lettre à sa place, dans le tome XII, et cette place est indiquée par le numéro d’ordre ccxxxviii bis, que nous lui assignons.



 

 

Lettre CDLI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 13

(FRAGMENT)

 

 

Rien ne se fait que sous la conduite de Dieu. – Le Saint ne veut que Dieu pour son partage. – L’objet de ses considérations en l’oraison.

 

 

Annecy, 6 mai 1608.

 

On parle de m’agrandir, mais c’est à bon jeu, bon argent, et du côté de delà. Cela m’a mis en peine, car c’est avec le titre de la plus grande gloire de Dieu et du ser­vice de l’Église. Or, demeurez en paix, ma très chère Fille ; car il ne se fera rien que selon le bon plaisir de sa divine Majesté et sous sa conduite.

 

Je ne sais d’où cela peut arriver que ce grand Prince continue si fort à me favoriser sans que je n’aie jamais fait nulle chose pour cela. J’ai fait réponse (car, comme je vous dis, c’est tout de bon) que j’étais tout à Dieu et que je lui dirais : Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Act., ix, 6) ? Entre ci et deux mois, je serai hors de cette peine par une résolution absolue. Priez donc bien pour moi, ma chère Fille, afin que mon cœur se tienne pur de toutes vanités et prétentions mondaines. Pour moi, je proteste que je ne veux que Dieu pour mon partage (Ps. lxxii, 26), comme que ce soit. La commodité de nos résolutions ne se peut bonnement perdre, mais de plus en plus faciliter, moyennant la grâce divine.

 

Ô ma Fille, quand serons-nous unis à notre Dieu de l’union parfaite ? quand aurons-nous des cœurs embrasés de son amour ? Courage, ma chère Fille, nous sommes destinés à cette heureuse fin. Ne nous troublons point des stérilités, car les stérilités enfanteront enfin ; ni des sécheresses, car la terre sèche se convertira en sources d’eaux vivantes (Isaiæ, xxxv, 7).

 

L’autre jour en l’oraison, considérant le côté ouvert de Notre Seigneur et voyant son cœur, il m’était avis que nos cœurs étaient tout alentour de lui, qui lui faisaient hommage comme au souverain Roi des cœurs. Qu’à jamais soit-il notre cœur. Amen.

 

. . . . . .

Et cette petite Aymée sera des très mieux aimées sœurs du monde, car je serai son frère. Mais, avec tout cela, ceci ne sera que notre alliance extérieure, car Celui à l’œil duquel le fond de mon cœur est ouvert, sait bien que le lien intérieur duquel il joint mon esprit au votre est totalement indépendant de tous ces accidents, qui ne peuvent ni ajouter ni diminuer à cette intime et très pure affection et union que Dieu a faite en nous.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

 

 

Lettre CDLII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 14

 

 

Il faut tout faire avec une diligence tranquille. – On veut tirer l’Évêque de sa terre et de son « parentage » ; sentiments que lui inspire ce projet. – Le rendez-vous de l’âme du Saint.

 

Annecy, [vers le 11] mai 1608.

 

Je reçus la semaine passée quatre lettres des vôtres : l’une, du jour de Pâques, les autres trois, du 27 avril. Or, plutôt que de tarder davantage, je vous veux écrire tout à la hâte.

Je vois ce que vous me dites de ces bonnes âmes, compagnes de vos désirs 1 ; de vos désirs, dis-je, qui se fortifient et se rendent actifs dedans votre cœur. Hélas, ma chère Fille, ils vous réveillent souvent l’esprit, à ce que je vois ; mais croyez bien que celui que j’ai de conduire le tout à chef et à la gloire de Dieu m’excite aussi très souvent (or sus, je veux dire ce mot de vanterie), plus souvent que vous, que je crois ; mais ne faut-il pas tout faire avec une diligence soigneuse, mais douce, mais tranquille, mais résignée ? Eh bien, j’espère que Dieu sera notre guide.

 

Et ne vous troublez point, ma Fille, je vous prie, de ce que je vous écrivis l’autre jour touchant la proposition qui se fait de me tirer moi même de ma terre et de mon parentage (Gen., xii, 1) ; car rien ne se fera que de par Dieu, et de quel côté que j’aille sous sa conduite, tout ira fort bien et pour vous et pour moi. Non, croyez-le bien, ma chère Fille (mais voyez-vous, n’en parlez à personne, je vous dis tout), ce ne serait pas sans répugnances s’il me fallait changer de logis, bien que je ne me sente nullement attaché qu’à quelques âmes, d’un lien tout purement spirituel, Dieu merci. Mais Dieu tiendra tout de sa main ; car voyez-vous, ma chère Fille, mon âme n’a point de rendez-vous qu’en cette providence de Dieu : Mon Dieu, vous me l’avez enseigné des ma jeunesse, et jusques à présent j’en annoncerai vos merveilles (Ps. lxx, 17).

 

À Dieu, ma chère Fille. Tenez pour tout assuré que je pense fort au soin de votre âme, laquelle m’est chère, précieuse et aimable comme la mienne propre, et je ne la tiens que pour une même. Dieu nous aime, ma chère Fille; il sera toujours avec nous, notre unique amour et confiance. Ô Dieu, que.je désire de bien à votre esprit, ma chère Fille ! Notre Dame soit notre Dame et Maîtresse.

 

Vôtre, tel que Dieu le veut et fait,

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

À Neci… mai 1608.

 

1. La baronne de Chantal aimait à s’entourer de personnes éprises du désir de la ferveur et aspirant comme elle à quitter le siècle. « Elle avait souvent avec elle des prétendantes des Carmélites, et singulièrement depuis l’année 1607, notre très honorée Sœur et Mère Jeanne-Charlotte de Bréchard demeurait assez souvent avec elle. Depuis son retour de ce dernier voyage de Savoie (1607), toutes ces filles dévotes et elle s’accoutumaient ensemble aux exercices religieux, comme silence, psalmodie et semblables. » (Mémoires de la Mère de Chaugy, Ire Partie, chap. xxiv.)

 

 

 

Lettre CDLXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 33

 

 

Il faut aimer l’attente que Dieu impose à l’accomplissement de nos désirs. – Projet de voyage en Bourgogne. – Le sacre de l’évêque de Lausanne. – Le Saint aimé de «beaucoup de bons vieillards ». – Pensées qui lui sont venues quand il faisait oraison. – « Il faut bien que les filles soient un petit jolies. » – Portrait du P. de Monchy. – Le Frère Matthieu. – Pour se mêler d’exorcismes, il ne faut pas être trop crédule. – Les femmes et le culte ; la part qu’elles peuvent y prendre. – Retour d’apostats. – Nouvelles et messages. – Mme de Charmoisy « chemine fort bien ».

 

 

Annecy, 25 juin 1608.

 

C’est encore vitement que je vous écris à cette heure, ma chère Fille, que j’aime tendrement et incomparablement en Notre Seigneur. J’ai reçu vos deux lettres du 24 mai et 8 juin, et en toutes deux je vois ce grand désir de votre retraite et tranquillité. J’en ai un, je pense, bien aussi fort, mais il faut attendre que Dieu le veuille. Je dis qu’il faut l’attendre bien doucement et amoureusement; je veux dire, qu’il faut aimer cette attente, puisque Dieu la veut.

 

J’attends que l’on m’assigne le temps auquel je devrai aller au comté de Bourgogne pour consacrer Monsieur l’Évêque de Lausanne 1, car un gentilhomme qui manie cet affaire 2 m’a assuré que j’y serai appelé ; et cela étant, de là j’irai infailliblement vers vous, et verrai le reste des alliés de delà, chacun chez soi, sinon peut-être ceux de Dijon ou je ne pourrai peut-être pas aller, de peur de m’engager en un lieu d’où je ne pourrais pas sortir si tôt qu’il serait requis, sans laisser beaucoup de mes [fonctions] à faire. Mais nous y penserons, et si je ne suis pas appelé à ce sacre, je trouverai quelque autre expédient. Hier nous en parlions, mon frère de Groysi 3 et moi ; car, comme vous désirez, il sera de la partie. J’espère que Dieu nous fera la grâce de trouver monsieur votre beau-père plein de vie, et ce me sera une consolation incrédible de le pouvoir entretenir. Je m’imagine que je le gouvernerai paisiblement, nonobstant la disparité de nos âges, car beaucoup de bons vieillards m’ont aimé. Je l’honore de tout mon cœur, et ce jourd’hui je m’en vais lui appliquer le saint Sacrifice de l’autel, où j’aurai particulière mémoire de nos filles que je chéris tendrement.

 

Quant à vous, je sais bien que vous avez nom Jane, et que toute cette octave vous penses que je vous recommande à ce glorieux Précurseur. Vraiment, l’autre jour (ce fut samedi) je faisais l’oraison sur la grandeur de l’amour que Notre-Dame nous porte. Entre autres choses, il me vint en l’esprit ce qui est dit de Bala, servante de Rachel, qu’elle enfantait ses enfants sur les genoux et dans le giron de sa dame, et les enfants n’étaient plus siens, mais de Rachel sa dame (Gen., xxx) ; et me semblait que si nous mettions, par une juste confiance, nos cœurs et nos affections sur les genoux et dans le giron de Notre-Dame, qu’ils ne seront plus nôtres, mais à elle : cela me consolait beaucoup. À la fin, je me mis à lui remettre non seulement ces enfants de mon cœur, mais aussi le cœur de mes enfants et mes enfants de cœur. Penses, ma chère Fille, si vous êtes du nombre et en quel rang je vous y mettais. Ô Dieu j’avais une certaine chaude suavité à vous colloquer dans ce giron sacré et dire à Notre-Dame : Voilà votre fille, de laquelle le cœur vous est entièrement voué. Je ne saurais pas dire ce que mon cœur disait, car, comme vous savez, les cœurs ont un langage secret que nul n’entend qu’eux. Il m’est venu de vous dire cela et je vous l’ai dit.

 

Je demandai voirement [vraiment] à Jan 4 si notre chère Marie bien-aimée portait le moule, mais je n’y entendais nul mal ; car vous savez bien que j’aime les têtes bien moulées, et si cette petite tête est moulée par la vôtre, je l’en chérirai davantage. Que voulez vous? il faut bien que les filles soient un petit jolies.

 

Le père de Monchi 5 vous fut envoyé, tout ainsi que je vous écrivis : c’est-à-dire, Thibaut 6 lui parla d’aller servir votre chapelle, et puis ils m’en parlèrent; et me ressouvenant que vous aviez peine d’en trouver, je consentis qu’il allât et vous écrivis. Je veux dire que vous ne permettiez point que monsieur votre beau-père en soit importuné, sil n’est pas à propos pour ce service-là. Je lui écris qu’il ôte hardiment cet habit et qu’il prenne un habit de prêtre séculier, puisque Notre Seigneur n’a pas voulu qu’il demeurât en lieu où cet habit fût convenable. Il est admirable en ces affections auxquelles, comme vous voyez, il s’abandonne totalement, et n’est importun qu’a force d’affectionner. Au demeurant, il est fort désireux de servir Dieu. Il a pourtant bien un peu tort de vouloir exhorter, car il n’en a pas le talent, ce me semble. Mais il n’y a remède, il faut supporter un peu d’indiscrétion en son zèle. Je ne laisserai pas de lui en écrire. Je ne saurais me courroucer avec ceux qui vont simplement.

 

Le frère Mathieu fera bien de s’en aller. Je ne me ressouvins pas de vous écrire que ce bon père 7 a une certaine inclination aux exorcismes, laquelle ne me plaît point, car il est trop simple et crédule pour cela. Si par fortune il s’en voulait mêler, ou même qu’il parlât beaucoup de ce sujet-là, dites-lui que je vous ai défendu de vous entretenir de ces choses-là et de vous en mêler, ni personne qui soit avec vous ; car ce sont des discours auxquels il s’engage plus avant qu’il ne faut. Le bonhomme m’écrit que je lui dise sil fera la vie active ou la contemplative, ou toutes deux. Vous voyez bien s’il est simple ; je lui écris qu’il fasse la vie douce et dévote. Il est fort entendu aux cas de conscience, pour le peu de doctrine qu’il a ; mais parce qu’il n’a pas le discernement si délicat qu’il serait requis, ne vous amusez point à ses avis. Vous pourrez donc vous confesser à lui, et les autres, et tout. Quant aux cantiques, je vous assure que je n’ai pas tant de loisir que d’en faire ; il m’en a vu peut-être de ceux de M. de Lacurne, et il a pensé que ce fussent des miens.

 

Je vous ai déjà écrit que vous pouviez accommoder les corporaux après que le prêtre les aurait lavé en deux eaux, et qu’il n’est pas besoin de les rebénir pour s’en servir après. Il ne faut pas que les femmes ni les filles ministrent à l’autel, mais elles peuvent bien répondre ; c’est-à-dire, elles ne doivent pas ni prendre le livre ni donner les burettes. Je vous avais déjà bien écrit ceci, je ne sais comme vous n’avez pas reçu les lettres.

 

J’ai fait ces jours passés une course à Thonon pour recevoir des habiles hommes ecclésiastiques qui s’étaient mis entre les huguenots par débauche. Hélas, quelle chute avaient-ils faite ! Ce m’a été une grande consolation de les voir revenir entre les bras de l’Église, avec grande violence qu’ils se sont faite pour cela. Hélas, ils étaient religieux 8, et l’un était jésuite 9. La jeunesse et vaine gloire et la chair les avaient emportés en cet abîme contre leur propre conscience. Le jésuite surtout, me racontant sa chute, me faisait grande pitié, et d’autant plus de joie de sa constance à revenir. Ô Dieu, quelle grâce ai-je reçue d’avoir été tant de temps, et si jeune et si chétif, parmi les hérétiques, et si souvent invité par les mêmes amorces, sans que jamais mon cœur ait seulement voulu regarder ces infortunés et malheureux objets! Bénite soit la main débonnaire de mon Dieu qui m’a tenu ferme dans cet enclos.

 

Le bon curé de Bon 10, duquel vous me parlez, me demanda de votre santé et vous honore d’un honneur particulier. À mon retour, je vis ma mère et fus deux jours avec elle, et, de trois mots, les deux furent de vous et de notre chère Aymée. Ma sœur de Mayrens 11 me fit promettre de vous saluer de sa part, et hier nos dames, mais spécialement la bonne Mme de Lalée. Quant à Mme de Charmoysi, il ne faut pas dire combien elle vous aime affectionnement. Elle chemine fort bien et avance de bien en mieux ; je la vois souvent, au pris de [en comparaison avec] vous, mais non pas si souvent que je voudrais, parce que je n’en ai pas la commodité pour le faire à propos. C’est hors de confession que je parle, car en confession je la vois tous les huit jours pendant l’absence de son mari. Je vous ai écrit par Mme de Traves), mais toujours en presse.

 

À Dieu, ma très chère Fille; à Dieu soyons-nous entièrement et éternellement. Je vous ai appliqué plusieurs Messes ces jours passés. Ô Dieu, ma Fille, que ce cœur est vôtre, puisque Dieu l’a voulu et le veut. Qu’à jamais son nom soit béni! Amen.

 

xxv juin 1608.

 

F.

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Bibliothèque communale d’Amiens.

 

1. Jean de Watteville, fils de Nicolas de Watteville, baron de Versoix, au pays de Gex, élu évêque de Lausanne le 21 novembre 1607, était déjà abbé de la Charité au comté de Bourgogne. Il fut sacré par l’archevêque de Besançon, et seulement le 18 avril 1610; la Gallia Christiana (Ecclesia Lausannensis) vante son zèle et ses vertus. Il mourut le 22 juillet 1649. Un document daté du 26 janvier 1647 et signé de son nom atteste la vénération qu’il professait pour la sainteté de l’Évêque de Genève.

2. Serait-ce le baron de Watteville, qui semble avoir séjourné à Annecy en 1608 ?

3. Bernard de Sales.­

4. Sans doute un serviteur de la famille de Sales.

5. Le P. de Monchy, qui avait pour « exhorter » plus de bonne volonté que de talent, était un religieux du Tiers-Ordre de saint François. Après avoir desservi la chapelle du château de Monthelon, il aurait désiré être le confesseur de la Congrégation, lorsque la baronne de Chantal se rendit en Savoie en 1610 pour l’y établir. Son désir n’ayant pas été agréé, il resta en Bourgogne auprès de M. de Chantal pour veiller sur ses derniers jours et l’aider à mourir chrétiennement. Ce bon ermite avait souvent confessé à Monthelon la Baronne et la future Mère de Bréchard, et « leur ordonnait souvent le jeûne et la discipline ». C’est lui qui prêta aux premières religieuses de la Galerie « sa chapelle, qui consistait à deux chasubles, un parement de lacis, des nappes, chandeliers, cierges, une cloche et quantités de petits anges de gis et de carton, dont on parait l’autel aux grandes fêtes ». Mais environ un au après, il fallut la lui rendre ; il consentit toutefois à vendre la cloche avec quatre chandeliers de bois. Quant à l’argent, il ne voulut pas le toucher ; la sœur de Bréchard dut le mettre dans sa manche. La petite scène fut contée à la Sainte qui était malade, et sans doute elle y trouva un sujet de récréation. (Cf. Histoire de la Galerie.)

6. Pierre Thibaut.

7. Le P. de Monchy.

8. Pierre Gillette, né à Levens dans le comté de Nice, religieux des Frères Mineurs de l’Observance, avait quitté le bercail de l’Église, entraîné, comme son malheureux compagnon d’apostasie, par de vulgaires convoitises. Après un séjour à Lausanne, touché de repentir, il fut reçu dans la communion catholique « devant le grand autel de l’église de la Sainte Maison de Tonon », le même jour que Claude Boucard. Le charitable évêque ne se contenta pas de rétablir le converti dans l’état ecclésiastique. Nous savons que Pierre Gillette, déjà vice-préfet en 16o9 de la Sainte-Maison de Thonon, en fut constitué économe général par un bail signé à Thonon le 27 mars de la même année, et qu’il devint, le 28 juillet 1610, recteur et économe du prieuré de Saint-Jeoire, près Chambéry. (D’après Charles-Auguste, Histoire, etc., liv. VII, et les notes de M. le chanoine Lavanchy, curé-archiprêire de Thonon.)

9. Né à Verdun en 1567, Claude Boucard entra jeune encore dans la Compagnie de Jésus. Vers 1590, on lui confia la chaire de philosophie du célèbre collège de Clermont, à Paris ; Pierre de Bérulle fut l’un de ses auditeurs. Professeur de théologie en 1595 à l’université de Pont-à-Mousson, reçu docteur l’année suivante, le brillant professeur promettait une belle carrière, mais le succès le grisa. Frivole, il se laissa entamer par la vaine gloire, et son cœur sensuel, qu’une vie de tiédeur rendait plus vulnérable encore, sembla le préparer à toutes les chutes. Désabusés, ses supérieurs l’envoyèrent à Rome, mais il s’enfuit en Suisse. Là, il apostasia et, comme il arrive d’ordinaire, après avoir renié sa foi, il profana ses vœux. Pris de remords, après huit ans passés à Lausanne dans l’enseignement de la philosophie et des arts libéraux, il finit par écouter les pressantes objurgations de son ancien élève, déjà illustre, M. de Bérulle, et vint tout repentant se jeter entre les bras de saint François de Sales, alors à Thonon. Le 15 juin 1608, le pauvre transfuge fit son abjuration, mais il retomba bientôt après. Avec une indécourageable mansuétude, le Saint, pendant le Carême qu’il prêchait à Grenoble en 1617, releva une fois encore ce pitoyable pécheur. Pourvu d’un honnête bénéfice par les soins du miséricordieux Prélat, il passa le reste de ses jours à Annecy. Il y mourut, dit Michel Favre, « en très bon catholique ». L’histoire de ce personnage nous intéresse fort peu aujourd’hui, mais au xviie siècle, elle fit grand bruit en France et à l’étranger, et désigna à la gratitude et à la vénération des catholiques le grand convertisseur de la Savoie. (Cf. Abrain-Carayon, L’Université de Pont-à-Mousson (Paris, 1870), liv. V; Charles-Auguste, Histoire, etc., liv. VII, IX.)

10. Né à Vollognat (Ain), institué curé de Boëge le 13 décembre 1590, et le 7 août 1601 de Bons, qu’il desservait dès 1597, Jean Mangier fut l’un des premiers curés établis en Chablais. Prêtre exemplaire, catéchiste infatigable, ami de saint François de Sales, il vint parfois l’aider au début de ses travaux dans ce pays. Dans une de leurs sorties (27 mars 1603), les Genevois le firent prisonnier. Ce vaillant champion de la foi fut inhumé à Bons, le 5 juillet 1618. (D’après les notes de M. le chanoine Gonthier.)

11. Gasparde de Cornillon, dame de Meyrens.

 



 

 

 

Lettre CDLXIV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 44

(FRAGMENT)

 

 

Transcription de l’Introduction à la Vie dévote. – Le projet de la Visitation sourit de plus en plus au saint Évêque. – Son amour pour Notre Seigneur. – Nouvelles de la ferveur de Mme de Charmoisy. – Bonheur de ne prétendre qu’à Dieu.

 

Annecy, 4 juillet 1608.

 

....me ferait volontiers

....me ferait des be.…

 

seriez bien aise. . . . non pas plus que moi. Or sus, ce sera à mon tour que je serai le bienvenu comme les autres ; je dis plus que les autres, car je pense bien cela. Alors nous parlerons, si nous pouvons, de votre misère et de l’envie que vous me dîtes avoir de vous plonger pour la dernière fois au saint lavoir de Pénitence.

 

J’ai répondu à toutes vos lettres jusques à hui ; et si je n’ai pas beaucoup de loisir maintenant, car voyez-vous, en ces grands jours on ne me laisse point en repos, et je fais écrire à notre Thibaut les avis spirituels 1 desquels je vous ai parlé. Mais si faut-il que je vous dise que la sorte de vie que nous avons choisie me semble tous les jours plus désirable et que Notre Seigneur en sera fort servi. Je vois bien plusieurs difficultés, mais croyant que Dieu le veut, cela ne me donne nulle crainte : il faut seulement avoir un peu de patience. Je vous recommande, ce me semble, de si bon cœur à Dieu, ma chère Fille ; croyez que je le fais avec une affection du tout incomparable. Vivez bien doucement, cependant, toujours auprès de Notre Seigneur et de Notre-Dame et de saint Joseph. Mon Dieu, ma fille, que quelquefois j’ai des bonnes et douces affections en mon âme à l’endroit de ce Sauveur ; mais, hélas! Je n’ai guère d’effets en mes mains. Je ne perds pourtant point courage.

 

Or sus, . . . [mon] frère de Groysi n’est pas. . . .

.… résolution qu’il viendrait avec moi vers vous, ou soit que Monsieur de Nemours fut ici ou qu’il n’y fut pas.

 

Votre filleul 2 se porte bien, et sa bonne mère l’aime spécialement pour l’amour de vous. Ma mère se porte bien aussi et tout le reste de la famille. Or, pour moi, je pippe [j’excelle] à me porter bien maintenant. Mme de Charmoysi se porte bien et ne me parle jamais que de vous, et me presse de vous aller voir tant qu’elle peut. Je ne la vois pas si souvent que je voudrais, mais si vois-je bien qu’elle s’affermit fort en sa résolution de bien servir Dieu.

 

Or sus, je verrai encore nos veuves 3 avec vous, ou à Dijon: comment? Ô ma Fille, ne sommes-nous pas bien­heureux de ne prétendre rien moins qu’à Dieu ? Mais monsieur le Comte 4 est-il tout à fait mort, que je ne sais ou il est, ni ce qu’il fait ?

 

À Dieu, ma chère Fille, je m’en vais aux prières du soir qui se font devant le Saint Sacrement pour les nécessités de ce pays. Vous n’y serez pas oubliée, car vous tenez un rang en mon cœur qui ne le peut permettre. Oui, je crois en mon âme que Dieu veut que je sois inviolablement et très incomparablement tout vôtre.

 

À Neci, le iiii juillet 1608.

 

            À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

F.

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Visitation de Limoges.

1. Il s’agit de l’Introduction à la vie dévote.

2. Probablement Charles-Auguste de Sales, né le 1er janvier 1606.  Le jour où il fut sevré, la baronne de Chantal le présenta au prêtre pour le bénir.

3. Parmi ces veuves se trouvaient sans doute Mlle Jaquot et Mlle de Traves.

4. Sans doute Guy de Chaugy, comte de Roussillon, chevalier des ordres du roi, maître de camp, conseiller d’État, etc., qui épousa, en 1602, Diane de Chastellux, une amie de Mme de Chantal. (Baudiau, Le Morvand [Nevers, 1854], tome II.)



 

 

 

Lettre CDLXXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 60

 

 

La Baronne est prévenue que le Saint est aux « portes » de Monthelon.

 

 

 

Montcenis (près Autun), 24 août 1608.

 

Nous voici à vos portes, ma très chère Fille; mais parce que Thibaut m’a dit qu’avec beaucoup d’affection vous vouliez être avertie un peu devant notre arrivée, j’ai voulu vous agréer, et pour cela je l’ai fait partir trois heures avant nous.

 

Or sus, ma chère Fille, vous l’avais-je pas écrit que ce serait environ la fête du grand Saint Louis ? Je vous porte mon esprit plein de désir de servir le vôtre et faire tout le bien que nous pourrons faire. Environ les trois heures, je vous verrai, Dieu aidant ; car, en passant, je veux baiser les mains de Monsieur votre bon Évêque 1, et voir nos Capucins, l’église cathédrale et ce qu’il faut que je voie en votre Autun, afin que je ne sois pas contraint d’y retourner.

 

Dieu soit toujours avec nous, ma chère Fille. C’est lui qui me rend si uniquement

 

Votre F. E.

 

Au Mont Senis, le 24 août 1608.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

Revu sur l’Autographe conservé au 2e Monastère de la Visitation de Paris.

 

1. Pierre Saulnier.

 



 

 

 

Lettre CDXXVIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 63

(FRAGMENT)

 

 

Anne-Jacqueline Coste offre spontanément au Saint de servir les futures religieuses qu’il méditait d’établir.

 

 

 

 

 

 

Sales, 19 septembre 1608 1.

 

Au reste, ma Fille, il faut que je vous dise que Dimanche dernier je fus très consolé. Une paysanne de naissance 2, très noble de cœur et de désir, me pria, après l’avoir confessée, de la faire servir les Religieuses que je voulais établir. Je m’enquis d’où elle savait une nouvelle encore toute cachée en Dieu. « De personne », me dit-elle, « mais je vous dis ce que je pense. » Ô Dieu, dis-je en moi-même, avez-vous donc révélé votre secret à cette pauvre servante (Matt., xi, 25) ? Son discours me consola beaucoup, et j’irai, tant qu’il me sera possible, encourageant et soutenant cette fille, la croyant autant pieuse et studieuse qu’il est requis pour servir en notre petit commencement . . . . . . . . .

 

1. La date fournie par la Mère de Chaugy (Vie de Sœur Anne-Jacqueline Coste) est justifiée par les faits.

2. Cette « fille pieuse et studieuse » se nommait Anne-Jacqueline Coste. Née en Savoie de parents très pauvres, bergère entre ses montagnes, puis servante à Genève, elle vint à Annecy en 1604, entra à la Visitation le jour même qu’elle naissait (6 juin 1610) et mourut le 25 octobre 1623, à l’âge de soixante-trois ans. (Livre du Couvent, du 1er Monastère de la Visitation d’Annecy.)

L’histoire de cette fille des champs a été contée avec un grand charme par la Mère de Chaugy, dans Les Vies de VII Religieuses, etc. (Annecy, 1659). Les curieux épisodes du séjour dans la cité calviniste, la rencontre providentielle qu’elle y fit de saint François de Sales et les circonstances presque dramatiques de cette entrevue, ont popularisé dans toutes les mémoires le souvenir de la sœur Anne-Jacqueline. Parmi le petit groupe des nobles dames qui commencèrent la Congrégation dans la maison de la Galerie, la figure de la montagnarde se détache avec un piquant relief. Sans la présence de cette « paysanne » candide et forte, qui l’anime de sa foi pittoresque et de sa courageuse » activité, le tableau de ces premiers jours perdrait sans doute quelque chose de sa délicieuse ingénuité. Le Saint suivit toujours de près la servante de l’hôtellerie genevoise ; pendant vingt-sept ans, il fut son père spirituel et l’aima comme sa fille. Elle ne fut pas moins chérie de la vénérable Fondatrice, qui écrivait après son décès : « Voilà notre chère Sœur Anne-Jacqueline qui vient de passer à Notre Seigneur. . . Vous savez la fidélité de cette pauvre Sœur, et combien elle a toujours été humble, dévote et laborieuse ; enfin, c’était l’incomparable. » (Sainte J.-F. Frémyot de Chantal, sa Vie et ses Œuvres ; Lettres, vol. II (Paris, Plon, 1877), p. 193.) Aux Instituts qu’il aime, Dieu donne toujours, à leurs débuts, des âmes qui puissent servir de modèle aux futures recrues. Ne serait-ce pas dans ce dessein qu’Anne-Jacqueline Coste, la première des Sœurs Tourières de la Visitation, a été, selon le mot de la Mère de Chaugy, « une fille admirable pour son rang » ?

 

 

 

Lettre CDXXXI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 67

 

 

Accueil que fait le Saint aux désirs et aux recommandations de la baronne de Chantal. – Dieu seul est un guide indispensable. – Sortir du monde, pour plusieurs, n’est pas toujours sortir d’eux-mêmes et de leur amour­-propre. – La fin qu’on doit se proposer en quittant le siècle. – Une sainte Fondatrice dont la Congrégation semble donner à penser au futur Fondateur de la Visitation. – Conseil du Saint à « ceux qui se mêlent des âmes » et aux personnes de piété. – Son affection pour le père et les enfants de sa fille spirituelle. – La jeune fille et le seau d’eau. – Messages divers.

 

 

Annecy, 29 septembre 1608.

 

Jésus, es entrailles duquel mon âme chérit uniquement la vôtre, soit à jamais notre consolation, ma Fille. J’ai plusieurs choses sur le cœur pour vous dire, je ne sais si je les pourrai mettre sur le papier ; car j’ai grande­ment pensé en vous tout le long de mon retour, je dis grandement.

 

Vos trois désirs pour la vie mortelle ne me déplai­sent point, car ils sont justes, pourvu qu’ils ne soient pas plus grands que leurs objets méritent. C’est bien fait, sans doute, de désirer la vie à celui que Dieu vous a donné pour conduire la vôtre; mais, ma Fille, ma bien-aimée, Dieu a cent moyens, je veux dire infinis moyens, pour vous guider sans cela: c’est lui qui vous conduit comme une brebis (Ps. lxxix, 2). Ah ! je vous prie, tenez bien votre cœur en haut, attachez-le indissolublement à la souveraine volonté de ce très bon cœur paternel de notre Dieu ; qu’à jamais il soit obéi, et suavement obéi par nos âmes. J’aurai pourtant soin de moi selon que je vous l’ai promis, et plus pour cela, sans doute, que pour inclination que j’aie à cette sorte d’attention ; car je crois bien que Dieu veut que je veuille quelque chose pour l’amour de vous. Or, Dieu face de moi selon son gré (Tob., iii, 6). Ma Fille, tandis que Dieu voudra que vous soyez au monde pour l’amour de lui-même, demeurez-y volon­tiers et gaiement. Plusieurs sortent du monde qui ne sortent pour cela pas d’eux-mêmes, cherchant par cette sortie leurs goûts, leurs repos, leurs contentements ; et ceux-ci s’empressent merveilleusement après cette sortie, car l’amour-propre qui les pousse est un amour turbulent, violent et déréglé. Ma Fille, je dis ma vraie Fille, ne soyons point de ceux-là. Sortons du monde pour servir Dieu, pour suivre Dieu, pour aimer Dieu ; et en cette sorte, tandis que Dieu voudra que nous le servions, suivions et aimions au monde, nous y demeurerons de bon cœur, car puisque ce n’est que ce saint service que nous désirons, ou que nous le fassions, nous nous conten­terons. Demeurez en paix, ma Fille; faites bien ce pour­ quoi vous restez au monde, faites-le de bon cœur, et croyez que Dieu vous en saura meilleur gré que de cent sorties faites par votre propre volonté et amour. Mais faut-il pas que je vous dise ceci, puisque j’en ai été consolé ? Je rencontrai à Châlons monsieur André Valladier (c’est ce grand prédicateur qui prêcha après moi 1, étant jésuite): or, il me fit mille sortes d’honneurs et de caresses et me dit mille choses diverses. Entre autres choses, il me dit que sainte Françoise, nouvellement canonisée 2, avait été une des plus grandes Saintes qu’il est possible d’imaginer, et qu’il avait lui même écrit sa Vie en latin, par le commandement du Pape, et qu’il allait à Paris pour la faire imprimer 3. Et m’enquérant des particularités de cette Vie, il me dit qu’elle avait été quarante ans mariée, et qu’en sa viduité elle érigea une Congrégation de veuves qui demeurent ensemble en une maison, dans laquelle elles observent une vie religieuse, et personne n’entre en icelle que pour grandes causes ; elles, néanmoins, sortent pour servir les pauvres et les malades, en quoi gît leur plus particulier exercice, et que cette maison rend un fruit et un exemple bien grand à Rome. Vous ouïtes ce que M. Blondeau 4 dit de Paris. Vive Dieu, ma Fille, et qu’à jamais il règne en nos cœurs ! Je n’avais rien su de tout cela quand je vous parlais à Dijon, et à nos bonnes Veuves : c’est le Saint Esprit, sans doute, qui donne ces mouvements conformes en divers endroits de son Église. Prions Dieu, humilions-nous, attendons en patience, et nous serons consolés.

 

Ce bon personnage me dit bien d’autres choses qui ne me furent pas si agréables, car il parlait avec grande véhémence de sa sortie 5, et comme vous savez, j’ai grande aversion des esprits troubles. Il me dit que les impertinentes procédures de ce Religieux duquel nous parlâmes en carrosse 6 et duquel vous aviez parlé à M. de la Curne, étaient venus aux oreilles du cardinal de Givry 7 et de l’Inquisition de Rome. Je fus marri de quoi il m’en parla comme de chose que je savais, quoique je n’en fisse nul semblant. Je crains, d’un côté, que cela ne s’évente, car ce serait un grand scandale et apprêterait beaucoup à dire aux mondains ; d’autre part, je voudrais bien que ce mal fût réprimé, de peur qu’il ne se glisse en d’autres. Il me dit que le père duquel vous me montrâtes la lettre à Beaune, faisait presque aussi mal. Cela me déplut infiniment ; si je vais où il est, je m’essayerai de lui en parler.

 

Tout cela, ma chère Fille, me fait désirer que mes sœurs, mes filles, ne s’abandonnent guère à nulle sorte de grande confiance qu’en la seule confession ; car, mon Dieu, voilà pas des grands dangers ? Ah! Je veux croire qu’il n’y a pas tant de mal; mais il y en a encore moins d’être bien discret. Je dirais volontiers à ceux qui se mêlent des âmes, comme saint Bernard à ses Novices : « Je ne veux pour cela que des âmes, et que les corps ne s’en mêlent point. » Or, j’ai dit tout cela parce qu’il m’est ainsi venu, et avec une âme que je connais et en laquelle j’ai raison d’avoir confiance absolue. Servez-vous des avis de tous quand il en sera besoin, mais ayez peu de confiance es hommes, quoiqu’ils semblent des anges; je veux dire pour des confiances grandes et entières. Or, ceci soit dit entre nous deux.

 

Revenons à votre troisième désir 8. Il est bon aussi ; mais mon Dieu, ma Fille, il ne mérite pas qu’on s’y affec­tionne. Recommandons-le à Dieu, faisons tout bellement ce qui se peut pour le faire réussir, ainsi que je ferai de mon côté; mais au bout de là, si l’œil de Dieu qui pénètre l’avenir, voyant que cela ne reviendrait pas peut-être ni à sa gloire ni a nos intentions, sa divine Majesté ordonne autrement, il ne faut pas, ma Fille, pour cela en perdre le sommeil d’une seule heure. Le monde parlera. Que dira-t-on ? Tout cela n’est rien pour ceux qui ne voient le monde que pour le mépriser, et qui ne regardent le temps que pour viser à l’éternité. Je m’essayerai de tenir l’affaire liée en sorte que nous la puissions voir ache­vée, car vous ne le désirez pas plus que moi; mais s’il ne plaît pas à Dieu, il ne me plaît pas non plus, ni à vous, car je parle de vous comme de moi.

 

J’ai trouvé ma pauvre bonne mère si très malade à mon gré que j’en ai été étonné ; non pas qu’elle soit alitée, mais il semble que ce soit une lassitude et acheminement à une défaillance de nature. Eh bien, nous y ferons ce qui se pourra, et Dieu fasse selon son bon plaisir de nous et de tout ce qui est à nous.

 

Notre livre de dévotion 9 n’est pas encore imprimé quand il le sera, j’en enverrai à tous ceux à qui j’en ai promis. Notre bon père 10 est venu joyeusement et a une âme inclinée à la dévotion ; mais l’embarras des affaires apporte sans doute quelque sorte d’empêchement à une entière préparation qui lui serait nécessaire en ce déclin de sa vie; mais elle se doit procurer tout bellement. Je lui ai proposé la lecture de certains livres propres à cela, et il l’a reçu de fort bon cœur. Je lui suis tout dédié, non seulement pour les obligations extérieures, mais par inclination intérieure.

 

J’ai pensé à votre cher fils, et connaissant son humeur, je pense qu’il faut avoir grand soin de son esprit afin que maintenant il se forme à la vertu, ou qu’au moins il ne penche pas au vice ; et pour cela, il le faut bien recommander au bon M. Robert, et lui faire souvent goûter le bien de la vraie sagesse par des remontrance et recommandations de ceux qui sont vertueux. Je suis toujours bien aise d’avoir vu tous les enfants de ma chère Fille, car vraiment je les aime comme miens en Notre Seigneur.

 

Demeurez en paix, avec un singulier amour de la volonté et providence divine ; demeurez avec notre Sauveur crucifié planté au milieu de votre cœur. Je vis il y a quelque temps, une fille qui portait un seau d’eau sur sa tête au milieu duquel elle avait mis un morceau de bois ; je voulus savoir pourquoi, et elle dit que c’était pour arrêter le mouvement de l’eau, de peur qu’elle ne s’épanchât. Et donc, dorénavant, ce dis-je, il faut mettre la Croix au milieu de nos cœurs, pour arrêter les mouvements de nos affections en ce bois et par ce bois, afin qu’elles ne s’épanchent ailleurs, aux inquiétudes et troublements [troubles] d’esprit. Il faut toujours que je vous dise mes petites cogitations.

 

À Dieu, ma chère Fille, à laquelle je suis tout donné en Celui qui s’est tout donné à nous, afin qu’étant mort pour nous, ne vivions plus qu’à lui (II Cor., v, 14-15). J’écris au bon M. le Praevost 11, à l’âme duquel j’ai un grand amour parce qu’elle me semble bonne, ronde et franche. J’écris aussi à notre M. de la Curne et lui envoie les écrits ci-joints que je vous prie lui faire tenir. Vive Jésus et Marie ! Amen.

 

Je suis celui que ce même Jésus a rendu vôtre.

 

À Neci, le 29 septembre 1608.

 

Je vous écrirai le plus souvent que je pourrai. J’ai ouvert les lettres de mon frère de Groysi, par curiosité de savoir ce qu’il vous disait et à notre Aymée ; mais celle de Mme de Brechart ça [a] été par mégarde, la prenant pour la vôtre. Mme de Charmoysi vous salue et ne sait pas que j’écrive.

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

À Monthelon_12.

 

Revu sur l’Autographe conservé à la Visitation d’Annecy.

 

1. À Dijon.

2. Sainte Françoise Romaine avait été en effet inscrite au catalogue des Saints le 29 mai 1608.

3. L’ouvrage de Valladier parut sous ce titre : Speculum sapientiæ matronalis, ex vita Sanctæ Franciscæ Romanæ, fundatricis Sororum Turris Speculorum, panegyricus. Paris, Richer, 1609. – La même année, une édition en fut donnée en français, sous le titre de : Miroir de la Sagesse matronale.

4. Plusieurs familles de ce nom, dont quelques-unes parentes de la baronne de Chantal, figurent dans les archives de Bourgogne. Serait-il question ici de Gilles Blondeau, conseiller à la Chambre des Comptes de Paris (1596), et en 1621, trésorier de France à Dijon, ou de Guy, seigneur de Beauvoir, qui eut des rapports fréquents avec le Saint ?

5. André Valladier était sorti de la Compagnie de Jésus au mois de juillet ; s’il faut en croire Moreri, «les impertinentes procédures » dont il se plaignit au Saint avaient été inspirées par la jalousie d’un Supérieur. Valladier se pourvut, paraît-il, devant le pape Paul V, qui lui conseilla de quitter la Société. (Pour plus de détails, voir Moreri, 1740.)

6. Ce personnage, dont la charité du Saint nous a caché le nom, serait-il un ancien frère en Religion d’André Valladier? appartiendrait-il aux abbayes de Saint-Étienne ou de Saint-Bénigne ? Il est difficile de le savoir.

7. Anne de Pérusse d’Escars ou des Cars, né à Paris en 1546, entré de très bonne heure à Saint-Bénigne de Dijon, en devint abbé commendataire en 1570. Il fut aussi nommé abbé de Molesnie, de Pothières, et en 1585, évêque de Lisieux. Promu au cardinalat en 1595, il prit dès lors le nom de sa mère, Françoise, comtesse de Givry, et en 1604, le titre de Sainte-Susanne. Évêque de Metz en 1608, il mourut (avril 1612) non loin de cette ville et fut inhumé dans son église cathédrale. Partout où il parut, à Dijon, à Rome, à Metz, le cardinal de Givry s’attira la vénération publique par le prestige d’une grande piété. Membre de plusieurs congrégations romaines, il fut un vigilant défenseur des intérêts catholiques. Nous savons que le « saint Cardinal » ne s’épargna point pour faire avancer l’œuvre de la Sainte-Maison de Thonon.

8. Le mariage de Marie-Aimée de Chantal avec Bernard de Sales.

9. L’Introduction à la Vie dévote.

10. Le président Frémyot.

11. François Le Breton, bachelier en droit canon, prêtre du diocèse du Mans, qui fut prévôt de Notre-Dame-du-Chàtel d’Autun, de 1607 à 1611. (Mémoires de la Société Eduenne, tome XIII, p. 279.)

12. L’adresse n’est pas de la main du Saint et ne porte que la première syllabe de Monthelon.



 

 

 

Lettre CDXXXVII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 80

 

 

Humilité du Saint; sa confusion et sa peine de se voir estimé. – Se tenir dans l’indifférence.

 

Annecy, 28 octobre 1608.

 

Je ne saurais maintenant, ma chère Fille, répondre à votre lettre du septième de ce mois, que je reçus hier au soir bien tard; car il faut que je dise Messe et que j’aille visiter une église à une lieue d’ici 1. Je dirai ce que je pourrai.

 

Ma Fille, je ne suis que vanité, et néanmoins je ne m’estime pas tant que vous m’estimes. Je voudrais bien que vous me connussiez bien ; vous ne lairries pas d’avoir une absolue confiance en moi, mais vous ne m’estimeriez guère. Vous diriez : Voilà un jonc sur lequel Dieu veut que je m’appuie ; je suis bien assurée, puisque Dieu le veut, mais le jonc ne vaut pourtant rien.

 

 

Hier, après avoir lu votre lettre, je me promenai deux tours avec les yeux pleins d’eau, de voir ce que je suis et ce qu’on m’estime. Je vois donc ce que vous m’estimez, et m’est avis que cette estime vous contente beaucoup: cela, ma Fille, c’est un idole. Or bien, ne vous fâchez point pour cela ; car Dieu n’est pas offensé des péchés de l’entendement, bien qu’il s’en faille garder, s’il est possible. Vos affections fortes s’adouciront tous les jours par les fréquentes actions de l’indifférence. Revoyez une lettre que je vous écrivis au commencement, de la liberté de l’esprit *.

 

À Dieu, ma Fille très chère. Je suis celui que Dieu rend toujours plus votre.

 

Le jour saint Simon et saint Jude, 1608.

 

 

1. Il visita Metz et Meythet.



 

 

 

Lettre CDXCII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 88

(FRAGMENT)

 

 

 

 

Amiable partage de biens pour faciliter le mariage de Bernard de Sales.

 

16 novembre 1 1608.

 

…Jamais notre la Thuille ne m’a tant contenté que dans ce partage des biens que nous avons fait amiablement cette semaine entre mes frères. Enfin notre Marie bien-aimée sera baronne de Thorens 2. Mais tout cela s’est passé si paisiblement et si chrétiennement, que j’en suis tout à fait édifié et consolé.

 

1. D’après une pièce authentique, le partage avait été fait le 14 novembre. Comme le 16 était un dimanche, il résulte du texte même du fragment que celui-ci a été écrit ce jour-là même.

2. Pour obliger ses enfants à vivre ensemble, M. de Boisy avait décidé par testament, que les biens resteraient indivis; que le partage, s’il devenait un jour nécessaire, serait fait par François de Sales, mais que Bernard, cadet de la maison, aurait le premier choix, et ensuite les autres ; si bien que la part qui resterait devait échoir au frère aîné. Ainsi fut fait. Bernard de Sales choisit pour sa part la maison paternelle, et devint baron de Thorens et seigneur de Sales. Cette distribution plus qu’égalitaire n’agréa pas tout d’abord aux aînés, qui s’en croyaient lésés ; mais la sagesse désintéressée de Louis, seigneur de la Thuille, intervint et les apaisa. Les lignes de ce fragment se rapportent sans doute à cet épisode. Voir de Hauteville, La Maison naturelle de St Fr. de S. (Paris, 1669), partie II.

Ici le Saint a de la peine à contenir sa joie ; pour la comprendre, il faut savoir que ces arrangements facilitaient le mariage de son jeune frère, et par suite, donnaient plus de jour à la retraite de Mme de Chantal en Savoie. Le projet de l’Institut se précisant de plus en plus, il fallait bien songer à son établissement.

 



 

 

 

Lettre CDXCIV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 91

(FRAGMENT)

 

 

Anniversaire d’une consécration épiscopale. – Sentiments de François de Sales à propos de cet événement.

 

Ma très chère Fille,

 

Annecy, 7 décembre 1608.

 

 ….Je m’essaie de faire un très grand renouvellement pour mon âme, parce qu’il y a demain six ans que Dieu m’ôta au monde et à moi-même pour me donner à son Église et a ses brebis. Vous savez que c’est le jour de ma consécration épiscopale. Ah, ma Fille, qu’il me fit alors de grâces, ce grand Dieu, et que j’en ai mal profité ! Mais, vive sa bonté et son amour! Je vais commencer tout à cette heure à le bien servir, moyennant l’aide de sa grâce.

….

 

Revu sur le texte inséré dans le IIe Procès de Canonisation.

 


Lettre CDXCVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 93

 

 

Départ de Bernard de Sales pour la Bourgogne. – Souhaits et actions de grâces à propos de son mariage. – Le Saint déplore les dangers que court une âme infidèle à ses engagements sacrés et bénit Dieu qui l’a gardé de l’erreur dès son jeune âge. – Les saints Pères et l’hérésie. – Un ministre converti. – « Mademoiselle de Perdreauville » et sa famille. – La manière de prêcher contre les hérétiques.

 

Annecy, 18 ou 19 décembre 1608 1.

 

Mais dites donc la vérité, ma très chère Fille, ne voici [pas] une extravagance, que mon frère 2 partant pour aller auprès de vous, je n’aie pas loisir de vous écrire qu’à demi ? Or sus, voilà qu’il s’en va avec un cœur tout vôtre et désireux de vous obéir en tout ; car, comme je lui ai recommandé, il traitera de toutes choses avec vous, en l’entière confiance et obéissance qu’un humble et doux enfant doit rendre à sa bonne et chère mère, et en tout suivra vos avis. Dieu soit loué à jamais ! Je ne puis révoquer en doute que ce mariage ne soit son profit, puisque lui en ayant si purement remis et recommandé l’événement, il l’a conduit à ce terme. Qu’à jamais il veuille en maintenir le lien intérieur, et longuement l’extérieur.

 

Hélas, ma Fille, que c’est un dur passage à mon esprit, de passer de ce mariage à la dissolution de celui que la pauvre damoiselle de Bareul 3 avait fait avec son Dieu ! La pauvrette se veut donc perdre avec son mari. Les Confessions de saint Augustin et le chapitre que je lui montrai passant vers elle, dévoient suffire pour la retenir, si elle n’était lancée à son précipice que par les considérations qu’elle allègue. Dieu, au jour de son grand jugement, se justifiera contre elle et fera bien voir pourquoi il l’a abandonnée. Ah! un abîme en tire un autre (Ps. xli, 8). Je prierai Dieu pour elle, et spécialement le jour de saint Thomas, que je conjurerai, par son heureuse infidélité, d’intercéder pour cette pauvre âme si malheureusement infidèle.

 

Quelles actions de grâces devons-nous à ce grand Dieu, ma chère Fille ! Mais moi, attaqué par tant de moyens, en un âge frêle et fluet, pour me rendre à l’hérésie, et que jamais je ne lui aie pas seulement voulu regarder au visage sinon pour lui cracher sur le nez, et que mon faible et jeune esprit, parcourant sur tous les livres empestés, n’aie pas eu la moindre émotion de ce malheureux mal : ô Dieu, quand je pense à ce bénéfice, je tremble d’horreur de mon ingratitude. Ma Fille, accoisons-nous [apaisons-nous] en la perte de ces âmes, car Jésus-Christ a qui elles étaient plus chères, ne les laisserait pas aller après leur sens (Rom., i, 28), si sa plus grande gloire ne le requerrait. Il est vrai que nous les devons regretter, et soupirer pour elles comme David sur son Absalon pendu et perdu (II Reg., xviii, 9-3 3; xix, 4).

 

Il n’y eut pas grand mal, non, en ces dédains que vous témoignâtes parlant avec elle. Hélas ! ma Fille, on ne se peut contenir quelquefois en des accidents si dignes d’abhorrissement [horreur]. Les épîtres de saint Jérôme lui seront encore bonnes, car voyez-vous, outre les témoignages qui sont épars çà et là es écrits des saints Pères en faveur de l’Église (car enfin ils parlent tous comme nous), l’esprit même de ces grands personnages respire partout contre l’hérésie.

 

L’autre jour, de grand matin, un homme grandement docte et qui avait été ministre longtemps, vint me voir, et me racontant comme Dieu l’avait retiré de l’hérésie : « J’ai eu », ce me dit-il, « pour catéchiste le plus docte Évêque du monde. » Je m’attendais qu’il me nommât quelqu’un de ces grandes renommées de cet âge, et il me va nommer saint Augustin. Il s’appelle Corneille 4, et maintenant fait imprimer un beau et digne livre pour la foi 5. Il n’est pas encore reçu à l’Église, et m’a donné espérance que ce sera moi qui le recevrai. Je n’ai jamais vu homme si docte de ceux qui sont hors de l’Église. Hélas, le bonhomme s’en alla satisfait d’avec moi, disant que je l’avais caressé amoureusement et que j’avais le vrai esprit de chrétien_5. Je crois bien qu’il ajouta que je n’étais pas des plus doctes, mais on ne me le dit pas. Mon Dieu, ma Fille, que dis-je ? J’écris à course de plume et ne pense qu’à vous parler comme entre nous deux. Je voulais dire que ces anciens Pères ont un esprit qui respire contre l’hérésie, es points mêmes esquels ils ne disputent pas contre elle.

 

Étant à Paris et prêchant en la chapelle de la Reine, du jour du Jugement (ce n’est pas un sermon de dispute), il se trouva une damoiselle, nommée mademoiselle Perdreauville, qui était venue par curiosité ; elle demeura dans les filets, et sur ce sermon prit résolution de s’instruire, et dans trois semaines après, amena toute sa famille à confesse vers moi et fus leur parrain à tous en la Confirmation 6. Voyez-vous, ce sermon-là, qui ne fut point fait contre l’hérésie, respirait néanmoins contre l’hérésie, car Dieu me donna lors cet esprit en faveur de ces âmes. Depuis j’ai toujours dit que qui prêche avec amour prêche assez contre les hérétiques, quoi qu’il ne dise un seul mot de dispute contre eux ; et, c’est pour dire qu’en général, tous les écrits des Pères sont propres à la conversion des hérétiques.

 

Ô mon Dieu, ma chère Fille, que je vous souhaite de perfections ! Une pour toutes : cette unité, cette simplicité. Vivez en paix et joyeuse, ou au moins contente, de tout ce que Dieu veut et fera de votre cœur. Je suis en lui et par lui, tout vôtre.

 

FRANÇs, E. de Genève.

 

Le … décembre ….

 

À Madame

Madame la Baronne de Chantal.

 

Revu sur le texte inséré dans le Ier Procès de Canonisation.

 

1. La date du 2 décembre 1609, donnée par l’édition de 1626, est inexacte ; la nôtre est justifiée par le texte. L’allusion formelle à la fête de saint Thomas indique le jour, et c’est le voyage du gentilhomme, porteur de cette lettre, qui sert à préciser l’année.

Le texte entier de cette page est inédit.

2. Bernard de Sales, qui se rendait en Bourgogne pour son contrat de mariage avec Marie-Aimée de Chantal. Ce contrat fut signé à Thoste, le janvier 1609.

3. La sympathie attristée du Saint sur le malheur de la « pauvre damoiselles » éveille notre curiosité ; mais l’histoire détaillée de la « pauvrette » et de son mari, qu’il serait si intéressant de connaître, s’est dérobée jusqu’ici à nos recherches. Nous savons seulement que Marie de Rabutin, fille de Jean de Rabutin et cousine germaine du mari de la baronne de Chantal, épousa Eraste de Vins, seigneur de Bareuil. Si cette personne est celle dont parle saint François de Sales, il avait pu la voir lors de son voyage en Bourgogne quelques mois auparavant.

4. Jean Corneille, né à Noves en Provence, quitta l’habit religieux, vint à Genève pour y étudier, en 1581, et après quelques années fut élu ministre d’Orange (1586). Suspendu en raison de sa conduite qui l’avait rendu suspect, il dut comparaître le 8 octobre 1592 devant le consistoire de Nîmes. Ses réponses et son adhésion écrite à la confession de foi semblèrent dissiper la méfiance de ses juges et le firent réintégrer dans ses fonctions. Mais au mois d’avril 1596, son attitude et ses relations avec les Jésuites d’Avignon excitèrent de nouveau les alarmes des pasteurs, et bientôt, son refus de comparaître une deuxième fois devant eux, les persuada qu’il était retourné au papisme. À partir de ce moment, on perd la trace de l’ancien ministre jusqu’en mai 1609. On le trouve alors à Paris, faisant visite à un de ses bons amis, Pierre de L’Estoile, et lui exposant un plan de réunion des églises. (Voir Mémoires-journaux de Pierre de l’Estoile, mai 1608.) La présente lettre nous avertit qu’il était à Annecy à la fin de cette même année. Curieuse figure que celle de ce provençal érudit, à l’âme inquiète et remuante, tour à tour l’ami du célèbre chroniqueur parisien et de François de Sales !

C’est la lecture du Traité de l’Église de du Plessy-Mornay, « le pape des huguenots », qui lui aurait ôté la foi ; mais si « le plus docte Évêque du monde » le catéchisa, n’est-ce pas le plus aimable et le plus persuasif des Évêques qui sans doute le convertit ? (Cf. Haag, La France protestante, 1884.)

5. Ce doit être l’ouvrage mentionné par L’Estoile (ibid.,  2 juin) :

Joannis Cornelii provincialis Encyclopædia (hoc est universa Institutio atque disciplina sacro-sanctæ christianæ et catholicæ Religionis), in qua contra tela mali illius ignita rabidorum videlicet crescentes in dies errorunt deformitates et damnatorum morum corruptelas, veræ sapientiæ ac Religionis puritas defenditur et armatur.

6. Les quatre lignes suivantes sont inédites.

7. M. de Raconis était aussi seigneur de Perdreauville ; il eut quinze enfants de trois mariages successifs. C’est pour avoir ignoré ces deux particularités, que la plupart des historiens ont mêlé au récit de cette conversion beaucoup d’inexactitudes.

François d’Abra de Raconis, d’origine piémontaise, naturalisé en 1549, seigneur de Neuville, de Perdreauville et d’Havelu, ambassadeur en Suisse pour le roi, etc., épousa en troisièmes noces Rachel Bochart. C’est cette âme obstinée dans le calvinisme, qui se rebella contre la grâce jusqu’au jour où elle fut prise dans les filets du grand convertisseur, et avec elle, sa maison, composée d’une vingtaine de personnes. L’événement fit grand bruit à la cour et dans la capitale. On connaît le mot du cardinal du Perron, cité par Charles-Auguste (Histoire, etc., liv. V) : « Sire, il s’en est peu fallu que je n’aie jeté tous mes livres de controverse au feu, quand j’ai su que ces messieurs de Raconis, à la conversion desquels j’ai pris tant de peine, avaient abjuré l’hérésie entre les mains de Monsieur de Sales, Évêque de Genève. » Le même cardinal disait encore du Saint : « Si vous voulez que je les convainque [les hérétiques], j’espère, avec l’aide de Dieu, que la doctrine qu’il m’a donnée pourra aisément faire cela ; mais si vous voulez les convertir, menez-les à Monsieur de Genève, auquel Dieu a baillé cette vertu, que tous ceux auxquels il parle s’en retournent convertis. » (Ibid.)

Trois membres de la famille de Raconis sont surtout connus dans l’histoire religieuse du temps : Matthieu de Raconis, né du deuxième mariage de François d’Abra, se convertit en 1592, entra en 1595 chez les Capucins, où il devint célèbre sous le nom de P. Ange ; trois de ses sœurs abjurèrent dans le même temps ; la quatrième, plus opiniâtre, fut amenée à la foi par M. de Bérulle. Celui-ci n’étant pas encore prêtre, la confia au P. Benoît de Canfeld et ensuite à Mme Acarie. Entrée au Carmel, non sans de grandes difficultés (cf. Mémoire sur la fondation… des Carmélites [Reims, 1894], t. II, P- 177), elle reçut le voile et le nom de Claire du Saint-Sacrement, au monastère de Pontoise, où elle mourut en 1666. Le troisième personnage, Charles-François de Raconis, neveu du P. Ange, se trouvait au nombre des convertis et des filleuls spirituels du Saint, et mourut en 1646 évêque de Lavaur, après s’être distingué par ses travaux et ses ouvrages de controverse.

(Cette note s’inspire en grande partie des renseignements du P. Édouard d’Alençon, érudit aussi consciencieux que bien informé, Voir Annales franciscaines, juin 1888 : « Deux Saints François. »)



 


 

Lettre D

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 101

(FRAGMENT)

 

 

Dieu favorise le dessein de la Visitation en lui préparant des âmes d’élite. – Une prétendante ; estime qu’en fait le saint Évêque.

 

Annecy, fin décembre 1608.

 

….Courage, ma Fille, Dieu nous veut aider à notre dessein; il nous prépare des âmes d’élite. Mademoiselle de Blonay, de laquelle autrefois je vous ai parlé, m’a déclaré son désir d’être Religieuse 1 ; Dieu l’a marquée pour être de la Congrégation. Je lui ai dit de me laisser gouverner son secret, et je me veux rendre bien soigneux de servir cette âme en son inspiration, car Dieu m’a donné quelque mouvement particulier là-dessus. Je tiens déjà cette fille pour vôtre et pour mienne.

 

1. Comme François de Sales devait prêcher en sa cathédrale les fêtes de Noël, l’abbesse de Sainte-Catherine, invitée par Mme de Charmoisy, descendit à Annecy pour l’entendre, accompagnée de quatre religieuses et d’autant de pensionnaires. Parmi ces dernières, se trouvait Marie-Aimée de Blonay. La jeune fille, qui songeait à la vie du cloître, découvrit avec une joie candide tous ses sentiments à l’ami vénéré de sa petite enfance, car le Saint l’avait connue presque dès le berceau, durant son apostolat en Chablais. Il la fit « promener avec lui plus d’une heure dans la salle joignant sa chapelle… Durant ce saint et très aimable entretien », ajoute-t-elle, « mon âme fut saisie de nouveaux sentiments de la présence divine et de ses Anges ». C’est dans ce pieux colloque que l’évêque tourna les pensées de l’angélique enfant vers la Congrégation qui allait naître.

Les lignes de ce fragment de lettre ont été écrites à cette occasion et portent ainsi leur date. Voir Ch.-Aug. de Sales, La Vie de la Mère Marie Aymée de Blottay (Paris, 1655), chap. i, ii.

 

 

 

1609

 

 

Lettre DXV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 128

 

 

 

Souhaits de bienvenue et offrande d’un gîte. – Envoi d’exemplaires de l’Introduction à la Vie dévote. – Joie du Saint de voir que tous les siens parlent avec respect et affection de la petite Aimée et de sa mère. – Mme de Chantal attendue à Sales. – De quels documents l’auteur compte se servir pour une seconde édition de l’Introduction. – L’abbesse du Puits-d’Orbe et son frère. – Affection de François de Sales pour Marie-Aimée.

 

Annecy, mi-février 1609.

 

Mon Dieu, que vous serez la bienvenue, ma chère Fille, et comme il m’est avis que mon âme embrasse la vôtre chèrement! Partez donc au premier beau jour que vous verrez, après que votre cheval se sera délassé, lequel, sans doute, on ne pourrait pas bien vous renvoyer sinon depuis trois jours en ça, pour les dernières pluies qui sont tombées en ce pays, je vous souhaite bon et heureux voyage et que ma petite fille [Marie-Aimée] ne soit pas mallement [mal] du travail du chemin; mais arrivant de bonne heure le soir et la faisant bien dormir, j’espère qu’elle fera prou [beaucoup].

 

M. de Ballon1 désire tant que vous fassiez votre gîte chez lui, que je suis contraint aussi de le désirer pour la bonne amitié qu’il nous porte.

 

Madame du Puys d’Orbe m’avait écrit qu’elle désirait de venir avec vous; mais ni la saison n’est pas propre pour elle, ni je ne voudrais pas l’avoir en temps si incommode comme est le Carême. Je lui écris donc qu’elle attende le vrai printemps et qu’elle vienne en litière, afin que si l’une de ses sœurs veut l’accompagner, elle le puisse faire sans appréhension d’aller à cheval. Je lui envoie le livre ci-joint 2, l’autre à mademoiselle de Traves selon votre désir. Le Père de Monchi m’en demandait un: si vous lui donnez celui que vous avez, je vous en rendrai un plus brave ici; car encore le faut-il consoler. J’en voudrais envoyer à plusieurs personnes, mais je vous assure que, pour tout, il n’en est venu que trente en ce pays, et je n’ai pu fournir à la dixième partie de ceux à qui j’en devais donner. Il est vrai que je n’en suis pas tant en peine, parce que je sais que de delà il y en a plus qu’ici. J’ai cru néanmoins que je devais en envoyer un à M. de Chantal 3, et qu’il s’offenserait si je ne le faisais; c’est pourquoi le voilà.

Qu’ai-je à vous dire de plus, ma chère Fille? Mille choses, mais que je n’ai nul loisir d’écrire, car je veux que Claude 4 parte sans plus tarder. Sachez seulement, ma vraie Fille, que je suis tout plein de joie et de contentement de  quoi votre Groysi 5 parle non seulement avec respect, mais avec un amour tout affectionné de vous et de messieurs vos pères 6, et ce qui me plaît le plus, de ma chère petite Aimée, je vous dis la vérité, il ne me saurait plus donner de plaisir que par là; et vraiment j’espère que tout ira fort bien et qu’il ne demeurera nul sujet de mécontentement à personne. Ne vous repentez point de m’avoir écrit des douze cents livres7, car vous ne vous devez nullement repentir de rien qui se passe avec moi.

 

Eh bien, je verrai donc bien des misères, et nous en parlerons, à mon avis, à souhait.

 

Ma mère désire que vous fassiez votre petit délassement à Sales, ou elle vous attendra pour vous accompagner ici ; mais ne croyez pas que je vous y laisse sans moi. Non pas, certes, car ou je vous y attendrai, ou j’y serai aussitôt que je vous y saurai 8.

 

Je n’écris point à votre commère 9, car j’aurai loisir de l’entretenir bien au long. Et si, je confesse que vous m’avez fait bien plaisir de la mettre sur votre train, bien que pour elle il faudra peut-être que je me mette en dépense, afin qu’à son retour elle fasse bon récit de ma magnificence. Voyez-vous, je ris déjà dans le cœur sur l’attente de votre arrivée.

 

Apportez-moi toutes les lettres et mémoires que je vous ai jamais envoyé, si vous les avez encore (ce que je dis à cause du naufrage que vous fîtes à vendanges 10), parce que s’il faut réimprimer l’Introduction, cela me déchargera beaucoup, y trouvant plusieurs choses pour ce sujet ; puisque l’on ne m’a encore corrigé pour la substance de ce livre-là que de m’être trop peu étendu.

 

La bonne Mme de Charmoysi fait prou; vous la trouverez bien avancée aux affections et aux effets de la vraie dévotion. Mais mon Dieu, la voilà l’un des pieds sur le seuil de la porte de la cour. J’espère que Dieu la tiendra partout de sa main; au moins il lui donne des bonnes résolutions. Je sais que votre venue lui sera […]

 

Je vous prie de bien faire tenir à la bonne Mme du Puys d’Orbe le paquet ci-joint, car il faut lui donner satisfaction à la pauvrette. J’aime bien son cœur parce qu’il m’est bien franc. Elle m’écrit que, pour tous les avis que je lui ai donnés pour le bon ordre de son monastère, elle ne pourrait pas se résoudre à rien faire sans le consentement de son frère_11, qui a, dit-elle, un grand pouvoir sur sa volonté. Elle m’a infiniment obligé à me parler ainsi clair.

 

J’ai ouvert la lettre que mon frère 12 vous écrivait, pour curiosité que j’avais de voir le poulet qui était dedans. Je n’écris point à la chère petite [Marie-Aimée], mais je sais bien que je lui garde le plus amoureux salut que j’aie fait à demoiselle du monde il y a seize ans.

 

Mon Dieu, ma Fille, que j’ai grand désir que le bon et doux Jésus vive et règne dans nos cœurs ! C’est en lui que je suis tout uniquement vôtre.

 

F.

 

1. Charles-Emmanuel de Ballon était le fils de Marguerite Le Grand et de Pierre Perrucard, barbier et valet de chambre d’Emmanuel-Philibert, due de Savoie, anobli le 15 mars 1563 et devenu, peu de temps après, seigneur de Ballon, Cusinens, Vanchy, etc. Il épousa (contrat dotal du 29 OU 30 avril 1586) Jeanne de Chevron-Villette, fille de Jean et d’Alexandrine de Menthon, et nièce de la grand-mère de François de Sales, Bonaventure de Chevron-Villette. De cette union naquirent plusieurs enfants, dont l’une, Louise, fut la célèbre Mère de Ballon.

Le château de Vanchy ne fut pas seulement le berceau de l’illustre fondatrice des Bernardines réformées de Rumilly; il abrita plus d’une fois deux grands saints. En effet, au dire de la Mère de Ballon elle-même, Mme de Chantal « passait par Vanchy dans les voyages qu’elle faisait de Savoie en Bourgogne. Comme elle logeait toujours au château », ajoute-t-elle, «j’allais volontiers la voir en sa chambre [...] et je me souviens qu’elle me caressait plus que mes autres sœurs ». François de Sales allait aussi à Vanchy visiter son parent, et celui-ci réunissait alors tous ses enfants pour recevoir sa bénédiction. M. de Ballon vivait encore en 1624.

2. La 1re édition de l’Introduction à la Vie dévote.

3. Beau-père de la Baronne.

4. L’un des serviteurs du Saint.

5. Bernard de Sales.

6. Le président Frémyot et le baron de Chantal.

7. Dans le contrat de mariage passé à Thoste le 3 janvier 1609, Bernard de Sales avait promis de « donner des bagues et joyaux nuptiaux, jusques à la valeur de 1200 livres » à sa future épouse, « pour la bonne amour et dilection que ledit sieur futur époux porte à ladite demoiselle ».

8. Ce fut la première semaine de Carême, vers le 10 mars, que la Baronne arriva au terme de son voyage, avec Marie-Aimée et la petite Françoise. Les deux enfants attirèrent tous les regards. « On les trouvait si aimables, » écrit la Mère de Chaugy, « si bien nourries et si modestes, que l’on se pressait dans les églises et dans les maisons pour les voir ».

9. Mlle de Bréchard, qui avait tenu sur les fonts baptismaux Charlotte, fille cadette de Mme de Chantal.

10. À l’époque des vendanges de 1606, une épidémie ayant éclaté à Bour­billy, Mme de Chantal avait failli mourir victime de son dévouement pour les malades. Il est très probable qu’elle détruisit alors, se croyant près de sa fin, quelques-uns de ses papiers intimes. Cette destruction serait le « naufrage» dont parle le Saint.

11. Le gentilhomme qui semblait tenir de son père cette manie d’ingérence abusive était Guillaume Bourgeois, baron d’Origny, seigneur de Crépy, etc.

12. Sans doute Bernard.

 

 

 

Lettre DXXXIII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 163

 

 

 

L’âme humaine et les afflictions de cette vie. – Une réflexion de saint Grégoire. – Une vraie chimère. – L’esprit de foi et la douleur. – Les progrès d’un Saint dans l’oraison.

 

Annecy, 27 mai 1609.

 

Voici la troisième fois que je vous écris depuis votre départ, ma chère Sœur, ma Fille. N. m’a bien dit de vos nouvelles et de celles de M., laquelle il m’a dépeinte pour fort affligée ; mais je crois bien, c’était sa fille celle qui est morte. Hélas ! il faut avoir compassion à nos misérables âmes, lesquelles, tandis qu’elles sont en l’imbécillité de nos corps, sont si très fort sujettes à la vanité [Rom., viii, 20]. Comment est-il possible, disait saint Grégoire à un évêque, que les orages de la terre ébranlent si fort ceux qui sont au Ciel? S’ils sont au Ciel, comme sont-ils agités de ce qui se passe en la terre? Ô Dieu, que cette leçon de la sainte constance est requise à ceux qui veulent sérieusement embrasser leur salut !

Il est vrai que cette imaginaire insensibilité de ceux qui ne veulent pas souffrir qu’on soit homme, m’a toujours semblé une vraie chimère; mais aussi, après qu’on a rendu le tribut à cette partie inférieure, il faut rendre le devoir à la supérieure, en laquelle sied, comme en son trône, l’esprit de la foi qui doit nous consoler en nos afflictions, ains  [et aussi] nous consoler par nos afflictions. Que bienheureux sont ceux lesquels se réjouissent d’être affligés [Matt.n v, 5; II Cor., xii, 10] qui convertissent l’absinthe en miel!

Il ne faut pas que je vous dise, ma chère Fille, combien affectionnement je vous recommande à Notre Seigneur, car c’est avec un cœur tout nouveau et qui va toujours s’agrandissant de ce côté-là. je suis un peu plus à l’oraison qu’à l’ordinaire ; car ne vous faut-il pas un peu parler de mon âme qui est tant vôtre? Grâces à Dieu, j’ai un extrême désir d’être tout à lui et de bien servir son peuple.

À Dieu, ma chère Fille, que mon âme aime et chérit incomparablement, absolument, uniquement en Celui qui, pour nous aimer et se rendre notre amour, s’est rendu à la mort [Galat. ii, 20; Éphés., v, 25]. Vive Jésus! vive Marie! Amen.

 

Françs, E. de Genève.

 

            La veille de l’… 1609.

 

 

 

 

Lettre DXXXVI

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 169

 

 

 

Quelques-unes des « mille douces pensées » du saint Évêque pendant qu’il portait le Saint-Sacrement. – Le pectoral de l’ancienne Loi et l’ostensoir eucharistique. – Effusions de piété. – Nouvelles et messages.

 

Annecy, 18 juin 1609.

 

Mon Dieu, que mon cœur est plein de choses pour vous dire, ma Fille très uniquement chère, car c’est aujourd’hui le jour de la grande fête de l’Église, en laquelle portant le Sauveur a la procession, il m’a, de sa grâce, donné mille douces pensées parmi lesquelles j’ai eu peine de réprimer les larmes. Ô Dieu, je mettais en comparaison le grand Prêtre de l’ancienne Loi avec moi, et considérais que ce grand Prêtre portait un riche pectoral sur sa poitrine, orné de douze pierres précieuses, et en iceluy se voyaient les noms des douze tribus des enfants d’Israël [Exod., xxviii, 15-21, 29]. Mais je trouvais mon pectoral bien plus riche, encore qu’il ne fût composé que d’une seule pierre, qui est la perle orientale que la Mère perle conçut en ses entrailles chastes, de la bénite rosée du ciel [Isaïe, xlv, 8] ; car voyez-vous, je tenais ce divin Sacrement  bien serré sur ma poitrine, et m’était avis que les noms des enfants d’Israël étaient tous marqués en iceluy. Oui, et le nom des filles spécialement, et le nom de l’une encore plus.

 

L’épervier et le passereau de saint Joseph me revenaient en l’esprit; et me semblait que j’étais chevalier de l’ordre de Dieu, portant sur ma poitrine le même Fils qui vit éternellement en la sienne. Ah! que j’eusse bien voulu que mon cœur se fût ouvert pour recevoir ce précieux Sauveur, comme fit celui du gentilhomme duquel je vous fis le conte; mais hélas ! je n’avais pas le couteau qu’il fallait pour le fendre, car il ne se fendit que par l’amour. Si ai-je bien pourtant eu des grands désirs de cet amour, mais je dis pour notre cœur indivisible.

 

Voilà ce que je vous puis dire maintenant, à ce retour de votre cher et brave neveu 1, qui a été si courtois que d’arrêter volontiers ces quatre ou cinq jours avec nous. Il a, à mon avis, beaucoup de l’air de Monsieur l’Archevêque son oncle [André Frémyot], non seulement au visage mais encore en l’esprit. Je n’ai pas revu vos lettres pour faire celle-ci, car j’attends au départ de vôtre fils [Bernard de Sales], qu’il espère faire mardi prochain.

 

Bonsoir, ma très chère Fille, vives toute en Dieu et pour Dieu. Je suis en lui infiniment tout vôtre. La chère sœur 2 fait toujours bien, et le reste aussi. Vive Jésus! Amen.

 

Je salue bien humblement monsieur de Chantal et lui souhaite tout bonheur et félicité. Et ma petite fille [Marie-Aimée], encore faut-il que je lui envoie un petit baiser d’amourette, puis qu’elle se fie en moi; que sil était mal fait, je le lui donnerais pas, je lui écrirai, Dieu aidant, quand son futur l’ira voir, et à ma chère nièce [Mlle de Bréchard] aussi. J’écris sans loisir et tout empressement, car en ces grands jours vous savez comme je suis. Ô ma Fille, mon cœur est plus vôtre que mien; à jamais Notre Seigneur y règne. Amen.

            À Madame

 

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

 

 

1. La sœur de Mme de Chantal, Marguerite Frémyot, mariée en 1587 à Jean-Jacques de Neufchèzes, baron d’Effrans ou des Francs, et décédée le 19 mai 1593, laissa plusieurs enfants, parmi lesquels Bénigne et Jacques. Le premier, connu sous le nom de baron des Francs, seigneur de Brain et de Bussy, mourut sans postérité en 1629, au siège d’Aleth, après de brillants services dans les armées de Louis XIII.

Jacques, né le 25 octobre 1591, avait été élevé avec son frère, dans la piété et l’amour de l’étude, par le savant Claude Robert. Il embrassa l’état ecclésiastique; son oncle l’archevêque de Bourges, le fit grand vicaire et chancelier de son église, et, le 29 décembre 1624, il le sacrait évêque de Chalon-sur-Saône. Mgr de Neufchèzes se montra pendant trente-trois ans l’ami des pauvres, le protecteur des Réguliers, fut député aux Assemblées du clergé en 1625 et, en 1645, et mourut le 1er mai 1658. Il avait été abbé de Varennes, de Saint-Etienne de Dijon, de Ferrières, etc. Sainte Jeanne de Chantal aima beaucoup l’évêque de Chalon; fréquemment, dans ses lettres, elle encourage et loue son zèle, tout en reprenant avec une délicatesse de mère un certain goût d’opulence et de splendeur. Cette préférence d’affection fait croire que c’est de lui qu’il est fait mention ici.

2. Probablement, Mme de Cornillon, sœur du Saint.

 



 

 

 

Lettre DXL

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 177

 

La quatrième chose tout à fait ignorée de Salomon. – L’ange gardien de Celse-Bénigne. – L’unique ambition d’un Saint. – L’Évêque de Genève trouve son âme « un peu plus à [son] gré que l’ordinaire», et pourquoi. – Ce qu’il veut, d’une volonté inviolable. – Le gui et les imperfections involontaires.

 

Annecy, 14 juillet [1609].

 

[…] Cette fausse estime de nous-mêmes, ma chère Fille, est tellement favorisée par l’amour-propre, que la raison ne peut rien contre elle. Hélas! c’est la quatrième chose difficile à Salomon, et laquelle il dit * lui avoir été inconnue, que le chemin de l’homme en sa jeunesse. Dieu donne à monsieur N_1 beaucoup de grâce d’avoir monsieur son grand-père qui veille sur lui. Que longuement puisse-t-il jouir de ce bonheur!

 

Ô ma Fille, croyez que mon cœur attend le jour de vôtre consolation avec autant d’ardeur que le vôtre. Mais attendez, ma très chère Sœur, attendez, dis-je, en attendant, afin que j’insère des paroles de l’Écriture [Ps. xxix, 1]. Or, attendre en attendant, c’est de ne s’inquiéter point en attendant; car il y en a plusieurs qui en attendant n’attendent pas, mais se troublent et s’empressent.

 

Nous ferons prou, chère Fille, Dieu aidant. Et tout plein de petites traverses et secrètes contradictions qui sont survenues à ma tranquillité, me donnent une si douce et suave tranquillité que rien plus, et me présagent, ce me semble, le prochain établissement de mon âme en son Dieu, qui est certes, non seulement la grande, mais, à mon avis, l’unique ambition et passion de mon cœur. Et quand je dis de mon âme, je dis de toute mon âme, y comprenant celle que Dieu lui a conjointe inséparablement.

 

Et puisque je suis sur le propos de mon âme, je vous en veux donner cette bonne nouvelle: c’est que je fais et ferai ce que vous m’avez demandé pour elle, n’en doutez point; et vous remercie du zèle que vous avez pour son bien, qui est indivis avec celui de la vôtre, si vôtre et mien se peut dire entre nous pour ce regard. Je vous dirai plus: c’est que je la trouve un peu plus à mon gré que l’ordinaire, pour n’y voir plus rien qui la tienne attachée à ce monde et plus sensible aux biens éternels. Que si j’étais aussi vivement et fortement joint à Dieu comme je suis absolument disjoint et aliéné du monde, mon cher Sauveur, que je serais heureux, et vous, ma Fille, que vous seriez contente! Mais je parle pour l’intérieur et pour mon sentiment; car mon extérieur, et, ce qui est le pis, mes déportements sont pleins d’une grande variété d’imperfections contraires, et le bien que je veux, je ne le fais pas [Rom., vii, 15]; mais je sais pourtant bien qu’en vérité et sans feintise [feinte] je le veux, et d’une volonté inviolable. Mais, ma Fille, comment donc se peut-il faire que sur une telle volonté tant d’imperfections paraissent et naissent en moi? Non certes, ce n’est pas de ma volonté ni par ma volonté, quoiqu’en ma volonté et sur ma volonté. C’est, ce me semble, comme le gui, qui croît et paraît sur un arbre et en un arbre, bien que non pas de l’arbre ni par l’arbre. Ô Dieu, pourquoi vous dis-je tout ceci, sinon parce que mon cœur se met toujours au large et s’épanche sans borne quand il est avec le vôtre ?

 

Si vous demeuriez de delà, je serais bien aise d’entreprendre le service que le Révérend Père N. désire de moi pour cette dame; mais cela n’étant point, il me semble qu’un autre qu’elle aura moyen de voir plus souvent, se rendra plus utile à ce bon œuvre. Et moi, cependant, je prierai Notre Seigneur pour elle, car sur les bonnes nouvelles que vous m’en donnez, je commence à l’aimer tendrement, la pauvre femme. Hélas, quelle consolation de voir reverdir cette pauvre âme, après un si dur, si long et si âpre hiver!

 

Je vous suis ce que Dieu sait. Amen.

 

Françs, E. de Genève.

 

 

Le 14 juillet...

 

1. Celse-Bénigne sans doute, objet des sollicitudes de son grand-père, M. Frémyot.

 

Lettre DLII

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 206

 

À une journée de Monthelon, le Saint prévient la Baronne qu’il va arriver. – Il demande « un petit bain de sauge » pour son pied à peine guéri d’une chute récente.

 

Vers le 10 octobre 1609.

 

Ma chère Sœur,

 

Nous allons à la Messe, pour dîner par après et partir. Mais qu’il me tarde que je sois vers vous! Je n’y serai néanmoins qu’un peu tard, car nos chevaux sont recrus des grandes journées que nous avons faites. Si nous trouvons monsieur de Chantal couché, nous ne laisserons pas de lui aller donner le bonsoir. Mais il faut que je prie ma bonne nièce [Mlle de Bréchard], si elle [est] auprès de vous, de me faire la charité d’un petit bain de sauge pour mon pied, que je vous porte un peu boiteux.

 

Bonsoir, ma chère Sœur, ma Fille; votre fils [Bernard de Sales], votre neveu 1 et la Thuille 2 vous baisent les mains. Nous avons pensé amener monsieur de Charmoysi, mais la venue de Monsieur de Nemours nous a ôté cette bonne compagnie.

 

Notre Seigneur soit avec vous.

 

1. Serait-ce Jacques de Neufchèzes ? La Baronne, en effet, dut envoyer quelqu’un des siens au-devant de François de Sales.

2. Louis de Sales accompagnait son bienheureux frère.

 

 

 

 

Lettre DLV

de saint François de Sales

à Madame la Baronne de Chantal.

TOME XIV, page 210

 

 

Pourquoi nous sommes en ce monde. – Absoudre, c’est donner Jésus-Christ. – Le traité du P. Arias. – Le corporal envoyé par la Baronne.

 

 

 

Baume-les-Dames, 16 novembre [1609].

 

Ma chère Fille,

 

Je reçois une particulière consolation à vous parler en ce langage muet, après que tout le jour j’ai tant parlé à tant d’autres en langage parlant. Or sus, si faut-il vous  dire ce que je fais, car je ne sais presque rien autre, et encore ne sais-je guère bien ce que je fais.

 

Je viens de l’oraison, où, m’enquérant de la cause pour laquelle nous sommes en ce monde, j’ai appris que nous n’y sommes que pour recevoir et porter le doux Jésus: sur la langue, en l’annonçant; sur les bras, en faisant des bonnes œuvres; sur nos épaules, en supportant son joug, ses sécheresses, ses stérilités, et ainsi en nos sens intérieurs et extérieurs. Ô que bienheureux sont ceux qui le portent doucement et constamment! je l’ai vraiment porté tous ces jours sur ma langue, et l’ai porté en Égypte, ce me semble, puisqu’au Sacrement de Confession j’ai ouï grande quantité de pénitents qui, avec une extrême confiance, se sont adressés à moi pour le recevoir en leurs âmes pécheresses 1. Oh! Dieu l’y veuille bien conserver.

 

J’y ai encore appris une pratique de la présence de Dieu, laquelle, en passant, j’ai resserrée en un coin de ma mémoire pour vous la communiquer, si tôt que j’aurai lu le traité qu’en a fait le Père Arias 2.

 

Ayez un grand cœur, ma chère Fille, et étendez-le fort sous la volonté de notre Dieu. Savez-vous que je dis étendant votre corporal pour la consécration ? Ainsi, dis je, puisse bien être étendu le cœur de celle qui me l’a envoyé, sous les sacrées influences de la volonté du Sauveur. Courage, ma Fille, tenez-vous bien serrée auprès de votre sainte Abbesse, et la suppliez sans fin que nous puissions vivre, mourir et revivre en l’amour de son cher Enfant.

 

Vive Jésus qui m’a rendu tout vôtre, et plus que je ne puis dire. La paix du doux Jésus règne en vôtre cœur.

 

Françs, E. de Genève.

Le 16 novembre...

 

1. Tous les loisirs que lui laissaient les négociations de l’affaire des salines, le Saint les employa à prêcher dans les monastères et dans les églises et « à ouïr les confessions de ceux qui accouraient de tous côtés».

2. Cet ouvrage sur l’Exercice de la présence de Dieu parut en espagnol, sa langue originale, à Valladolid, en 1593 ; en italien, à Venise, 1602; en latin, à Mayence, 1605 ; en français, à Paris, 1605, et à Liège, 1607.


[1] L'écrit ici mentionné, ainsi que ceux dont il est question dans les deux lettres suivantes (pp. 269 et 271), sera publié parmi les Opuscules de saint François de Sales.

[2] Aristote, histoire des animaux, Livre IX, c.14 ; Pline, histoire naturelle, livre X, c.32