LIVRE TROISIÈME

 

DE L’HONNEUR ET VERTU

DU SIGNE DE LA CROIX

 

CHAPITRE PREMIER

DÉFINITION DU SIGNE DE LA CROIX

 

Le signe de la Croix est une cérémonie chrétienne, représentant la Passion de Notre Seigneur par l’expression de la figure de la Croix faite avec le simple mouvement. J’ai dit que c’est une cérémonie, et voici de quoi. Un habile homme rend utiles et met en œuvre tous ses gens, non seulement ceux qui sont de nature active et vigoureuse, mais encore les plus mous. Ainsi la vertu de religion, qui a pour sa propre et naturelle occupation de rendre à Dieu autant que faire se peut l’honneur qui lui est dû, tire au service de son dessein les actions vertueuses, les dressant toutes à l’honneur de Dieu; elle se sert de la foi, constance, tempérance, par le bien croire, le martyre, le jeûne: c’étaient déjà des actions vertueuses et bonnes d’elles-mêmes, la religion ne fait que les contourner à sa particulière intention qui est d’en honorer Dieu. Mais non seulement elle emploie ces actions qui d’elles-mêmes sont utiles et bonnes, mais encore met en besogne des actions indifférentes et lesquelles d’ailleurs seraient du tout inutiles: comme ce bon homme de l’Évangile (Matt., xx, 6-7), qui envoya en sa vigne ceux qu’il trouva oiseux et desquels aucun ne s’était voulu servir jusqu’à l’heure. Les actions indifférentes demeureraient inutiles si la religion ne les employait; étant employées par icelle, elles deviennent nobles, utiles et saintes, et partant capables de récompense et du denier journalier. Ce droit d’anoblir les actions lesquelles d’elles-mêmes seraient roturières et indifférentes, appartient à la religion comme à la princesse des vertus; c’est une marque de sa souveraineté, dont elle s’y plaît tant que jamais il n’y eut religion qui ne se servît de telles actions, lesquelles sont et s’appellent proprement cérémonies dès lors qu’elles entrent au service de la religion. Et pour vrai, puisque l’homme tout entier avec toutes ses actions et dépendances doit honneur à Dieu, et qu’il est composé d’âme et de corps, d’intérieur et d’extérieur, et qu’en l’extérieur il y a des actions indifférentes, ce n’est pas merveille si la religion, qui a le soin d’exiger de lui ce tribut, demande et reçoit en payement des actions extérieures, indifférentes et corporelles.

Considérons le monde en sa naissance: Abel et Caïn font des offrandes (Gen., iv, 3, 4); quelle autre vertu les a sollicités à ce faire sinon la religion? Peu après, le monde sort de l’arche, comme de son berceau, et tout incontinent un autel est dressé, et plusieurs bêtes consommées sur celui-ci en holocauste dont Dieu reçoit la fumée pour odeur de suavité (Gen., viii, 18-21). S’ensuit le sacrifice d’Abraham (ibid., xii, 8; xiii, 18; xxii, 13), de Melchisédech (ibid., xiv, 18), d’Isaac (ibid., xxvi, 25), de Jacob (ibid., xxviii, 18; xxxiii, 20; xxxv, 14), et le changement d’habit avec lavement de celui-ci (ibid., xxxv, 2, 9). La loi de Moïse avait une grande partie de son exercice en cérémonies. Venons à l’Évangile: combien y voit-on de cérémonies en nos Sacrements (Luc, xxii; Joan., iii), en la guérison des aveugles (Marc, viii), ressuscitation des morts (Joan., xi, 35-44), au lavement des pieds des Apôtres (ibid., xiii, 4, 5)? Le huguenot dira qu’en cela Dieu a fait ce qu’il lui a plu, qui ne doit être tiré en conséquence par nous autres; mais voici saint Jean qui baptise (Marc., i, 4), saint Paul qui se tond en Cenchrée selon son vœu (Act., xviii, 18), il prie les genoux en terre avec l’Église miletaine (ibid., xx, 36): toutes ces actions étaient d’elles-mêmes stériles et infructueuses, mais étant employées au dessein de la religion, elles ont été cérémonies honorables et de grand poids.

Or je dis ainsi: que le signe de la Croix de soi-même n’a aucune force, ni vertu, ni qualité qui mérite aucun honneur, et partant je confesse « que Dieu n’opère point « par seules figures ou caractères», comme dit le traiteur, et que «dans les choses naturelles la vertu procède de l’essence et qualité de celles-ci, dans les surnaturelles Dieu y besogne par vertu miraculeuse non attachée à signe ou figure»; mais je sais aussi que Dieu, employant sa vertu miraculeuse, se sert bien souvent des signes, cérémonies, figures et caractères, sans pourtant attacher son pouvoir à ces choses-là. Moïse touchant la pierre avec sa verge (Exod., xvii, 6; Num., xx, 11), Élisée frappant sur l’eau avec le manteau d’Élie (IV Reg., ii, 12), les malades s’appliquant l’ombre de saint Pierre (Act., v, 15), les mouchoirs de saint Paul (ibid., xix, 12) ou la robe de Notre Seigneur (Matt., xiv, 36), les Apôtres oignant d’huile plusieurs malades (Marc., vi, 13), (choses qui n’étaient aucunement commandées), que faisaient-ils d’autre que des pures cérémonies, lesquelles n’avaient aucune naturelle vigueur et néanmoins étaient employées pour des effets admirables? Faudrait-il dire pour cela que la vertu de Dieu fut clouée et attachée à ces cérémonies? Au contraire, la vertu de Dieu, qui emploie tant de sortes de signes et cérémonies, monstre par la qu’elle n’est attachée à aucun signe ni cérémonie.

J’ai donc dit: 1. Que le signe de la Croix est une cérémonie; d’autant que, de sa qualité naturelle, un mouvement croisé n’est ni bon ni mauvais, ni louable ni vitupérable. Combien est-ce qu’en font les tisserands, peintres, tailleurs et autres, que personne n’honore ni ne prise? parce que ces croix (autant en dis-je des caractères et figures croisées que nous voyons dans les images profanes, fenêtres, bâtiments), ces croix, dis-je, ne sont pas destinées à l’honneur de Dieu ni à aucun usage religieux; mais quand ce signe est employé au service de l’honneur de Dieu, d’indifférent qu’il était il devient une cérémonie sacro-sainte, de laquelle Dieu se sert à plusieurs grands effets. 2. J’ai dit que cette cérémonie était chrétienne; d’autant que la Croix et tout ce qui la représente est folie aux païens, et scandale aux juifs (I Cor., i, 23), lesquels, comme a remarqué le docte Genebrard alléguant le rabbi Kimhi, l’ont en telle abomination, que même ils ne la veulent pas nommer par son nom, mais l’appellent stamen et subtegmen, chaîne et trame, qui sont les filets que les tisserands croisent en faisant leur toile. Je sais qu’en l’ancienne Loi, voire en celle de nature, plusieurs choses se sont passées pour représenter la mort du Messie, mais ce n’ont été que des ombres et marques obscures et confuses au prix de ce qui se fait maintenant; ce n’étaient pas cérémonies ordinaires à cette Loi mais comme des éclairs qui les éclairaient en passant. Les païens et autres infidèles ont quelquefois usé de ce signe, mais par emprunt, non comme d’une cérémonie de leur religion mais de la nôtre; et en effet le traiteur confesse que le signe de la Croix est une marque de chrétienté. 3. J’ai dit que cette cérémonie représentait la Passion; et à la vérité c’est son premier et principal usage duquel tous les autres dépendent, qui l’a fait différer de plusieurs autres cérémonies chrétiennes qui servent à représenter des autres mystères. 4. J’ai dit qu’elle représentait par l’expression de la figure de la Croix, pour toucher la différence avec laquelle le signe de la Croix d’un côté, et l’Eucharistie de l’autre, représentent le mystère de la Passion: car l’Eucharistie le représente principale­ment à raison de la totale identité de celui lequel y est offert et de celui qui fut offert sur la Croix, qui n’est qu’un même Jésus-Christ; mais le signe de la Croix fait le même exprimant la forme et figure de la Passion. 5. J’ai dit en fin que tout cela se faisait par un simple mouvement, pour forclore les signes perma­nents, engravés et tracés en matières subsistantes, des­quelles j’ai parlé au Livre précédent.

Or, l’ordinaire façon de faire le signe de la Croix dépend de ces observations: 1. Qu’il se fasse de la main droite, d’autant qu’elle est estimée la plus digne, comme dit Justin le Martyr. 2. Qu’on y emploie ou trois doigts, pour signifier la sainte Trinité, ou cinq, pour signifier les cinq plaies du Sauveur. Et bien que de soi il importe peu que l’on fasse la croix avec plus ou moins de doigts, si se doit-on ranger à la façon com­mune des catholiques, pour ne sembler condescendre à certains hérétiques jacobites et Arméniens, dont les premiers, protestant ne croire la Trinité, et les seconds, ne croire qu’une seule nature en Jésus-Christ, font le signe de la Croix avec un seul doigt. 3. On porte en premier la main en haut vers la tête en disant Au nom du Père, pour montrer que le Père est la première Personne de la sainte Trinité et principe originaire des deux autres; puis on la porte en bas vers le ventre, en disant et du Fils, pour montrer que le Fils procède (Joan., viii, 42) du Père qui l’a envoyé ici-bas au ventre de la Vierge; et de là, on traverse la main de l’épaule ou partie gauche à la droite, en disant et du Saint Esprit, pour montrer que le Saint Esprit, étant la troisième Personne de la sainte Trinité, procède du Père et du Fils, et est leur lien d’amour et charité, et que par sa grâce nous avons l’effet de la Passion. Par où l’on fait une brève confession de trois grands mystères: de la Trinité, de la Passion, et de la rémission des péchés, par laquelle nous sommes transportés de la gauche de malédiction à la dextre de bénédiction.


CHAPITRE II

LE SIGNE DE LA CROIX EST UNE PUBLIQUE PROFESSION DE LA FOI CHRÉTIENNE

 

«Nous n’ignorons pas», dit le traiteur, «que quelques Anciens ont parlé du signe de la Croix et de la vertu d’icelle, mais ce n’a pas été en l’intention ni pour la fin que l’on prétend aujourd’hui, car ils en usaient comme d’une publique profession et confession de leur Chrétienté, soit en particulier, soit en public. Car d’autant que les persécutions étaient grandes et âpres, les chrétiens, ne se voulant découvrir sinon à leurs frères chrétiens, s’entrecognoissoient à ce signe quand les uns et les autres faisaient la croix, car c’était un témoignage qu’ils étaient de même religion chrétienne. D’autre part, d’autant que les païens se moquaient de la Croix de Jésus-Christ, et disaient que c’était folie et honte de croire et espérer en un qui avait été crucifié et mort, tout au contraire les chrétiens, sachant que toute notre gloire ne gît qu’en la Croix de Jésus-Christ, et qu’icelle est la grande puissance et sagesse de Dieu en salut à tous croyants, ont voulu montrer qu’ils n’avoient point honte d’icelle, et faisaient ouvertement ce signe pour dire qu’ils étaient des chevaliers croisés, c’est-à-dire des disciples de Jésus-Christ. À cela se doit rapporter ce que Chrysostome dit en l’Homélie 2 sur l’Épître aux Romains: Si tu entends quelqu’un disant, adores-tu un crucifié? n’en aies point de honte et n’en baisse point les yeux vers terre, et glorifie-t’en, et t’en réjouis en toi-même, avoue cette confession à yeux francs et à face élevée. Et saint Augustin au 8e Sermon des paroles de l’Apôtre, chap. 3: Les sages de ce monde, dit-il, nous assaillent touchant la Croix de Christ, et disent, quel entendement avez-vous d’adorer un Dieu crucifié? Nous leur répondons: nous n’avons pas votre entendement, nous n’avons point de honte de Jésus-Christ ni de sa Croix, nous la fichons sur le front auquel lieu est le siège de pudeur; nous la mettons là, voire là, à savoir en la partie où la honte apparaît, afin que ce y soit fiché dont on n’ait point de honte.» Le traiteur a écrit cela tout d’une haleine; puis ailleurs, répondant à onze passages des Anciens allégués aux placards, il dit ainsi: «Le quatorzième est pris du troisième traité sur saint Jean en ces mots: Si nous sommes chrétiens nous attouchons à Jésus-Christ, nous portons au front la marque d’icelui dont nous ne rougissons point si nous la portons aussi au cœur; la marque d’icelui est l’humilité d’icelui. À ce témoignage nous adjoindrons, à cause de brièveté, tous les autres suivants, qui sont jusqu’au nombre de dix, pour ce qu’ils se rapportent presque tous à ce qui est dit que les chrétiens se signaient au front. Nous reconnaissons donc qu’anciennement cette coutume de se signer au front a été introduite; par qui et comment, il ne conte pas.» Et plus bas: «Il a été déclaré ci-dessus qu’entendaient les Anciens par ce signe, à savoir le témoignage extérieur de la foi chrétienne.» Voilà, certes, bien assez de confession de mon adversaire pour me lever l’occasion de rien prouver touchant ce point; mais d’autant qu’il a écrit ces vérités à contrecœur, il les a étirées et amaigries tant qu’il a pu.

1. « Quelques Anciens», dit-il, « ont parlé du signe de la Croix.» Je lui demande qu’il me nomme ceux qui n’en ont pas parlé; car tous, ou bien peu s’en faut, en ont parlé: fallait-il donc dire «quelques-uns», comme s’il ne parlait que de deux ou de trois?

2. Il dit qu’ils n’en ont pas parlé en l’intention qu’on prétend aujourd’hui: mais s’il entend de l’intention des catholiques, je lui ferai voir le contraire clair comme le soleil; s’il entend de l’intention que les ministres huguenots imposent aux catholiques, comme serait ce que dit le traiteur d’attribuer au seul signe ce qui est propre au Crucifié, je confesse que les Anciens n’y ont pas pensé, c’est une imposture trop malicieuse.

3. Il dit que les Anciens faisaient ce signe pour ne se découvrir sinon à leurs frères chrétiens. Pour vrai, je ne le puis croire, car quelle commodité y avait-il à faire le signe de la Croix pour se tenir couvert aux ennemis? puisque au contraire, ainsi qu’il confesse un peu après, les païens se moquaient de la Croix et en faisaient leurs ordinaires reproches aux chrétiens, et que les chrétiens montraient n’avoir point honte d’icelle, faisant ouvertement ce signe. Accordez un peu ces deux raisons du traiteur: les chrétiens faisaient la Croix pour ne se découvrir sinon à leurs frères chrétiens; les chrétiens faisaient la Croix ouvertement pour montrer qu’ils n’avaient point honte d’icelle.Certes, Tertullien, Justin le Martyr, Minutius Felix témoignent assez que le signe de la Croix n’était pas une si secrète profession de foi que tous les païens ne le connussent bien.

4. Il dit qu’anciennement la coutume de se signer a été introduite. Notez qu’il parle du temps de saint Augustin, auquel Calvin dit être tout notoire et sans doute qu’il ne s’était fait nul changement de doctrine ni à Rome, ni aux autres villes; et le traiteur même confesse que ç’a été seulement du temps de saint Grégoire que les yeux des chrétiens ont commencé à ne voir plus guère clair au service de Dieu; dont je discours ainsi: nul changement ne s’était fait en la doctrine, du temps de saint Augustin; or, du temps de saint Augustin on faisait généralement le signe de la Croix; la doctrine donc de faire le signe de la Croix est pure et apostolique.

5. Il dit fort gentiment qu’on ne sait «par qui ni comment» cette coutume de se signer a été anciennement introduite: là où je lui réplique, avec saint Augustin, que « Ce que l’Église universelle tient, et n’a point été institué par les conciles mais a toujours été observé, est très bien cru n’avoir été baillé sinon par l’autorité apostolique» ; et avec saint Léon, qu’« Il ne faut pas douter que tout ce qui est reçu en l’Église pour coutume de dévotion, ne provienne de la tradition apostolique et de la doctrine du Saint-Esprit.» Voilà la règle avec laquelle les Anciens jugeaient des coutumes ecclésiastiques, selon laquelle le signe de la Croix, qui a toujours été observé en l’Église, et ne sait-on par qui ni comment il a été institué, doit être rapporté a l’institution apostolique.


CHAPITRE III

DU FRÉQUENT ET DIVERS USAGE DU SIGNE DE LA CROIX EN L’ANCIENNE ÉGLISE

 

On peut faire la Croix ou pour témoigner que l’on croit au Crucifix, et alors c’est faire profession de la foi; ou bien pour montrer que l’on espère et qu’on met sa confiance en ce même Sauveur, et alors c’est invoquer Dieu à son aide en vertu de la Passion de son Fils. Le traiteur veut faire croire que l’Antiquité n’employait le signe de la Croix sinon pour le premier effet; mais au contraire, elle ne l’employait presque jamais pour cette seule intention, mais son plus ordinaire usage était d’être employé à demander aide à Dieu. Saint Jérôme écrivant à son Eustochium: « À tout œuvre», dit-il, «à tout aller et revenir, que ta main fasse le signe de la Croix.» Saint Éphrem: « Soit que tu dormes, ou que tu voyages, ou que tu t’éveilles, ou que tu fasses quelque besogne, ou que tu manges, ou que tu boives, ou que tu navigues en mer, ou que tu passes les rivières, couvre-toi de cette cuirasse, pare et environne tous tes membres du signe salutaire, et les maux ne te joindront point.» Tertullien: «À tout acheminement et mouvement, à toute entrée et sortie, en nous vêtant, en nous chaussant, aux bains, à la table, quand on apporte la lumière, entrant en la chambre, nous asseyant, et partout où la conversation nous exerce, nous touchons notre front du signe de la. Croix.» «Fais ce signe», dit saint Cyrille, « mangeant, buvant, assis, debout, partant, promenant, en somme en toutes tes affaires.» Et ailleurs: «N’ayons donc point honte de confesser le Crucifix mais imprimons assu­rément le signe de la Croix avec les doigts sur notre front, et que la Croix se fasse en toute autre chose, mangeant, buvant, entrant, sortant, avant le sommeil, s’asseyant, se levant, allant et choumant. C’est ici une grande défense, laquelle à cause des pauvres est donnée gratis, et sans peine pour les faibles, cette grâce étant de Dieu, le signe des fidèles et la crainte des diables.» Saint Chrysostome: « La Croix reluit partout, dans les lieux qui sont et ne sont habités.» Saint Ambroise: « Nous devons faire toute notre œuvre au signe du Sauveur.» Or sus, ce tant libre et uni­versel usage de ce saint signe, peut-il être réduit à la seule profession de foi? En toute œuvre, se levant le matin, se couchant le soir, la nuit en l’obscurité, et dans les lieux non habités, à quel propos ferait-on cette profession de foi ou personne ne la voit? Mais il y a plus. ces Pères qui recommandent tant l’usage de ce signe n’apportent jamais pour raison la seule profession de foi, mais encore la défense et protection que nous en pouvons recevoir comme d’une cuirasse et corselet à l’épreuve, ainsi que saint Éphrem l’appelle.

Or, quoique les Anciens aient rendu si général le signe de la Croix pour toutes les rencontres et actions de notre vie, comme une brève et vive oraison extérieure par laquelle on invoque Dieu, si est-ce que je dirai seulement comme elle a été employée aux bénédictions, consécrations, Sacrements, aux exorcismes, tentations, et aux miracles.

 


CHAPITRE IV

TOUTES CÉRÉMONIES BONNES ET LÉGITIMES PEUVENT ÊTRE EMPLOYÉES À LA BÉNÉDICTION DES CHOSES

 

Jésus-Christ, priant pour le Lazare (Joan., xi, 41), pour sa clari­fication (ibid., xvii, 1) et pour la multiplication des pains (Matt., xiv, 19), leva les yeux au ciel (Psalm. xx, 1; cxxii, 1); et David pour dire qu’il a prié, il dit qu’il a levé les yeux au Ciel . Le Sauveur même pria son Père les genoux en terre (Luc., xxii, 41), comme ont fait les Saints très souvent (III Reg., viii, 54; II Par., vi, 13; I Esdr., ix, 5; Dan., vi, 10; Mich., vi, 6; Mat., xvii, 4; Marc., i, 40;  Luc., v, 8; Act., vii, 59; ix, 40); dont saint Paul (Ephes., iii, 14) voulant dire qu’il a prié Dieu, dit seulement qu’il a fléchi les genoux en terre, tant cette cérémonie appartient à l’oraison. Ç’a été une solennelle observation aux juifs (II Par., vi, 14) et chrétiens (I Timoth., ii, 8) de prier par l’élévation des mains, mais c’est une cérémonie tant naturelle que presque toutes nations l’ont employée, comme pour reconnaissance que le ciel est le domicile de la gloire de Dieu; témoin celui qui disait: Et duplices tendens ad sidera palmas, et ailleurs: Corripio e stratis corpus, tendoque supinas  Ad cœlum cum voce rnanus, et munera libo.

 

Dont le Psalmiste met pour une même chose prier et lever les mains: Ô Seigneur, j’ai crié vers Toi tout le jour, j’ai étendu mes mains vers Toi (Ps. lxxxvii, 10); L’élévation de mes mains soit sacrifiée le soir (Ps. cxl, 2); Levez parmi la nuit les mains vers les saintes choses (Ps. cxxxiii, 3). Ainsi Moïse disait à Pharaon (Exod., ix, 29): Étant sorti de la ville j’étendrai mes mains au Seigneur, et les tonnerres cesseront. Ainsi, on lève la main quand on jure, car jurer n’est autre sinon invoquer Dieu à témoin (Gen., xiv, 22); dont Esdras, voulant dire que Dieu avait juré, il dit qu’il a levé la main (II Esdr., ix, 15), tant cette coutume de lever la main est ordinaire aux serments; et saint Jean, décrivant le serment du grand Ange, dit (Apoc., x, 5) qu’il leva la main au ciel. On peut donc bien prier par des cérémonies. Pour vrai, l’essence de la prière est en l’âme, mais la voix, les actions et les autres signes extérieurs, par lesquels on explique l’intérieur, sont des nobles appartenances et très utiles propriétés de l’oraison; ce sont ses effets et opérations. L’âme ne se contente pas de prier si tout son homme ne prie; elle fait prier quant et elle les yeux, les mains, les genoux. Saint Antoine, étant entré dans la grotte de saint Paul premier ermite, « vit le corps de ce Saint, sans âme, les genoux pliés, la tête levée et les mains étendues en haut; et de prime face estimant qu’il fût encore vivant et qu’il priât, il se mit à faire le même; mais n’apercevant point les soupirs que le saint Père soulait faire en priant, il se jette à le baiser avec larmes, et connut que même ce corps mort du saint homme, par ce dévot maintien et religieuse posture, priait Dieu auquel toutes choses vivent et respirent.» L’âme prosternée devant Dieu tire aisément à son pli tout le corps; elle lève les yeux où elle lève le cœur, et les mains, là d’où elle attend son secours. Ne voit-on pas la diversité des affections en la contenance du Publicain et Pharisien (Luc., xviii, 11, 13)? Par où sont mises à néant les paroles produites par le traiteur contre les saintes cérémonies:

1. « Le “service”»,  dit-il, « dû à sa divine Majesté lui doit être rendu selon son bon plaisir et ordon­nance. Or la volonté de Dieu manifestée touchant ce point est que nous l’adorions et lui servions en esprit et vérité, S. Jean, 4. Et pourtant, non seulement nous rejetons les cérémonies judaïques anciennes, mais aussi toutes autres avancées outre et sans la Parole de Dieu en l’Église chrétienne.» 2. Voulant rendre raison de ce que l’Écriture ne témoigne point expressément des miracles faits par le bois de la Croix, au lieu de dire que c’est parce que ces miracles-là ont été faits longtemps après que le Nouveau Testament fut écrit, qui est la vraie et claire raison, il se met à dire en cette sorte: « Certes, il semble qu’il n’y ait eu autre raison sinon que Dieu n’a pas voulu arrêter les hommes à telles choses terriennes; comme aussi saint Paul nous enseigne par son exemple que nous ne devons point connaître Jésus-Christ selon la chair, 2. Corinthiens, 5; comme aussi il dit au 3. des Colossiens que nous servons à Dieu en esprit, nous glorifiant en Jésus-Christ et ne nous confiant point en la chair.» Voyons les nullités de ce discours.

1. J’ai montré, au commencement du premier Livre, que ces réformés observent plusieurs cérémonies et coutumes outre et sans l’Écriture; ce n’est donc pas faute de trouver nos cérémonies en l’Écriture qu’ils les blâment.

2. S’il faut servir Dieu selon son ordonnance, il faut sur tout obéir à l’Église et garder ses coutumes; qui fait autrement, le Sauveur le prononce (Matt., xviii, 17) être païen et publicain. Et saint Paul, enseignant que les hommes doivent prier à tête nue et les femmes à tête couverte, qui n’est qu’une pure cérémonie, il ne presse ceux qui voudraient chicaner au contraire, sinon de cette parole: Nous n’avons point telle coutume, ni l’Église de Dieu (ICor., xi, 16). Il ne parle pas là le jargon huguenot, mais le vrai et simple langage catholique; la coutume de l’Église de Dieu lui sert de raison. Aussi cette Épouse est trop assistée de son Époux pour broncher et déchoir en son chemin.

3. Si pour honorer et servir Dieu en esprit et vérité il faut rejeter les cérémonies qui ne sont commandées en termes exprès dans l’Écriture, donc saint Paul ne devait pas ordonner aux hommes de prier découverts et les femmes affublées, puisqu’il n’en avait aucun commandement, ni les Apôtres défendre le sang et suffoqué (Act., xv, 20). Et pourquoi est-ce, ô réformeurs, que vous priez mains jointes et agenouillés? Nous avons, dires-vous, l’exemple de Jésus-Christ et des Apôtres. Mais si leur exemple a quelque pouvoir sur vous, que ne lavez-vous les pieds avant la cène, comme Notre Seigneur en a non seulement montré l’exemple mais invité à celui-ci (Joan., xiii, 5, 14)? que n’oignez-vous vos malades d’huile, comme faisaient les Apôtres (Marc., vi, 13)? que ne laissez-vous toutes vos possessions et commodités à leur exemple? que ne faites-vous la cène à la cène, c’est-à-dire au souper, et non au matin et déjeuner?

4. Mais qui ouït jamais telle conséquence? il faut prier en esprit et vérité, donc il ne faut pas prier avec cérémonie. Les cérémonies sont-elles contraires à l’esprit et vérité, pour bannir l’un par l’établissement de l’autre? Qui chargea Abraham, Aaron, Moïse, David, saint Paul, saint Pierre et mille autres, de prier les mains levées et les genoux en terre? et cela les empêchait-il de prier en esprit et vérité, ou d’être vrais adorateurs? C’est une ignorance effrontée de tirer les Écritures à des sens tant ineptes; c’est une impiété formée, non pas une piété réformée. Tant s’en faut que prier en esprit et vérité soit prier sans cérémonies, qu’à peine se peut-il faire que celui qui prie en esprit et vérité ne fasse des actions et gestes extérieurs assortissant aux affections intérieures, tant les mouvements intérieurs de l’âme ont de prise sur les mouvements du corps. Et «je ne sais comment», dit saint Augustin, «ces mouvements du corps ne se pouvant faire sinon que l’émotion de l’esprit précède, et derechef ces mouvements étant faits au-dehors perceptiblement, l’émotion invisible et intérieure en croît, si que l’affection du cœur qui a précédé à produire ces mouvements extérieurs croît et s’augmente par ce qu’ils sont faits et produits». Une âme bien émue est émue par tout, en la langue, aux yeux, aux mains. Prier en esprit et vérité, c’est prier de bon cœur et affectionnement, sans feinte ni hypocrisie, et au reste y employer tout l’homme, l’âme et le corps, afin que ce que Dieu a conjoint ne soit séparé. Je laisse à part la naïve intelligence de ces paroles de Notre Seigneur, qui oppose l’adoration en esprit à l’adoration propre aux juifs, qui était presque toute en figures, ombres et cérémonies extérieures, et l’adoration en vérité à l’adoration fausse, vaine, hérétique et schismatique des Samaritains; ce que je fais ici n’a pas besoin de plus long discours.

5. Si parce que saint Paul nous enseigne de ne connaître pas Jésus-Christ selon la chair il ne se faut amuser à la Croix, ni à semblables choses terriennes, pourquoi fait-on conte de la mort et Passion de Jésus-Christ, qui n’appartiennent qu’a sa chair et pour le temps de sa mortalité? Que voulez-vous dire, ô traiteur? Qu’il ne faut connaître Jésus-Christ selon la chair? Si vous entendez selon votre chair ou celle des autres hommes, je le confesse absolument; mais vous serez inepte de rejeter, par là, la Croix, car la Croix n’est ni selon votre chair ni selon la mienne, elle lui est contraire et ennemie. Si vous entendez selon la chair de Jésus-Christ même, comme c’est le sens plus sortable, il ne faudra pas dire qu’absolument il ne faille connaître et reconnaître Jésus-Christ selon la chair; car n’est-il pas né de la Vierge selon la chair? n’est-il pas mort, ressuscité et monté au ciel, selon la chair? n’a-il pas sa vraie chair a la dextre du Père? n’est-ce pas sa chair réelle selon la vérité, ou au moins le signe de sa chair selon la vanité de vos fantaisies, qu’il nous a donnée en viande? faudrait-il donc oublier tout cela, avec le Verbum caro factum est (Joan., i, 14)? Quand donc saint Paul dit qu’il ne connaît Jésus-Christ selon la chair, c’est selon la chair de laquelle il parle ailleurs (Heb., v, 7), disant que Jésus-Christ dans le jour de sa chair a offert des prières et supplications à son Père; où le mot de chair se prend pour mortalité, infirmité et passibilité, comme s’il eût dit que Jésus-Christ, pendant les jours de sa chair mortelle, infirme et passible, a offert prières et supplications a son Père. Ainsi, disant qu’il ne connaît plus Jésus-Christ selon la chair, il ne veut dire autre sinon qu’il ne tient plus ni ne connaît Jésus-Christ pour passible et mortel, qualités naturelles de la chair, et en un mot qu’il ne le connaît plus selon la chair accompagnée des infirmités de sa condition naturelle.

6. Autant hors de raison allègue-t-il saint Paul au III des Colossiens; car, outre ce que les paroles qu’il dit y être n’y sont point, quand elles y seraient elles ne nous seraient point contraires, puisque nous confes­sons qu’il faut servir Dieu en esprit, se glorifier en Jésus-Christ, et ne se point confier en notre chair; mais tout cela ne met point le corps ni ses actions extérieures hors de la contribution qu’il doit au service de son Dieu. Or peut-être voulait-il alléguer ce qui est dit en ce chap. iii aux Colossiens (1-2), et qui joindrait bien mieux à son propos: Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses qui sont en haut, là où Jésus Christ est séant à la dextre du Père; savourez les choses qui sont là sus, non celles qui sont sur la terre. Car, s’ensuivrait-il point de ces paroles qu’il ne faut tenir aucun compte de la Croix, de la Crèche, du Sépulcre, et autres reliques de Notre Seigneur qui sont ici bas en terre? À la vérité cela serait bien employé contre ceux qui arrêteraient leurs intentions et termineraient leurs désirs aux choses qui sont ici-bas; Cherchez, leur dirait-on, ce qui est en haut: Sursum corda; mais nous ne tenons point arrêtées nos affections ni à la Croix ni aux autres reliques, nous les portons au royaume des cieux, employant à la recherche d’icelui toutes les choses qui nous peuvent aider a relever nos cœurs vers Celui auquel elles se rapportent: il faut monter au ciel, c’est la notre visée et dernier séjour, les choses saintes d’ici-bas nous servent d’échelons pour y atteindre. Les mariniers, qui voguent à l’aspect et conduite des étoiles, ne vont pas au ciel pour cela mais en terre, aussi ne visent-ils pas au ciel sinon pour chercher la terre; au contraire, les chrétiens, ne respirant qu’au ciel où est leur trésor et le port assuré de leurs espérances, regardent bien souvent aux choses d’ici-bas, mais ce n’est pas pour aller à la terre, mais pour aller au ciel. Cherchez Jésus-Christ et ce qui est en haut, ce me dites-vous. Je le cherche, pour vrai, et tant s’en faut que la Croix, le Sépulcre et autres saintes créatures m’en détournent, comme vous pensez, qu’elles m’échauffent et empressent d’avantage à cette quête. Les fumées et traces ne retirent pas le bon chien de la quête, mais l’y échauffent et animent; ainsi éventant en la Croix, en la Crèche, au Sépulcre, les passées et allures de mon Sauveur, tant plus suis-je ému et affectionné à cette bénite recherche, il me tire par là après soi comme par l’odeur de ses onguents. Me voilà donc défait de cet homme tant importun, pour le général des cérémonies; il faut que je suive mon propos.

 

CHAPITRE V

 

LA CROIX DOIT ET PEUT ÊTRE EMPLOYÉE À LA BÉNÉDICTION DES CHOSES, À L’EXEMPLE DE L’ÉGLISE ANCIENNE

 

Puisqu’on peut prier par les saintes et légitimes cérémonies, pourquoi ne priera-on pas par le signe de la Croix, sainte et chrétienne cérémonie? Mais parlons pour ce coup de la bénédiction des créatures qui a accoutumé d’être faite en l’Église, laquelle n’est autre qu’une prière et bon souhait par lequel on demande a Dieu quelque grâce et bienfait pour la créature sur laquelle on a quelque avantage ou supériorité, car c’est sans contradiction que ce qui est moindre est béni par le meilleur (Heb., vii, 7). Or montrons l’usage que le signe de la Croix a en cet endroit.

En l’ancienne Loi, où tout se faisait en ombre et figure, la bénédiction ordinaire que les prêtres faisaient avait entre autres ces deux parties extérieures: l’une était que le prêtre y employait ces paroles déterminées: Le Seigneur te bénisse et garde; le Seigneur te montre sa face et ait miséricorde de toi; le Seigneur retourne son visage vers toi, et te baille la Paix (Num., vi, 24-26). L’autre était que le prêtre élevait la main, comme témoignent les rabbins, au rapport du bon et docte Genebrard, et qu’il est aisé à recueillir de la pratique qu’on voit en l’Écriture: Aaron, dit-elle (Levit., ix, 22), élevant sa main vers le peuple, le bénit; coutume laquelle prit son origine de la loi de nature, ainsi qu’il appert en la bénédiction que Jacob donna à ses petits-enfants (Gen. xlviii, 14, 15), et a duré encore au temps de Notre Seigneur, dont saint Matthieu dit (xix, 13) que les juifs lui amenaient les petits enfants à ce qu’il leur imposât les mains, c’est-à-dire à ce qu’il les bénît. Et de fait, saint Marc témoigne en termes exprès (x, 16) que Jésus-Christ, ayant pris ces petits en ses bras, mettant ses mains sur eux il les bénit.

Or on observe encore en toutes les bénédictions ecclésiastiques ces deux choses, mais avec une plus claire manifestation des mystères qui y sont contenus. 1. On invoque le nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit; c’est ce que l’on faisait anciennement à couvert, car où visait, je vous prie, cette répétition ternaire: Le Seigneur te bénit, le Seigneur te montre sa face, le Seigneur retourne son visage vers toi, sinon au mystère de la très sainte Trinité? aussi bien que la bénédiction de David (Ps. lxvi, 7, 8): Dieu nous bénisse, notre Dieu, Dieu nous bénit? 2. Au lieu qu’anciennement on levait ou imposait simplement les mains, maintenant on exprime le signe de la Croix pour protester que toute bénédiction a son mérite et valeur de la Passion de Jésus-Christ, laquelle est encore appelée exaltation. Que dira le huguenot? Si on lève la main pour bénir, c’est à l’imitation du Sauveur qui, montant au ciel, bénit les Disciples élevant les mains (Luc., xxiv, 50); si on fait le signe de la Croix, c’est pour montrer d’où nos bénédictions ont leur vigueur et force. Jacob toucha déjà cette forme (ubi supra) quand il croisa ses mains, bénissant les enfants de Joseph, pour préférer le moindre à l’aîné, présageant que Notre Seigneur, ayant les bras en croix, bénirait le monde en sorte que les Gentils demeureraient en effet préférés aux Juifs. Mais puis­ que le Sauveur, dira peut-être le huguenot, bénissant ses Apôtres, n’usa point du signe de la Croix, pourquoi est-ce que vous l’employez? Pour vrai, je ne sais si le Sauveur fit ce signe, car l’Écriture qui ne l’assure pas ne le nie pas aussi; si sais-je bien que le Crucifix même, bénissant, n’a pas eu besoin d’user du signe de la Croix, car qu’a-il besoin de s’invoquer soi-même, ou protester que la bénédiction vient de lui? Au demeu­rant, le signe de la Croix était assez dans les mains de Notre Seigneur sans qu’il fît aucun mouvement. Qu’étaient ces trous et pertuis qu’il avait en ses mains, même après sa Résurrection, sinon des marques et signes exprès de sa Croix? qu’était-il donc métier qu’il en fît aucuns autres? Mais les chrétiens, élevant les mains pour bénir, ont toute raison de former le signe de la Croix, pour montrer qu’ils ne prétendent aucune bénédiction qu’au moyen de l’exaltation de Notre Seigneur faite sur la Croix.

Or combien cette coutume ait été pratiquée en l’ancienne Église, en voici des preuves certaines: «Toutes choses qui profitent à notre salut sont consommées par la Croix», dit saint Chrysostome; saint Denis, parlant de ceux qu’on consacrait: « Or», dit-il, «l’évêque bénissant imprime en chacun d’iceux le signe de la Croix»; saint Cyprien atteste que «sans ce signe il n’y a rien de saint»;  ainsi, saint Hilarion bénit avec la main ceux qui lui amenèrent un gentilhomme français de la cour de l’Empereur pour être délivré du malin esprit; et Ruffin nomme une douzaine d’ermites «par les mains», dit-il, «desquels il eut cet honneur d’être béni»; saint Augustin, ayant visité un malade chez lequel il trouva l’évêque du lieu, «ayant», dit-il, «reçu la bénédiction de l’évêque, nous nous retirâmes»; ce fut sans doute par le signe de la Croix, «sans lequel il n’y a rien de saint». Le prêteur d’Orient, arrivé en la cité d’Apamée, voulut renverser un temple de Jupiter selon le pouvoir qu’il en avait de Constantin, mais il le trouva tellement cimenté et entre-serré et lié avec du fer et du plomb, qu’il ne pensait qu’aucune force humaine le pût dissoudre. Un certain simple homme prit charge de le faire, et creusant sous les principales colonnes l’une après l’autre mettait du bois dessous pour les appuyer, puis y voulut mettre le feu afin que les colonnes tombassent, mais le diable, en forme horrible et noire, venait empêcher la force et prise du feu; ce qui fut soudain rapporté à Marcel évêque du lieu, lequel courant en l’église, fit apporter de l’eau, laquelle ayant mise à l’autel, prosterné en terre il priait notre doux Seigneur qu’il ne laissât pas faire plus grand progrès à l’impiété, et faisant le signe de la Croix sur l’eau, il commande à Equitius, son diacre, qu’il coure et aille arroser le feu, de cette eau bénite, ce qu’il fit; et soudain le diable, qui ne pouvait souffrir la force de cette eau, s’enfuit, et le feu allumé par l’eau son contraire comme si c’eût été huile, s’attache au bois et en peu de temps le consomme, si que les colonnes n’ayant plus leur appui churent et tirèrent à ruine après elles toutes les autres avec ce qu’elles portaient. Le fracas de cette chute fut ouï par toute la ville, laquelle s’assemblant à ce spectacle et voyant la fuite du malin, se mit à louer Dieu tout-puissant.» Avez-vous vu, traiteur, faire l’eau bénite par le signe de la Croix? Théodoret en est mon auteur. Un bon per­sonnage, nommé Joseph, voulant bâtir une église en la ville de Tiberias, à quoi il avait besoin d’une grande quantité de chaux, fit faire environ sept fourneaux; les Juifs empêchent par sorcelleries que le feu ne se puisse allumer ni ne brûle, ce qu’apercevant Joseph, il prend un vase plein d’eau, et devant tous (car une grande troupe de Juifs étaient là à voir ce que ferait ce bon homme), criant fort haut, il fait de sa propre main la Croix sur icelle, et invoquant le nom de Jésus, il dit: « Au nom de Jésus de Nazareth, que mes pères ont crucifié, que vertu soit faite en cette eau pour rejeter tout charme et enchantement fait par ces gens.» Ainsi prend-il de l’eau en sa main en arrosant tous les fourneaux, et tout aussitôt les charmes furent anéantis et le feu sortit devant tous, dont le peuple présent s’en retourna jetant ce grand cri: « Il n’y a qu’un Dieu, qui aide aux chrétiens.» Ce récit est de saint Épiphane, qui met le signe de la Croix en usage pour les bénédictions. La mère de saint Grégoire de Nazianze, étant malade, ne pouvait aucunement manger, si qu’elle courait grande fortune de mourir faute de nourriture; or voici comme le même saint Grégoire récite qu’elle fut secourue et nourrie: «Il lui sembla», dit-il, « que je venais à elle de nuit avec un panier, et que je la paissais de pains très blancs, bénis et signés selon ma façon ordinaire, et qu’ainsi elle était guérie et avait repris ses forces; et cette vision de nuit fut suivie de la vérité, car dès alors elle revint à soi et conçut une meilleure espérance, comme on reconnut évidemment.» La coutume de faire le signe de la Croix sur la viande était ordinaire à ce grand et ancien théologien.

Julien l’Apostat fit peindre auprès de sa statue (laquelle était en la place publique selon la coutume) l’image de Jupiter, comme venant du ciel, lui apportant la couronne et pourpre qui sont les habits impériaux; item, Mars et Mercure vis-à-vis de lui, le regardant comme pour témoigner qu’il était homme et vaillant et bien disant; afin que par là, sous prétexte de l’honneur qu’on avait décrété aux empereurs, il forçât tacitement les sujets à honorer les idoles peintes avec l’image d’icelui. Car voici son projet: s’il leur pouvait persuader d’honorer ces idoles, sa cause s’en allait gagnée; s’ils s’y rendaient difficiles, il pouvait prendre occasion de se venger d’eux comme de perturbateurs des coutumes romaines, qui auraient par ce refus offensé et la République et l’empereur. Or, peu s’aperçurent de cette tromperie, qui ne voulant plus adorer (c’est-à-dire honorer), comme ils avaient coutume auparavant, l’image de l’empereur ainsi mise parmi ces idoles, comme elle était, en furent enfin martyrisés; mais le menu peuple, allant à la bonne foi sans y entendre autre mal, pensant seulement rendre l’honneur ordinaire à l’empereur, faisait la révérence à ces idoles. Cependant l’empereur, tâchant toujours plus à l’avancement de ce dessein, le temps étant venu de faire inspection aux soldats et les payer, il fit apporter près de soi et de ces idoles du feu et de l’encens, et faisait commander aux soldats qui recevaient leur paie de jeter de l’encens sur le feu, comme si c’eût été une ordinaire cérémonie militaire entre les Romains. Quelques-uns, découvrant la ruse, refusèrent tout à fait de commettre cette impiété; les autres, plus simples, firent ce qu’on leur commandait, sans autre malice; les autres, ou par avarice ou par crainte, se laissèrent aller à ce péché. Or, aucuns de ceux qui avaient fait cet acte par ignorance et inconsidération se trouvant le soir à table, buvant les uns aux autres selon la coutume, invoquaient Jésus-Christ sur leur breuvage et faisaient le signe de la Croix; un de ceux qui étaient assis leur dit, comme ils osaient invoquer Jésus-Christ et faire son signe, vu qu’ils l’avaient renié peu auparavant. Eux, ayant découvert la tromperie qu’on leur avait faite, sortant aux places et rues criaient partout lamentablement qu’on les avait trahis, qu’ils n’avaient commis le paganisme qu’avec les mains et que leur cœur en avait toujours été très éloigné, et venant à l’empereur jettent à ses pieds l’argent qu’il leur avait donné, lui demandant la mort en punition du crime qu’ils avaient commis, quoique ignorant. Sur quoi l’empereur, bien qu’extrêmement dépité, ne les voulut faire mourir de peur qu’ils ne fussent tenus pour martyrs, mais les fit simplement casser. Sozomène, qui raconte cette histoire, ne dit pas qu’ils fissent le signe de la Croix (afin que mon adversaire ne se trompe à penser que je me sois trompé, comme lui a fait si souvent), mais c’est saint Grégoire de Nazianze.

Ni ne faut pas trouver étrange que ces bons soldats fissent le signe de la Croix pour boire, car c’était anciennement la coutume de bénir non seulement la table et le repas, mais encore chaque viande à part, et le boire encore. Témoin saint Grégoire de en la gracieuse histoire qu’il écrit d’un prêtre hérétique qui voulant prévenir, non seulement à bénir mais encore à manger, un bon prêtre catholique romain (car le mot y est) qui était en même table, et l’ayant en effet prévenu au premier, second et troisième plat qu’on apporta sur table, au quatrième enfin, l’ayant signé (l’humeur de son hérésie ne portait pas de rejeter le signe de la Croix comme fait celle des réformeurs), mettant le premier morceau en bouche il le trouva si chaud qu’il en creva, faisant un grand bruit, qui bailla occasion au nôtre de dire, Periit memoria hujus cum sonitu (Ps. ix, 7), et à celui qui les avait chez soi, tous deux, de se faire catholique sur-le-champ. Ainsi, saint Chrysostome atteste qu’on faisait la Croix in Symposiis et Thalamis, c’est-à-dire, aux festins et lits nuptiaux; Tertullien, «aux bains, aux tables, aux chandelles» ; Éphrem, «soit qu’on bût, soit qu’on mangeât»; Cyrille, «mangeant les pains, buvant les coupes». Et de plus, mal est pris bien souvent à ceux qui ont méprisé de faire ce saint signe avant que de manger et boire: témoin la religieuse qui mangea une laitue, et le religieux qui but sans faire le signe de la Croix, qui furent aussitôt saisis du malin. Le traiteur fait deux reproches à ces témoignages: l’un, « Qui ne voit», dit-il, «que c’est fable?» L’autre: «Saint Paul dit que la viande nous est sanctifiée par la Parole de Dieu, et par la prière, et ne parle point du signe de Croix, ne d’autre.» Il a tort, car ces récits n’ont rien d’impossible, rien d’inepte, et partent d’une bouche honorable; c’est de saint Grégoire le Grand qui vaut mieux que tous ces réformés, en doctrine et autorité: sera-il donc permis au premier venu de démentir ainsi les Anciens? Au demeurant, le dire de saint Paul (I Tim., iv, 5), que les viandes sont sanctifiées par la prière, confirme ce que nous avons dit; car, parce que le signe de la Croix est une prière brève, aisée, vigoureuse et ordinaire dans les bénédictions des viandes, dire qu’à faute de faire la Croix le diable saisit un religieux et une religieuse, c’est-à-dire que ce fut à faute de faire cette prière-là, qui était la plus aisée et familière, et à plus forte raison autre quelconque; bien qu’encore soit-il vrai que le signe de la Croix a une particulière force contre les diables, outre celle qui est commune à toute prière, comme nous verrons ci-après.


CHAPITRE VI

 

LA CROIX EST EMPLOYÉE DANSLES CONSÉCRATIONS ET BÉNÉDICTIONS SACRAMENTELLES

 

Le côté du Sauveur, percé par la lance sur la Croix, fut la vive source de toutes les grâces dont les âmes sont arrosées par les saints Sacrements; nos Anciens l’ont ainsi remarqué. Ou est-ce donc que le signe de la Croix est plus sortable qu’aux sacrements, quand ce ne serait que pour protester que la Passion est la fontaine des eaux salutaires qu’ils nous communiquent? Les consécrations sont les plus excellentes invocations qui se fassent en l’Église: le saint signe, étant un si propre moyen de prier, ne peut être mieux employé qu’à cet effet; aussi a ce été une forme ordinaire à l’ancienne Église de consacrer avec le signe de la Croix. Oyons les témoins.

Saint Chrysostome: « Ainsi la Croix reluit en la Table sacrée, dans les ordinations des prêtres, ainsi derechef avec le Corps de Jésus-Christ dans les Cènes mystiques»; et ailleurs, parlant de la Croix: «Tout ce qui profite à notre salut est consommé par icelle; car étant régénérés, la Croix y est, quand nous sommes nourris de la très sacrée viande, alors que nous sommes établis pour être consacrés en l’Ordre, partout et toujours cette enseigne de victoire nous assiste.» Saint Augustin: «Si ce signe n’est appliqué ou au front des croyants, ou à l’eau même par laquelle ils sont régénérés, ou à l’huile avec lequel ils sont oints de chrême, ou au sacrifice duquel ils sont nourris, rien de tout cela n’est dûment parfait.» Mais j’ai déjà produit ces témoignages ailleurs, avec plusieurs autres qui peuvent être rapportés ici; en voici d’autres. Saint Cyprien: « Nous nous glorifions en la Croix du Seigneur, de laquelle la vertu parfait tous les sacrements, sans lequel signe il n’y a rien de saint, ni aucune consécration est réduite à son effet»; et ailleurs: «Enfin, quiconque soient les administrateurs des sacrements, quelles que soient les mains avec lesquelles on baigne ou oigne ceux qui viennent au baptême, quelle poitrine que ce soit de laquelle les mots sacrés sortent, l’autorité ou vigueur de l’opération donne l’effet à tous les Sacrements en la figure de la Croix.» Saint Denis Aréopagite témoigne que le chrême était versé dans le baptistère en forme de croix, comme nous faisons encore maintenant; et traitant de la sainte Onction: « L’évêque», dit-il, «commençant l’onction par le signe de la sainte Croix, laisse l’homme aux prêtres pour être oint par iceux par tout le corps»; parlant des saints Ordres: « Or», dit-il, «à chacun d’iceux, le signe de la Croix est imprimé par l’évêque bénissant». Saint Clément dit que les premiers prélats du christianisme, venant à l’autel, se signaient de la Croix: « Donc l’évêque priant à part soi avec les prêtres, mettant une robe splendide ou reluisante, et demeurant debout vers l’autel, se signant au front du trophée de la Croix, qu’il dit: La grâce de Dieu tout-puissant, et la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ, et la communication du Saint Esprit soit avec tous vous (II Cor., xiii, 13). Saint Augustin touche la coutume de signer les enfants au baptême, quand il dit que dès le ventre de sa mère il était déjà signé du signe de la Croix et assaisonné de son sel; voulant dire que sa mère le destinait au baptême, auquel on signait et donnait-on le sel, comme on fait de ce temps. Le traiteur le reconnaît presque ainsi, mais il ne peut jamais dire vérité nettement. Dans les Liturgies de saint Jaques et de saint Chrysostome il est fort souvent commandé au prêtre de faire le signe de la Croix; en celle de saint Basile, non seulement le prêtre fait le signe de la Croix sur les offrandes, mais en fait encore trois sur le peuple, en forme de nos bénédictions épiscopales. C’est assez.


CHAPITRE VII

 

RAISONS POUR LESQUELLES ON FAIT LE SIGNE DE LA CROIX, SUR LE FRONT DE CEUX QU’ON BAPTISE, ET EN AUTRES OCCASIONS

 

On faisait anciennement le signe de la Croix sur tous les membres généralement: «Peignons cette enseigne vivifiante en nos portes», dit saint Éphrem, «en nos fronts, en la bouche, en la poitrine et en tous nos membres»; néanmoins pour l’ordinaire on se signait sur le front, comme on peut assez recueillir de ce que j’ai dit jusqu’ici, mais en voici quelques raisons:

I. « Tant s’en faut que j’aie honte de la Croix de Jésus-Christ, que je ne l’ai pas en un lieu secret, mais je la porte au front. Nous recevons plusieurs Sacrements en diverses manières, nous en prenons quelques-uns en la bouche, comme vous savez, et quelques-uns en tout le corps. Or, parce qu’on a la honte au front, Celui qui a dit (Matt., x, 33 Luc., ix, 26): De celui qui a honte de moi devant les hommes, j’aurai honte de lui devant mon Père qui est es cieux, il a mis sur le lieu de, la honte et pudeur la même ignominie que les païens méprisent. Vous oyez un homme, tançant quelque impudent, dire, il est effronté; qu’est cela à dire? Il n’a point de front, c’est-à-dire, il est éhonté. Or ça donc, que je n’aie pas le front nu, que la Croix de mon Seigneur le couvre.» Voilà à la vérité une belle raison produite par les propres mots de saint Augustin. Le traiteur la reçoit, citant à ce propos un autre lieu du même Docteur.

II. Voici la seconde raison: «Les poteaux des maisons d’Israël étaient oints et enduits de sang pour chasser le malencontre; les peuples chrétiens sont signés du signe de la Passion du Sauveur pour un préservatif de salut.» Ce sont encore paroles de saint Augustin, par lesquelles il montre que, comme les enfants d’Israël marquaient du sang de l’agneau Pascal les poteaux et linteaux de leur domicile pour être garantis de l’extermination, ainsi les chrétiens sont signés au front, comme au linteau de tout l’homme, du signe du sang et de la Passion de l’Agneau qui lève les Péchés du monde (Jean, i, 29), pour être en assurance contre tous les ennemis de leur salut. Lactance dit le même en très belle façon. Saint Éphrem le touche au livre De la vraie pénitence, et saint Cyprien le dit tout exprès en son Livre second à Quirinus. Le traiteur reconnaît cette raison comme partie de saint Augustin et de Lactance, et tout aussitôt y joint cette censure: « Quoi que ce soit, ç’a été une façon introduite par imitation et exemple judaïque, et non par commandement: or, jamais on ne se doit fonder sur le seul exemple des hommes, mais sur les règles générales tirées du commandement de Dieu. Les Israélites avaient commandement de Dieu de faire ce qu’ils ont fait sur leurs linteaux, mais les chrétiens n’ont point été commandés de se signer sur le front; aussi en est procédé une erreur très pernicieuse, née premièrement de simplicité, accrue depuis par ignorance, et à présent débattue par opiniâtreté, d’attribuer au bois de la Croix ce qui est propre au seul Crucifié.» Voilà le dire du petit traiteur, sur lequel j’ai à redire plusieurs choses.

i. Que ce traiteur voulant censurer les Anciens de ce qu’ils approuvent une cérémonie non écrite, il ne met en avant aucune autorité écrite pour prouver sa censure: n’ayant point de commandement écrit de faire le signe de la Croix, il ne le veut pas faire; n’ayant aucune prohibition écrite de le faire, je ne cesserai aucunement de le faire.

ii. Que c’est une expresse ignorance ou bêtise de dire que jamais on ne se doit fonder sur l’exemple des hommes, mais sur les règles générales tirées du commandement de Dieu. Où est-il commandé de prier le genou en terre? Pour vrai, Calvin ne l’a jamais su trouver en autre lieu que là où l’Apôtre dit (I Cor., xiv, 40): Tout se fasse honnêtement et par ordre. Mais, je vous prie, voyez cette conséquence: tout se fasse honnêtement et par ordre, donc il faut s’agenouiller en priant. Et quoi? ne serait-ce pas honnêtement et par ordre d’être assis, debout, ou du tout prosterné en terre? Pourquoi n’est-ce pas honnête­ment fait de se signer au front? Quel commande­ment avaient Isaac et Jacob de bénir leurs enfants (Gen., xxvii, 27, 39; xlix, 28)? saint Jean de porter des habits si grossiers, habiter dans les déserts et non en la maison de son père, ne boire ni vin ni cervoise, ne manger que locustes et miel sauvage, et porter cette ceinture de peau (Matt., iii, 4)? quant à sa ceinture il imitait son Élie (IV Reg., i, 8), mais sans commande­ment; et cependant ce sont choses que les Évangélistes ont estimées remarquables, aussi les ont-ils remarquées. Quand Élisée frappait sur les eaux avec le manteau de son maître (IV Reg., ii, 14­), quel commandement en avait-il? n’était-ce pas pour imiter ce que son maître avait fait peu auparavant (ibid., 8)? Lever et imposer les mains pour bénir, comme nous avons déjà remarqué ci-dessus, où fut-il commandé? et néanmoins la pratique en est témoignée par toute l’Écriture.

iii. Que c’est une fausseté de dire que les chrétiens n’ont point été commandés de se signer sur le front; car, 1. puisque le signe de la Croix est une profession de foi et invocation du Crucifix, il est assez commandé de se signer au front partout où il est commandé de faire profession de foi et invoquer Jésus-Christ. Oui, dira le traiteur, mais on peut prier Dieu en autre sorte. Je le confesse, mais je dis qu’on peut aussi prier en celle-ci, aussi bien que levant les mains et les yeux; et puisque aux généraux commandements de prier Dieu, confesser la foi et faire profession de sa religion, le signe de la Croix n’est point forclos, pourquoi est-ce qu’on l’en forclorra? Calvin, confessant qu’on ne saurait montrer par aucun texte exprès que jamais enfant fut baptisé par les Apôtres, dit néanmoins tout hardiment que «toutefois ce n’est pas à dire qu’ils ne les aient baptisés, vu que jamais n’en sont exclus quand il est fait mention que quelque famille a été baptisée». On ne peut pas, dirai-je à même, montrer expressément que l’oraison qui se fait par le signe de la Croix soit expressément commandée, toutefois ce n’est pas à dire qu’elle ne le soit, vu que jamais elle n’est exclue quand il est commandé de prier. 2. Item, si la figure est commandée, la chose figurée est bien assez recommandée, puisque la figure n’a été pratiquée que pour recommander la chose figurée et nous assurer de l’événement d’icelle. Or, s’il faut plus croire à saint Cyprien, saint Augustin, saint Éphrem et autres très anciens Pères, qu’a ce petit traiteur, l’arrosement des poteaux et linteaux a été figure du signe que l’on fait sur le front des chrétiens. Si donc la figure en fut commandée aux juifs, les chrétiens ont assez de fondement pour tenir la chose figurée pour toute commandée. La circoncision, figure du Baptême, fut commandée pour les petits enfants en l’ancienne Loi (Levit., xii, 3); Calvin ne fait point de difficulté de fonder, sur ce commandement fait en la figure, une certaine preuve de l’article du baptême des petits enfants contre l’Anabaptiste: pourquoi ne sera-t-il loisible à saint Augustin, et aux autres Pères, de tirer en conséquence la marque du sang de l’agneau imprimée sur l’entrée des maisons, pour montrer le devoir que nous avons de marquer nos fronts, comme le linteau de cette habitation terrestre, du signe de la sainte Passion? Voilà bien assez de commandement. 3. Mais, parce qu’il n’est pas du tout exprès en l’Écriture, les Apôtres le laissèrent expressément en l’autre partie de la doctrine chrétienne et évangélique, appelée Tradition: «Quelle que soit la conversation et action qui nous exerce, nous touchons notre front du signe de la Croix. Que si tu demandes le commandement écrit de ces observations, tu n’en trouveras point; on te met au-devant la Tradition pour auteur, la coutume confirmatrice, et la foi observatrice.» Ce sont les paroles de l’ancien Tertullien; et saint Basile disait peu après: «Nous avons quelques articles qui sont prêchés en l’Église de la doctrine baillée en écrit, nous en recevons aussi quelques autres de la tradition des Apôtres laissée en mystère», c’est-à-dire en secret, «lesquels tous deux ont pareille force pour la piété, et personne n’y contredit pour peu qu’il sache quels sont les droits ecclésiastiques. Car si nous tâchons de rejeter les coutumes non écrites comme n’étant guère importantes, nous condamnerons aussi imprudemment les choses nécessaires à salut qui sont en l’Évangile; mais plutôt nous ravalerons la prédication même de la foi, à une parole nue et vaine. De ce genre est (afin que je cotte de premier ce qui est le premier et très vulgaire) que nous signons du signe de la Croix ceux qui ont mis leur espérance en Jésus-Christ: qui l’a enseigné par écrit? » Avez-vous ouï, petit traiteur, ce grand et ancien maître, comme il tient l’observation de se signer au front pour toute commandée, quoiqu’elle ne soit expressément écrite? Que lui sauriez-vous opposer, sinon qu’il est homme, à votre accoutumée? Et certes il est homme, mais très chrétien et très entendu en la loi évangélique, régentant en l’Église au temps de sa plus grande pureté. C’était alors, comme l’appelle saint Grégoire de Nysse, «une voix et trompette magnifique, et l’œil de l’univers;» c’était un seul évêque, mais accordant et de très bonne intelligence, en la doctrine et discipline ecclésiastique, avec tous ses collègues.

iv. Enfin je voudrais bien que le traiteur cottât le temps auquel est née l’erreur d’attribuer au bois ce qui est propre au Crucifié. S’il entend parler de l’honneur de la Croix, qu’il reprend en l’Église catholique, il ne saurait montrer quand il est né, car il a toujours été; et est inepte disant qu’il est né de simplicité, car saint Ambroise, saint Paulin, saint Augustin et mille autres tels Pères qui ont enseigné cet honneur, comme j’ai assez prouvé es deux premiers Livres, étaient à la vérité simples comme colombes, mais ils étaient aussi, à l’égal, prudents comme serpents; si que leur sainte simplicité ne pouvait enfanter aucune erreur. Voilà l’injure que ces novateurs font à l’ancienneté, bien mal adoucie de l’attribuer à simplicité; car cette simplicité errante et mère d’erreur s’appelle folie en ceux qui ont charge des peuples. Et cependant le traiteur calomnie, disant qu’on attribue au bois de la Croix. ce qui est propre au Crucifié, car jamais nous n’y pensâmes ni ne le fîmes, comme j’ai montré ci-devant. Au reste, c’est une plaisante gradation que celle que fait cet homme, disant que l’erreur d’honorer la Croix est «née de simplicité, accrue par ignorance et débattue main tenant par opiniâtreté». Car par là il attribue à notre âge la science et connaissance avec opiniâtreté, aux prédécesseurs une simple ignorance, et aux plus anciens chrétiens une simplicité ignorante, puisque autre simplicité ne peut causer l’erreur: la où, au contraire, ces Anciens si clairvoyants seraient bien plus inexcusables d’avoir donné commencement à l’erreur, s’il y en avait, que nous qui en serions les sectateurs beaucoup moins entendus et savants; ce serait nous qui errerions par simplicité et ignorance à la suite des Anciens. Mais, je m’amuse trop avec ce gros discoureur.

III. La troisième raison, de se signer au front, est ainsi touchée par saint Jérôme: «Le prêtre de l’ancienne Loi portait une lame de très fin or attachée à sa tiare, pendant sur le front, en laquelle était gravé Sanctum Domino: Saint au Seigneur; et devait toujours avoir cet écriteau sur le front afin que Dieu lui fût propice (Exod., xxviii, 36-38). Ce que jadis était montré en la lame d’or, nous est montré au signe de la Croix; le sang de l’Évangile est plus précieux que l’or de la Loi.» Pour montrer donc que les chrétiens, étant un royal sacerdoce (I Petr., ii, 9), sont saints au  Seigneur par le sang du Sauveur, au lieu de la lame d’or ils portent le signe de la Croix sur le front.

Voici encore d’autres raisons, marquées par l’ancien Origène et saint Chrysostome. IV. Le signe de la Croix est notre étendard, il doit être au lieu plus apparent de notre ville. V. C’est notre trophée, il le faut lever au plus haut de notre temple, et comme sur une honorable colomne. VI. C’est notre couronne, il la faut sur nos têtes. VII. C’est notre écusson, il le faut sur notre portail et au frontispice de nos maisons. VIII. C’est une marque honorable, il la faut faire avec la main droite comme plus noble, et la placer sur la plus illustre pièce de notre corps. Il y en a mille semblables chez les Anciens.


CHAPITRE VIII

 

AUTRE [NEUVIÈME] RAISON POUR LAQUELLE ON FAIT LE SIGNE DE LA CROIX AU FRONT, TIREE DU PROPHÈTE ÉZÉCHIEL

 

Dieu appela l’homme qui était vêtu de lin, dit le prophète Ézéchiel (ix, 3-6), et qui avait l’écritoire du scribe sur ses reins, et le Seigneur lui dit: Passe par le milieu de la cité au milieu de Jéru­salem, et marque de Thau les frons des hommes qui gémissent et soupirent pour toutes les abominations qui se font au milieu d’icelle. Et tout incontinent après il commande à six personnes qui portaient les vases de la mort en leurs mains, de massacrer tout ce qui se trouverait dans la cité. Mais, dit-il, sur quiconque vous verrez Thau, ne le tuez pas. Ce Thau, marque de sauvement, ne signifiait autre que la Croix; or, il était imprimé sur le front, c’est pourquoi nous faisons la Croix au front. Belle preuve de l’honneur et vertu de la Croix, et d’autant plus considérable que le traiteur tâche de l’obscurcir. Voyons donc par le menu ce qu’il en dit, et l’examinons.

i. Ayant récité le texte d’Ézéchiel en cette sorte, «Marque de la marque les fronts des hommes», il poursuit ainsi: «En ce sens et en pareils mots l’a traduit le translateur grec, comme aussi saint Jérôme remarque que les Septante interprètes et Aquila et Symmachus ont dit de même, à savoir, mets le signe ou la marque sur les fronts. Car aussi Thau en hébreu signifie une marque ou un signe, et est tiré du mot Thavah, c’est-à-dire, signifier ou désigner.» Ce ne sont pas grandes nouvelles que cela;  mille des nôtres l’ont déjà remarqué, et entre autres Sixte Sienois. Mais quelle conséquence en peut-on tirer contre nous? Faisons que cette traduction fût la meilleure, n’y aurons-nous pas toujours cet avantage, que le signe de la Croix, étant le plus excellent des purs et simples signes, et le grand signe du Fils de l’homme, il peut et doit être entendu, plus proprement qu’autre quelconque, sous le nom et mot absolu de marque ou signe? Car ainsi, quoiqu’il y puisse avoir plusieurs signes du Fils de l’homme, quand toutefois il est parlé absolument du signe du Fils de l’homme, les Anciens l’ont entendu du signe de la Croix; et saint Jérôme, en l’épître à Fabiole, prenant le signe d’Ézéchiel, non pour la lettre Thau simplement, mais pour signe et marque en général, ne laisse pas pourtant de l’appliquer a la Croix: «Alors», dit-il, «selon la parole d’Ézéchiel, le signe était fiché sur le front des gémissants; maintenant, portant la Croix nous disons, Seigneur, la lumière de ta face est signée sur nous.» (Ps. iv, 7). Ainsi, quand il est dit en l’Apocalypse (vii, 3): Ne nuisez point à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué les serviteurs de notre Dieu en leurs fronts, la marque dont il est question n’est autre que la Croix, comme sont d’avis Œcumène, Rupert, Anselme et plusieurs autres devanciers, avec grande raison; car, quelle autre marque peut-on porter sur le front, plus honorable devant Dieu le Père, que celle de son Fils? et à quelle sorte de marque peut-on mieux déterminer toutes ces saintes paroles, qu’à celle de laquelle nous savons tous les plus grands serviteurs de Dieu avoir été marqués et en avoir fait tant d’état?

ii. Après que le traiteur a ainsi colloqué son opinion touchant la version de ce lieu, il poursuit ainsi: «Vrai est que Théodotion et l’interprétation Vulgaire ont retenu le mot de Thau, le prenant matériellement comme on parle aux écoles, sur quoi plusieurs ont philosophé à leur plaisir: car, comme le même saint Jérôme écrit, les uns ont dit que par la lettre Thau, qui est la dernière de l’alphabet hébreu, étaient signifiés ceux qui avaient une science parfaite; les autres ont dit que par la même lettre était entendue la Loi qui en hébreu est appelée Thorah, duquel mot la première lettre est Thau; et finalement le même saint Jérôme, laissant le caractère dont a usé le Prophète, a recherché le caractère des Samaritains, et dit que Thau, entre les Samaritains, a la ressemblance d’une croix, mais il ne peint point la figure de ce Thau des Samaritains; et pourtant celui-ci, sentant que ce sien dire était recherché de trop loin, ajoute, incontinent après, une autre exposition, c’est assavoir, que comme la lettre Thau est la dernière en l’alphabet, ainsi par icelle étaient représentés les gens de bien étant de reste de la multitude des mal vivants.» Voilà la seconde sortie du traiteur à ce propos, sur laquelle j’ai à dire plusieurs choses.

1. L’ancienne Vulgaire et générale édition mérite bien ce crédit, qu’on ne la laisse pas témérairement pour autre quelconque; et partant, puisque elle retient le Thau pour la marque de laquelle devaient être marqués ces gémissants, nous ne le devons pas rejeter pour peu.

2. C’est très mal parlé de dire que plusieurs ont philosophé sur cela « à leur plaisir», entendant des an­ciennes considérations faites sur cette Prophétie; car ces anciens et graves esprits n’ont pas manié les Écri­tures à leur plaisir, mais leur plaisir par l’Écriture.

3. Aussi, quoique saint Jérôme produise plusieurs sens, si ne sont-ils pas contraires, mais peuvent tous joindre ensemble sur celui que saint Jérôme estime le plus sortable, et lequel est plus doux et naïf: car le comble de connaissance, signifié par la fin et comble des lettres, qui est Thau, gît à savoir et pratiquer la Loi laquelle est encore signifiée par Thau, d’autant que le mot Thorah, qui signifie la Loi, se commence par Thau. Or la Loi ne s’observe que par le reste et petit nombre des bons, et ce en vertu de la Croix et mort du Sauveur, le signe de laquelle est sur leur front, exprimé par la lettre Thau hébraïque. C’est philosopher à l’honneur de Dieu, non pas à plaisir.

4. Mais, n’est-ce pas une trop grande ruse, de vouloir faire croire que saint Jérôme ne s’est voulu arrêter sur la troisième interprétation comme la sentant recherchée trop au loin, et que partant il a apporté l’autre? Certes, c’est une fausseté expresse; car, 1. la dernière interprétation est plus forcée, la troisième plus coulante. Quelle convenance y a-il entre le reste des méchants, et la dernière lettre de l’alphabet? mais elle est grande entre l’ancien Thau hébreu et la Croix, comme dit le même saint Jérôme. 2. Saint Jérôme répète ailleurs la troisième interprétation, qui monstre assez qu’il la tient pour loyale; j’ai cité le lieu ci-dessus. 3. Il proteste ouvertement que c’est son opinion, car, après avoir allégué les deux premières, il produit la troisième ainsi: «Mais afin que nous venions à nos affaires, par les anciennes lettres des Hébreux, desquelles jusqu’à ce jourd’hui les Samaritains se servent, la dernière lettre Thau a la ressemblance de la Croix, laquelle est peinte au front des chrétiens et signée par la fréquente inscription faite avec la main.»

5. Et par ceci l’on voit combien le traiteur a ou d’ignorance ou de malice, quand il dit que saint Jérôme a laissé le caractère dont a usé le Prophète, pour rechercher le caractère des Samaritains. Y a-il si pauvre homme qui ne sache qu’Ézéchiel a vécu avant Esdras? puisque celui-là mourut en la captivité, et celui-ci après icelle et la restauration du Temple. Qui ne sait qu’Esdras a été le dernier en la continuelle succession des Prophètes? Or, ce fut Esdras qui changea les anciennes lettres des Hébreux en celles que nous avons maintenant, mais les Samaritains les retinrent. (Voyez ce qu’en dit saint Jérôme in Prologo galeato.) Ézéchiel donc, qui écrivit avant la mutation, se servit de l’ancienne forme des lettres hébraïques, selon lesquelles le Thau était semblable à la Croix. Tant s’en faut donc que saint Jérôme ait laissé le caractère dont usa le Prophète, qu’au contraire il l’est allé rechercher dans l’antiquité des lettres hébraï­ques, qui était demeurée parmi les Samaritains. Ni saint Jérôme ne recherche pas le caractère des Samaritains, comme dit le traiteur, mais plutôt celui des Hébreux anciens, «duquel», dit-il, «jusqu’à aujourd’hui les Samaritains se servent», sachant que c’était de cet ancien caractère duquel Ézéchiel avait indubitablement usé, puisque le changement n’était encore pas fait quand il fit et prononça sa Prophétie.

iii. Le traiteur reproche derechef à notre raison tirée de la Prophétie d’Ézéchiel, la disproportion qu’il dit être entre la Croix et l’ancien Thau des Hébreux. «Mais soit», dit-il, «que la lettre Thau ait été peinte en caractère hébreu, ou en caractère samaritain par une seule figure, il est aisé à voir qu’il y a peu de similitude à une croix entière: car le caractère hébreu est fait ainsi, n, et le caractère samaritain ainsi, T, qui n’est pas la vraie figure d’une croix, car il y défaut la partie du dessus, où était fiché l’écriteau ou titre de la croix, comme l’a bien remarqué Lypsius, au chap. 10. de son premier livre de la Croix.» Ne voici pas de grandes finesses?

1. Il y a peu de similitude, dit-il, du Thau, T, à une croix entière, †. Mais quelle plus grande similitude y peut-il avoir, sinon que le Thau fût une croix? Certes, nous ne disons pas que le Thau soit une croix, mais qu’il la ressemble; or, similia non stint eadem. Ce n’est pas une croix, mais il ne s’en faut guère. Et plût à Dieu que ces réformeurs eussent imité ce rare et grand esprit, juste Lipsius; ils ne seraient plus ennemis de la Croix.

2. Il a tort aussi d’alléguer que le caractère hébreu est fait ainsi, n, car c’est le caractère tel qu’on le fait aujourd'hui, duquel nous ne parlons pas, mais de celui qui était au temps d’Ézéchiel, lequel, comme dit saint Jérôme, ressemblait à la Croix. 3. Et quant au caractère samaritain, je ne sais s’il était du tout tel au temps de saint Jérôme qu’il est aujourd'hui. Cela crois-je bien, que s’il eut eu plus de forme de croix qu’il n’a, les Juifs et Rabbins l’eussent changé en haine de la Croix, laquelle ils détestent tant qu’ils ne la veulent pas même nommer, comme a remarqué le docte Genebrard, et je l’ai dit ailleurs

iv. Le traiteur oppose encore « que si la diction « Thau a été décrite avec ses consonantes et une « voyelle, comme aujourd’hui elle se lit au texte hébreu, en cette manière, n, il y a encore moins « d’apparence.» Là où je dis que [comme] Thau veut dire un signe et une lettre particulière, ressemblante à la Croix, si la Prophétie s’entend d’un signe absolument, il faudra toujours le rapporter à celui-ci de la Croix, à cause de l’excellence d’icelui, comme j’ai dit ci-devant; et de plus, ce signe étant exprimé par un mot qui a en tête et en sa première lettre la figure de la Croix, et non seule­ment cela, mais signifie encore un certain seul caractère qui a semblance de croix, nous sommes toujours plus contraints, par la considération de tant de circonstances, à prendre ce signe de la Prophétie pour celui de la Croix. Mais si la parole Thau ne signifie pas seulement une borne et signe, mais encore une croix, comme l’assure Genebrard, homme extrêmement ou incroyablement versé en la langue hébraïque, quelle plus grande lumière voudrait-on en confirmation de notre dire?

v. « Mais», ce dit le traiteur, « après les mots il faut venir au sens.

«Premièrement il appert par ce qui est récité aux huitième et neuvième chapitres d’Ézéchiel, que tout ce qui est là dit, a été représenté en vision mentale, tellement que la chose n’a été réellement faite.» Ici je consens volontiers, et dis que cette vision, étant spirituelle, elle a d’autant plus de rapport à l’esprit de l’Évangile que non pas au corps de la Loi ancienne, en sorte que la chose n’ayant point été réellement faite sur la vieille et matérielle Jérusalem, elle a dû être réellement vérifiée en la Jérusalem nouvelle et chrétienne.

«En second lieu, c’est chose claire», dit le traiteur, «que cette Prophétie était proprement et particulièrement dressée contre la ville de Jérusalem, et l’exécution d’icelle s’est vue alors que les Babyloniens ont pris et rasé la ville de Jérusalem et emmené quelques restes du peuple en captivité. C’est donc hors de raison que ce qui a été dit pour un certain temps et lieu, et pour certaines personnes, soit détourné et assigné ailleurs que n’a jamais été l’intention de l’Esprit de Dieu qui a parlé par la bouche d’Ézéchiel.» Ici j’aurais bien à dire, mais il suffit à mon dessein:

i. Que ores que ces paroles d’Ézéchiel soient dressées immédiatement contre Jérusalem, c’est néanmoins une ignorante conséquence de conclure qu’elles ne doivent être appliquées à la Jérusalem spirituelle. Combien y a-il de prophéties qui visent à la vérité de l’Évangile, qui néanmoins quant à leur premier sens ne touchaient qu’a ce qui se faisait en l’ombre et figure de la Loi vielle? Voilà le Psaume lxxi, Deusjudicium tuum regi da; il vise du tout à notre Sauveur et à sa royauté, quoique immédiatement il fut dressé pour Salomon, lequel y sert d’ombre et figure à représenter Jésus-Christ, Prince de la paix éternelle. Item, ce qui est dit es Livres des Rois (II Reg., vii, 14), Je lui serai Père et il me sera fils, ne s’entend-il pas tout droit, et en son premier sens, du roi Salomon, fils de Bersabée? néanmoins cela se rapporte et revient au Sauveur du monde, sinon que, pour retenir vos inepties en crédit, vous rejetiez encore l’Épître aux Hébreux, car ce texte y est appliqué formellement à Jésus-Christ (i, 5). Et cette parole, Vous ne briserez pas un os de celui-ci, est entendue de Jésus-Christ par saint Jean (Joan., xix, 36), et néanmoins elle fut dite immédiatement de l’agneau Pascal (Exod., xii, 46). Qu’Ézéchiel donc dresse sa Prophétie contre Jérusalem, si ne laissera-t-elle pas de devoir être entendue pour le mystère de l’Église évangélique. 2. Mais, quand ce n’eût été que pour la révérence des Anciens qui ont rapporté le Thau d’Ézéchiel à la Croix, le traiteur devait plutôt passer les années à en rechercher les raisons, que de dire ainsi insolemment que c’était chose hors de raison, que ce texte était détourné, et que ce n’avait jamais été l’intention du Saint Esprit qu’il fût ainsi entendu. Pour ne voir la raison qui a ému nos Pères à dire quelque chose, on ne doit pour cela les juger déraisonnables; il serait mieux de dire comme cet autre: ce que j’en entends est beau, et aussi, crois-je, ce que je n’entends pas. Or combien de Pères, lesquels ont rapporté ce Thau d’Ézéchiel à la Croix: Origène: «Le massacre ayant commencé en la personne des Saints, ceux-là seulement furent sauvés que la lettre Thau, c’est-à-dire l’image de la Croix, avait marqués.» Tertullien: «La lettre grecque Thau, et la nôtre T, est la ressemblance de la Croix, laquelle il présageait» (il parle d’Ézéchiel) « devoir être en nos fronts vers la vraie et catholique Jérusalem.» Saint Cyprien: « Qu’en ce signe de la Croix soit le salut à tous ceux qui en sont marqués au front, Dieu le dit par Ézéchiel: Passe par le milieu de Jérusalem, et tu marqueras le signe sur ceux qui gémissent»; (et notabis signum, dit-il). Saint Chrysostome: «Au nombre de 300, le mystère de la Croix est démontré; la lettre T est la marque de trois cents, dont il est dit en Ézéchiel: et tu écriras au front des gémissants Thau, et quiconque l’aura écrit sur lui ne sera point tué; car quiconque a l’étendard de la Croix en son front, celui-là ne peut être blessé par le diable.» Saint Jérôme y est tout exprès, déjà cité ci-dessus. Saint Augustin, dans les Questions sur les Juges, traitant du nombre de trois cents, rapporte aussi la lettre T au mystère de la Croix. Je pourrais en alléguer plusieurs autres, mais voilà presque la fleur des Anciens, mêmement Origène, saint Chrysostome et saint Jérôme pour les langues et propriétés des mots de l’Écriture: comme est-ce donc que le traiteur a osé si mal traiter notre raison tirée d’Ézéchiel, laquelle a été si bien traitée par ces doctes et anciens maîtres?

vi. Passons au reste du dire du traiteur sur ce point: «Il ne se trouvera jamais», dit-il, «que les juifs aient été marqués au front de quelque marque que ce soit, et moins encore de la croix, qui était une chose odieuse et ignominieuse adonc parmi toutes les nations.» Ici je vous arrête, ô traiteur, et vous somme de me dire si les termes d’Ézéchiel ne portent pas que les gémissants seraient marqués au front? vous ne le sauriez nier: ou donc ils furent marqués, et alors vous parlez mal disant qu’ils ne furent jamais marqués, ou ils ne furent point marqués, et alors je vous demande quand c’est que la Prophétie fut vérifiée ainsi exactement comme ses termes portent? Ce n’a pas été en la Jérusalem temporelle, ce sera donc en la Jérusalem spirituelle, qui est l’Église. Pour vrai, ces anciennes visions, figures et prophéties ne sont jamais si parfaitement exécutées sur leur premier sujet auquel elles sont immédiatement dressées, comme sur le sujet dernier et final auquel elles sont rapportées selon l’intelligence mystérieuse, comme déduit excellemment saint Augustin au lieu que j’ai naguère cité. Ainsi le Psaume lxxi, le dire du Livre des Rois et de l’Exode que j’ai allégué, est bien plus entièrement observé en Jésus-Christ qui en était le dernier sujet, qu’en Salomon ou en l’agneau Pascal qui était le premier. Aussi quand les Apôtres appliquent les prophéties et figures à notre Sauveur ou à l’Église, ils usent ordinairement de ces termes: Afin que ce qui est écrit fût accompli (Matt., xxvii, 35). Puis donc que les Juifs ne furent point marqués de Thau, comme veut le traiteur, je conclus que pour bien vérifier cette vision, il faut que les chrétiens, Israélites spirituels, en soient marqués, c’est-à-dire, de la Croix, signifiée par le Thau.

vii. Néanmoins, le traiteur poursuit ainsi: «Or donc, le vrai sens du passage d’Ézéchiel est, que Dieu déclare que lors que ce grand jugement serait exercé sur la ville de Jérusalem, ceux seulement en seraient exemptés qui seraient marqués par l’Esprit de Dieu; et cette façon de dire est prise de ce qui se lit au chap. xi d’Exode, où… il est commandé aux Israélites de mettre du sang de l’Agneau sur le linteau de leurs habitations, afin que l’Ange voie la marque de ce sang et passe outre sans offenser les Israélites. Ainsi au 7. de l’Apocalypse est fait mention de ceux qui sont marqués, qui sont ceux qui sont appelés ailleurs élus de Dieu, ou ceux que le Seigneur avoue pour siens pour ce qu’il les a comme cachetés de son sceau, et, comme l’Écriture parle, a écrit leurs noms au livre de vie. Car, comme dit saint Paul, 2. Corinth., 1, c’est lui qui nous a oints et marqués, et qui nous a donné le gage de son Esprit en nos cœurs.» Voilà le dire du traiteur, sur lequel je remarque:

1. Que si cette façon de dire du Prophète est prise de la marque du sang de l’agneau faite sur les poteaux des Israélites, elle se doit donc rapporter à une marque réelle et extérieure, car les linteaux et poteaux furent réellement marqués et signés.

2. Que la marque des poteaux ayant été figure et présage du signe de la Croix, comme j’ai montré ci-devant, le signe d’Ézéchiel étant puisé de là, il doit aussi être ramené et accompli au signe de la Croix.

3. Que les marqués de l’Apocalypse nous assurent de plus fort, car ce sont ceux qui, pour protestation de leur foi et invocation du Sauveur, auront été signés du signe de la Croix, comme ont dit les anciens interprètes; autres ne sont élus que ceux qui auront confessé de bouche, de cœur, par signes et par œuvres, autant qu’ils pourront, avec l’Apôtre, qu’ils n’ont autre gloire qu’en la Croix de Jésus-Christ (Galat., vi, 14). Pour vrai,  le suc de notre bonheur est d’être oints et marqués au cœur par notre Maître, mais le signe extérieur est encore requis, puisqu’on ne le peut mépriser sans rejeter l’intérieur; et est raison, puisque nos deux pièces sont a Jésus-Christ, l’intérieure et l’extérieure, qu’elles portent aussi toutes deux sa marque et son inscription.

 

CHAPITRE IX

 

RAISON DIXIÈME POUR LAQUELLE ON FAIT LA CROIX AU FRONT, QUI EST POUR DÉTESTER L’ANTÉCHRIST

 

Après que le traiteur a tâché d’établir sa marque invisible d’Ézéchiel par les marques des élus dont il est parlé en l’Apocalypse, il allègue enfin pour son intention la marque de la bête. Voici ses mots: «En sens contraire est-il dit au xvi. de l’Apocalypse, que l’Ange verse sa fiole pour navrer de plaie mauvaise ceux qui ont la marque de la bête, c’est-à-dire les serviteurs de l’Antéchrist.» Mais certes, tout ceci fortifie encore davantage l’intelligence des Anciens touchant le dire d’Ézéchiel; et voici la dixième raison pour laquelle les chrétiens reçoivent et font volontiers le signe de la Croix au front. L’Antéchrist, cet homme de péché, cette bête farouche, voulant renverser pièce à pièce la discipline et Religion chrétienne par l’opposition d’observations contraires à celles des fidèles, entre autres il fera signer ses serviteurs d’un signe, et fera imprimer un caractère en eux: l’Apocalypse le dit ainsi (xiii, 16); mais à savoir mon, si ce signe sera visible ou perceptible. Les novateurs disent que non, et qu’être signé de la marque de la bête n’est autre sinon être serviteur de l’Antéchrist, recevant et approuvant ses abominations. Ils le disent et ne l’approuvent point. Or je dis, au contraire, que cette marque sera apparente et visible; mais voici mes raisons, à mon avis, inévitables.

1. Les mots de l’Apocalypse signifient proprement une marque réelle et extérieure, et n’y a point d’inconvénient à les entendre comme cela: pourquoi leur baillerais-je un sens étranger, puisque leur naturel est sortable? 2. L’Antéchrist sera extrêmement superbe, à quoi se rapporte très bien qu’il face porter une marque aux siens, comme les grands baillent leurs livrées à leurs gens. 3. Le diable, qui n’est qu’un esprit, ne se contente pas de recevoir l’hommage des sorciers, mais leur imprime une marque corporelle, comme font foi mille informations et procédures faites contre eux: qui doute donc que cet homme de péché, si exact disciple du diable, n’en fasse de même, et qu’il ne veuille avoir, comme anciennement plusieurs faisaient, des serviteurs mar­qués et stigmatiqués? 4. Saint Hippolyte cet ancien martyr, Primasius, Bède, Rupert ont ainsi entendu; voici les paroles du premier, parlant de l’Antéchrist:

«Tout incontinent, chacun étant pressé de famine viendra a lui et l’adorera, et à ceux-là il donnera le caractère en la main droite et au front, afin qu’aucun ne peigne de sa main la précieuse Croix en son front»; et peu après: «Ainsi ce séducteur leur baillera quelque peu de vivres, et ce pour son seau et cachet infâme» ; item: «Et il marquera ceux qui lui obéiront, de son seau». Qui ne voit ici séparée l’obéissance d’avec la marque? et qui ne suivra plutôt ces Anciens non passionnés, que ces novateurs tout transportés du désir d’établir leurs fantaisies par quelque prétexte des Écri­tures? 5. Mais voici une raison péremptoire: saint Jean, parlant de l’Antéchrist, dit expressément au chapitre treizième de l’Apocalypse(16, 17), qu’il faisait que tous, petits et grands, riches et pauvres, francs et serfs, prenaient une marque en leur main dextre, ou en leur front, et qu’aucun ne pût acheter ou vendre s’il n’avait la marque ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. Cette alternative, ou en leur main, ou en leur front, ne montre-elle pas que sera une marque perceptible, et autre que d’être affectionné à l’Antéchrist? Et comme pourrait-elle, autrement, mettre différence entre ceux qui avaient pouvoir de trafiquer, et ceux qui ne l’avaient pas, si elle n’était visible? comme saurait-on ceux qui auraient le nombre, ou le nom, ou la marque, si elle était au cœur? Or, ce qui est dit au chapitre seizième de l’Apocalypse, se rapporte à ce qui avait été dit au chapitre treizième; si donc en l’un des lieux la marque de l’Antéchrist est décrite visible, elle sera aussi visible et extérieure en l’autre, la chose est toute claire: c’est donc malentendu de dire que cette marque de l’Antéchrist n’est point réelle ni perceptible. Que si l’Antéchrist, comme singe, voulant faire et contrefaire le Christ, marquera ses gens au front, et par là les obligera à ne se point signer de la Croix, comme dit Hippolyte, combien affectionnement devons-nous retenir l’usage de ce saint signe, pour protester que nous sommes chrétiens et jamais n’obéirons à l’Antéchrist? Les ministres avaient enseigné leurs huguenots que les couronnes des ecclésiastiques étaient les marques de la bête, mais voyant qu’ils ne pouvaient porter une plus expresse marque de bête que de dire cela, puisque d’un côté, la plus grande partie des papaux (qu’ils appellent) ne la portent pas, et saint Jean témoigne que tous les sectateurs de la bête porteront sa marque, et d’autre côté, que ceux qui ne portent pas la couronne cléricale ne laissent pas de trafiquer, et qu’au contraire le trafic est prohibé à ceux qui la portent, cela les a fait jeter à cette interprétation, que la marque de la bête devait être invisible: c’est toujours marque de bête, ou d’opiniâtreté bestiale, comme je viens de montrer.

Voilà dix raisons de faire et recevoir la Croix au front, tant au Baptême et Confirmation que dans les autres occasions, à la suite de toute l’ancienne Église: dont saint Ambroise fait dire à la bienheureuse sainte Agnès, que Notre Seigneur l’avait marquée en la face afin qu’elle ne reçût autre amoureux que lui; et saint Augustin, sur saint Jean: « Jésus-Christ n’a pas voulu qu’une étoile fût son signe au front des fidèles, mais sa Croix: par où il fut humilié il est par là glorifié»; et Victor d’Utique décrivant le supplice fait à Armagaste, il dit que le tourment lui avait tellement étiré le front, que la peau ne ressemblait qu’aux toiles d’araignées, tant elle était mince et étendue: « Le front»,  dit-il, « sur lequel Jésus-Christ avait planté l’étendard de sa Croix.» Coutume, laquelle, comme elle est du tout méprisée par les huguenots, aussi était-elle superstitieusement observée par les Isins, hérétiques Indois, qui non contents de faire simplement le signe de la Croix au baptême de leurs enfants, le leur impriment sur le front avec un fer chaud. Les fous vont toujours par les extrémités.


CHAPITRE X

 

FORCE DU SIGNE DE LA CROIX CONTRE LES DIABLES ET LEURS EFFORTS

 

Si la sainteté et suffisance des anciens Pères a quelque crédit chez nous, voici assez de témoins pour nous faire  reconnaître la vertu de la Croix. 1. Saint Martial, disciple de Notre Seigneur: « Ayez toujours en esprit, en bouche et en signe, la Croix du Seigneur auquel vous avez cru, vrai Dieu et Fils de Dieu; car la Croix du Seigneur est votre armure invincible contre Satan, heaume défendant la tête, cuirasse conservant la poitrine, bouclier rabattant les traits du malin, épée qui ne permet que l’iniquité et embûches diaboliques de la méchante puissance s’approchent d’elle; par ce seul signe la victoire céleste nous a été donnée, et par la Croix le Baptême a été sanctifié.» 2. Saint Ignace, disciple de saint Jean: « Le prince de ce monde se réjouit quand quelqu’un renie la Croix, car il a bien reconnu que la confession de la Croix était sa mort, d’autant que [le signe de la Croix] est un trophée contre sa vertu, lequel voyant il s’effraye, et l’oyant il craint.» 3. Origène: «Réjouissons-nous, mes Frères très aimés, et levons les mains saintes au ciel, en forme de croix; quand les démons nous verront armés en cette sorte, ils seront opprimés.» 4. Saint Athanase: «Tout art magique est repoussé par le signe de la Croix, tout enchantement est levé.» Et bientôt après: «Vienne qui cherche l’expérience de ces choses, à savoir, de la pompe des démons, de la tromperie des devinements et merveilles de la magie, qu’il use du signe de la Croix (qu’ils pensent être ridi­cule) nommant seulement Jésus-Christ: il verra par celui-ci chasser les diables, les devins se taire, et toute magie et enchantement se détruire.» 5. Lactance: « Comme celui-ci», (Jésus-Christ) «vivant entre les hommes, chassait tous les diables par sa parole, ainsi maintenant ses sectateurs chassent ces mêmes esprits infects, et par le nom de leur Maître et par le signe de la Passion. De­ quoi la preuve n’est pas malaisée, car quand ils sacri­fient à leurs dieux, si quelqu’un y assiste ayant le front signé, ils ne font aucunement leurs sacrifices.» 6. Saint Antoine bravait ainsi les diables: « Si vous avez quelque vigueur, si le Seigneur vous a baillé quelque pouvoir sur moi, venez, me voici, dévorez celui qui vous est accordé; que si vous ne pouvez, pourquoi le tâchez-vous en vain? car le signe de la Croix et la foi au Seigneur nous est un mur inexpugnable.» Ainsi disait-il à ses disciples: « Les diables viennent la nuit feignant être anges de Dieu; les voyant, armez-vous et vos maisons du signe de la Croix, et aussitôt ils seront réduits à néant, car ils craignent ce trophée, auquel le Sauveur, dépouillant les puissances de l’air, il les mit en risée.» 7. Saint Chrysostome: « Il a appelé prix la Croix; laquelle il ne faut pas simplement former du doigt au corps, mais, à la vérité, premièrement en l’âme; car, si en cette façon tu l’imprimes en ta face, pas un des diables n’osera t’attaquer, voyant la lance par laquelle il a reçu le coup mortel.» 8. Saint Éphrem: « Orne et environne tous tes membres de ce signe salutaire, et les malheurs ne t’approcheront point; car à la vue de ce signe les puissances adversaires épouvantées et tremblantes s’enfuient.» 9. Saint Cyrille de Jérusalem: « C’est le signe des fidèles et la terreur des démons, car il a triomphé» (il parle de Notre Seigneur) «d’iceux en ce signe; montre-le hardiment, car voyant la Croix ils se ressouviennent du Crucifix, ils craignent Celui qui a froissé le chef du dragon.» 10. Saint Augustin: «Si parfois l’ennemi veut dresser des embûches, que le racheté sache qu’avec le mot du Symbole et l’étendard de la Croix il lui faut aller au-devant.» Voilà un accord remarquable des voix de ces irréprochables Sénateurs de l’Église.

Voici maintenant des expériences assurées de leur dire. «Saint Hilarion entendait un soir le braillement des petits enfants, le bellement des brebis, le beuglement des bœufs, avec des bruits émerveillables de voix diverses; alors il entendit que c’étaient illusions diaboliques, pourquoi il s’agenouilla et se signa au front de la Croix de Jésus-Christ, de sorte qu’étant armé d’un tel heaume de la foi, gisant malade, il combattait plus vaillamment… mais tout incontinent qu’il eut invoqué Jésus-Christ, toute cette apparence fut, devant ses yeux, engloutie en une soudaine ouverture de terre.» La Croix le fortifie, et faire la Croix s’appelle «invoquer Jésus-Christ», ce qui est remarquable.

Lactance raconte que quelques chrétiens, assistant à leurs maîtres qui sacrifiaient aux idoles, faisant le signe de la Croix chassèrent leurs dieux, si qu’ils ne purent figurer leurs devinations dans les entrailles de leurs victimes; ce qu’entendant les devins, ils irritaient ces seigneurs, à la sollicitation des démons, contre la Religion chrétienne, et les induisaient à faire mille outrages aux églises: dont Lactance ayant conclu contre le paganisme pour la Religion chrétienne, il dit en cette sorte: «Mais les païens disent que ces dieux ne fuient pas devant la Croix par crainte, mais par haine. Oui, comme si quelqu’un pouvait haïr sinon celui qui nuit ou peut nuire; mais il était séant à la majesté de ces dieux de punir et tourmenter ceux qu’ils haïssaient, plutôt que de fuir; mais d’autant qu’ils ne peuvent s’approcher de ceux esquels ils voient la marque céleste, ni nuire à ceux que l’Étendard immortel sauvegarde comme un rempart inexpugnable, ils les fâchent et affligent par les hommes, et les persécutent par les mains d’autrui; ce qu’à la vérité, s’ils confessent, nous avons gain de cause.» C’est certes très bien dit à ce grand personnage.

Julien l’Apostat, désirant savoir quel serait le succès du dessein qu’il avait de se rendre maître absolu de l’Empire, ayant rencontré certain sorcier et devin, entra avec lui en une profonde grotte; et en la descente entendit des bruits horribles, sentit des grandes puanteurs et vit des fantômes enflammés, «dont tout effrayé il recourt à la Croix et vieux remède, et se signe d’icelle, prenant pour son protecteur Celui duquel il était persécuteur». Chose admirable: «Ce signe eut vertu, les diables sont surmontés et les frayeurs cessent. Qu’advint-il de plus? Le mal reprend haleine; il poursuit outre, il est animé à son entreprise, et les frayeurs le pressent de plus fort, il recourt l’autre fois au signe de la Croix et les diables sont domptés. Julien, apprenti en ce métier, demeure tout ébahi» de voir les diables vaincus par la Croix; le maître sorcier le tance, et, contournant le fait à son avantage, lui dit: Ne pensez pas, je vous prie, qu’ils aient eu peur; «ils ont pris en abomination ce signe, non pas qu’ils en aient été épouvantés. Le pire l’emporte, il dit ceci et le persuada: Abominationi illis fuimus, non timori. Vincit quod pejus est, hæc dixit simul et persuasit.» Ce sont paroles de saint Grégoire de Nazianze, qui récite l’histoire, avec Théodoret et l’Histoire tripar­tite.

Saint Grégoire le Grand raconte qu’un juif, se trouvant une nuit en un temple d’Apollon où plusieurs diables étaient assemblés comme tenant conseil, s’étant signé de la Croix, il ne put jamais être offensé par iceux; d’autant, disaient-ils, que «c’est un vaisseau vide, mais il est marqué». C’est assez pour mon entreprise; mais, oyons ce que le traiteur dira à ceci, car il parlera à quel prix que ce soit.

I. Il répond donc à ce dernier exemple que, «qui voudrait en un mot se débarrasser de ce passage, dirait que tels Dialogues sont remplis de récits frivoles». De fol juge brève sentence. Saint Grégoire le Grand, ancien et vénérable Père, fait ce récit; le traiteur, qui au plus ne peut être que quelque vain ministre, l’accuse de niaiserie et mensonge: à qui croirons-nous? Grand cas si tout ce qui ne revient pas au goût de ces novateurs doit être tenu pour fable. Mais que peut-il cotter d’absurde en ce récit pour le rejeter, partant de si bon lieu comme est le témoignage de saint Grégoire? Sera-ce que les diables tiennent des assemblées et conseils? mais l’Écriture y est expresse, et saint Jean Cassian raconte un pareil exemple. Sera-ce que le signe de la Croix empêche les efforts du diable? mais tous les anciens et plus purs chrétiens l’ont cru et enseigné, et mille expériences en ont fait foi. Qui a donc pu inciter ce traiteur à faire ce jugement contre saint Grégoire, sinon la rage dont il est animé pour soutenir ses opinions?

II. Mais ayant ainsi répondu à saint Grégoire en particulier, il baille des générales réponses pour rabat­tre la pointe de tous ces miracles allégués, et de plusieurs autres. 1. «Dieu a permis souvent que des choses se fissent, lesquelles il n’approuvait pas, comme infinis effets advenus jadis autour des oracles anciens le témoignent; et quand cela advient, dit Moïse au 13. du Deutéronome, parlant des prodigieux effets des faux prophètes, Dieu veut éprouver si on le craint et si on l’aime tout seul. Car il ne suffit pas de dire que quelque chose soit advenue, mais il faut savoir si Dieu en est l’auteur, si c’est chose qui tende au salut des hommes et à la gloire de Dieu… 2. Il s’est pu faire que pour engraver au cœur des hommes une plus profonde pensée de la mort et passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, sur les commencements de la prédication évangélique Dieu quelquefois a voulu qu’il se soit fait des choses extraordinaires; et pourtant, si alors il a plu à Dieu montrer quelquefois sa débonnarité aux siens, il le faut reconnaître pour le remercier de son support. Mais s’il a voulu que ceux qui étaient déjà peu voyant vissent encore moins, ou que même ils devinssent aveugles, reconnaissons ses jugements et retenons pure sa vérité.» 3. Que si ces effets sont faits «par la force de Jésus-Christ, ç’a été moyennant l’invocation du Nom d’icelui et non par un signe; que si ç’a été par mauvais moyen, un charme aura été chassé par un contre-charme… Dieu donnant efficace d’erreur à Satan pour décevoir les hommes; lequel Satan, se voyant chassé de son fort par Jésus-Christ, a bâti un autre fort contre le même Jésus-Christ, en employant à tel effet la simplicité des chrétiens… et en fuyant devant la Croix il a fait comme ceux qui reculent pour plus avancer.» 4. Et parlant de l’exem­ple de Julien l’Apostat, il dit « que l’exemple d’un tel misérable ne doit être allégué pour établir une doctrine en l’Église, car tel exemple n’est pas louable tellement qu’on peut bien faire cette conclusion: puisque Julien l’Apostat et semblables ont fait ce signe et en ont été, comme on dit, secourus, il est apparent que cela ne procède de Dieu, mais qu’il est venu de Satan qui l’a de plus en plus voulu troubler et enlacer, par le juste jugement de Dieu. Car ce cas advenu extraordinairement a servi pour tant plus confondre cet abominable, tant en sa conscience que devant tous hommes et devant Dieu.» Voilà en somme les réponses du traiteur.

Or je leur oppose: 1. leur contrariété, incertitude et doute  il ne sait à qui bailler l’honneur de ces événe­ments: «Si c’est par la force de Jésus-Christ… si c’est par mauvais moyens… Il s’est pu faire que pour engraver une plus profonde pensée de la mort et passion de Jésus-Christ… Que si ç’a été Dieu donnant efficace d’erreur à Satan pour décevoir les hommes…» Quels embarrassements: montre-il pas, avec ces irrésolutions, qu’il est bien empêché, et qu’il va sondant le gué pour essayer s’il pourra trouver quelque réponse? 2. Je leur oppose toute l’ancienneté, laquelle, avec un consentement non pareil, enseigne que ces merveilles advenues sont de la main de Dieu. Si, ces grands Pères que nous avons cités, et en si grand nombre, nous inviteraient-ils bien à faire le signe de la Croix s’ils doutaient que le diable n’en fût l’auteur? Et qui doutera que Jésus Christ en soit l’auteur, s’il considéré, comme Lactance déduit, combien cela tend à l’hon­neur de Dieu, que le simple signe de sa Passion chasse ses ennemis? 3. J’oppose, que ces réponses ressentent puamment l’hérétique et désespéré; ç’a été le train ordinaire aux anciens rebelles d’attribuer les miracles aux charmes et à l’opération des diables: témoins les Scribes et Pharisiens qui attribuaient les œuvres de Jésus-Christ à Belzébuth (Matt., xii, 24; Luc.,  xi, 15), les Vigilantiens, au rapport de saint Jérôme, et les Ariens selon saint Ambroise. Le mot de Tertullien est mémorable; persuadant à sa femme de ne se remarier point à un infidèle: «Te cacheras-tu», dit-il, «alors que tu signes ton lit et ton corps? ne semblera-t-il pas que tu fasses une action magi­que?» Voyez-vous comme Tertullien attribue aux païens le dire des huguenots, à savoir, que le signe de la Croix sert à la magie? 4. J’oppose, que la conséquence de tels effets a toujours été à la gloire de Dieu, et tendait au salut des hommes; tous les Pères l’ont ainsi remarqué. N’est-ce pas la gloire de Dieu et le bien des hommes que le diable soit dompté et rejeté? Certes, entre les grands effets de la crucifixion du Fils de Dieu, il y conte lui-même celui-ci: Maintenant le prince de ce monde sera mis dehors (Joan., xii, 31); et c’est cela qui fait que le diable fuit devant la Croix comme devant la vive représentation de cette crucifixion. 5. J’oppose que, puisqu’il s’est pu faire que les merveilles faites à la Croix aient été faites par la force de Dieu, pour engraver la pensée de la mort et passion de notre Sauveur au cœur des hommes, comme le traiteur confesse, il a eu tort et s’est montré trop passionné d’aller rechercher une autre cause de ces miracles, car celle-ci est plus à l’honneur de Dieu et au salut des hommes que non pas de dire que le diable en a été l’auteur, comme le même traiteur dit par après. 6. J’oppose, que c’est ouvrir la porte à la mécréance, laquelle, à tous les miracles des exorcismes, tant de Notre Seigneur que de ses disciples, répondra que le diable fait semblant de reculer pour mieux avancer. Et quant à ce que le traiteur dit, que le diable a employé à cet effet la simplicité des chrétiens, il y aurait de l’apparence si on lui produisait le témoignage de quelques idiots; mais quand on lui produit les Martial, Ignace, Origène, Chrysostome, Augustin, comme ose-t-il les accuser d’une simplicité folle, ou plutôt de niai­serie? Y a-il homme qui vive qui leur soit comparable, non plus en suffisance qu’en sainteté, parlant de la plupart?

7. Et quant au fait de Julien l’Apostat, lequel le traiteur dit ne devoir être suivi, mais plutôt rejeté, je remontre que c’est un trait de mauvaise foi au traiteur de gauchir ainsi à la raison vive; car, qui produit jamais ce fait comme de Julien l’Apostat? On l’avance pour montrer que le signe de la Croix a tant de vertu contre les malins, que non seulement ils le craignent en bonnes mains, mais encore dans les mains de qui que ce soit, de quoi le cas advenu à Julien fait une claire preuve. Pour vrai, saint Grégoire de Nazianze et Théodoret tiennent résolument que les diables fuirent pour la crainte qu’ils eurent voyant la Croix: permettez-nous, traiteur, que nous soyons de leur opinion plutôt que de la vôtre ou de celle du maître charmeur. Le devin, au récit de ces anciens Pères, pour ne confesser pas la honteuse fuite de ses maîtres être procédée de peur, dit à Julien qu’ils avaient eu la Croix en abomination, non à crainte. Vincit quod deterius est, dit saint Grégoire de Nazianze, «le pis l’emporte»; mais s’il eût vu le traiteur attribuer la fuite des malins à ruse et stratagème, comme s’ils faisaient les fins, feignant de fuir pour surprendre leur homme, je crois qu’il eût dit, Vincit quod pessimum est: le pis du pire l’emporte. Et de vrai, qu’y aura-il de résolu au monde s’il est loisible de bailler ces sens aux miracles et actions extraordinaires? sera-t-il pas aisé à l’obstination d’attribuer la ressuscitation des morts mêmes aux illusions diaboliques? Mais qu’était-il besoin au diable de faire le fin avec Julien l’Apostat, non plus qu’avec le juif duquel saint Grégoire le Grand fait le récit? qu’eût-il prétendu par cette simulation, avec des gens qui lui étaient déjà tout voués? que pouvait-il acquérir davantage sur Julien, qui l’adorait et descendait pour se rendre à lui? Notez, je vous prie, le mot de saint Grégoire de Nazianze, quand il dit que Julien eut recours « au vieux remède», c’est à savoir, à la Croix, remède qu’il avait appris du temps qu’il était catholique. Ah, traiteur, vous rendrez un jour compte de ces vaines subtilités, par lesquelles vous détournez toutes choses à votre impiété.

8. Non, traiteur, vos finesses sont cousues à fil blanc, le diable en tient la maîtrise sur vous. Quelle finesse serait-ce au diable de fuir devant la Croix? puisque par cette fuite les siens entrent en défiance de son pouvoir, et les bons en sont consolés, comme font foi tant de Pères, qui tous reprochent au malin et à ceux de son parti cette sienne fuite, et Julien qui en fut tout ébranlé, et le juif converti. 9. Mais, dit le traiteur, Moïse avise qu’il ne faut croire aux effets prodigieux des faux prophètes. Cela va bien; mais la Croix n’est pas faux prophète, c’est un signe saint, signe de christianisme, comme a confessé le traiteur même, dont en la main de qui qu’il soit le diable le craint. Et tant de Saints qui ont employé ce signe à œuvres miraculeuses, les osera-on bien infâmer du nom de faux prophètes? 10. Or, quand de ces merveilles quelqu’un aurait pris occasion de superstition, si ne faudrait-il pas pourtant attribuer ces merveilles au diable. Les merveilles advenues par le Serpent d’airain furent divines, quoique le peuple en prit occasion d’idolâtrer (IV Reg., xviii, 4): il faudrait donc corriger l’abus et retenir l’usage, comme on fait non seulement des choses bonnes et saines, telles que la Croix, mais des nuisibles et venimeuses. 11. Enfin, tant d’autres miracles se sont faits par le signe de la Croix, outre la fuite des malins, qui ne se peuvent rapporter à aucune simulation ou stratagème d’icelui, qu’on ne doit pas non plus le croire de ceux-ci.


CHAPITRE XI

 

FORCE DU SIGNE DE LA CROIX EN AUTRES OCCASIONS

 

La Croix pour deux raisons a tant de vigueur contre l’ennemi: l’une, d’autant qu’elle lui représente la mort du Sauveur,qui le dompta et subjugua, ce que sa superbe obstinée hait et craint extrêmement; l’autre, parce que le signe de la Croix est une courte et prégnante invocation du Rédempteur, et en cette dernière considération il peut être employé en toutes occasions où peut être employée la prière et oraison. Or, quelle occasion peut-on penser où la prière ne soit utile? soit pour chasser les venins, rendre la vue aux aveugles, guérir les maladies, être garanti de ses ennemis: tel est l’usage du saint signe.

Certes, Prochorus, auteur non vulgaire, récite que saint Jean Évangéliste guérit un malade fébricitant, faisant le signe de la Croix et invoquant le nom de Jésus; et que le même saint signa du signe de la Croix un boiteux des deux jambes, lui commandant de se lever, et tout soudain il se leva. L’histoire de Cyrola, évêque arien, et de son aveugle est illustre. Cyrola, voyant Eugène avec Vindimialis et Longinus, évêques catholiques, faire plusieurs miracles pour confirmation du parti catholique, pensa faire un grand coup pour sa secte s’il pouvait tant faire qu’on crût qu’il avait la même vertu; et prend un misérable, l’attire et le manie, en sorte qu’il le fait contrefaire l’aveugle et se mettre en pleine assemblée pour l’attendre quand il passerait et lui demander guérison. Ce pauvre abusé se met en posture et joue son personnage; Cyrola pense jouer le sien, se retire, met la main sur ce feint aveugle et, avec certaines paroles, lui commande d’ouvrir les yeux et voir. Mais ce fut un vrai miracle hérétique: car ce pauvre homme qui feignait d’être aveugle se trouva réellement aveugle, avec une si véhémente douleur d’yeux qu’il lui semblait qu’on les lui crevât. Il accuse sa feinte et simulation, et son séducteur tout ensemble, avec la somme d’argent qu’il avait reçue pour ce jeu auquel il perdit la vue, et demande aide et remède à nos évêques catholiques, lesquels ayant sondé sa foi eurent pitié de lui, «et se preveriant l’un l’autre d’un mutuel honneur», (ce sont les propres paroles de saint Grégoire de Tours, qui est mon auteur) « une sainte contention s’émut entre eux qui serait celui-là qui ferait le signe de la bienheureuse Croix sur ses yeux: Vindimialis et Longinus priaient Eugène, Eugène au contraire les priait qu’ils lui imposent les mains; ce qu’ayant fait et lui tenant les mains sur la tête, saint Eugène, faisant le signe de la Croix sur les yeux de l’aveugle, dit: Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, vrai Dieu, lequel nous confessons trine en une égalité et toute puissance, que tes yeux soient ouverts; et tout aussitôt, la douleur ôtée, il revint à sa première santé.» Avez-vous vu, traiteur, le signe de la Croix employé à la restitution de la vue de ce misérable, et les saints évêques s’entre-présenter l’honneur de le faire? Direz-vous que le diable fit ce jeu en faveur des catholiques contre les ariens? quelle échappatoire pourrez-vous trouver?

Les ariens de Nicée obtinrent de Valens, empereur hérétique, l’église des catholiques: saint Basile y averti de cela, recourt à l’Empereur même, et lui remontre si vivement le tort qu’il faisait aux catholiques, que l’Empereur enfin laissa au pouvoir de saint Basile de décider ce différend, avec cette seule condition, qu’il ne se laisserait point transporter au zèle de son parti, c’est-à-dire, des catholiques, au préjudice des ariens. Saint Basile reçoit cette charge, et fit cette ordonnance inspiré sans doute du ciel, que l’église fût bien fermée, et cachetée ou scellée tant par les ariens que par les catholiques; puis, que les ariens emploient trois jours et trois nuits en prières, et viennent par après à l’église, que si elle s’ouvrait pour eux ils en demeureraient maîtres pour jamais; si moins, les catholiques veilleraient une nuit, après laquelle ils iraient à l’église, psalmodiant avec la Litanie, et si elle s’ouvrait pour eux ils en demeureraient possesseurs perpétuels, si elle ne s’ouvrait, qu’elle fût aux ariens. Les ariens eurent la sentence pour agréable, mais les catholiques murmuraient qu’elle était trop favorable aux ariens, et qu’elle avait été proférée par crainte de l’Empereur. Cependant elle s’exécute: les ariens prient trois jours et trois nuits, viennent aux portes de l’église (extrêmement bien fermées, car et l’un et l’autre parti en avait été fort curieux), y arrêtent dès le matin jusques à Sexte, criant leurs Kyrie eleison, mais pour néant; si qu’enfin, ennuyés de l’attente, ils s’en vont. Dont saint Basile, convoquant généralement tout le peuple fidèle, le conduit hors la ville en l’église de saint Diomède martyr, où il emploie toute la nuit en prières; et le matin, l’amène vers l’église, chantant ce verset: «Dieu saint, saint fort, saint et immortel, ayez miséricorde de nous.» Puis, arrivé au parvis du temple où les Ariens s’étaient arrêtés précédemment, il dit au peuple: «Dressez les mains en haut, au ciel vers le Seigneur, et criez Kyrie eleison.» Ce que faisant le peuple, saint Basile les signant et bénissant, il commande que l’on fasse silence, et signant par trois fois les portes de l’église, dit: « Béni soit le Dieu des chrétiens dans les siècles des siècles, Amen.» Le peuple répliquant, « Amen», en vertu de l’oraison les verrous et serrures se défont, et les portes, comme poussées par quelque vent impétueux, s’ouvrent soudainement. Alors, ce grand évêque chanta: Ô Princes, levez vos portes, et vous, portes éternelles, élevez-vous et le Roi de gloire entrera (Ps. xxiii, 7, 9); et entrant dedans le temple, avec le saint peuple, il y fit le divin mystère. Il y a, en cette histoire, trois ou quatre points de mauvaise digestion pour votre estomac, ô traiteur, si vous n’êtes guéri depuis votre traité: les églises des Saints, où l’on va prier Dieu; les saintes psalmodies avec les Litanies, en forme de processions; la bénédiction épiscopale sur le peuple avec le signe de la Croix (Sanctus Episcopus illos consignans, dit saint Amphilochius, qui est mon auteur); le signe de la Croix employé pour faire ce miracle; et ce qu’il est dit, que saint Basile étant entré fit le divin mystère, fecit divinum mysterium, car c’est une phrase qui n’est pas sortable ni à la prière, laquelle ils avaient déjà faite toute la nuit, ni au sermon, car prêcher ne s’appelle pas, faire, mais publier, le divin mystère, ni certes à votre cène, en laquelle il ne se fait rien de divin, mais s’administre seulement un pain déjà fait et préparé. je ne vois pas que vous puissiez répondre à ce témoignage de la vertu de la Croix; car si vous dites que le diable fit cela pour faire le matois, saint Amphiloche vous remontre que, par ce miracle, les catholiques furent consolés et plusieurs ariens se convertirent: quel avantage donc eût recherché le diable en cette affaire? et je vous remontre que vous n’avez pas assez d’honneur pour rendre suspect saint Basile de magie ou sorcelage, ni saint Amphiloche de mensonge ou fadaise. Si vous dites que saint Amphiloche attribue le miracle à la vertu de l’oraison, c’est ce que je veux: car le signe de la Croix est une partie de l’oraison que fit saint Basile, tant sur le peuple le bénissant, que sur les portes les signant; et à quel autre effet l’eût-il employé?

Une dame carthaginoise avait un chancre au tétin, mal, selon l’avis d’Hippocrate, du tout incurable; elle se recommande à Dieu, et, s’approchant Pâques, elle est avertie en sommeil d’aller au baptistère et se faire signer de la Croix par la première femme baptisée qu’elle rencontrerait: elle le fait, et soudain elle est guérie. Le traiteur, à ce coup, est bien empêché; il chancelle, et ayant fait le récit de l’histoire très impertinemment, tâche de se dérober à cette pointe que lui avait jetée le placard. Quant au récit, il le fait ainsi: «Une certaine dame de Carthage fut guérie d’un chancre à la mamelle, ayant été avertie en dormant de remarquer avec le signe de la Croix la première femme baptisée qui viendrait au-devant d’elle.» Cela n’est aucunement ni vrai ni à propos, car elle ne fut point avertie de remarquer l’autre avec le signe de la Croix, mais de se faire signer elle-même du signe de la Croix sur le lieu du mal. Le désir de reprendre offusque ces pauvres réformeurs. Quant à la réponse, il la fait à son accoutumée, sans jugement ni candeur, à savoir, que cette dame «s’était adressée auparavant au seul Dieu», auquel elle rapporta sa guérison, et non à aucun signe. C’est être insensé, car qui dit jamais qu’aucune guérison ou miracle, fait ou par le signe de la Croix ou autrement, doive être rapporté à autre qu’à Dieu seul, qui est le Dieu de toute consolation (II Cor., i, 3)? Notre différend gît à savoir si Dieu emploie le signe de la Croix à faire des miracles par les hommes, puisque c’est chose hors de doute qu’il emploie bien souvent plusieurs choses aux effets surnaturels. Le traiteur dit que non, et ne sait pourquoi nous disons que oui et le prouvons par expérience; est-ce pas ineptie de répliquer que c’est Dieu qui fait ces miracles, puisqu’on ne demande pas qui les fait, mais comment et par quels instruments et moyens? C’est Dieu qui la guérit, et pouvait la guérir sans la renvoyer à l’autre femme qui la signa; il ne veut pas, mais la renvoie à ces moyens desquels il se veut servir. Voulons-nous être plus sages que lui, et dire que ces moyens ne sont pas sortables? il lui plaît que nous les employions, les voulons-nous rejeter? Or c’est saint Augustin qui est auteur de ce récit, et l’estime tellement propre à la louange de Dieu, qu’il dit tout suivant qu’il avait fort tancé cette dame guérie de ce qu’elle n’avait pas assez publié ce miracle. Un bon huguenot, au contraire, l’eût fait enterrer bien avant, et ce, par zèle de la pureté réformée; mais ces grandes âmes anciennes se contentaient de la pureté formée.

Au demeurant, l’oraison du signe de la Croix était en si grand crédit en l’ancienne et primitive Église, qu’on l’employait à toutes rencontres; on s’en servait comme d’un général préservatif de tous malheurs, en mer, en terre, comme dit saint Chrysostome, dans les corps des bêtes malades, et en ceux qui étaient possedés du diable. Saint Martin protestait de percer toutes les escadres des ennemis et les outrepasser, pourvu qu’il fût armé du signe de la Croix; saint Laurent guérissait les aveugles par icelui; Paula mourant, se signa la bouche de la Croix; saint Gordius martyr, devant aller au tourment en la ville de Césarée, il y alla joyeusement s’étant muni du signe de la Croix, dit saint Basile. Ainsi, le grand saint Antoine, rencontrant ce monstre sylvestre, faune ou hippocentaure, qui le vint trouver alors qu’il allait voir saint Paul premier ermite, il fit incontinent le signe de la Croix pour s’assurer. Ou je ne puis oublier le Livre de Mathias Flaccus Illyricus, augmenté à Genève, intitulé Cathalogus testium veritatis, lequel, par une authentique impudence, citant saint Antoine contre nous en son rang, dit qu’il a lu sa vie et n’a pas trouvé qu’il ait employé le signe de la Croix. jusqu’à quand trompera-t-on ainsi les peuples? Certes, les témoignages que j’ai cités au chapitre précédent sont pris dans saint Athanase, et celui-ci dans saint Jérôme. Or, j’ai dit qu’en ces occasions la Croix avait vertu comme une oraison fort vigoureuse, dont il s’ensuit que les choses signées ont une particulière sainteté, comme bénites et sanctifiées par ce saint signe et par cette célèbre oraison, extrêmement prégnante, pour être instituée, approuvée et confirmée par Jésus-Christ et par toute son Église. Si que les Anciens faisaient grande profession de prier Dieu levant les bras haut en forme de croix, comme il apparaît de mille témoignages, mais surtout de celui que j’ai produit de l’ancien Origène, ci-dessus: par où, non seulement ils faisaient comme un perpétuel signe de Croix, mais mortifiaient encore la chair, imitant Moïse qui surmonta Amalech alors qu’il priait Dieu en cette sorte (Exod., xvii, 11), figurant et présageant la Croix de Notre Seigneur qui est la source de toutes les faveurs que peuvent recevoir nos prières. Saint Cyprien, saint Grégoire de Nazianze et mille autres très anciens nous enseignent ainsi.

 

FIN DU Troisième LIVRE

 

 Accueil     Saint François de Sales      Défense de l'Etendard de la Sainte Croix