DEFENSE
DE L’ÉTENDARD DE LA
SAINTE CROIX
LIVRE PREMIER
DE L’HONNEUR ET VERTU
DE LA VRAIE CROIX
CHAPITRE PREMIER
Du nom et mot de croix
La croix et son nom
étaient horribles et funestes, jusqu’à ce que le Fils de Dieu, voulant
mettre en honneur les peines et travaux et le crucifiement, sanctifiât
premièrement le nom de croix, si bien qu’en l’Évangile il se trouve
presque partout en une signification honorable et religieuse: Qui ne
prend sa croix, disait-il, et ne nient après moi, n’est pas digne
de moi (Matt., X, 38; Luc, IX, 23). Donc le mot de croix,
selon l’usage des chrétiens, signifie parfois les peines et travaux
nécessaires pour obtenir le salut, comme au lieu que je viens de citer;
parfois aussi, il signifie une certaine sorte de supplice duquel on
châtiait jadis les plus infâmes malfaiteurs; et autrefois, l’instrument
ou gibet sur lequel ou par lequel on exerçait ce tourment.
Or, je parle ici de la
croix en cette dernière façon, et non pour toutes sortes d’instruments
de supplice, mais pour celui-là particulier sur lequel Notre Seigneur
endura. Entendez donc toujours quand je parlerai de la Croix, de sa
vertu et de son honneur, que c’est de celle de Jésus-Christ de laquelle
je traite: donc j’admire le traiteur qui présuppose que nous séparions
la Croix de Jésus-Christ d’avec Jésus-Christ même, sans aucune
dépendance de celui-ci. Ainsi, voulant montrer que les passages des
anciens Pères cités dans les placards ne sont pas bien entendus, il
parle en cette sorte: «Quelques passages des Anciens y sont
allégués, mais hors et bien loin du sens des auteurs; car, quand les
Anciens ont parlé de la Croix, ils n’ont pas entendu de deux pièces
traversantes l’une sur l’autre, ainsi du mystère de notre rédemption,
dont le vrai sommaire et accomplissement a été en la Croix, mort et
passion de Jésus-Christ; et cette équivoque ou double signification de
croix, n’étant aperçue par les sophistes, fait qu’ils errent et font
errer.» Voilà un bien téméraire juge de notre suffisance, qui croit
qu’une distinction si aisée et fréquente nous soit inconnue. Je laisse
ce qu’en disent les doctes Bellarmin, livre II de Imag., chap.
xxiv, ad. 3, et
Justus Lipsius, livre I de Cruce; mais le seul Calepin en fait la
raison. Or, est-il certain que deux pièces de bois, de pierre, ou de
quelque autre matière, traversantes l’une à l’autre font une croix, mais
elles ne font pas pour cela la Croix de Jésus-Christ, de laquelle seule,
et non d’aucune autre, les chrétiens font état.
Les Pères donc parlent
bien souvent du tourment et de la crucifixion de Notre Seigneur, mais
ils parlent bien souvent aussi de la vertu et de l’honneur de la Croix,
sur laquelle cette crucifixion a été faite. Et je ne sais si le traiteur
trouvera jamais au Nouveau Testament que le mot de croix soit pris
immédiatement et principalement pour le supplice de la crucifixion, au
moins quant aux passages qu’il cite à cette intention. «Que par le sang
de la Croix de Christ notre paix a été faite»: il s’entend bien plus
proprement du sang répandu sur le bois de la Croix, que non pas, comme
dit le traiteur, de toutes les souffrances de Notre Seigneur, desquelles
une grande partie ayant été endurées en l’âme, elles ne peuvent être
appelées sang de la Croix.
La Croix donc de
Jésus-Christ, de laquelle je parle, peut être considérée en trois
sortes: ou en elle-même, qui est celle que notre Sauveur porta sur ses
épaules et sur laquelle il fut attaché; ou en son image et
représentation permanente; ou en un signe et cérémonie fait par le
simple mouvement de la main. Et de toutes les trois façons la Croix se
rapporte à Jésus-Christ, duquel elle a plusieurs grandes vertus et
dignités, ainsi que nous montrerons distinctement ci-après.
CHAPITRE II
Que la Croix a une
grande vertu et doit être honorée
Preuve première: parce
que le traiteur confesse être écrit de celle-ci
Le traiteur,
parlant du bois de la vraie Croix, dit ainsi: « De cette Croix nous
lisons que Jésus-Christ et Simon l’ont portée sur le mont de Calvaire,
où elle fut dressée, que Jésus-Christ y fut cloué et l’écriteau attaché
I.N.R.I., que Jésus y rendit l’esprit, y eut le côté percé, et que son
corps en fut descendu. Outre ces points nous n’en lisons rien… nous ne
voyons point de témoignage en la Parole de Dieu écrite par les Prophètes
et Apôtres, ni dans les exemples et pratique de ceux-ci, qui nous puisse
ou doive induire à attribuer quelque vertu à un tel bois… Or, entre les
vrais chrétiens, ce qui n’est point écrit en la Parole de Dieu est tenu
pour chose nulle et non étant… nous concluons donc que Dieu n’a point
voulu telle vertu être adhérente au bois de la Croix de son Fils…» C’est
ici le grand, ou plutôt l’unique argument de ce traiteur contre la
doctrine catholique de la vertu de la Croix, et n’en a aussi presque
qu’un semblable contre l’honneur de celle-ci. Voyons donc combien il
vaut.
Et premièrement, qui ne
voit combien la conséquence est peu judicieuse? Présupposons, je vous
prie, que ce qui n’est point écrit soit tenu pour chose nulle, et qu’il
n’y a rien en l’Écriture de la vraie Croix que ce qu’en rapporte le
traiteur: la conclusion néanmoins serait misérable, de dire que Dieu n’a
point voulu que le bois de la Croix de son Fils eût quelque vertu. Tout
au contraire, il faudrait plutôt inférer: donc, Dieu a voulu qu’en ce
saint bois il y eût quelque grande vertu. La Théologie ne détruit pas
l’usage de raison, elle le présuppose; elle ne le ruine pas, quoi
qu’elle le devance; et la vraie raison porte ce discours: si l’Écriture
témoigne que l’attouchement et possession des serviteurs a donné pouvoir
et vertu aux choses les plus viles et abjectes, par là elle témoigne
assez que l’attouchement et possession du Maître a donné un plus grand
pouvoir et vertu aux choses, pour viles qu’elles soient d’elles-mêmes.
Certes, l’un se tient à l’autre, et par la vertu de la chose moindre est
assez entendue la vertu de la chose plus grande, au moins en l’école des
bons entendeurs. Disons ainsi: Jésus-Christ a porté sur ses épaules la
sainte Croix, y a été cloué, y a rendu l’esprit et répandu son sang;
quelle vertu, donc, devons-nous estimer qu’elle ait, puisque Élisée
estima bien qu’au toucher de son bâton un mort peut ressusciter (IV
Reg., iv, 29), et qu’il
fit, avec le manteau de son maître Élie, la division miraculeuse des
eaux (ibid., ii, 14); puisque Moïse fit tant de merveilles avec sa
baguette (Exod., xv, 3-4);
puisque la verge assignée à Aaron fleurit tout aussitôt contre toutes
les lois de la saison (Num., xvii,
8); puisque les mouchoirs de saint Paul (Act.,
xix, 12), et jusqu’à
l’ombre même de saint Pierre (ibid.,
v, 15), faisaient tant de
miracles: si Dieu, pour la gloire de son Fils, a tant baillé de force au
bâton, aux verges, aux manteaux, aux ombres des serviteurs, que
n’aura-il baillé au Bâton de son Fils, à son Trône, à sa Chaire, à son
Autel?
Ainsi répond-on à la
demande faite par le traiteur: «Si l’esprit de Dieu fait mention de ce
qui touchait aux serviteurs, pourquoi n’a-t-il parlé de ce qui a touché
le Maître?» Car, outre ce qu’il en a parlé par la Tradition, je dis que
parlant de l’un c’était assez parler de l’autre, par une conséquence
tant aisée qu’il n’était besoin de l’exprimer. La vertu qui se trouve
aux ruisseaux pour être sortis d’une telle source, se trouve beaucoup
plus, et à plus forte raison, en la source même; dire autrement, c’est
ruiner la raison: Le serviteur n’est point plus que le seigneur, ni
le disciple que le maître (Matt.,
x, 24). Donc, ce que
le traiteur confesse et reconnaît être écrit de la sainte Croix
suffirait, quand nous n’aurions autre, pour nous faire croire qu’elle a
beaucoup de vertu et qu’on lui doit un grand honneur.
CHAPITRE III
Qu’il ne faudrait
laisser d’honorer la Croix et sa vertu, quoiqu’il n’y fût rien en écrit
de celle-ci
Preuve seconde
Voilà donc la grande
conséquence du traiteur rompue; et je dis, secondement que la
proposition générale qu’il avance, « qu’entre les bons chrétiens ce
• qui n’est point écrit
en la Parole de Dieu est tenu
• pour chose nulle »,
n’étant pas écrite elle-même, doit être tenue pour nulle, comme aussi
elle est très fausse. Dites-moi, je vous prie, traiteur, ne
baptisez-vous pas les enfants mâles et femelles? et ne tenez-vous pas
que les personnes baptisées par les hérétiques, impies et idolâtres,
tels que vous nous appelez, n’ont besoin d’être rebaptisées? Calvin,
Bèze, Viret ne furent onques baptisés par autre main que par celle des
prêtres; et vous me semblez, à votre langage, non seulement d’être sorti
d’entre nous, mais encor d’avoir été ou prêtre ou moine, tant vous
faites profession en votre traité de savoir le Bréviaire. Vous avez donc
été baptisé, si vous estes tel, par ceux que vous appelez idolâtres;
comme vous tenez-vous donc pour bien baptisé? Car l’Écriture ne dit rien
en exprès, ni du baptême passif des petits enfants en général, et
beaucoup moins des femelles, ni du baptême actif des hérétiques.
L’observation du
dimanche au lieu du sabbat, la coutume d’avoir des parrains au baptême,
d’y imposer les noms, de célébrer ce sacrement et celui du mariage en
l’église solennellement: où trouvez-vous que cela soit écrit? Et votre
façon de ne faire la Cène qu’en certain temps de l’année, et le matin,
de la bailler aux femmes plutôt qu’aux petits enfants, ce sont façons
qui ne sont ni peu ni prou ordonnées en l’Écriture: au contraire, tous
les jours on faisait la Cène parmi les disciples (Act.,
ii, 42, 46); elle fut
instituée au soir, et entre de seuls hommes. Vous parlez donc mal,
écrivant que vous rejetez toutes cérémonies avancées outre et sans
parole de Dieu, si vous ne confessez qu’il y a une parole de Dieu hors
de l’Écriture.
Item, vous
mangez les bêtes suffoquées, et le sang; en quelle Écriture trouvez-vous
que ce soit loisible? Le Saint Esprit et les Apôtres l’ont expressément
défendu (Act., xv, 28-29),
et vous ne trouvez point que cette prohibition ait été révoquée en
l’Écriture; car les permissions générales des viandes ne s’étendent
point contre cette prohibition particulière, pour mettre en usage le
sang et le suffoqué, non plus que la chair humaine et le bien d’autrui.
D’avantage, le Canon des Écritures, tel que les luthériens, ou vous, le
produisez (car en ceci le saint esprit des luthériens et le vôtre ne
sont pas d’accord), ne se trouve en aucune part de l’Écriture. Et tout
cela, le tenez-vous pour néant et chose nulle? Pour vrai, votre belle
proposition vous rend faux chrétien, puisque entre les vrais chrétiens
ce qui n’est pas écrit est tenu pour néant et que vous observez tant de
choses non écrites; ou elle vous rend imposteur, étant si fausse, comme
vous devez la confesser.
Mais, pour Dieu, penses
un peu a ceci: les Écritures anciennes ne témoignaient aucunement de la
vertu de l’eau de la Piscine, et toutefois, tant s’en faut que ceux qui
y avaient recours ayant été repris et censurés comme superstitieux, pour
reconnaître une vertu en cette eau sans aucun témoignage de l’Écriture,
qu’au contraire Notre Seigneur a honoré leur créance d’un célèbre
miracle, et saint Jean d’une très assurée attestation (Jean,
v, 2 sq.). Item,
ceux qui portaient leurs malades à l’ombre de saint Pierre (Act.,
v, 15), et les mouchoirs de
saint Paul à leurs malades (ibid.,
xix, 12), pour obtenir
quelque miraculeuse guérison; et la femme qui toucha le bord de la robe
de Notre Seigneur (Matt., ix,
20-22; Luc, viii, 43 sq.)
a même intention, ou avaient-ils trouvé ces recettes en l’Écriture
sainte? Et néanmoins leur foi est louée et leur désir accompli. Si donc
ces fidèles ont raisonnablement prisé la vertu de la Piscine, de
l’ombre, des mouchoirs et de la robe sainte, sans aucune autorité de
l’Écriture, pourquoi ne pourront les chrétiens, mais ne devront,
beaucoup espérer de la vertu de la Croix de Dieu quoique l’Écriture n’en
fît aucune mention?
Je trouve votre
proposition extrêmement hardie et trop générale: « Ce qui n’est écrit,
dites-vous, est tenu comme nul. » Ceux qui ont disputé devant vous
contre les saintes Traditions ne sont pas si âpres au métier.
Chandieu, l’un des rusés écrivains pour votre nouveauté, confesse que
les choses qui ne sont pas nécessaires au salut peuvent être bonnes et
recevables sans Écriture, mais non pas les choses nécessaires au salut.
C’est sa distinction perpétuelle qu’il a faite au traité contre les
traditions humaines; mais vous parlez absolument, sans borne
ni mesure.
Je sais ce que vous
répondez à l’exemple des mouchoirs de saint Paul: c’est «que Dieu a
voulu par de tels miracles honorer l’Apostolat de saint Paul…» Et
pourquoi, je vous prie, n’aura-t-il voulu honorer de pareils miracles la
majesté du Maître de saint Paul, à ce que ceux qui ne l’avaient point vu
en face fussent persuadés que celui que Dieu autorisait par de tels
miracles était le vrai Messie? « Mais il y a ce que nous avons dit,
répliquez-vous, à savoir que tels miracles» des mouchoirs de saint Paul
«sont attestés par la Parole de Dieu, ce qu’on ne peut dire du bois de
la Croix.» À quoi je dis que la vertu des autres reliques fait suffisant
témoignage pour celle-ci, et que plusieurs choses ne sont attestées en
l’Écriture, qui ne laissent d’être très assurées; ce que j’ai jusqu’ici
prouvé.
Voyons maintenant quelle
couleur d’honnêteté vous baillerez à ces inepties. Vous citez «l’épître
aux Hébreux (chap. vii, 3),
où il est dit que Melchisédech était sans père et sans mère, pour cette
seule raison, dites-vous, que l’Écriture ne parle aucunement du père ni
de la mère de celui-ci, encor qu’il soit très certain qu’il a eu père et
mère comme les autres hommes». Ce sont vos propres paroles, sur
lesquelles j’aurais beaucoup à dire. 1. J’admire cette témérité, qui
voulant rendre douteuse la vertu de la sainte Croix parce que l’Écriture
n’en dit mot, tient néanmoins que Melchisédech eut père et mère, quoique
l’Écriture non seulement n’en dise rien mais dit au contraire qu’il
n’avait ni père ni mère. 2. Je dis que saint Paul ne dit pas que
Melchisédech n’a jamais eu ni père ni mère, mais seulement qu’il était
sans père et mère; ce qui se peut entendre du temps auquel il fit les
choses qui sont touchées en l’épître aux Hébreux, pour lesquelles il
représentait Notre Seigneur. 3. L’Apôtre le produit comme la Genèse l’a
décrit (chap. xiv, 18 sq.),
car c’était en cette sorte qu’il représentait Notre Seigneur: or, la
Genèse ne décrit point sa généalogie, pour tant mieux l’apparier à Notre
Seigneur; dont l’Apôtre, qui veut montrer que l’ancienne Écriture n’a
pas omis la généalogie de Melchisédech sans mystère, dit qu’il était
sans père et mère. Il applique donc le mystère de l’omission de la
généalogie de Melchisédech, sans tenir pourtant les père et mère de
Melchisédech pour nuls, mais seulement pour non écrits et
mystérieusement celés en l’Écriture. Et de fait il explique ce qu’il
veut dire quand il écrit qu’il était sans père et sans mère,
alors qu’il ajoute sans généalogie, comme s’il disait: ce que
j'ai dit qu’il était sans père et sans mère, c’est en tant qu’on ne lui
a point fait de généalogie; comme remarque très bien saint Athanase sur
ce lieu. 4. J’ai pitié de votre aveuglement, qui voulez que saint Paul
tienne pour nul ce qui n’est pas écrit de Melchisédech, et ne voyez pas
que saint Paul, en cette épître même (chap.
v,
ii), tient pour très
importante une doctrine qu’il avait à dire du sacerdoce selon l’ordre de
Melchisédech, laquelle néanmoins vous ne me sauriez montrer être écrite
en aucun lieu, sinon dans le cœur de l’Église. Certes, saint Athanase ne
peut entendre comme saint Paul a pu savoir que dans l’Arche du Testament
il y eut la manne et la verge d’Aaron, puisque, au livre des Rois (III,
viii, 9) et aux
Paralipomènes (II, v, 10),
il est dit que dans cette Arche-là il n’y avait autre que les tables de
la Loi, sinon disant qu’il l’a appris de Gamaliel et de la Tradition. Si
vous en savez quelque autre chose, produisez-la; autrement, confessez
que saint Paul ne tient pas pour nul ce qui n’est pas écrit. Autant en
dirai-je de ce que saint Paul dit (Héb.,
ix, 19, 21), que Moïse
prenant le sang des veaux et boucs avec de l’eau et de la laine pourprée
et de l’hysope, il en arrosa le livre et tout le peuple, le tabernacle
et tous les vaisseaux du service; car la plupart de ces
particularités ne se trouvent point écrites, non plus que les père et
mère de Melchisédech. Encore que saint Paul dirait absolument que
Melchisédech n’avait jamais eu ni père ni mère, la seule raison n’en
serait pas parce que l’Écriture n’en dit mot, car il en pourrait avoir
des autres: comme serait que ses père et mère fussent inconnus, Quia
ejus generatio subobscurior fuerit, dit saint Athanase (ainsi
parlons-nous des enfants trouvés); ou qu’ils fussent païens et de ceux
desquels la mémoire périt avec le son (Ps.,
ix, 7), et sont tenus pour
nuls, non pour n’être enrôlés en l’Écriture sainte, mais pour ne pas
l’être au Livre de vie. Ainsi saint Irénée, Hippolyte et plusieurs
autres, rapportés par saint Jérôme en l’épître ad Evagrium,
tiennent qu’il était de race cananéenne, et partant gentil et païen,
quoique saint et fidèle de religion, aussi bien que le patriarche Job.
CHAPITRE IV
Preuve troisième de la
vertu et honneur de la Croix:
par un passage de
l’Écriture
outre ceux que le
traiteur avait allégués
Reste maintenant à voir,
pour le troisième, si ce traiteur a fidèlement rapporté tout ce que
l’Écriture touche de la Croix, pour pouvoir si résolument dire, comme il
fait en sa première proposition, qu’outre cela nous n’en lisons rien. Et
pour vrai il est très ignorant ou très impudent imposteur; car, outre
infinité de beaux points qui sont semés en l’Écriture touchant la sainte
Croix de Notre Seigneur, desquels une partie sera produite après selon
que nous les rencontrerons sur notre propos, en voici un tant
considérable, que même tout seul il pourrait suffire pour établir la
créance catholique: c’est que la sainte Croix est appelée Croix de
Jésus (Matt., xxvii,
32;Marc, xv, 21; Jean,
xix, 17, 25), car, que pouvait-on dire de plus honorable de
cette Croix?
C’est ici où j’appelle
le traiteur pour se voir honteux, s’il n’a point de front, d’avoir si
indignement parlé de cette sainte Croix, alors qu’il la veut rendre
semblable en sainteté aux cruelles mains des bourreaux qui fouettèrent
et crucifièrent Notre Seigneur, et à l’infâme et déloyale bouche de
Judas qui le baisa. Sa raison est, parce que si la Croix a quelque
vertu, c’est pour avoir touché au corps de Notre Seigneur: or, ces mains
et ces lèvres le touchèrent aussi bien que la Croix, elles en auront
donc reçu une vertu égale. « Ce qu’étant absurde, il l’est encor plus de
dire que du bois n’ayant vie, par un seul attouchement, ait été rendu
susceptible de saincteté; car, si cette vertu a été conférée à ce bois
pour ce que le Christ y a souffert, pareille vertu doit avoir été en
ceux par qui il a souffert.» Voilà son dire; mais je lui oppose que la
Croix est la Croix de Jésus, et que les mains et lèvres des
ennemis de Notre Seigneur ne sont ni mains, ni lèvres de Jésus, mais de
Malchus, de Judas et tels autres garnements, qui, étant impies et
méchants, ont rendu participantes de leurs méchancetés toutes leurs
parties; si la mauvaise âme dont elles étaient animées faisait
résistance aux précieux attouchements de Notre Seigneur, par lequel sans
cela elles pouvaient être sanctifiées, là ou en la Croix il n’y a point
de contrariété à la sanctification. Et le traiteur est digne de
compassion quand il fait force en ce que la Croix est inanimée et les
crucifieurs vivants, pour montrer que la Croix est moins susceptible de
sainteté que les crucifieurs; car, puisqu'on traite ici d’une vertu
surnaturelle et gratuite, l’être vivant n’y fait rien, mais bien souvent
y nuit, par l’opposition que l’âme fait à la grâce. Ainsi ne fut point
sanctifié le diable, quoiqu’il portât Notre Seigneur sur le faîte du
Temple (Matt., iv, 5) et le
touchât, en certaine façon, par l’application de son opération.
Or certes, tout ce qui a
été particulièrement à Dieu, ou à Jésus-Christ son Fils, a été doué
d’une spéciale sanctification et vertu. Tous les coffres, tous les
édifices, tous les hommes sont à Dieu qui est le suprême Seigneur;
néanmoins, ceux qui lui sont spécialement dédiés sont coffres de Dieu,
maisons de Dieu, hommes de Dieu, jours de Dieu, et sont sanctifiés avec
des particuliers privilèges; non qu’ils soient employés à l’usage de
Dieu, car tout cela ne lui sert à rien, oui bien à nous pour l’honorer
tant mieux. Mais les choses lesquelles le Fils de Dieu a employées pour
le service de son humanité et à faire notre rédemption ont ce
particulier avantage, qu’elles lui ont été dédiées, non seulement à son
honneur. mais encore pour son usage, selon l’infirmité à laquelle il
s’était réduit pour nous tirer de la nôtre: et celles-ci, outre la
sainteté, ont eu des très grandes vertus et dignités. L’exemple de la
sainte robe de Notre Seigneur joint de tous côtés à notre propos.
N’eut-elle pas une grande vertu, puisque, au toucher du fin bord de
celle-ci, cette grande et tant incurable maladie des hémorroïdes fut
guérie (Luc, viii, 43-44)?
Aussi avait-elle les conditions que je disais: elle avait touché Notre
Seigneur sans aucune résistance à sa grâce; et non seulement l’avait
touché, mais elle était sienne, dédiée à son usage; Si je touche le
bord de sa robe, disait cette pauvre femme, je serai guérie
(Matt., ix, 21); elle ne
dit pas, le bord de la robe qui le touche, mais le bord de sa robe.
Ainsi dis-je que la Croix est sanctifiée, non seulement par
l’attouchement de Notre Seigneur, qui comme un baume précieux parfumait
tout ce qui le touchait, quand il n’y avait point de résistance au
sujet; mais est encore beaucoup plus sanctifiée pour avoir été propre de
Notre Seigneur, son instrument pour notre rédemption, et consacrée à son
usage, dont elle est dite Croix de Jésus.
Et certes le traiteur
voulant rire est ridicule quand il veut rendre comparable le falot à la
Croix; car, s’il n’est du tout hors de cervelle, il doit avoir considéré
que le falot n’était pas à Notre Seigneur, ni ne le toucha point; aussi
ne le tiendrait-on pas pour relique, non plus que la lanterne, mais
seulement pour une marque d’antiquité. Quant à la corde, l’éponge, le
fouet, la lance, nos Anciens, comme saint Athanase, les appellent saints
et sacrés, et nous les honnorons comme reliques et précieux instruments
de notre salut, mais non en pareil degré que la Croix, car ces choses ne
furent point rendues propres à Notre Seigneur, et n’avaient rien que le
simple attouchement de celui-ci, dont l’Écriture ne les appelle pas
fouet et éponge de Jésus, comme elle fait de la Croix.
Cependant c’est un trait
de charlatan d’appeller le fouet, l’échelle, la corde, l’éponge, le
falot, saints et saintes, sans aucun article: «sainte corde», dit le
traiteur, «sainte éponge, saint fouet, saint falot», car notre langue ne
permet pas que l’on traite ainsi, sinon des noms propres et
particuliers, comme Pierre, Paul, Jean; mais des noms généraux et
communs, comme lance, fouet, éponge, on ne s’en sert qu’avec l’article
pour les déterminer: le saint fouet, la sainte corde,
la sainte lance. Or le traiteur fait ce trait pour faire croire,
sans le dire, à son simple lecteur déjà embabouiné, que nous tenons le
falot ou le fouet de la Passion pour saintes personnes, car ce sont les
risées ordinaires des reformeurs, et veut ainsi surprendre l’imagination
du pauvre peuple. Ou peut-être il a voulu (si par fortune il était point
ministre) canoniser lanterne, fouet, échelle, falot et, comme il dit,
«ceux par lesquels Notre Seigneur a enduré», pour rendre saint et
canonisé ministre; car entre les personnes racontées par les
Évangélistes, qui tourmentèrent Notre Seigneur, il y avait force
ministres, c’est-à-dire, sergents, sbires, bourreaux, tueurs. Voulant
donc tirer la sainteté du fouet de la sainteté de la Croix, il voudrait
encore à même joindre à la liste de ses saints, saint Ministre, qui
serait un saint bien nouveau et inconnu.
Mais, redisons en un mot
ce que nous avons déduit pour apparier la Croix à la robe de Notre
Seigneur. Vous avies dit, traiteur, que ce qui n’est écrit est nul entre
les vrais fidèles; la dévote malade n’avait point lu qu’elle serait
guérie à l’attouchement de la robe de Notre Seigneur, néanmoins elle le
croit, et sa foi est approuvée. Elle croit chose non écrite et ne
la tient point pour nulle, aussi la trouve-t-elle vraie: pourquoi donc
reprendrez-vous en moi une pareille créance sur un pareil sujet? Que
dites-vous donc? vous ne lisez rien de la Croix, sinon que Notre
Seigneur l’a portée, y a rendu l’esprit? Qu’est-ce que cette pauvre
malade avait vu de la robe, sinon que Notre Seigneur la portait? Elle
n’y vit point le sang du Sauveur répandu, comme on l’a vu en la Croix,
et la conséquence qu’elle en fit d’en pouvoir guérir fut si bonne
qu’elle lui donna la santé. Pourquoi me garderez-vous de faire, dire et
croire la même conséquence de la très sainte Croix? Le traiteur croit
bien nous arrêter en ce discours quand il dit que c’est «une
erreur très pernicieuse d’attribuer au «bois de la Croix ce qui est
propre au seul Crucifié… et que dans les choses supernaturelles Dieu y
besogne par vertu miraculeuse non attachée à signe ni à figure». Et
semblables autres paroles répandues en tout son traité, par ou il veut
faussement persuader que nous attribuons à la Croix une vertu en
elle-même, independante et inhérente. Mais jamais catholique ne dit
cela. Nous disons seulement que la Croix, comme plusieurs autres choses,
a une vertu assistante qui n’est autre que Dieu même, qui, par la Croix,
fait les miracles quand bon lui semble en temps et lieu, ainsi qu’il le
déclara lui-même de sa robe quand il guérit cette pauvre femme; car il
ne dit pas: j'ai senti une vertu sortie de ma robe, mais, j’ai apperçu
une vertu sortir de moi (Luc.,
viii, 45-46); et tout de
même n’avait-il pas dit: qui est-ce qui a touché ma robe? mais plutôt,
qui est-ce qui m’a touché? Comme donc il avoua que toucher sa
robe par dévotion c’est le toucher lui-même, aussi fait-il sortir de lui
la vertu necessaire à ceux qui touchent sa robe. Pourquoi ne dirai-je de
même que c’est Notre Seigneur qui est la vertu, non inhérente a la
Croix, mais bien assistante? laquelle est plus grande ou moindre, non
pas selon elle-même, car étant vertu de Dieu et Dieu même elle est
invariable, toujours une et égale, mais elle n’est pas toujours égale en
l’exercice et selon les effets; car en quelques endroits, en certains
lieux et occasions, il fait des merveilles et plus grandes et plus
fréquentes que non pas aux autres. Que ce traiteur donc cesse de dire
que nous attribuons à la Croix la vertu qui est propre à Dieu: car la
vertu propre a Dieu lui est essentielle, la vertu de la Croix lui est
assistante; Dieu est agissant en sa vertu propre, la Croix n’opère qu’en
la vertu de Dieu; Dieu est le premier auteur et mouvant, la Croix n’est
que son instrument et outil. Et tout ce qui se dit de la robe de Notre
Seigneur se lit de sa Croix avec une égale assurance, puisque la même
Église qui nous enseigne ce qui se lit de sa robe nous prêche ce qui se
dit de la Croix.
CHAPITRE V
Preuve
quatrième: par autres passages de l’Écriture
Ce que j'ai déduit
jusqu’ici montre assez combien est honorable le bois que Notre Seigneur
porta, comme un autre Isaac, sur le mont destiné, pour être immolé sur
celui-ci en divin Agneau qui lave les péchés du monde; mais voici des
raisons particulières inévitables.
Le sépulcre du Sauveur
n’a rien eu de plus que la Croix; il reçut le corps mort que la Croix
porta vivant et mourant, mais il ne fut point l’exaltation de Notre
Seigneur, ni instrument de notre rédemption, et néanmoins voilà le
prophète Isaïe (XI, 10) qui proteste que ce sépulcre sera glorieux:
Et erit sepulchrum ejus gloriosum. C’est un texte très exprès, et
saint Jérôme, en l’épître à Marcelle, rapporte ce trait d’Isaïe à
l’honneur que les chrétiens rendent à ce sépulcre, y accourant de toutes
parts en pèlerinage.
Davantage, Dieu est
partout, mais là où il comparait avec quelque particulier effet il
laisse toujours quelque sainteté, vénération et dignité. Ne voyez-vous
pas comme il rendit respectable le mont sur lequel il apparut à Moïse en
un buisson ardent? Lève tes souliers, dit-il, car la terre ou
tu es est sainte (Exod., iii,
5). Jacob ayant vu Dieu et les Anges en Béthel, combien tient-il ce lieu
pour honorable (Gen., xxviii,
16-17)? L’Ange qui apparut à Josué, dans les campagnes de Jéricho, lui
commanda de tenir ce lieu-là pour saint, et d’y marcher à pieds nus par
révérence (Josué, v, 16). Le mont de Sinaï (Exod.,
xix, 20 sq.), le temple de Salomon (III Reg.,
viii), l’Arche de
l’alliance et cent autres lieux, dans lesquels la majesté de Dieu s’est
montrée, sont toujours demeurés vénérables en l’ancienne Loi: comme
devons-nous donc philosopher du saint Bois sur lequel Dieu a comparu
tout embrasé de charité, en holocauste pour notre nature humaine? La
présence d’un Ange sanctifie une campagne, et pourquoi la présence de
Jésus-Christ, seul Ange du grand conseil, n’aura-elle sanctifié le saint
bois de la Croix?
Mais l’Arche de
l’alliance sert d’un très magnifique témoignage à la Croix: car si l’un
des bois pour être l’escabeau ou marchepied de Dieu a été adorable, que
doit être celui qui a été le lit, le siège et le trône de ce même Dieu?
Or, que l’Arche de l’alliance fût adorable, l’Écriture le monstre:
Adorez, dit le Psalmiste (Ps. XCVIII, 5;
cxxxi, 7), l’escabeau de ses pieds, car il est saint.
On ne peut gauchir à ce coup, il porte droit dans l’œil du traiteur pour
le lui crever, s’il ne voit que, si cet ancien bois seulement enduit
d’or, seulement marchepied, seulement assisté de Dieu, est adorable, le
précieux bois de la Croix, teint au sang du même Dieu, son trône, et
pour un temps cloué avec celui-ci, doit être beaucoup plus vénérable.
Or, que l’escabeau des pieds de Dieu ne soit autre que l’Arche,
l’Écriture le témoigne ouvertement (I Par.,
xxviii, 2); et qu’il le
faille adorer, c’est-à-dire vénérer, il s’ensuit expressément du dire de
David, où le vrai mot d’adoration est expressément rapporté à l’escabeau
des pieds de Dieu, comme savent ceux qui ont connaissance de la langue
hébraïque. Et de fait, Dieu avait rendu tant honorable cette sainte
Arche qu’il n’en fallait approcher que de bien loin (Josué,
iii, 4; I Reg.,
vi, 19), et Oza la touchant indignement en est incontinent
châtié à mort (II Reg., vi,
6-7). Bref, il n’était permis qu’aux prêtres et lévites de toucher et
manier ce bois (Num., iii, 31; iv,
19), tant on le tenait en respect.
Élisée garda
soigneusement le manteau d’Élie, et le tint pour honorable instrument de
miracle (IV Reg., ii,
13-14): pourquoi n’honorerons-nous le bois duquel Notre Seigneur
s’affubla au jour de son exaltation et de la nôtre? Que direz-vous de
Jacob qui adora le bout de la verge de Joseph (Héb.,
xi, 21)? n’eût-il pas
honoré la verge et sceptre du vrai Jésus? Esther baisa le bout de la
baguette d’or de son époux (Esther,
v, 2), et qui empêchera
l’âme dévote de baiser par honneur la baguette du sien? Je sais la
diversité des leçons que l’on fait sur le passage de saint Paul, mais
aussi sais-je que celle-là de la Vulgaire est la plus assurée et naïve,
même étant rapportée et confrontée avec ce qui est dit d’Esther; aussi
est-elle suivie par saint Chrysostome.
Qui ne sait que la Croix
a été le sceptre de Jésus-Christ, dont il est écrit en Isaïe (ix,
16), Duquel la principauté est sur son épaule? car tout
ainsi que la clef de David fut mise sur l’épaule d’Éliacim fils d’Helcias
(Isaïe, xxii, 22) pour le
mettre en possession de son pontificat, Notre Seigneur aussi prit sa
Croix sur son épaule, alors que, chassant le prince du monde, prenant
possession de son Pontificat et de sa Royauté, il attira toutes choses à
soi (Jean., xii, 32): comme
interprètent saint Cyprien au Livre second (chap.
xxi) contre les Juifs, et
saint Jérôme au Commentaire, et Julius Firmicus Maternus, qui vivait
environ le temps de Constantin le Grand, au livre De mysteriis
profanarum religionum (chap.
xxii), et plusieurs autres des Anciens; quoique Calvin sur
ce passage, sans autorité ni raison, se moque de cette interprétation,
l’appelant frivole. Et voilà un lieu en l’Écriture, touchant la Croix,
outre ceux que le traiteur a allégués quand il a bien osé dire qu’outre
cela il n’en lisait rien.
Le bois de la Croix a eu
des qualités qui le rendent bien vénérable; c’est qu’il a été le siège
de la Royauté de Notre Seigneur, comme dit le Psalmiste (Ps.
xcv, 9): Dites parmi
les nations que le Seigneur a régné par le bois, ainsi que lisent
les Septante, saint Augustin, saint Justin le Martyr, et saint Cyprien
qui remarque que l’écriteau qui fut mis sur le bout de la Croix, en
hébreu, grec et latin, déclara qu’alors se vérifiait le mystère prédit
par David; dont les Juifs, en haine des chrétiens, avaient raclé le mot
a ligno, comme dit Justin. La Croix a été l’Autel du
sacrifice de notre Rédempteur, comme va décrivant saint Paul en l’épître
aux Hébreux (chap. ix, 11
sq.); dont il dit, aux Colossiens (chap.
i, 20), que Notre Seigneur
a tout pacifié par le sang de sa Croix. C’est son exaltation
(Philip, ii, 8-9), c’est le
temple de ses trophées, où il effaça comme une riche dépouille
la cédule du décret qui nous était contraire (Coloss.,
ii, 14-15).
Mais quand il n’y aurait
autre que ce qu’elle est la vraie enseigne, le vrai ordre et vraies
armoiries de notre Roi, ne serait-ce pas assez pour la rendre vénérable?
Les coquilles, toisons et jarretières sont en honneur quand il plaît aux
princes de les prendre pour enseigne de leur ordre: combien sera plus
respectable la Croix du Roi des rois, qu’il a prise pour son enseigne?
De quoi voici la preuve tirée de l’Écriture, que le traiteur a laissée
par ignorance. N’est-ce pas chose bien remarquable que Notre Seigneur a
voulu prendre un de ses noms de la Croix, voulant qu’il lui demeurât
perpétuel, voire après sa résurrection, et comme la Croix est appelée
Croix de Jésus, qu’aussi Jésus fût nommé Jésus crucifié?
Cherchez-vous Jésus de Nazareth crucifié? Nous prêchons Jésus crucifié
(ICor., i, 23). J’ai
estimé ne rien savoir, sinon le seul Jésus et Jésus crucifié (ibid.,
ii, 2). Saint
Cyrille de Jérusalem a remarqué très expressément ce discours sur le
milieu de sa Catéchisation xiii.
Vous ne disiez mot de tout cela, petit traiteur: êtes-vous aveugle, ou
faites-vous le fin? il y a bien à dire entre témoigner que Jésus-Christ
a été crucifié, et dire qu’il s’appelle Crucifié. Où trouverez-vous
qu’un autre que ce Seigneur ait pris ce nom? Comme il est appelé
Galiléen de son pays, Nazaréen de sa ville, il est appelé Crucifié de sa
Croix. Quelle ineptie d’apparier les autres instruments de sa Passion à
celui-ci: car où trouvera-t-on que le Sauveur soit appelé fouetté, lié
et garrotté? et vous voyez qu’il prend comme nom Crucifié ou Crucifix.
Là où la distinction, si mal par vous ménagée, de la croix supplice et
de la croix instrument de supplice, ne saurait vous sauver; car la
crucifixion ne se fait pas par la fixation au supplice, mais à la croix
ou au gibet. Si donc Notre Seigneur a tant honoré la Croix qu’il a voulu
prendre un surnom de celle-ci, qui est-ce qui la méprisera?
Pour vrai le traiteur
serait bien désespéré, s’il voulait se servir de cet argument, tant
chanté parmi les Réformeurs, qu’il faut rejeter la Croix comme gibet de
notre bon Père, et que le fils doit avoir en horreur l’instrument de la
mort de son père. S’il allégua jamais cette ineptie: 1. on l’enferrerait
par son dire propre, quand il loue infiniment la mort, les
passions et les souffrances de Notre Seigneur, et à raison; mais si les
propres douleurs et afflictions sont aimables et louables, pourquoi
rejettera-on leurs instruments, s’il n’y a autre mal en eux que d’avoir
été instruments? Le fils ne peut avoir en horreur le gibet de son père,
s’il a en honneur la mort et souffrance de celui-ci; pourquoi
rejetterait-il les outils de ce qu’il honore? 2. On lui dirait que la
Croix n’a pas été seulement l’instrument des bourreaux pour crucifier
Notre Seigneur, mais aussi a été celui de Notre Seigneur pour faire son
grand sacrifice: ç’a été son sceptre, son trône et son épée. 3.
On lui opposerait que la Croix peut être considérée, ou comme moyen de
l’action des crucifieurs, ou comme moyen de la passion du Crucifix:
comme instrument de l’action elle n’est point du tout vénérable, car
cette action était un très grand péché; comme instrument de la passion
elle est extrêmement honorable, car cette passion a été une très
admirable et parfaite vertu. Or, Notre Seigneur prenant à soi cet
instrument et en étant le dernier possesseur, il lui a levé toute
l’ignominie, la lavant en son propre sang, dont il l’appelle sa Croix et
se surnomme Crucifix. Ainsi, l’épée de Goliath était horrible aux
Israélites, pendant qu’elle était au flanc de ce géant, laquelle par
après fut amie et prisable dans les mains du roi David (I Reg.,
xvii, 24, 51;
xxi, 9). Ainsi, la verge
d’Aaron ne fleurit point avant d’être destinée à la tribu de Levi, et
que le nom sacerdotal d’Aaron y fût inscrit (Num.,
xvii, 8). Et la Croix qui
auparavant était une verge sèche et infructueuse, des qu’elle fut dédiée
au Fils de Dieu et que son nom y fut attaché, elle fleurit et fleurira à
jamais a la vue de tous les rebelles. Ce palais est honorable, puisque
le Roi y a logé et l’a retenu par l’écriteau de son saint et vénérable
nom.
Je vous prie, enfin, de
vous ressouvenir de l’honneur que saint Jean portait aux souliers mêmes
de Notre Seigneur, il les prisait tant qu’il s’estimait indigne de les
toucher (Luc, iii, 16;
Jean, i, 27); qu’eût-il
fait s’il eût rencontré la Croix? Le parfait honneur s’étend jusqu’aux
moindres appartenances de celui que l’on aime.
CHAPITRE VI
Preuve cinquième: par le
sousterrement et conservation de la Croix
J’ai montré ci-devant
combien la Croix a de vertu, et combien nous avons de devoir de
l’honorer, par les conséquences tirées à droit fil des saintes
Écritures, où, comme vous avez vu, je n’ai pas eu beaucoup de peine à
répondre aux arguments de ma partie, puisque ayant fait toutes ses
propositions négatives, protestant de ne vouloir rien croire que ce qui
est écrit, il n’a toutefois produit qu’un passage de l’Écriture, employé
en un sens très impertinent. Maintenant donc, nous entrons en une
seconde manière de prouver la vertu et l’honneur de la Croix, c’est à
savoir, par le témoignage de ceux, par l’entremise desquels et
l’Écriture et tout le christianisme est venu jusqu’à nous, c’est-à-dire
des anciens Pères et premiers chrétiens, avec lesquels le traiteur fait
semblant d’avoir eu grand commerce, tant il discourt à plaisir de ce
qu’ils ont dit. C’est donc ici une preuve tirée du fait de nos
devanciers, laquelle présuppose que la vraie Croix de Notre Seigneur
(car c’est celle-là de laquelle nous parlons) leur soit venue à notice;
ce qu’aussi le traiteur tâche de nier le plus pertinemment qu’il lui est
possible. «Il semble, dit-il, que Dieu ait voulu prévenir l’idolâtrie,
laquelle néanmoins Satan a introduite au monde; car, comme il n’a point
voulu que le sépulcre de Moïse ait été connu, aussi n’y a-t-il point de
témoignage que Dieu ait voulu la Croix de son Fils venir en notice entre
les hommes.» Voilà ses propres paroles. Un menteur, s’il ne veut être du
tout sot, doit avoir la mémoire bonne. Ce traiteur, oubliant ce qu’il a
dit ici, ailleurs parle en cette sorte: «Nous ne nions pas que, pour
autoriser la prédication de l’Évangile rejetée alors par les païens
ayant la vogue presque par tout le monde, Dieu n’ait fait des miracles
au nom de Jésus-Christ crucifié. Et c’est ce que Athanase déclare au
commencement de son livre contre les idoles, qu’après la venue de la
Croix toute l’adoration des images a été ôtée, et que par cette marque
toutes déceptions des diables sont chassées.» Accordez, je vous prie,
cet homme avec lui-même. Pour prévenir, dit-il, l’idolâtrie, Dieu veut
la Croix de son Fils être cachée; par la marque de la Croix toutes
déceptions des diables sont chassées: la Croix abolit l’idolâtrie; la
Croix est cause de l’idolâtrie Qui ne voit la contrariété de ces
paroles? L’une ne peut être vraie, que l’autre ne soit fausse. Mais,
laquelle sera vraie, sinon celle que non seulement saint Athanase a
proférée, mais est enseignée par Jésus-Christ et les Prophètes, et crue
par toute l’ancienneté?
Pour vrai tous les
Prophètes (Isaïe, ii, 18;
xxxi, 7; Ezec.,
vi, 6;
xxx, 13; Osée,
x, 8; Michée,
i, 7; Mal.,
i, 11) ont prédit qu’à la venue de Notre Seigneur, par sa
Croix et passion, les idoles seraient abolies: Et non memorabuntur
ultra, il n’en sera plus mémoire, dit Zacharie (chap. xiii, 2). Et vous voulez au contraire, traiteur, que la
Croix soit une idole, et que l’idolâtrie ait été catholique,
c’est-à-dire universelle en l’Église de Jésus-Christ l’espace de mille
ans, et que la vraie religion ait été cachée en un petit fagot de
personnes invisibles et inconnues. Jésus-Christ proteste que si un jour
il est élevé en haut il tirera toutes choses à soi, et le
prince du monde sera chassé (Jean,
xii, 31-32); et vous
voulez que l’échelle de son exaltation ait déprimé et abattu son honneur
et service. Toute l’ancienneté s’est servie de la Croix contre le
diable, et vous dites que cette Croix est le trône de son idolâtrie.
Et quant à l’exemple que
vous apportez du sépulcre de Moïse, je ne sais comme il ne vous a ouvert
les yeux; car laissant à part la déshonnête comparaison que vous faites
entre les juifs et les chrétiens, quant au danger de tomber en
idolâtrie, ne deviez-vous pas raisonner en cette sorte: Dieu qui n’a pas
voulu que le sépulcre de Moïse ait été connu, pour prévenir 1’idolâtrie,
a toutefois voulu que le sépulcre de Notre Seigneur ait été connu et
reconnu en l’Église chrétienne, comme tout le monde sait et personne ne
le nie. C’est donc signe que le danger de l’idolâtrie n’est pas égal en
l’un des sépulcres et en l’autre. Et s’il n’y a pas lieu tant de danger
d’idolâtrie en la manifestation du sépulcre de Notre Seigneur, que pour
l’éviter il l’ait fallu tenir caché, pourquoi y en aura-t-il davantage
en la Croix?
Mais, ce dit le
traiteur, «il n’y a point de témoignage que Dieu ait voulu que la Croix
de son Fils vint à notice». Certes, voici une trop grande négative.
Saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Cyrille, saint Jérôme, saint
Paulin, saint Sulpice et Eusèbe, Théodoret, Sozomène, Socrate,
Nicéphore, Ruffin, Justinien et plusieurs autres très anciens auteurs,
sont des témoins irréprochables que Dieu a voulu que la Croix de son
Fils vînt à notice et fut trouvée. Or, voyons maintenant comment notre
traiteur enfile les raisons qu’il a pour sa négative.
«Car de dire, ce sont
ses paroles, que la Croix a été conservée et enterrée au lieu où elle
avait été érigée, qui était comme on devine le lieu où était enterré
Adam, cela n’a aucune vraisemblance; car, si on croit les Anciens, Adam
a été enterré en Hébron et non près de Jérusalem.» Voyez-vous comme il
extravague? Son intention était de prouver que la Croix n’était venue à
notice; il le prouve parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’elle ait été
enterrée là où elle est érigée. Ce qu’il ajoute du lieu où est enterré
Adam n’est qu’un incident, et le voilà qu’il se rue à le rejeter comme
si c’était son principal, sautant ainsi de matière en matière comme
vraie sauterelle de ce grand puits de l’Apocalypse (chap.
ix). Et n’est-ce pas une belle conséquence? la Croix n’est
pas enterrée là ou elle fut érigée, donc elle n’est pas venue à notice;
comme si elle n’eût peu venir à notice sans être enterrée au lieu où
elle fut dressée. Mais quant à ce qu’il ajoute de la sépulture d’Adam,
il montre combien il a peu de connaissance des Anciens, car la plus
grande troupe de ceux-ci a soutenu que la Croix fut plantée sur la
sépulture d’Adam; voici comme saint Augustin en parle: «Jérôme prêtre a
écrit qu’il a appris assurément des anciens et plus vieux Juifs,
qu’Isaac, de volonté, a été immolé là où depuis Jésus-Christ a été
crucifié… Et même par le rapport des Anciens, l’on dit qu’Adam, le
premier homme, fut jadis enseveli au lieu ou la Croix est fichée, et que
partant on l’appelle le lieu de Calvaire (ou du test), parce que le chef
du genre humain fut enseveli en ce lieu-là. Et pour vrai, mes Frères, on
ne croit pas sans raison que là ait été élevé le Médecin ou le malade
gisait, et était bien convenable que là où était tombé l’orgueil humain,
là s’inclinât aussi la divine miséricorde. Ainsi, comme ce sang précieux
daigne toucher, en distillant, la poudre de l’ancien pécheur, l’on croit
qu’il l’ait aussi racheté.» Si donc on croit les Anciens, Adam aura été
enterré au mont Calvaire. Mais cela n’est guère à notre propos et
n’importe pas beaucoup.
Le traiteur donc vient à
sa seconde raison, et nous recharge bien vivement, à son avis. «Item,
dit-il, vu que les disciples et Apôtres de Jésus-Christ ont été
épars durant la mort de celui-ci, et qu’après son ascension ils ont été
prohibés de parler au nom de Jésus-Christ, que Jérusalem peu après a été
réduite à totale extrémité et ruine, quelle apparence y a-t-il qu’elle
ait été adonc serrée et honorée par ceux qui ont adhéré à Jésus-Christ?»
Un enfant verrait cette ineptie: l’Église a été persécutée, donc elle
n’a pas serré la Croix. Au contraire, la persécution l’a fait cacher, et
incontinent que la persécution a cessé on l’a retrouvée. Item:
l’Église était persécutée, donc elle n’honorait pas la Croix. Au
contraire, la persécution l’enflammait davantage à son devoir, mais en
secret, de peur d’exposer ce mémorial de la persécution de Notre
Seigneur à l’opprobre des ennemis de la Croix.
Mais ce n’est que pour
embrouiller que ce traiteur dit cela, car nous ne disons pas que ce sont
les amis de la Croix qui l’ont ainsi enterrée, mais plutôt les ennemis
de celle-ci, afin d’en abolir la mémoire, l’ont ainsi cachée. Ni ne
disons pas que ces mêmes ennemis n’ayant pu la jeter en mer; au
contraire nous disons qu’ils ont pu la jeter dans la mer, nonobstant la
distance qui est entre le port de Japhet et la ville de Jérusalem, ou
avec peine ou sans peine, par le moyen des rivières qui l’eussent
regorgée dans la mer. Et disons encore qu’ils pouvaient la brûler; mais
nous admirons d’autant plus la Providence suprême qui n’a pas permis la
perte de ce sien Étendard.
Or surtout, le traiteur
se fâche de ce qu’on dit que sur le mont de la Croix on ajouta les
idoles de Vénus et d’Adonis. « Qui est-ce, dit-il, qui ne rejettera
cette fable, s’il considère la haine que portaient les Juifs à toutes
sortes d’images?» Mais je dirai: qui est-ce qui ne rejettera l’ineptie
de ce petit traiteur, s’il considère qu’on ne dit pas que ce soient les
Juifs, mais les Gentils, qui ayant fait cela? et que ce n’est pas Ésope
qui raconte ce fait, mais une infinité de très graves et anciens auteurs
comme Eusèbe, Ruffin, Paulin, Sulpice, Théodoret, Sozoniène, Socrate. Le
seul saint Jérôme devrait suffire pour faire mieux appris ce traiteur;
voici ses paroles en l’épître à Paulin: «Des le temps d’Adrien jusqu’au
règne de Constantin, l’idole de Jupiter a été révérée par l’espace de
presque cent quatre-vingts ans sur le lieu de la résurrection de notre
Sauveur, par les Gentils; et de même en ont-ils fait à celle de Venus
qui était élevée en marbre sur la montagne de la Croix, les auteurs de
la persécution se persuadant que par ce moyen ils enlèveraient de notre
estomac la foi de la résurrection et de la Croix, s’ils venaient à
polluer les lieux saints par leurs idoles. Notre Bethléem (un petit
coin du monde, duquel le Psalmiste chante [Ps. LXXXVI, 12] la
vérité est née de la terre) est maintenant ombragée des bocages
d’Adonis, et en la caverne, en laquelle jadis Jésus-Christ petit a jeté
ses cris enfantins, était regretté et pleuré l’amoureux de Vénus.»
Voyez-vous à quel propos ce traiteur allègue la jalousie des Juifs,
puisque on ne dit pas que ce fussent les Juifs, mais les Gentils? et à
quel propos il allègue le temps de la ville de Jérusalem, puisque ce fut
après son extermination?
Qui sera donc si
désespéré que de mettre en doute cette histoire témoignée par tant de
graves auteurs, et tous voisins des temps dont ils ont parlé, pour
bailler crédit à ce contradicteur qui, sans raison, après douze cents
ans, les vient impudemment démentir? Mais, ce dit le traiteur, «tels
contes ne servent sinon à anéantir la Croix de Christ». Mais
quelle insolence est celle-ci, d’injurier tant de saints Pères, desquels
la suffisance est incomparable, au prix de celle de tous ces novateurs?
«La sainte histoire,
réplique le traiteur, nous enseigne bien une autre façon qu’ont tenue
les ennemis de la Croix, en ce qu’ils ont rejeté la prédication de
l’Évangile…» Voilà pas une belle raison? Je confesse que celle-là est
une autre façon qu’ont tenue les ennemis de la Croix, mais il ne
s’ensuit pas qu’ils n’aient tenu encor celle qui est récitée par ces
anciens Pères; car l’une n’est pas contraire à l’autre, mais
s’entresuivent.
Au reste, avant que de
finir ce propos, je veux découvrir un trait de ce traiteur, qui montre
combien il est passionné et de mauvaise foi. Il fait dire à saint
Athanase, au commencement du livre Contre les idoles, qu’après la
venue de la Croix toute l’adoration des images a été ôtée…» Voilà une
fausseté bien expresse, car saint Athanase ne parle point là des images,
mais des idoles. Et de fait, comme aurait-il dit que par la Croix toute
l’adoration des images a été ôtée, lui qui, dans les Questions
qu’il a écrites à Antiochus, dit par exprès ces paroles: «Certes, nous
adorons la figure de la Croix composée de deux bois»? Je sais bien que
le traiteur se voudra couvrir de la commune opiniâtreté avec laquelle
les Réformeurs veulent maintenir qu’idole et image ne sont qu’une même
chose; mais certes, c’est par la différence une trop grande ineptie, car
par là on pourrait dire que Jésus-Christ est une idole, puisqu’il est
appelé disertement image de Dieu en l’Écriture (II Cor.,
iv, 4). Si donc image et idole ne sont qu’une même chose,
Jésus-Christ, qui est image de Dieu, sera idole de Dieu, et ceux qui
l’adorent seront idolâtres. Tout cela n’est que blasphème.
L’absurdité est toute
pareille quand il dit que «les noms des idoles ont été changés, mais les
choses sont demeurées au christianisme»; car, à ce compte-là, ce que
nous appelons Jésus-Christ ne sera autre que le Jupiter des païens, et
le baptême de Calvin, Bèze et tels autres qui furent baptisés parmi les
catholiques sous le nom de la sainte Trinité, ne sera fait en réalité
qu’au nom et en la vertu de quelques idoles. Il a bien aussi bonne grâce
quand il met différence entre l’idolâtrie païenne et l’idolâtrie
chrétienne (car il semble que ses paroles se rapportent à cette
intention); c’est comme qui dirait une chaleur froide ou une lumière
ténébreuse. Mais tout revient à ce point de faire les chrétiens
idolâtres et Jésus-Christ idole. La véhémence du mal-talent que ces
réformeurs ont contre l’Église catholique les offusque tellement, que
pour nous courir sus ils vont fondre dans ces précipices. Mais cela
soit dit en passant, pour décharger la croyance que l’Antiquité nous a
faite du sousterrement et conservation du bois de la Croix, des
calomnies et reproches que lui fait ce traiteur.
Et cependant ce n’est
pas un petit argument pour la vertu et honneur de la sainte Croix, que
Dieu l’ait ainsi conservée près de trois cents et trente ans sous terre,
sans que pourtant elle soit aucunement pourrie, et que les ennemis du
christianisme ayant fait tout leur possible pour en abolir la mémoire,
elle leur ait été cachée pour être révélée en un temps auquel elle fut
saintement révérée; et pour tant plus rendre le miracle de l’invention
et conservation de cette sainte Croix illustre, avoir conservé deux
autres croix qui donnassent occasion à la preuve miraculeuse que l’on
eut de la vertu de la troisième. Ce sont donc les paroles de saint
Paulin: «Donc, dit-il, la Croix du Seigneur si longtemps couverte,
cachée aux Juifs au temps de la Passion, et qui ne fut point découverte
aux Gentils, qui sans doute creusèrent et tirèrent beaucoup de terre
pour l’édification du temple qu’ils avaient dressé sur le mont de
Calvaire, n’a-elle pas été cachée par la main de Dieu, à ce que
maintenant elle fut trouvée quand elle a été religieusement cherchée?»
Le grand Constantin
reconnaît en ce fait l’admirable providence de Dieu, en l’épître qu’il
écrit à Macaire, selon le récit d’Eusèbe (livre III de vit. Constan.,
chap. xxix), et
de Théodoret ( livre. I, chap.
xvii), là où, parlant de la conservation du sépulcre et
autres saints lieux du Calvaire, il dit ainsi: «Car, que la remembrance
de la très sainte Passion ait été si longuement accablée de terre, ainsi
par l’espace de tant d’années inconnue, jusqu’à ce que le commun ennemi
de tous ayant été exterminé elle apparut à ses serviteurs, pour vrai
cela surpasse toutes sortes d’admirations.» Et plus bas: «La croyance de
ce miracle surpasse toute nature capable de raison humaine.»
Mais à qui revient
l’honneur de cette conservation tant miraculeuse de la Croix, sinon à
Jésus-Christ crucifié? «Elle a pris et bu cette vertu incorruptible du
sang de la chair, laquelle ayant souffert la mort n’a point vu la
corruption: Istam incorruptibilem virtutem de illius profecto carnis
sanguine bibit, quæ passa mortem non vidit corruptionem.» Ce
sont paroles de saint Paulin ad Severum.
CHAPITRE VII
De l’invention de la
croix: preuve sixième
Après que ce traiteur a
discouru à plaisir sur le sousterrement et lieu de la Croix, il veut en
un autre endroit combattre l’invention de celle-ci, et veut persuader
que cette invention est inventée. «Il n’est besoin, dit-il, d’entrer sur
la recherche si ç’a été une invention controuvée ou vraie, combien que
Volaterran et frère Onufrius Panvinius, de l’ordre des Augustins, en ses
notes sur Platine, en la vie d’Eusèbe 32e pape, donne assez à entendre
que c’est chose incertaine, vu la diversité qui se trouve dans les
auteurs touchant le temps de cette invention. Et, si l’on croit quelques
historiens, Hélène était encore infidèle alors, et Constantin même
n’était pas ferme chrétien et n’avait rien en Syrie adonc; et
quelques-uns disent qu’elle ne fut trouvée du temps du grand Constantin,
mais de Constantin son fils; joint qu’Eusèbe, qui a écrit la vie de
Constantin et qui parle de ce qu’Hélène a fait en Jérusalem, ne dit un
seul mot de cette invention de Croix. Aussi ne s’accorde saint Ambroise
avec les autres historiens, car il dit que cette Croix fut connue au
titre de celle-ci, et les autres disent que ce fut par la «guérison
miraculeuse d’une femme». Voilà ce que dit le traiteur quant à ce point.
Or, qui vit jamais une
raison si déraisonnable, que pour l’incertitude du temps, on tire en
conséquence l’incertitude de la chose même? Combien de temps y a-t-il
que le monde fut créé? Il n’y a chronologien qui n’en ait son opinion à
part; faut-il dire pourtant que le monde n’a pas été créé? En quel âge
mourut Notre Seigneur? Qui dit à trente et un, qui dit à trente-deux,
qui à trente-quatre ans, et ce grand Irénée passe jusqu’à cinquante:
faudrait-il donc dire, pour cette diversité d’opinions de l’âge auquel
Notre Seigneur souffrit, que sa mort fut incertaine? Autant en dirai-je
du baptême de celui-ci et de cent autres choses témoignées en
l’Écriture, lesquelles étant très certaines ont la circonstance du temps
très incertaine. Chacun sait que saint Clément fut pape, mais on ne sait
si ce fut devant ou après Linus et Cletus. Combien de gens y a-t-il au
monde qui ne savent ni le jour, ni l’an de leur naissance? Volaterran,
donc, et le docte Onufrius ne montrent point que l’histoire de
l’invention de la Croix soit incertaine, quoiqu’ils produisent
l’incertitude du temps auquel elle a été faite. Il n’importe de savoir
le jour, l’an, l’heure; il suffit que la chose soit advenue. Et quant à
Panvinius, voyant Platine dire que cette invention fut faite sous
Eusèbe, il se résout, et dignement, à l’opinion contraire, ne laissant
pas la chose indécise, comme présuppose le traiteur, qui s’enferre
lui-même quand, laissant les auteurs d’accord en l’invention de la
Croix, il allègue seulement leur discorde en l’âge et temps de celle-ci;
car c’est purement confesser ce qu’il avait premièrement nié, à savoir,
qu’il y a bon témoignage que Dieu a voulu que la Croix de son Fils vint
à notice. Rien de bon, rien de saint ne se fait que Dieu n’en soit
auteur. Or l’invention de la Croix est célébrée par tant de graves et
saints Pères, comme une œuvre pieuse et sainte: comment donc n’y a-t-il
point de témoignage que Dieu l’ait voulue? Témoigner qu’une œuvre est
sainte, c’est témoigner que Dieu la veut. Mais il y a plus, car tous les
plus graves auteurs qui ont écrit de l’invention de la sainte Croix,
comme saint Paulin, Eusèbe, Ruffin, Sozomène, Socrate assurent qu’Hélène
fut inspirée d’aller à la recherche de ce bois sacré. Eusèbe dit:
«Avertie par des divines visions.» Divino inspirata consilio, dit
Paulin: « Inspirée par le conseil divin.» Infuso sibi Sancto Spiritu,
dit saint Ambroise: «Le Saint Esprit lui étant infus.» Et Socrate:
«Admonestée divinement en sommeil.» Voilà donc plusieurs témoignages que
Dieu a voulu la Croix de son Fils être trouvée.
Mais le traiteur oppose
qu’Eusèbe, parlant en la vie de Constantin de ce qu’Hélène fit en
Jérusalem, ne fait aucune mention de l’invention de la Croix. Je dis
qu’il laissa d’en parler tout exprès en la vie de Constantin, pour être
chose toute connue de ce temps-là; et néanmoins il touche cette histoire
en passant, dans les lettres qu’il récite de Constantin à Macaire,
évêque de Jérusalem. Mais en sa Chronique, traduite par saint
Jérôme, il témoigne si ouvertement de cette inventionque rien plus:
«Hélène, dit-il, mère de Constantin, avertie par des divines visions,
trouva près de Jérusalem le très heureux bois de la Croix, auquel le
salut du monde fut pendu.»
Et saint Ambroise ne se
trouvera point contraire en cet endroit aux autres, car ce qu’il dit,
les autres le disent, quoiqu’il ne dise pas tout ce que les autres
disent. Il est vrai, comme dit saint Ambroise, que la Croix de Notre
Seigneur fut connue par le titre; mais parce que le titre était séparé
de la Croix, comme dit Sozomène, elle n’était pas encore du tout assez
évidemment reconnue, dit Ruffin. On commença donc à la connaître par le
lieu de l’affixion du titre; c’est ce que rapporte saint Ambroise; puis
on la reconnut encore mieux, et plus parfaitement, par les miracles que
Dieu fit à l’attouchement de ce saint bois; car Hélène ayant trouvé
trois croix auprès du sépulcre, et ne pouvant reconnaître à plein
laquelle était la sainte et sacrée, Macaire, évêque de Jérusalem, fit
une fort belle prière à Dieu, récitée par Ruffin, pour obtenir un signe
par lequel on peut discerner la Croix de Jésus-Christ. Or y avait-il, la
près, une dame presque morte d’une maladie longue et incurable, à
laquelle on appliqua les deux croix des larrons; mais pour néant, car la
mort ne les craignait point; on la toucha donc du bois de la Croix
sainte, et tout aussitôt la mort se retira bien loin, ne pouvant porter
l’effort de la Croix sur laquelle elle avait été presque vaincue et
morte, alors qu’elle osa entreprendre d’y faire mourir la vie: ainsi,
cette femme, toute guérie sur le champ, se lève cheminant et louant le
Crucifié. Saint Paulin, Sulpice et Sozomène récitent qu’alors même un
homme mort ressuscita au toucher de ce saint bois.
Enfin ce traiteur dit
plusieurs choses en cet endroit sans alléguer d’autres auteurs, sinon
quelqu’un et quelques-uns, à quoi je ne suis obligé de répondre jusqu’à
ce qu’il me les nomme. Aussi bien, ce qu’il en veut déduire n’est guère
à propos, non plus que l’histoire impertinente qu’il a prise des Sermons
de Discipulus (Serm. xxi,
De Invent. Crucis), qui ne fait rien contre nous, puisque
les catholiques ne tiennent pas ce disciple pour maître de leur foi; et
ne disons pas que quelque particulier catholique ne puisse avancer
quelque chose mal assurée, mais cela ne préjudicie point à la foi
publique de l’Église. Cependant Discipulus ne baille pas ce conte-la
pour chose assurée, mais proteste de l’avoir pris du livre apocryphe de
Nicodème, ce que le traiteur a dissimulé.
CHAPITRE VIII
Que la Croix représente
la passion de Notre Seigneur: preuve septième
L’on trouve que le saint
bois de la Croix a eu plusieurs usages parmi les chrétiens, dès son
invention, mais parlant généralement on les peut réduire à trois. Car
les Anciens s’en sont servis: 1. comme d’un cher mémorial et dévote
rernembrance de la Passion; 2. comme d’un bouclier et remède contre
toutes sortes de maux; 3. comme d’un saint et propre moyen pour honorer
Jésus-Christ crucifié. Or le traiteur fait semblant d’ignorer tout cela;
et quant au premier usage, qui est de représenter la Passion, il en
parle en cette sorte: «Si par le mot de croix nous entendons les
souffrances que le Fils de Dieu a portées en son corps et en son âme,
ayant été rempli de douleurs, comme dit Isaïe (chap.
liii), et ayant été
contristé en son âme jusques à la mort, voire ayant bu la coupe de l’ire
de Dieu, à cause de quoi il a crié: mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné? il est certain que telles souffrances ne se peuvent
représenter, car nos sens ne les sauraient comprendre; mais par la foi
nous entendons qu’elles sont infinies et indicibles, pourtant nous
disons en notre symbole que nous croyons que Jésus-Christ a souffert,
qu’il a été crucifié, mort et enseveli, et est descendu aux enfers: que
si cela est indicible, il est aussi irreprésentable.» Voilà sa
philosophie, mais voyons un peu qu’elle vaut.
Si par les souffrances
de Notre Seigneur, il entend la valeur et mérite de celles-ci, il dit
vrai qu’elles sont infinies; mais il s’explique mal les appelant
souffrances, douleurs, tristesses, coupe de l’ire de Dieu et
abandonnement de celui-ci: il faudrait plutôt les appeler consolation et
douce eau salutaire, de laquelle les abreuvés n’auront jamais plus soif.
Puis encore dit-il mal, car quoique cette valeur et ce mérite de la
Passion soient infinis, et que nos sens ne les puissent comprendre, ils
sont néanmoins représentables, autrement ils ne seraient pas croyables:
rien n’est cru qui ne soit premier représente à notre ouïe (Rom.,
x, 17), qui est un de nos
sens. Daniel représente Dieu (Dan.,
x, 5); l’homme est fait à
l’image et ressemblance de Dieu (Gen.,
i, 27), ce qui ne se peut
sans qu’il le représente. Les choses invisibles de Dieu se voient de
la créature du monde par les choses faites (Rom.,
i, 20). Ainsi,
les cieux nous représentent et annoncent la gloire de Dieu
(Ps. xviii, 1);
ainsi les Chérubins, quoique invisibles et surmontant de bien loin la
capacité de nos sens, n’ont pas laissé d’être représentés en l’ancienne
Loi (Exod., xxv, 18).
S’il entend les propres
peines, souffrances et passions de Notre Seigneur, il est inepte
de dire qu’elles sont irreprésentables; car, qu’est-ce que
représentaient tant de sacrifices sanglants de l’ancienne Loi (I Cor.,
x, 11; Héb.,
ix, 11 sq.)? Et
qu’est-ce que représente maintenant l’Eucharistie, sinon la passion et
mort du Sauveur (I Cor., xi,
26)? Jacob n’eut pas plus tôt vu la robe de son fils Joseph
ensanglantée, que tout à coup il se représenta tant vivement la mort
présupposée de celui-ci, qu’il ne pouvait être consolé (Gen.,
xxxvii, 33-34). Qui est-ce
qui, voyant la Croix de Notre Seigneur, ne se représente sa mort et
passion? «J’ai vu bien souvent, dit saint Grégoire de Nysse, la figure
de la Passion, et n'ai pu passer les yeux sur cette peinture sans
larmes, alors que je voyais l’ouvrage de l’artifice être démontré en la
personne signifiée.» C’était alors qu’il voyait l’image d’Abraham
sacrifiant son fils, tant elle lui représentait piteusement les martyres
de ces deux personnages, et la passion de Notre Seigneur qui y était
figurée.
Et est encore inepte, ce
traiteur, s’il veut dire que les souffrances mêmes sont infinies, parce
que boire l’ire de Dieu et être abandonné de celui-ci est un mal infini;
il semble néanmoins que ce soit son intention, quand il dit que le
Sauveur a bu la coupe de l’ire de Dieu, et met entre les articles de la
Passion la descente aux enfers, par laquelle, sans doute, il entend la
crainte que Calvin attribue à Jésus-Christ, disant qu’«il eut peur et
crainte pour le salut de son âme propre, redoutant la malédiction et ire
de Dieu». Mais cela est un blasphème intolérable, comme j'ai montré
ci-devant, puisque la crainte présuppose probabilité en l’événement du
mal que l’on craint, et que partant Notre Seigneur aurait eu probabilité
de sa damnation, chose horrible à dire. Le traiteur donc ne peut pas
dire que les souffrances de Notre Seigneur sont irreprésentables pour
être infinies, et moins encore pour être indicibles; car Dieu, qui est
infini, ne laisse pas de nous être représenté en plusieurs sortes, et sa
gloire même, quoiqu’elle soit indicible quant à la grandeur de ses
perfections. Autrement, ni Dieu, ni sa gloire ne sont pas du tout
indicibles, car ils seraient incroyables, puisque nous ne croyons que
par l’ouïe.
Or, ces inepties sont
mises en avant par le traiteur, d’autant qu’il pense que pour
représenter une chose il la faille ressembler de toutes pièces, ce qui
est sot et ignorant; car les plus parfaites images ne représentent que
les linéaments et couleurs extérieures, et néanmoins on dit, et il est
vrai, qu’elles les représentent vivement. Les choses sont représentées
par leurs effets, par leurs ressemblances, par leurs causes, et enfin,
par tout ce qui en réveille en nous la souvenance; car tout cela nous
rend les choses absentes comme présentes.
Le traiteur dit que
c’est un article de foi, et partant incompréhensible à nos sens. Je
confesse tout cela, mais je dis aussi que cet article est représentable,
non pas certes parfaitement (car, qui représenterait jamais la valeur et
le prix de ce sang divin, et la grandeur des travaux intérieurs du
Sauveur?) mais il est représentable comme les hommes et les maisons,
dont on ne représente que les visages et façades extérieures. Or, que le
bois de la Croix représente la Passion de Notre Seigneur, la chose est
de soi trop claire: l’infaillible rapport que la Croix a au Crucifix ne
peut moins opérer que cette représentation. Dont Ruffin, parlant de la
pièce de la Croix qu’Hélène laissa en Jérusalem, il dit «qu’elle était
encore gardée de son temps avec une soigneuse vénération pour souvenance
et mémoire: Etiam nunc ad memoriam sollicita veneratione servatur.»
Autant en dit Socrate. Théodoret dit «qu’on la bailla en garde à
l’évêque, afin qu’elle fût pour mémorial de salut à la postérité». Ainsi
Constantin le Constantin, Grand, en l’épître à Macaire, appelle
les lieux du sépulcre et Croix de Notre Seigneur: «Significationem
Passionis sanctissimæ: Signe de la très sainte Passion.» Et saint
Paulin, en l’épître à Sévère, lui envoyant une petite pièce d’une partie
de la Croix: «Que votre foi, dit-il, ne soit point rétrécie, vos yeux
charnels voyant peu de chose; mais que, par la vue intérieure, elle voie
en ce petit peu toute la vertu de la Croix, pendant que vous pensez voir
ce bois-là auquel notre salut, auquel le Seigneur de majesté, étant
cloué, fut pendu, tout le monde tremblant, et vous réjouisses avec
crainte.» Et plus bas, parlant de l’invention de la Croix, il dit «que
les Juifs l’eussent abolie s’ils l’eussent trouvée, et n’eussent pu
souffrir, ce sont ses paroles, qu’en la Croix demeurant en être, la
Passion de celui-là fut honorée, duquel ils ne peuvent supporter la
résurrection être révérée, laquelle a été prouvée par le sépulcre vide,
les sceaux en étant levés».
Mais, s’il m’est permis
de parler par expérience, quelle dévotion vit-on s’allumer parmi les
deux confréries d’Annecy et de Chambéry, alors qu’étant allées en
procession à Aix, elles eurent ce bien d’y voir la sainte pièce du bois
de la Croix, laquelle y est conservée; personne ne se peut tenir de
pleurer et soupirer vers le ciel à la vue de ce précieux gage. Combien
de saintes résolutions de mieux vivre à l’avenir, et de saints
déplaisirs et regrets de la vie passée prit-on à cette occasion? Certes,
la simple vue d’un bois n’eût pas eu ce crédit, si, par là, la
toute-puissante passion du Sauveur n’eût été vivement représentée.
Sainte et admirable vertu de la Croix, pour laquelle elle mérite
d’autant plus d’être honorée.
CHAPITRE IX
De la vertu de la Croix
témoignée par les Anciens
Preuve huitième
Les Anciens, ayant
considéré les raisons que nous avons tirées ci-devant de l’Écriture
sainte pour l’honneur et vertu du bois de la sainte Croix, et ayans été
assurés de grand nombre de miracles que Dieu avait fait en celui-ci et
par celui-ci, ils l’ont employé comme une défense et rempart contre
toutes sortes d’adversités.
I. Ils savaient que la
conservation de la Croix avait été toute miraculeuse: i en ce qu’elle
avait été cachée à ceux qui l’eussent abolie s’ils l’eussent trouvée, et
mêmement aux Gentils qui fouirent beaucoup la terre ou elle était, pour
édifier le temple de Vénus; 2. et avait été trois cent trente ans
environ dans la terre sans pourrir.
II. Ils avaient vu les
miracles de son invention: 1. en ce qu’elle avait été révélée à Hélène
par divines révélations; 2. en ce que, par l’attouchement de celle-ci,
la maladie incurable de cette dame avait été guérie, et un homme mort
ressuscité.
Cela fut cause qu’ils la
mirent en usage comme un grand remède et préservatif; et partant, Hélène
envoya un des clous de la Croix pour mettre en la couronne de
Constantin son fils, «afin qu’il fût en aide et secours pour la tête de
son fils, et en repoussât les flèches des ennemis: Qui
præsidio esset capiti filii sui, et hostium tela rebelleret».
Ce sont les paroles de Théodoret. Elle manda encore à l’empereur une
pièce de la Croix, «laquelle incontinent qu’il eut reçue, estimant que
la ville où elle serait gardée serait maintenue saine et sauve, il
l’enferma dedans sa propre statue, laquelle fut colloquée à
Constantinople, en la place nommée de Constantin, sur une grande colonne
faite de pierre de porphyre.» Voilà comme parle Socrate.
De là est advenu «que
tout le monde s’est efforcé d’avoir de ce bois, si bien que ceux qui en
ont quelque peu l’enchâssent en or et le mettent en leur col, étant par
là beaucoup honorés, et magnifiés, et munis, et contre-gardés, quoique
ç’ait été le bois de condamnation». Saint Chrysostome parle ainsi, et
saint Cyrille de Jérusalem, parlant des témoignages de Jésus-Christ: «Le
bois de la Croix en témoigne, dit-il, qui apparaît entre nous jusque
aujourd’hui, et entre ceux lesquels, prenant de celui-ci selon la foi,
en ont rempli de ce lieu presque tout le monde.» Et ailleurs, parlant de
la Passion: « Si je la niais, dit-il, le Calvaire duquel nous sommes
tous proches me convaincra, le bois de la Croix me convaincra, lequel
des ici a été épars en tout l’univers par petites pièces.» Et saint
Grégoire de Nysse raconte que sainte Macrine avait accoûtumé de porter
une pièce de la vraie Croix enchâssée dans une petite croix d’argent.
Tout cela se rapporte à
ce que saint Paulin en dit plus expressément écrivant à Sévère, là où
ayant dit qu’on ne pouvait voir la pièce de la vraie Croix qui était en
Jérusalem sinon par le congé de l’évêque, il continue en cette sorte:
«Par la seule faveur duquel on a ce bien, d’avoir des petites piécettes
et particules de ce bois sacré pour une grande grâce de foi et
bénédiction, laquelle Croix même, ayant une vive vigueur en une matière
insensible, elle prête de ce temps-là et fournit de son bois aux désirs
presque tous les jours infinis des hommes. Et pour tout cela elle n’en
amoindrit point et n’en sent point de perte, et demeure comme si on n’y
avait point touché, les hommes prenant tous les jours de celle-ci
partagée et divisée, l’honorant toujours néanmoins tout entière. Mais
cette vertu incorruptible, et indommageable ou impérissable solidité, a
été bue et tirée du sang de la chair laquelle ayant souffert mort n’a
point vu la corruption.» Le latin est plus beau: Cujus
Episcopi tantum munere, de eadem Cruce, hæc minuta sacri ligni ad magnam
fidei et benedictionis gratiam haberi datur. Quæ quidem Crux in materia
insensata vim vivam tenens, ita ex illo tempore innumeris pene quotidie
hominum votis lignum suum commodat, ut detrimentum non sentiat, et quasi
intacta permaneat, quotidie dividuam sumentibus et semper totam
venerantibus. Sed istam imputribilem virtutem et indetribilem
soliditatem de illius profecto carnis sanguine bibit, quæ passa mortem
non vidit corruptionem. Voilà pas de grands témoignages de la vertu
de la Croix? Tout le christianisme en voulait avoir en ce temps-là, et
Dieu, se montrant favorable à cette dévotion, multipliait le bois de la
Croix à mesure que l’on en levait des pièces; signe évident que l’Église
de ce temps-là avait une autre forme que la réformation des novateurs.
Le même saint Paulin,
envoyant à saint Sulpice une petite pièce de la Croix: « Recevez,
dit-il, un grand présent en peu de chose, et en une rognure presque
indivisible d’une petite bûchette, recevez une défense pour la vie
présente et un gage de l’éternelle.» Ainsi, lui-même raconte que, voyant
brûler à Nole par un embrasement presque incroyable une maison qui était
vis-à-vis de l’église de saint Félix, il s’élança contre le feu, et
l’éteignit par la vertu d’une pièce de la Croix qu’il tenait.
De Crucis æternæ sumptum
mihi fragmine lignum
Promo, tenensque manu
adversus procul ingero flammis…
Profuit, et nostrarn
cognovit flamma salutem.
Nec mea vox aut dextra
illum, sed vis Crucis ignem
Terruit, inque loco de
quo surrexerat ipso,
Ut circumseptam
præscripto limine flammam
Sidere et extingui
fremitu moriente coegit,
Et cinere exortam cineri
remeare procellam.
Quanta Crucis virius, ut
se natura relinquat,
Omnia ligna vorans ligno
Crucis uritur ignis…
Vicerat ignis aquam; nos
ligno extinximus ignem.
Comme serait à dire:
«Je prends de ce saint
bois de la Croix, et en jette
Un seul échantillon au
travers de ce feu;
L’on connut tout soudain
combien il avait pu
La flamme, respectant
notre salut, s’arrête.
Ce ne fut point ma voix
ni ma main plus puissante,
Mais l’effort de la
Croix qui lui fit cette peur,
Et qui la contraignit de
perdre sa fureur,
Là même où elle avait
été plus violente;
Et comme s’on eût pu sa
rage confiner,
On la vit de la cendre
en cendre retourner.
Quelle est donc, ô
chrétiens, de cette Croix la force,
Puisque contre elle en
vain la nature s’efforce,
S’abandonne soi-même et
lui quitte ses droits?
Puisque le feu, brûlant
toute sorte de bois,
Par le bois de la Croix
brûle de telle sorte?
Témoignant que le feu,
ayant surmonté l’eau,
Pouvait être vaincu
(quel remède nouveau)
Par le seul bois, pourvu
que de la Croix il sorte. »
Evagrius récite que la
ville d’Apamée étant réduite à l’extrémité par le siège de Cosroës, les
habitants prièrent leur évêque, nommé Thomas, de leur montrer une pièce
de la Croix qui était là. Ce qu’il fit la portant autour du sanctuaire,
et alors une flamme de feu resplendissant et non brûlant suivit Thomas
allant de lieu en lieu, si bien que toute la place, en laquelle
s’arrêtant il montrait la vénérable Croix au peuple, semblait brûler, et
cela fut fait non une fois ou deux, mais plusieurs; chose laquelle
présagea le salut d’Apamée qui s’ensuivit depuis. Ce sont presque les
paroles d’Evagrius qui récite cela comme témoin oculaire.
Ce n’est donc pas
merveille si saint Ambroise, parlant du clou de la Croix, dit que «c’est
un remède pour le salut, et que par une puissance invisible il tourmente
les diables» ; et saint Cyrille, que jusqu’à son temps le bois de la
Croix qui était en Jérusalem guérissait les maladies, chassait les
diables et les charmes. Et saint Grégoire le Grand, Livre troisième * de
ses Épîtres, en la trente-cinquième parle de l’huile de la sainte Croix,
lequel en touchant guérissait; et Bède témoigne que c’était un huile qui
sortait d’elle-même du bois de la Croix. Voyez le grand cardinal
Baronius sous l’an 598.
Qu’est-ce que répondra
à tout cela le traiteur? dira-t-il que les témoins que je produis sont
reprochables? mais certes, ce sont tous auteurs graves. Peut-être
répondra-t-il que cependant ils n’attribuent rien à la sainte Croix ou
au seul signe de celle-ci; mais nous avons déjà protesté que la Croix
n’est que l’instrument de Dieu dans les œuvres miraculeuses, si que
d’elle-même elle n’a point de proportion avec telles opérations; le cas
est tout semblable en la robe de Notre Seigneur et dans les os
d’Élisée*. Je conclurai donc avec Justinien l’Empereur, que ç’a été pour
nous que la Croix a été trouvée. «Hélène, dit-il, mère de Constantin le
Grand, femme très dévote, nous a trouvé le sacré signe des chrétiens.»
CHAPITRE X
De
l’honneur de la Croix témoigné par les Anciens
Preuve neuvième
J’ai dit ci-dessus que
les Anciens avaient en usage le bois de la sainte Croix pour honorer en
celui-ci Jésus-Christ crucifié, d’autant que l’honneur de la Croix se
rapporte tout au Crucifix. Or ceci a été témoigné en l’ancienneté par
plusieurs moyens:
Et 1. par les lieux
honorables dans lesquels ils logeaient les pièces de la Croix. Nous
avons vu que l’empereur Constantin en mit une dans sa propre statue en
un lieu fort honorable de Constantinople, comme une sainte défense de
toute la ville. Saint Chrysostome nous a témoigné qu’on enchâssait les
autres en or, et les pendait-on au col par honneur; saint Grégoire de
Nysse nous a dit que sainte Macrine en portait une dans une croix
d’argent. Théodoret, Ruffin, saint Paulin et les autres racontent
qu’Hélène fit dresser un magnifique temple, sur le mont de la Croix,
tout lambrissé en or, dans la sacristie duquel était précieusement
gardée une pièce de la Croix. Saint Paulin envoya une petite pièce de
celle-ci à saint Sulpice pour la consécration d’une église: «Nous avons
trouvé, dit-il, de quoi vous envoyer pour la sanctification du temple,
et pour combler la bénédiction des saintes reliques, c’est à savoir, une
partie d’une petite pièce du bois de la divine Croix.» Et le même Paulin
mit par honneur, en une belle église de Nole, une pièce de la Croix avec
les reliques des Saints, dans le maître-autel, avec ces vers:
Hic pietas, hic alma fides, hic gloria Christi,
Hic est martyribus Crux sociata suis.
Nam Crucis e ligno magnum brevis hastula pignus,
Totaque in exiguo segmine vis Crucis est.
Roc Melanæ sanctæ delatum munere Nolam,
Summum Hierosolymœ venit ab urbe bonum.
Sancta Deo geminum velant altaria honorem,
Cum Cruce apostolicos quæ sociant cineres.
Quam bene junguntur ligno Crucis ossa piorum,
Pro Cruce ut occisis in Cruce sit requies.
C’est-à-dire:
«Ici la piété, la foi,
la gloire encore
De notre Rédempteur se
trouvent assemblés;
Ici la sainte Croix, à
soi tient accouplés
Les corps de saints
Martyrs que pour siens elle honore
Car, pour peu qu’il y
ait de ce bois admirable,
Le gage en est très
grand, et le moindre fétu
De toute la grande Croix
tient toute la vertu,
N’étant moins que son
tout à nous tous vénérable.
C’est de Jérusalem qu’un
bien si grand et rare
Nous arriva jadis, par
le dévot bienfait
De Méleine qui fut de
nom sainte et d’effet,
Qui d’un si riche don ne
nous fut point avare.
Ces grands et saints
autels, quoique couvertement,
Présentent au grand Dieu
double honneur doublement,
Ayant avec la Croix les
cendres glorieuses
Des Apôtres, aussi
reliques précieuses,
Qui sont bien à propos
jointes en même lieu
Cy la Croix, là les os
des serviteurs de Dieu,
Lesquels, autrefois,
morts pour la Croix en ce monde,
Ores, en la même Croix,
prennent leur paix profonde.»
Et saint Ambroise dit
qu’Hélène fit sagement, laquelle leva la Croix sur le chef des rois,
afin que la Croix fût adorée des roys.
2. Par les pèlerinages
que l’on faisait en Jérusalem pour visiter la sainte Croix. «Hélène
laissa une partie de la Croix en une châsse d’argent, pour souvenance et
monument à ceux qui seraient conduits du désir de la voir.» Ce sont les
paroles de Socrate. Et saint Paulin dit que cette pièce-là n’était
montrée sinon les fêtes de Pâques, «hormis à la requête de quelques
dévotes personnes, qui allaient seulement en pèlerinage en Jérusalem
pour voir cette sainte relique, en récompense de leur long voyage». Et
témoigne que sainte Méleine avait été en Jérusalem à cet effet, et en
avait apporté une petite pièce du saint bois. Ainsi, Jean Moscus
Eviratus, ou Sophronius, raconte que l’abbé Grégoire avec Tallelæus
firent ce pèlerinage ensemble, et que l’abbé Jean, anachorète, avait
accoutumé de le faire bien souvent.
3. Par l’adoration
solennelle de cette même Croix qui était en Jérusalem; «laquelle, et ce
sont les paroles de saint Paulin, l’évêque de cette ville la produit
toutes les années à Pâques pour être adorée du peuple, lui étant le
premier à l’honorer: Episcopus urbis ejus quotannis, cum Pascha
Domini agitur, adorandam populo princeps ipse venerantium promit.»
Et ceux qu’Eviratus raconte y avoir fait pèlerinage, y allaient pour
adorer la sainte Croix et les lieux vénérables, comme dit expressément
l’histoire.
4. Mais il y a bien
plus, car, auparavant même que la Croix fut trouvée par Hélène, les
chrétiens monstraient en quel honneur ils avaient la Croix, honnorant
même le lieu ou elle avait été plantee; ce qui est touché par tous les
auteurs, mais beaucoup plus expressément par Sozomène qui dit «que les
ennemis de la Croix avaient dressé un temple à Vénus, dans lequel ils
avaient mis l’idole de celle-ci à cette intention, que ceux qui
adoreraient Jésus-Christ en ce lieu-là semblassent adorer Venus, et que,
par longueur de temps, la vraie cause vint en oubli pour laquelle les
hommes vénèrent ce lieu-là». Donc les Gentils virent que les chrétiens
vénéraient ce saint lieu auquel Notre Seigneur avait été crucifié;
combien plus eussent-ils veneré la sainte Croix?
5. Et partant, Lactance
Firmien, avant que la Croix fût trouvée, avait déjà écrit:
Flecte genu, lignumque Crucis venerabile adora.
«Plie le genou et adore
le bois vénérable de la Croix.»
Et Sozomène, après avoir
raconté l’histoire de l’invention de la Croix et les merveilles qui s’y
firent: «Ni cela, dit-il, n’est pas tant émerveillable, principalement
puisque les Gentils même confessent que ceci est un vers de la Sibylle .
O lignum felix in quo Deus ipse pependit.
“Ô bois heureux qui tins
Dieu même en toi pendu.”
Car personne (quoiqu’on
voulût par tous moyens combattre contre ceci) ne saurait le nier: dont
le bois de la Croix et sa vénération a été présignifié par la Sibylle.»
Voilà ses mots*.
6. Parce que les Anciens
estimaient de beaucoup s’entre-honorer quand ils se donnaient les uns
aux autres des pièces de la Croix par présent, comme nous avons vu
d’Hélène et de Constantin, de sainte Méleine et de Paulin et de Sulpice.
Ainsi saint Grégoire le Grand envoya à Recharet, roi des Visigoths, une
particule de la Croix, comme un grand présent. Comme, de la mémoire de
nos pères, le roi des Abyssins envoya par honneur un pareil présent au
roi Emmanuel de Portugal, par Matthieu, Arménien, son ambassadeur, comme
un gage de la fidélité de son alliance.
7. Les Anciens ont
honoré la Croix lui attribuans plusieurs noms honorables: comme Hélène
et saint Ambroise l’ont appelée «Étendard de salut, Triomphe de
Jésus-Christ, Palme de la vie éternelle, Rédemption du monde,
épée par laquelle le
diable a été tué, Remède de l’immortalité, Sacrement de salut, Bois de
vérité»; saint Paulin l’appelle «Défense de la vie présente, gage de
l’éternelle, chose de très grande bénédiction»; Macaire, évêque de
Jérusalem, l’appelle «Bois bien heureux, Croix qui a été pour la gloire
du Seigneur; » Justinien l’Empereur, «sacrum Christianorum Signum:
Signe sacré des chrétiens»; et le grand saint Cyrille, au récit du
traiteur même, l’appelle «Bois salutaire», et ailleurs, «Trophée du Roi
Jésus»; Eusèbe, «Bois très heureux»; Lactance, «Bois vénérable». Ainsi,
l’Antiquité l’a nommée de cent noms très vénérables.
8. Quelques-uns des
anciens Pères ont estimé que ce même bois de la vraie Croix serait
réparé et comparaîtrait au ciel le jour du jugement, selon la parole de
Notre Seigneur: Alors apparaîtra le signe du Fils de l’homme au ciel.
C’est l’avis (ce me semble) de saint Chrysostome, au sermon de la
Croix et du larron, et de saint Cyrille en ses Catéchèses, et de saint
Éphrem au livre De la vraie pénitence, chap.
iii, iv; et a été prédit
par la Sibylle disant:
O lignum felix in quo Deus ipse pependit.
Nec te terra capit, sed cœli tecta videbis,
Cum renovata Dei facies ignita micabit.
«Ô bois heureux qui tins
Dieu même en toi pendu,
Quel honneur te pourrait
en terre être rendu?
Au ciel un jour, ô
Croix, tu seras triomphante,
Quand la face de Dieu
s’y fera voir ardente.»
Et la raison y est bien
apparente, parce que, entre toutes les croix, la vraie Croix est le plus
proprement signe et Étendard de Jésus-Christ.
9. Ce n’est donc pas
merveille si saint Macaire et Hélène avaient égale crainte, en
l’invention de la Croix, «ou de prendre le gibet d’un larron pour la
Croix du Seigneur, ou que, rejetant le bois salutaire en guise de poutre
d’un larron, ils ne le violassent», comme parle saint Paulin; ni que
saint Jérôme ne pouvait voir assez tôt le jour «auquel, entrant en la
caverne du Sauveur, il peut baiser et rebaiser le saint bois de la
Croix» avec la dévote Marcelle. Et pour vrai, «si la robe et l’anneau
paternel ou quelque semblable chose est d’autant plus chère aux
enfants», comme dit saint Augustin «que l’affection et piété des enfants
vers leur père est plus grande», tant plus un chrétien sera affectionné
à l’honneur de Jésus-Christ, tant plus honorera-t-il sa Croix. Saint
Chrysostome proteste «que si quelqu’un lui donnait les sandales et robes
de saint Pierre, il les embrasserait à bras ouverts et les mettrait
comme un céleste don dans le plus creux de son cœur»; combien eût-il
plus honoré la Croix de son Rédempteur? Et saint Augustin, lequel récite
que plusieurs miracles s’étaient faits avec un peu de la terre du mont
de Calvaire apportée par Hespérius l’un de ses familiers, et entre
autres qu’un paralytique y étant apporté avait été soudain guéri, et
qu’il avait mis cette terre-là honorablement en l’Église: quel respect
eût-il porté à la Croix de Notre Seigneur? Certes, il n’eût pas fait
tant de diversions pour effacer la mémoire des miracles que Dieu fait en
celle-ci, et lui refuser un juste honneur, comme fait le traiteur, tout
au long de son écrit.
LIVRE II
DE L’HONNEUR ET VERTU
DE L’IMAGE DE LA CROIX
CHAPITRE PREMIER
De la façon de peindre la Croix
C’est ici une forte preuve de l’honneur et vertu de la vraie Croix, car,
comme parle le traiteur, «il est aisé à recueillir que, si le bois de la
Croix n’a point eu de vertu ni de sainteté, ce qui n’en est que le signe
ou image n’en a non plus»: au contraire donc, si le signe et image de la
Croix a beaucoup de sainteté et de vertu, la Croix même en aura bien
davantage. Prouvant donc, comme je ferai maintenant, la sainteté de
l’image de la Croix, je la prouve beaucoup plus, et à plus forte raison,
de la Croix même.
Or, l’on a fait les images de la Croix en diverses sortes, selon la
diversité des opinions qui ont été de la forme et figure de la vraie
Croix: car les uns l’ont peinte comme un grand T latin ou grec, comme
aussi se faisait le Thau ancien des Hébreux, duquel saint Jérôme dit
qu’il était fait en manière de croix. Ceux-ci ont cru que la vraie Croix
de Notre Seigneur a été composée de deux bois, dont l’un était sur le
bout de l’autre; et néanmoins, comme il se voit encore en quelques
images, ils plantaient sur la Croix un autre petit bâton, pour y
attacher l’inscription et cause que Pilate y fit mettre. C’est l’opinion
de Bède. Les autres, estimant que les deux bois de la vraie Croix se
traversaient en telle sorte que l’un surpassait l’autre, ont fait
l’image de la Croix en même manière, affichant l’écriteau à la partie
plus haute. Et certes, il y a plus de probabilité en ceci, quand ce ne
serait que pour la commune opinion des chrétiens, et que Justin le
Martyr, au dialogue qu’il fit avec Triphon, appariant la Croix à la
corne d’une licorne, semble la décrire en cette sorte; et saint Irénée
dit que «l’habitude ou figure de la Croix a cinq bouts ou pointes: deux
en longueur, deux en largeur, une au milieu sur laquelle s’appuie celui
qui est crucifié». Et pour tout cela, la Croix ne laissera pas d’être
semblable au T latin, grec et hébreu, puisqu’il y aura peu de
différence.
Outre cela, les Anciens ont quelquefois peint ou façonné sur la Croix
d’autres choses, pour remarquer quelques mystères et moralités: car les
uns courbaient le bout de la Croix en forme d’une crosse, pour
représenter la lettre P des Grecs, un peu plus bas ils y mettaient deux
pièces en forme de la lettre X, qui sont les deux premières lettres du
nom de Christ, et un peu plus bas était le traversier de la Croix auquel
pendait un voile, comme on fait maintenant en nos gonfanons, pour
montrer que c’était l’Étendard de Jésus-Christ. C’est ainsi que l’a
décrite Pierius, et après lui le docte Bellarmin et plusieurs autres des
nôtres, à quoi le traiteur s’accorde. Les autres mettaient sur la Croix
une couronne émaillée, qui de pierres précieuses, comme Constantin fit
en son labarum; qui de fleurs, comme fit saint Paulin en une belle
église de Nole, sur l’entrée de laquelle ayant fait peindre en cette
sorte une croix, il y fit mettre ces vers:
Cerne coronatam Doinini super atria Christi
Stare Crucem, duro spondentem celsa labori
Prœmia: tolle Crucem qui vis auferre coronam.
«Vois, sur le saint portail de cette église ornée,
La Croix de ton Sauveur hautement couronnée,
Qui, fidèle, promet aux peines et travaux
De ses vrais courtisans mille loyers très hauts;
Prends donc avec sa Croix tous les maux qu’il te donne,
Si par elle tu veux prendre un jour sa couronne.»
Et sur trois autres portes de la même église étaient peintes deux croix,
deçà et delà, sur lesquelles, outre les couronnes de fleurs, étaient
branchées des colombes, avec cette devise:
Ardua floriferœ Crux cingitur orbe coronœ,
Et Domini fuso tincta cruore rubet:
Quœque super signum resident cœleste columbœ
Simplicibus produnt regna patere Dei.
«De mille belles fleurs une large couronne
La Croix de mon Sauveur tout partout environne;
Croix qui prend sa couleur de ce rouge et pur sang
Qui sort des pieds, des mains, de la tête et du flanc.
Deux colombes en sus montrent qu’il nous faut croire
Qu’aux simples seulement Dieu fait part de sa gloire.»
Et sur le même sujet:
Hac Cruce nos mundo et nobis interfice mundum,
Interitu culpæ vivificans animam:
Nos quoque perficies placitas tibi, Christe, columbas
Si vigeat puris pax tua pectoribus.
«Fais, Dieu, que Par ta Croix nous mourions tous au monde,
Fais que le monde aussi meure tout quant à nous;
Ainsi il adviendra pour le salut de tous,
Que le péché mourant, la vie en l’âme abonde.
Et puisque nos forfaits nous font abominables,
Épure de nos cœurs les cachots plus infects:
Alors nous serons, Ô Dieu, comme colombes faits,
Simples et bien-aimés tout aussitôt qu’aimables.»
Le même saint Paulin avait fait peindre la Croix autour de l’autel, avec
une troupe de colombes sur celle-ci, et force palmes, et un agneau qui
était sous la Croix teinté en sang; autant désignait-il d’en faire en
une basilique qu’il faisait bâtir à Fondi: et tout cela montre combien
d’honneur l’on portait à la Croix. Constantin, mettant la Croix en son
labarum, croyait que ce lui serait un étendard salutaire, comme dit
Eusèbe; y mettant le nom abrégé de Christ, montrait que la Croix était
la vraie enseigne de Jésus-Christ, et non le siège de l’idolâtrie, comme
le traiteur l’a décrit; y mettant la riche couronne de pierres
précieuses, il declairait que tout honneur et gloire appartient au
Crucifix, et que la couronne imperiale devait s’appuyer sur la Croix.
Saint Paulin mettant la couronne de fleurs sur la Croix voulait dire,
comme il témoigne par ses vers, que par la Croix nous obtenons la
couronne de gloire; par les colombes il signifiait que le chemin du
ciel, qui a été ouvert par la Croix, n’était que pour les simples et
débonnaires; autrefois, par la troupe de colombes il entendait la troupe
des Apôtres, qui en leur simplicité ont annoncé partout la parole de la
Croix. Par les palmes et par le sang il figurait la Royauté de Notre
Seigneur; par l’agneau qu’il mettait sous la Croix il représentait Notre
Seigneur, qui, étant immolé sur l’autel de la Croix, a levé les péchés
du monde. C’était une très honorable persuasion que les Anciens avaient
de la sainte Croix, qui les faisait ainsi saintement philosopher sur
celle-ci; par où l’on peut voir que, quand le traiteur dit que les
Anciens ne faisaient autre honneur à la Croix que de la couronner
simplement de fleurs, ce n’est que faute d’en savoir davantage. Mais
c’est une témérité trop excessive, qu’il mesure les choses par son
savoir.
CHAPITRE Il
De l’antiquité des images de la croix
J’aurais une belle campagne, pour montrer l’anti¬quité de l’image de la
Croix, si je voulais m’étendre sur un monde de figures de l’Ancien
Testament, les¬quelles n’ont été autres que les images de la Croix, et
ne penserais pas que ce fût une petite preuve; car, quelle raison y
pourrait-il avoir que cet ancien peuple, outre la parole de Dieu, eût
encore plusieurs signes pour se rafraîchir coup sur coup l’appréhension
de la Croix future, et qu’il ne nous fût pas loisible d’en avoir en
notre Église pour nous rafraîchir la mémoire de la crucifixion passée?
Certes, il n’y aurait si bon traiteur qui ne s’éblouit quand je lui
produirais les saintes observations qu’en a faites toute l’Antiquité. Et
saint Justin le Martyr traitant avec Triphon, Tertullien avec Mar¬cion,
et saint Cyprien avec tous les Juifs, ont estimé de faire un bon et
ferme argument, produisant les figures de l’Ancien Testament pour
l’honneur et révérence de la Croix: pourquoi ne pourrais-je raisonner
sur un même sujet, par pareilles raisons, avec un traiteur qui se dit
être chrétien? Or, la brièveté à laquelle je me suis lié ne me permet
pas de pren¬dre le loisir qu’il faudrait pour faire un si grand amas;
aussi lira-t-on avec plus de fruit ce que j’en pourrais dire dans les
auteurs que j'ai déjà cités, et en Jonas d’Orléans, en saint Gaudence
sur l’Exode, et en la Théogonie de Côme de Jérusalem. Je me conten¬terai
seulement de mettre en avant celle que tous les Anciens, d’un commun
accord, appliquent à la Croix: c’est le Serpent d’airain, qui fut dressé
pour la guérison de ceux qui étaient mordus de serpents; duquel parlant
le traiteur, il remarque qu’il ne fut pas mis ou «dressé sur un bois
traversier, comme on le peint communément, car il était élevé sur un
étendard, dit-il, ou sur une perche, comme le texte le dit». Là où je
contremarquerai: 1. Que la propriété des mots du texte ne porte
aucunement que le Serpent fut élevé sur une perche; aussi, Sanctes
Pagninus a laissé le mot d’étendard, qui est sans doute le plus sortable
et se rapporte mieux à ce qui était signifié, 2. Je remarque que les
étendards et enseignes se faisaient jadis en forme de croix, en sorte
que le bois auquel pendait le drapeau traversait sur l’autre, comme l’on
voit aujourd’hui en nos gonfanons; témoin le labarum des Romains, et
Tertullien en son Apologétique; si que le Serpent, étant mis sur un
étendard, était par conséquent sur un bois traversier. 3. Je remarque
que le traiteur a tort de contredire en ceci à la commune opinion, qui
porte que le Serpent était élevé sur un bois traversier, sans avoir ni
raison ni autorité pour soi; et qu’au contraire, il est raisonnable que
saint Justin le Martyr soit préféré en cet endroit, lequel, en
l’Apologie pour les chrétiens, récitant cette histoire, témoigne que
Moïse élevant le Serpent le dressa en forme de croix. Voici donc où je
pourrais coter la première image de la Croix: car puisqu’il est ainsi,
qu’une chose pour être image d’une autre doit avoir deux conditions,
l’une qu’elle ressemble à la chose dont elle est image, l’autre qu’elle
soit patronnée et tirée sur celle-ci, le Serpent d’airain, étant dressé
en semblable forme que la Croix, et ayant été figuré, par la prévoyance
de Dieu, sur celle-ci, ne peut être sinon une vraie image de la Croix.
Mais, pour m’accommoder au traiteur, il me suffira de parler des croix
qui ont été faites en l’ancienne Église, de quoi il parle ainsi: «Les
signes que l’on faisait au commencement n’étaient sinon avec le
mouvement de la main appliquée au front ou remuée en l’air, n’ayant
subsistance en matière corporelle, de bois, pierre, argent, or, ou
autres semblables. Le premier qui en fit d’étoffe fut Constantin, lequel
ayant obtenu une notable victoire contre Maxence, fit son gonfanon en
forme de croix, enrichi d’or et de pierreries.» J’admire cette ignorance
tant hardie: qui est celui, tant soit-il peu versé en l’Antiquité, qui
ne sache que tout au fin commencement de l’Église, les Gentils
reprochaient de tous côtés aux chrétiens l’usage et vénération de la
Croix? ce qu’ils n’eussent jamais fait s’ils n’eussent vu les chrétiens
avoir des croix. Pour vrai, Tertullien en son Apologétique dit qu’on
reprochait aux chrétiens de son temps qu’ils étaient religieux et dévots
de la Croix; à quoi il ne répond autre, sinon: «Qui Crucis nos
religiosos putat, consectaneus noster erit cum lignum aliquod
propitiatur: Celui qui nous pense religieux de la Croix, il sera notre
sectateur quand il honore ou flatte quelque bois.» Et après avoir
remontré qu’en la religion des Romains on honorait et prisait des pièces
de bois qui étaient peu différentes de la Croix, et que les faiseurs
d’idoles se servaient d’instruments faits en forme de croix pour faire
les mêmes idoles; item, qu’ils adoraient les victoires, et que le dedans
de leurs trophées (c’est-à-dire les instruments sur lesquels on portait
les trophées) étaient en forme de croix; item, que la religion des
Romains, étant toute militaire, vénérait les enseignes et étendards,
jurait par ceux-ci, et les prisait plus que tous les dieux, et que les
voiles ou drapeaux des étendards n’étaient que comme des manteaux et
vêtements des croix, il conclut disant: «Je loue cette diligence; vous
n’avez pas voulu consacrer des croix nues et découvertes, ou sans
ornement.» Là où cet auteur si clairvoyant ne nie pas, mais confesse
plutôt, que les chrétiens adoraient la Croix; ne mettant point autre
différence entre les croix des Gentils et les nôtres, sinon en ce que
les nôtres étaient nues et sans enrichissements, et les leurs étaient
vêtues de divers parements.
Autant en dit, et beaucoup plus clairement, Justin le Martyr en sa
seconde Apologie, là où ayant montré que sans la figure de la Croix l’on
ne peut rien faire, et d’avantage, que les trophées et masses que l’on
por¬tait devant les magistrats avaient quelque ressemblance de la Croix,
et que les Gentils consacraient les images de leurs empereurs défunts
par la figure de la Croix, il conclut enfin en cette sorte: « Puis donc,
que par bonnes raisons tirées même de la figure, nous faisons tant que
nous pouvons ces choses avec vous, nous serons désormais sans coupe.»
Justin donc confesse qu’en matière de faire des croix, nous ne faisions
rien moins que les Gentils, quoique ce fût avec diversité d’inten¬tions,
ce qu’il va déduisant par après fort doctement et au long. Autant en
fait Minutius Felix.
Saint Athanase, qui vivait du temps de Constantin le Grand, au livre des
Questions à Antiochus, fait cette demande: «Pourquoi est-ce que tous
nous autres fidèles faisons des croix pareilles à la Croix de Christ, et
que nous ne faisons point de souvenirs de la sacrée lance, ou du roseau,
ou de l’éponge? car ces choses sont saintes comme la Croix même.» À quoi
il répond: «Pour vrai, nous adorons la figure de la Croix, la composant
de deux bois; que si quelqu’un des infidèles nous accuse que nous
adorons le bois, nous pouvons aisément séparer les deux pièces de bois,
et gâtant la forme de la Croix, tenant ces deux bois ainsi séparés pour
néant, persuader à cet infidèle que nous n’honorons pas le bois, mais la
figure de la Croix: ce que nous ne pouvons faire de la lance, du roseau
et de l’éponge.» Quelle apparence, donc, y a-t-il que Constantin ait été
le premier qui a fait la Croix en matière permanente? puisque saint
Athanase confesse que tous les fidèles de ce temps-là faisaient des
croix de bois et les honoraient, et en parle comme de chose toute
vulgaire et accoutumée. Là où je ne me puis tenir de remarquer
l’imposture du traiteur, lequel citant ce passage de saint Athanase, lui
fait dire en cette sorte: «Les chrétiens montraient qu’ils n’adoraient
pas la Croix quand ils désassemblaient ordinairement les deux
principales pièces de celle-ci, reconnaissant que ce n’était que bois.»
Car au contraire, saint Athanase dit expressément que tous les fidèles
adoraient la Croix, mais non pas le bois. Certes, ces réformeurs en font
accroire de belles.
Et de vrai, au moins ce traiteur devait considérer que si Constantin
dressa son labarum en forme de croix, pour la vision qu’il avait eue
d’une Croix à la façon de laquelle il fit dresser les autres (comme le
traiteur même confesse que cela s’est pu faire), ce ne sera pas
Constantin qui aura fait la Croix le premier en matière subsistante,
mais plutôt Dieu, qui lui en fit le premier patron sur lequel les autres
furent dressées. Que si, au contraire, ce ne fut point par avertissement
de Dieu, ni pour aucune vision, que Constantin fit dresser son labarum
et plusieurs autres croix, mais plutôt par raison d’État, qui est
l’opinion laquelle agrée plus au trait, à savoir, que «d’autant », ce
sont ses paroles, qu’il avait fraîchement été élevé à la dignité
impériale, par la volonté des gens de guerre qui l’avaient préféré aux
descendants de Dioclétien, il avisa que le moyen de se maintenir en
cette dignité contre ses compétiteurs et débateurs serait de se faire
ami des chrétiens, que Dioclétien avait persécutés à outrance, et à
cette occasion il fit ériger des croix avant même qu’il fût chrétien» ;
je prendrai le traiteur au mot en cette sorte:
Constantin pour se rendre ami des chrétiens fit dresser plusieurs croix;
donc les chrétiens de ce temps-là aimaient que l’on dressât des croix.
Et qui les avait gardés d’en dresser jusqu’à cette heure-là, au moins
dedans leurs maisons et oratoires? et comment pouvait savoir Constantin
que la manière de flatter les chrétiens était de dresser des croix, s’il
n’eût connu qu’ils en avaient dressé auparavant et les honoraient? Pour
vrai, les Réformeurs n’eussent pas été amis de ces anciens fidèles, ni
leur doctrine jugée chrétienne, puisqu’ils abattent leurs croix, et
tâchent de persuader que c’est une «corruption» d’en avoir introduit
l’usage et que «c’est encore plus mal fait de le retenir»; ce sont les
paroles mêmes du traiteur. Et s’il est vrai, comme sans doute il est, ce
qu’il dit ailleurs, rapporté de saint Grégoire de Nazianze, que «la
vérité n’est point vérité si elle ne l’est du tout, et qu’une pierre
précieuse perd son prix à cause d’une seule tare ou d’une seule paille»,
la doctrine chrétienne n’aura plus été pure du temps de Constantin,
selon l’opinion de cet homme, puisque les chrétiens désiraient et se
plaisaient que l’on plantât des croix, qui est une corruption, «levain
et doctrine erronée», à son dire.
Ce n’est pas peu, à mon avis, d’avoir gagné cette confession sur les
ennemis des croix, que les chrétiens il y a treize cents ans aimaient et
désiraient que l’on dressât des croix; et je ne sais comme on pourra
appointer ce traiteur avec Calvin et les autres novateurs, car lui dit
d’un côté que du temps de Constantin il y avait corruption en l’Église,
et Calvin avec les autres tiennent que l’Église a été pure presque
jusqu’au temps de Grégoire le Grand. Car Calvin, parlant de saint
Irénée, Tertullien, Origène et saint Augustin, dit «que c’était une
chose notoire et sans doute, que depuis l’âge des Apôtres jusqu’à leur
temps il ne s’était fait nul changement de doctrine, ni à Rome ni aux
autres villes»; et le traiteur même (ne sachant ce qu’il va faisant),
parlant du temps de saint Grégoire et reprenant la simplicité des
chrétiens d’alors, il dit que «leurs yeux commençaient fort à se ternir
et à ne voir plus guère clair au service de Dieu». Voyez-vous comme il
rapporte le commencement de leur prétendue corruption de la doctrine
chrétienne au temps de saint Grégoire? et néanmoins, quant à la Croix,
il l’a rapportée aux chrétiens qui vivaient du temps de Constantin le
Grand, lesquels il fait (et c’est la vérité) grands amateurs de
l’érection des croix, que puis après il appelle corruption. Enfin, à ce
que je vois, ils confesseront tantôt que c’est du temps des Apôtres que
notre Église a commencé.
J’ai donc prouvé, non seulement que ce traiteur est ignorant d’avoir dit
que Constantin était le premier qui avait dressé des croix en matière
subsistante, mais encore, que l’érection des croix a été pratiquée entre
les plus anciens chrétiens, car nous n’avons pas de guère plus anciens
auteurs que Justin et Tertullien. Encore dirai-je, que de la mémoire de
nos pères, environ l’an 1546, l’on trouva près de Meliapor, en une
petite colline sur laquelle l’on dit que les Barbares tuèrent saint
Thomas l’Apôtre, une croix très ancienne incise sur une pierre carrée,
arrosée de gouttes de sang, sur le sommet de laquelle il y avait une
colombe. Elle était enfermée dans un cercueil de pierre, sur lequel il y
avait certaine ancienne écriture gravée, laquelle, au rapport des plus
experts brahmanes, contenait le martyre du saint Apôtre, et entre autres
qu’il mourut baisant cette croix-là, ce que même les gouttes de sang
témoignent. Cette croix, ayant été mise en une chapelle que les
Portugais édifièrent en ce même lieu, toutes les années environ la fête
de saint Thomas, ainsi que l’on commence à lire l’Évangile de la sainte
Messe, elle commence à suer le sang à grosses gouttes, et change de
couleur, pâlissant, puis noircissant, et après se rendant bleue céleste
et très agréable à voir, revient enfin à sa couleur naturelle, à même
que l’on a achevé le saint Office. Que s’il est arrivé en quelques
années que ce miracle ne se soit point fait, les habitants de ces
contrées, enseignés par l’expérience, se tiennent pour menacés de
quelque grand inconvénient. Cela est une chose toute connue et qui se
fait à la vue de tout le peuple, dont l’évêque de Cocine en envoya une
ample et authentique attestation, avec le portrait de cette croix-là, au
commen¬cement du saint concile de Trente: qui est une marque bien
expresse que les Apôtres mêmes ont eu en honneur la sainte Croix. Et
comme l’Apôtre qui planta la foi parmi ces peuples y porta en même temps
l’usage de la Croix, ainsi Dieu, voulant en ces derniers temps y
replanter encore la même foi, leur a voulu recommander l’honneur de la
Croix par un signalé miracle, tel que nous avons récité. Aussi les
habitants de Socotore, île de la mer Érythrée, qui ont été et sont
chrétiens dès le temps que saint Thomas y prêcha, entre les autres
cérémonies catholiques ils ont celle-ci, de porter ordinairement une
croix pendue au col et lui porter grand honneur. Or, ce que je vais dire
prouvera encore fort vivement ce que j'ai dit ci-devant.
CHAPITRE III
De l’antiquité des images du crucifix
Le traiteur, qui confesse le moins qu’il peut de ce qui établit la
coutume ecclésiastique, après avoir nié qu’avant le temps de Constantin
il y eût des croix parmi les chrétiens, en un autre endroit dit qu’au
commencement, et même du temps de Théodose, «la Croix n’était sinon deux
bois traversant l’un l’autre, et n’y avait point de crucifix, et moins
encore de Vierge Marie, comme depuis en quelques croix l’image du
crucifix est d’un côté, et celle de sa mère de l’autre».
Je ne sais qui peut émouvoir cet homme à faire cette observation, car
que peut-il importer que l’on ait fait des croix simples plutôt que des
images du Crucifix, puisque aussi bien c’est chose toute certaine qu’on
ne dresse pas des croix sinon pour représenter le Crucifix? mais avec
cela, cette observation est du tout fausse, digne d’un homme qui méprise
l’Antiquité. Saint Athanase, qui vivait du temps de Constantin, écrit
une histoire remarquable, de la malice enragée d’aucuns Juifs de la
ville de Berite, lesquels crucifièrent une image très ancienne de
Jésus-Christ qu’ils avaient trouvée parmi eux, en cette sorte: Un
chrétien s’était logé en une maison de louage, près la synagogue des
Juifs, et avait attaché à la muraille vis-à-vis de son lit une image de
Notre Seigneur, laquelle contenait en proportion la stature même de
celui-ci. Après quelque temps il déloge de là, et prend maison ailleurs,
là où portant tous ses meubles, il oublia de prendre l’image, non sans
une secrète disposition de la Providence divine. Du depuis, un Juif prit
logis là-dedans, et, sans avoir pris garde à cette image, ayant invité
un autre Juif à manger, il en fut extrêmement tancé, et quoiqu’il
s’excusât de ne l’avoir pas vue, il fut accusé et déféré comme mauvais
Juif, ayant une image de Jésus de Nazareth; dont les principaux des
Juifs, entrant dans la maison où était l’image, l’arrachèrent et la
mirent en terre, puis exercèrent sur elle toutes les semblables actions
qui furent exercées sur Jésus-Christ quand on le crucifia, jusqu’à lui
bailler un coup de lance sur l’endroit du flanc. Chose admirable; à ce
coup le sang et l’eau commencèrent à sortir et couler en très grande
abondance, si bien que les Juifs en ayant porté une cruche pleine en
leur synagogue, tous les malades qui en furent arrosés ou mouillés
furent tout soudainement guéris. Voilà le récit qu’en fait saint
Athanase, par lequel l’on peut connaître que cette image-là était
l’image du Crucifix, tant parce qu’il eût été malaisé au Juif qui accusa
celui qui l’avait en sa maison de reconnaître si soudainement que
c’était l’image de Jésus-Christ si ce n’eût été qu’il était peint en
crucifié, qu’aussi parce que les Juifs n’eussent su représenter la
crucifixion de Notre Seigneur tant par le menu, comme ils firent, sinon
sur l’image d’un crucifix. Or cette image, comme il apparut par la
relation qu’en fit le chrétien auquel elle était, en présence de
l’évêque du lieu, avait été faite de la main propre de Nicodème qui la
laissa à Gamaliel, Gamaliel à saint Jacques, saint Jacques à saint
Siméon, Siméon à Zachée, et ainsi de main à main elle demeura en
Jérusalem jusqu’au temps de la destruction de ladite ville, qu’elle fut
transportée au royaume d’Agrippa, où se retirèrent les chrétiens de
Jérusalem parce qu’Agrippa était sous la protection des Romains. Ce
n’est donc pas ce que le traiteur disait, que les images de la Croix
furent seulement faites du temps de Constantin, et qu’encore de ce
temps-là et longtemps après on n’y ajoutait point de Crucifix, car je ne
vois pas qu’il puisse opposer à cette autorité pour garantir la négative
de fausseté et témérité.
Dans la Liturgie de saint Chrysostome, selon la version d’Érasme, le
prêtre est commandé, se retour¬nant vers l’image de Jésus-Christ, de
faire la révérence; ce que, non sans cause, les plus judicieux
rapportent à l’image du Crucifix; car, quelle représentation de
Jésus-Christ peut-on mettre plus à propos dans l’église, et même vers
l’autel, que celle du Crucifix? Qui verra de bon œil la poésie que
Lactance a faite de la Passion de Notre Seigneur, connaîtra qu’il a été
désigné sur la rencontre que l’on fait de l’image du Crucifix qui est
ordinairement au milieu de l’église, en laquelle il fait parler Notre
Seigneur, par un style poétique, à ceux qui entrent dedans l’église.
Saint Jean Damascène, qui vivait il y a passé 800 ans, parlant de
l’image du Crucifix il en tient compte comme d’une tradition ancienne et
légitime. «Parce, dit-il, que chacun ne connaît pas les lettres ni ne
s’adonne à la lecture, nos Pères ont avisé ensemble que ces choses,
c’est-à-dire les mystères de notre foi, nous fussent représentés comme
certains trophées dans les images pour soulager et aider notre mémoire;
car bien souvent, ne tenant pas par négligence la Passion de
Jésus-Christ en notre pensée, voyant l’image de la crucifixion de Notre
Seigneur nous revenons à souvenance de la Passion du Sauveur, et nous
prosternant nous adorons, non la matière, mais Celui qui est représenté
par l’image.» C’est le dire de ce grand personnage, lequel un peu après
pour¬suit en cette sorte: «Or ceci est une tradition non écrite, ni plus
ni moins que celle de l’adoration vers le levant, à savoir d’adorer la
Croix, et plusieurs autres choses semblables à celles qui ont été
dites.» L’image donc du Crucifix était, déjà de ce temps-là, reçue comme
autorisée d’une fort ancienne coutume; d’ou vient donc cette opinion au
traiteur, de dire qu’anciennement l’on ne joignait pas le Crucifix à la
Croix, et quel intérêt a-t-il en cela sinon d’assouvir l’envie qu’il a
de contredire à l’Église catholique? L’image du Crucifix est autant
recevable que celle de la Croix.
Quand le grand Albuquerque faisait fortifier Goa, ville principale des
Indes orientales, comme l’on abattait cer- taines maisons, on rencontra
dedans une muraille une image du Crucifix, en bronze, par laquelle on
eut tout à coup connaissance que la religion chrétienne avait jadis été
en ces lieux-là, quoiqu’il n’y en eût plus de mémoire, et que ces
chrétiens anciens avaient en usage l’image du Crucifix. Et ce ne fut pas
une petite consolation à ce grand capitaine et à ses gens, de voir cette
marque de christianisme en un lieu qui de temps immémorable avait été
privé de l’Évangile.
Quant à la repréhension de ce qu’on met en quelques croix l’image du
Crucifix d’un côté, et celle de sa Mère de l’autre, j'ai eu peine
d’entendre ce qu’il voulait dire. Enfin c’est de deux choses l’une. Ou
bien il reprend les croix desquelles nous mettons deçà et delà du
Crucifix les images de Notre Dame et de saint Jean l’Évangéliste; mais
en ceci la censure serait très injuste, car, comme il est loisible et
convenable que nous ayons l’image du Crucifix, selon la coutume même des
plus anciens chrétiens, il est loisible aussi d’avoir des images de
Notre Dame et des Apôtres, de quoi saint Lucas sera notre garant, qui le
premier, au récit de Nicéphore Calixte, fit l’image du Sauveur, de sa
Mère, de saint Pierre et de saint Paul; que s’il est ainsi, où peut-on
mieux mettre les images de Notre Dame et de saint Jean qu’auprès du
souvenir du Crucifix? quand ce ne serait que pour représenter tant mieux
l’histoire de la Passion, en laquelle l’on sait que Notre Seigneur vit
ces deux singuliers personnages près de sa Croix et recommanda l’un à
l’autre. Ou bien il parle de quelques croix ou peut-être il aura vu au
dos du Crucifix quelque image de Notre Dame, et alors il aura grand tort
de vouloir tirer en conséquence contre nous la diversité des volontés
des graveurs et peintres, ou de ceux qui font faire les croix; car, à la
vérité, cette façon de crucifix n’est guère usitée en l’Église; si ne
veux-je pas dire pourtant qu’il y ait aucun mal en cela. On mettait bien
anciennement des colombes sur la Croix et autour de celle-ci, pourquoi
n’y peut-on bien mettre une image de la Vierge ou de quelque autre
Saint? J’en ai vu là où, au dos de la croix, il y avait des agneaux pour
représenter Notre Seigneur qui a été mis sur la Croix comme un innocent
agnelet, ainsi qu’il est dit en Isaïe (LIII, 7); d’autres où il y avait
d’autres images, non seulement de la Vierge, mais encore de saint Jean,
saint Pierre et autres. En ce cas, la croix ne sert pas de croix de ce
côté-là (elle en a servi du côté du crucifix), elle sert comme de
tableau; aussi ne peint-on pas Notre Dame en crucifix, ni aucun autre
saint avec Notre Seigneur.
Au demeurant, ce que le traiteur ajoute que l’on y met l’image de Notre
Dame «comme si elle avait été compagne des souffrances de notre Sauveur
et qu’elle eût fait en partie la rédemption du genre humain», cela,
dis-je, vient de son goût qui est corrompu par la défluxion d’une humeur
aigre et chagrine, avec laquelle ces réformeurs ont accoutumé de juger
les actions des catholiques; car, qui fut jamais le catholique qui ne
sût que nous n’avons autre Sauveur ni Rédempteur qu’un seul
Jésus-Christ? Nous mettons très souvent la Made¬leine embrassant la
Croix; que n’a-t-il dit que par la nous la croyons être notre
rédemptrice? Ces gens ont l’esto¬mac et la cervelle gâtés, ils
convertissent tout en venin. Notre Dame ne fut pas crucifiée, mais elle
était bien sur la Croix quand son Fils y était, car là où est le trésor
d’une personne là est son cœur, et l’âme est plus là où elle aime que là
où elle anime. Certes, on trouve presque partout en l’Évangile où il est
parlé de Notre Darne, qu’elle était avec son Fils et auprès de celui-ci,
et sur tout en sa Passion (Jean, XIX, 25); ce ne serait donc pas hors de
raison de la peindre encore auprès de lui en la Croix, non certes comme
crucifiée pour nous, mais comme celle de laquelle on peut dire, beaucoup
plus proprement que de nul autre: Christo confixa est Cruci: Elle est
clouée à Jésus-Christ en la Croix (Galat., II, 19). Ça donc été la rage
que le traiteur a contre les catholiques, qui l’a empêché de prendre
garde à tant de bonnes et religieuses raisons qui peuvent être en ce
fait, pour faire une si maligne conjecture contre nos intentions.
CHAPITRE IV
De l’apparition de l’image de la Croix à Constantin le Grand et en
autres occasions
C’est une noble preuve de l’honneur et vertu de l’image de la Croix, que
Dieu tout-puissant l’a fait comparaître miraculeusement en plusieurs
grandes et signalées occasions, et s’en est servi comme de son Étendard,
tantôt pour assurer les fidèles, tantôt pour épouvanter les mécréants.
Mais pour vrai, l’apparition faite à Constantin le Grand a été, non sans
cause, la plus célébrée et fameuse parmi les chrétiens, d’autant que par
celle-ci Dieu toucha le cœur de ce grand empereur pour lui faire
embrasser le parti chrétien, et fut comme un saint signe de la cessation
du déluge du sang des martyrs, duquel jusqu’à cette heure-là toute la
terre regor¬geait; et qu’au demeurant, cette croix montrée à Constantin
fut le patron d’un monde de croix, qui depuis ont été dressées par les
empereurs et princes chrétiens. Ce que apercevant le traiteur, afin de
rendre douteuse l’histoire de cette grande apparition, il devise en
cette sorte: «Combien que les historiens chrétiens parlent d’une
apparition de croix en l’air avec ces mots: Surmonte par ceci, si est-ce
que Zosimus, historien païen, qui vivait de ce temps-là et qui a été
très exact rechercheur des faits de Constantin, n’en a fait mention
aucune. Aussi appert-il que les histoires ecclésiastiques en parlent
diversement, car Eusèbe dit que cette vision advint en plein midi, et
Sozomène écrit qu’elle apparut de nuit à Constantin dormant. Dieu
néanmoins a pu faire ce miracle pour aider à la conversion de ce prince
encore païen alors, et qui a beaucoup servi depuis à l’avancement de la
gloire de Christ, de quelque affection qu’il ait été induit, car
quelques auteurs le notent de grands défauts.» Voilà son dire, par
lequel il pense effacer l’apparition de la sainte Croix faite à
Constantin, et ce par deux moyens: l’un, opposant aux histoires
chrétiennes l’autorité de Zosimus païen; l’autre, montrant qu’il y a
contradiction sur ce fait entre les auteurs chrétiens. Pyrrho
n’entendrait rien au prix de ce traiteur; toute sa doctrine consiste à
rendre toutes choses douteuses et ébranlées, il ne se soucie pas
d’établir autre que l’incertitude; certes, il ne nie pas que cette
apparition ne soit probable, mais il veut aussi qu’elle soit
probablement fausse.
Or, quant à Zosimus, je ne sais comme il l’ose produire en cette cause
ici contre tous les auteurs chrétiens; car premièrement, Zosimus est
tout seul et ne peut point faire de pleine preuve; secondement, il ne
nie pas cette apparition mais seulement il s’en tait; tiercement, il est
suspect, car il était ennemi de la Croix; quartement, encore qu’il fût
exact rechercheur des faits de Constantin, il ne l’était pas toutefois
des merveilles de Dieu. Or l’apparition de la Croix fut une œuvre de
Dieu et non de Constantin. J’admire la rage de cette opiniâtreté qui
veut rendre comparable en autorité le silence ou l’oubli d’un seul
historien païen, avec l’assurance et exprès témoignage de tant de nobles
et fidèles témoins. Qui ne sait les sottises que les historiens païens,
après Tacite et autres, ont imposées aux chrétiens avec leur tête d’âne?
Je vous laisse à penser s’ils se sont épargnés à se taire en nos
avantages et prérogatives, puisqu’ils ne se sont pas épargnés à dire des
fables et faire des contes pour honnir et vitupérer le christianisme.
Pourquoi est-ce que Zosimus sera meilleur que les autres? Mais quant à
ce que le traiteur veut qu’Eusèbe soit contraire à Sozomène en
l’histoire de cette apparition, en ce que l’un dit qu’elle advint en
plein midi et l’autre de nuit à Constantin dormant, je crois que c’est
une contradiction qu’il aura vue en songe et en dormant; et de fait
Sozomène, en cet endroit-ci, fait expresse profession de suivre Eusèbe.
Oyons-le parler, je vous prie:
«Combien que plusieurs autres choses soient arrivées à cet empereur
Constantin, par lesquelles étant induit il commença d’embrasser la
religion chrétienne, nous avons toutefois appris qu’une vision qui lui
fut divinement présentée l’a principalement induit à ce faire. Car,
dressant la guerre contre Maxence, il commença (comme il est
vraisemblable) à douter à part soi quel événement aurait cette guerre,
et quel secours il pourrait appeler, dont étant en ce souci il regarda
par vision le signe resplendissant de la Croix au ciel; et les Anges
assistant près de lui, déjà tout ébloui de la vision, lui dirent: En
ceci, Ô Constantin, tu vaincras. On dit encore que Jésus-Christ même lui
apparut et lui montra la figure de la Croix, et même lui commanda qu’il
en fît faire une semblable, et qu’il en usât comme d’une aide en
l’administration de la guerre et comme d’un instrument propre pour
obtenir victoire. Laquelle chose Eusèbe, surnommé Pamphile, assure avoir
ouïe de la bouche propre de l’empereur qui l’affirmait par serment, à
savoir, qu’environ midi, le soleil commençant un peu à décliner, tant
l’empereur même que les gens d’armes qui étaient avec lui avaient vu le
signe de la Croix resplendissant au ciel, formé de la splendeur d’une
lumière, auquel était cette inscription: Surmonte par ceci. Car
celui-ci, faisant voyage en quelque endroit avec son armée, eut en
chemin cette admirable vision, et cependant qu’il démêlait dans son
cerveau que voulait dire cela, la nuit le surprit; si lui apparut
Jésus-Christ en son repos, avec le signe même qui lui était apparu au
ciel, lui commandant qu’il fît un autre étendard sur le patron de
celui-là, et qu’il s’en servît comme d’une défense dans les combats
qu’il avait à faire contre ses ennemis.» Ce sont, certes, presque les
propres mots, non seulement de Sozomène, mais encore d’Eusèbe son
auteur, tant ils sont d’accord en ce point. Je sais qu’un grand docte de
notre âge s’est trompé en cet endroit, mais il mérite excuse, car ç’a
été au milieu d’une grande et laborieuse besogne, où il est tolérable si
quelquefois l’on s’endort; mais le traiteur, en si peu d’œuvre qu’il a
fait, nous accusant et formant ses causes d’oppositions, ne peut avoir
fait cette tant évidente faute qu’il ne mérite d’être tenu pour un
imposteur ou pour un ignorant, quoiqu’il fasse l’entendu.
Au demeurant, il montre la haine qu’il porte à la sainte Croix, quand
pour contredire à son honneur, il va recherchant si curieusement quel a
été Constantin le Grand, et met en doute le zèle avec lequel il a servi
à l’honneur de Dieu. Constantin, tant loué par nos devanciers, auteur du
repos de l’Église, «Prince des princes chrétiens», comme l’appelle saint
Paulin, «très grande lumière de tous les empereurs qui furent jamais,
très illustre prêcheur de la vraie piété», comme l’appelle Eusèbe,
subira en fin finale (si Dieu le permet) les censures et reproches de
ces chrétiens réformés, lesquels, pires que des chiens, cherchent de
souiller les plus pures et blanches vies des Pères du christianisme.
«Quelques auteurs, dit le traiteur, le notent de grands défauts.» S’il
eût coté les auteurs et les défauts, quoique c’eût été sortir hors du
chemin de mon affaire, je me fusse essayé d’affranchir ce grand empereur
de ses iniques accusations; et certes, je sais bien en partie ce qui se
pourrait dire pour charger Constantin de quelques imperfections, mais je
ne veux pas faire accroire au traiteur qu’il soit plus savant que je le
vois, ni présupposer qu’il en sache plus que ce qu’il en dit, car je le
vois si passionné en cet endroit, que s’il eût su quelque chose en
particulier il l’eût bien fait sonner.
Or bien, voilà l’apparition faite à Constantin bien assurée, en laquelle
tout ceci est remarquable. Premièrement, que par là l’empereur fut
induit à embrasser vivement le parti catholique, comme par un signe
certain que Dieu approuvait la Croix, et en la Croix tout le
christianisme; si que l’approbation de la Croix et du christianisme ne
fut qu’une même chose. Secondement, combien que Dieu voulût que
Constantin reconnût ses victoires de sa liberalité, si voulut-il qu’il
sût que ce serait par l’entremise du signe de la Croix. Tiercement, non
seulement Dieu fit paraître la Croix au ciel à Constantin comme un
témoignage de son aide et faveur, mais encore comme un patron et modèle
pour faire faire plusieurs croix matérielles en terre. Quartement, que
ce ne fut pas une seule fois que cette Croix apparut à Constantin, mais
deux fois, à savoir, de jour en plein midi et de nuit encore. Que si
cela n’est pas approuver l’usage de la Croix, il n’y aura rien
d’approuvé. Mais outre ces deux fois récitées par Eusèbe, Nicéphore
témoigne que deux autres fois la même Croix apparut à Constantin; une
fois, à la guerre contre les Byzantins, avec cette inscription: Tu
vaincras tous tes ennemis en ce même signe; l’autre fois, en la guerre
contre les Scythes. Voilà quant à ce qui touche Constantin.
Saint Cyrille de Jérusalem écrit une lettre exprès à Constance
l’empereur, fils de Constantin, pour lui faire le récit d’une célèbre
apparition de la Croix, faite au ciel, sur le mont Calvaire. «Ces saints
jours, dit-il, de la sainte Pentecôte, environ l’heure de tierce, une
très grande croix formée de lumière apparut au ciel sur la très sainte
montagne de Golgotha, étendue jusqu’au saint mont d’Olivet, vue non par
une ou deux personnes, mais montrée très clairement à tout le peuple de
la cité; et non, comme peut-être quelqu’un penserait, courant hâtivement
selon la fantaisie, mais tout ouvertement reconnue par plusieurs heures
sur terre, avec des splendeurs brillantes surpassant les rayons du
soleil, car si elle eût été surpassée par ceux-ci, certes elle eût été
offusquée et cachée.» Puis, poursuivant, il dit «qu’à cet aspect, tant
les chrétiens que les païens commencèrent à louer Jésus-Christ, et
reconnaître que la très religieuse doctrine des chrétiens était
divinement témoignée du ciel par ce signe céleste, duquel, lorsqu’il fut
montré aux hommes, le ciel s’en réjouissait et glorifiait beaucoup».
Sozomène en dit de même, et témoigne que la nouvelle fut incontinent
épanchée partout, par le rapport des pèlerins qui, de tous les coins du
monde, abordaient en Jérusalem pour y faire leurs dévotions.
Un jour, Julien l’Apostat, regardant les entrailles d’un animal pour
faire quelque devination en celles-ci, lui apparut une croix environnée
d’une couronne; dont partie des devins tout épouvantés disaient que, par
là, l’on devait entendre l’accroissement de la religion chré¬tienne et
son éternité, d’autant que la Croix était le signe du christianisme, et
la couronne était signe de victoire et d’éternité; encore parce que la
figure ronde n’a ni commencement ni fin, mais est partout conjointe en
elle-même. Au contraire, le maître devineur présa¬geait par là que la
religion chrétienne serait comme étouffée pour ne point croître
davantage, d’autant que le signe de la croix était comme enfermé, borné
et limité par le cercle de la couronne; tant le diable sait faire ses
affaires en toutes occasions. Or l’événement montra que le dire des
premiers était véritable.
Une autre fois, le même Julien voulant que les Juifs sacrifiassent, ce
qu’ils ne voulaient faire sinon au lieu du Temple ancien de Jérusalem,
il se délibéra de le leur faire dresser, contribuant des grandes sommes
du trésor impérial; et déjà les matériaux étaient apprêtés pour rebâtir,
quand saint Cyrille, évêque de Jérusalem, prédit que l’heure était
arrivée en laquelle serait vérifiée la prophétie de Daniel (IX, 26-27),
répétée par Notre Seigneur en son Évangile (Luc, XXI, 6), à savoir, que
pierre sur pierre ne demeurerait au temple de Jérusalem: dont la nuit
ensuivant, la terre trembla si fort en ce lieu-là, que toutes les
pierres de l’ancien fondement du Temple furent dissipées çà et là; et
les matériaux déjà préparés, avec les édifices prochains, tous
fracassés. L’horreur d’un si terrible accident s’épancha par toute la
ville, de façon que de tous côtés plusieurs vinrent sur le lieu voir que
c’était; et voici que les merveilles redoublant, un grand feu sortit de
la terre, lequel s’attachant aux préparatifs faits pour le Temple et aux
outils des ouvriers, ne cessa point qu’il ne les eût consommés à la vue
de tout le peuple. Plusieurs des Juifs épou¬vantés confessaient que
Jésus-Christ était le vrai Dieu, et néanmoins demeuraient tellement
saisis de la vieille impression de leur religion, qu’ils ne la
quittèrent point. Si survint un troisième miracle; car la nuit suivante
apparurent des croix de rayons lumineux sur les vêtements de tous les
Juifs, lesquels, tant ils étaient obsti¬nés, voulant effacer le
lendemain ces saintes images de leurs habits par lavement et autres
moyens, il ne leur fut jamais possible, et par là plusieurs se firent
chrétiens; mais outre tout cela, un grand cercle apparut au ciel, dans
lequel était une croix très resplendissante. Mes auteurs sont, en cet
endroit, Grégoire de Nazianze, Ammian Marcellin, Ruffin, Socrate,
Sozomène.
Je pourrais produire les autres apparitions que le docte Bellarmin
apporte, comme celle qui se fit en l’air quand l’empereur Arcadius
combattait contre les Perses pour la foi catholique, en quoi il fut aidé
divinement; comme aussi celle des croix qui apparurent sur les vêtements
au temps de Leon Iconomache, alors que les hérétiques exerçaient leur
rage sur les images; et quel¬ques autres semblables desquelles les
auteurs font mention: mais ce que j’en ai dit jusqu’à présent suffit
pour ce qui touche l’Antiquité; qui en voudra voir davantage, qu’il lise
le livret d’Alphonse Ciacone De signis sanctœ Crucis.
De notre temps, alors que le grand capitaine Albuquerque était du côté
de l’île Camarane, une grande croix pourprée et très resplendissante
apparut au ciel du côté du royaume des Abyssins *, laquelle fut vue par
toute l’armée des Portugais qui était en ces contrées-là, avec une
incroyable consolation; et dura l’apparition quelque pièce de temps,
jusqu’à tant qu’une blanche nuée la cacha aux yeux de ceux qui, pleurant
de joie, ne se pouvaient saouler de voir ce saint et sacré signe de
notre Rédemption. De quoi Albuquerque envoya bientôt après, par écrit,
une bien assurée attestation à son maître Emmanuel, roi de Portugal. De
même, vers le Japon, apparut une croix en l’air, environ l’an 1558, au
rapport de Gaspard Vilela en une sienne épître envoyée à ses compagnons
de Goa.
En la sédition que Pansus Aquitinus mut contre Alphonse roi de Congi,
son frère aîné, un peu après que la foi catholique fut semée par les
Portugais en ces pays-là, l’on vit une grande multitude de soldats
rebelles fuir devant une petite poignée de personnes qui accompagnaient
le roi; de quoy le général de l’armée de Pansus rendant raison, il
assura qu’au commencement de l’escarmouche apparurent, autour du roi,
des hommes d’une façon plus auguste que l’ordinaire, marqués du signe de
la Croix et environnés d’une très claire lueur, combattant très
âprement; dont les soldats de Pansus étant épouvantés, avaient pris tout
aussitôt la fuite, et que par là reconnaissant qu’il n’y avait point
d’autre Dieu que celui des chrétiens, il priait qu’on le baptisât avant
qu’on le fît mourir (comme il pensait que l’on ferait), ayant été pris
prisonnier. Alphonse lui accorda le baptême, et lui fit grâce de la vie
à la charge qu’il s’emploierait à servir au temple de la sainte Croix,
peu auparavant édifié en la ville d’Ambasse.
Quand Albuquerque reprit la ville de Goa, les infidèles demandaient très
curieusement aux Portugais, qui pouvait être ce brave capitaine qui
portait une belle croix dorée et des armes resplendissantes, lequel
avait fait un si grand massacre que les grandes troupes des mahométans
avaient été contraintes de céder à la petitesse des chrétiens. Or
certes, les Portugais n’a¬vaient point de capitaine ainsi paré, qui leur
fit con¬naître que c’était une vision divine par laquelle Dieu les avait
voulu secourir, et en même temps épouvanter et rompre leurs ennemis.
Au demeurant, après tant d’apparitions de l’image et figure de la Croix
que Dieu a faites, et fera jusqu’à la consommation du monde, pour
consoler les amis de la Croix et effrayer les ennemis de celle-ci, au
grand jour du jugement, quand le Crucifié sera assis au trône de sa
majesté en l’assistance de tous les Bienheureux, il fera paraître
derechef ce grand Étendard et signe de la Croix, lequel paraîtra alors
que le soleil et la lune se cacheront dedans une bien grande obscurité.
C’est ce que dit Notre Seigneur, en saint Matthieu (XXIV, 29-30), en
termes tant exprès, qu’il n’est possible de douter de cette vérité,
sinon à ceux qui ont juré le parti de l’opiniâtreté; tous les Pères
anciens, d’un commun consentement, l’ont presque ainsi entendu.
L’interprétation qu’on y veut apporter, de dire que alors apparaîtra le
signe du Fils de l’homme, c’est-à-dire le Fils de l’homme même, qui par
sa majesté se fera regarder de toutes parts comme une enseigne, est trop
forcée et étirée; on voit à l’œil qu’elle ne sort pas ni ne coule des
mots et paroles de l’Écriture, mais d’un préjugé auquel on veut
accom¬moder les saintes paroles; c’est une conception qui ne suit pas
l’Écriture, mais qui la veut tirer après soi. Et certes, le Sauveur met
trop évidemment à part l’appa¬rition de son signe d’un côté, et de
l’autre sa venue: Alors, dit-il (ibid.), paraîtra le signe du Fils de
l’homme au ciel, et alors pleureront toutes les tribus de la terre; et
alors ils verront le Fils de l’homme venant des nuées du ciel avec une
grande vertu et majesté.
Or combien soit grand l’honneur qui revient de ceci à la Croix, il n’y a
celui qui en puisse douter; tant parce qu’elle est appelée signe du Fils
de l’homme, et que les enseignes, armoiries, signes, étendards des
princes et rois sont très honorables et respectables, comme témoigne
Sozomène, et avant lui Tertullien, et l’expérience même nous le montre;
qu’aussi parce que, comme remarquent doctement les Anciens, elle
consolera les bons, étant le signe de leur salut, et épouvantera les
mauvais, comme fait l’étendard d’un roi vainqueur alors qu’il est arboré
sur les murailles d’une ville rebelle; et encore d’autant qu’elle sera
comme le trophée du Roi céleste, mis au plus haut du Temple de
l’univers, et sera claire et lumineuse alors que la lumière même
s’obscurcira en sa propre source; comme témoignent saint Cyrille,
Hippolyte le Martyr, et saint Éphrem qui dit qu’elle paraîtra et sera
produite devant le Roi comme le sceptre et verge de sa majesté.
Or, quel avantage est-ce pour l’honneur et vertu de l’image de la Croix,
que Dieu s’en soit servi et servira si souvent pour consoler les siens,
effrayer ses ennemis, pour donner les victoires aux empereurs, et pour
témoigner la sienne dernière, alors qu’étant assis au trône de sa
majesté il foulera aux pieds tous ses ennemis.
CHAPITRE V
Combien grand a été jadis l’usage de la Croix, et comme elle représente
le crucifix et sa foi
Le traiteur n’ose pas nier que l’image de la Croix n’ait été en
ordinaire usage parmi les anciens chrétiens. «Il se faut souvenir,
dit-il, que ce que les anciens chrétiens ont usé de la Croix en ce
qu’ils maniaient, cela se faisait pour pratiquer principalement ce que
saint Paul disait: Je n’ai point honte de l’Évangile de Christ; car,
d’autant que tous tant juifs que païens se moquaient de Christ, et que
la Croix était scandale aux uns et folie aux autres, tant plus ils se
sont efforcés de la diffamer, tant plus les chrétiens se sont étudies à
la décorer. À cette cause ils apposaient la Croix en toutes choses et en
tous lieux comme une marque honorable, par laquelle ils montraient en
effet qu’ils voulaient avoir part à l’opprobre de Christ dont ils se
glorifiaient; et pourtant Chrysostome dit que telle enseigne honorait
plus que tous les couronnes et diadèmes ne pouvaient faire. De fait, les
empereurs et rois l’ont appliquée à leurs couronnes et sceptres pour
tant plus confondre et honnir les juifs et païens... À cette même
occasion ils ont dit que la Croix était l’arbre beau et luisant orné de
la pourpre du roi et plus resplendissant que les astres; et Théodoret,
au 3e Livre de son histoire, chap. 27, écrit que partout on portait la
Croix pour testifier du triomphe de Christ. Mais cependant ils
n’attribuaient rien à la seule Croix ou au seul signe de celle-ci, car
Constantin faisait reconnaissance de la victoire à lui advenue, non à la
Croix, mais au Christ; car aussi il fit écrire sur les croix, par lui
érigées, ces trois mots: Jésus-Christ surmonte; tant s’en faut qu’il ait
fait des prières à la Croix: et Hélène adora le Roi et non le bois; car
c’eût été un erreur païenne et vanité méchante, dit saint Ambroise. En
cette manière peuvent les chrétiens honorer la Croix.»
Que pourrait-on mieux dire à la catholique? et que disons-nous autre
sinon qu’il faut honorer la Croix pour la protestation de notre foi,
qu’il la faut décorer d’autant plus que ses ennemis la méprisent, qu’il
la faut apposer en toutes choses et en tous lieux comme une marque
honorable, qu’elle honore plus et, par conséquent, est plus honorable
que tous les diadèmes et couronnes, qu’il la faut mettre sur les
couronnes et sceptres, que c’est un arbre beau et luisant orné de la
pourpre du Roi et plus resplendissant que les astres? Et qu’ai-je
protesté ci-devant sinon qu’il ne faut rien attribuer à la seule Croix
et au seul signe de celle-ci, qu’elle ne vaut sinon comme outil sacré et
saint instrument de la vertu miraculeuse de Dieu, que la Croix n’est
rien si elle n’est Croix de Jésus-Christ, que sa vertu ne lui est pas
adhérente mais assistante, c’est à savoir, Dieu même? Si Constantin a
surmonté en la Croix, suivant la divine inscription, In hoc signo
vinces, ç’a été par Jésus-Christ agent principal et premier; s’il a
surmonté par la Croix, ç’a été en Jésus-Christ comme en la vertu
assistante de la Croix. Et d’adorer le bois, c’est une sottise trop
extravagante:
Ce n’est la pierre ou le bois
Que le catholique adore,
Mais le Roi qui, mort en Croix,
De son sang la Croix honore.
Si donc le traiteur tenait parole, et demeurait ferme à confesser qu’en
cette manière peuvent les chrétiens honorer la Croix, et surtout que
partout on portât la Croix pour témoigner du triomphe de Christ, comme
il confesse que l’on faisait anciennement au récit de Théodoret, et
qu’on l’apposât en toutes choses et en tous lieux comme une marque
honorable, je confesserais de mon côté, avec tous les catholiques, qu’il
aurait bien entendu la vertu de la Croix et la manière de l’honorer, et
que, comme il s’est vanté, il aurait prêché Jésus-Christ crucifié. Mais
le pauvre homme n’arrête guère en cette démarche; il a dit cela pour
amuser son lecteur, et quand ce vient au joindre, il renverse tout ce
qu’il avait établi pièce après pièce, et va sans jugement contredire à
tout ce qu’il avait dit, avec de misérables exceptions et limitations.
Il avait dit qu’en tous lieux et toutes choses on pouvait apposer la
Croix comme une marque honorable; maintenant, pour se dédire
honnêtement, il partage toutes les choses en deux, en politiques et non
politiques, et puis limite la proposition générale que la Croix doit
seulement être apposée dans les choses politiques: «S’il est question,
dit-il, que nous conversions parmi les Juifs ou Mahumétistes, nous
pouvons porter nos enseignes et armes croisées pour montrer ouvertement
aux infidèles que nous sommes chrétiens, et que nos adversaires sont
infidèles et mécréants; ainsi peut-on graver la Croix en la monnaie,
pour montrer qu’elle est battue au coin d’un prince chrétien; ainsi, la
Croix peut être mise dans les portes des villes, châteaux et maisons
pour montrer haut et clair que les habitants de tels lieux font
profession de chrétienté. Ainsi jadis fut ordonné que les instruments
des contrats qui se passaient devant notaires publics devaient avoir le
signe de la Croix, comme il en est parlé au livre du Code; et en
pareilles choses politiques nous ne rejetons pas l’usage de la Croix
matérielle.» Voilà sa première limitation.
La seconde est qu’elle ne soit mise dans les temples: «... enfin,
dit-il, les choses sont allées si avant que la Croix a été mise dans les
temples.»
Il avait dit que la Croix était une marque honorable, mais puis après,
pour s’en dédire, il dit qu’il ne lui faut porter aucun honneur
religieux ou conscien¬cieux.
Il avait dit que les Anciens apposaient la Croix en toutes choses et en
tous lieux comme une marque honorable, et qu’on la portait partout pour
testifier du triomphe de Christ, et bientôt après il fait dire aux mêmes
Anciens, par la bouche d’Arnobe, ces paroles: «Nous n’honorons ni ne
désirons d’avoir des croix.» Ce petit traiteur est un protée et
caméléon.
Cependant, il me laisse à prouver par ordre que la Croix peut et doit
être apposée aux choses sacrées et notamment au temple, qu’elle est
honorable d’un honneur religieux, que les Anciens l’ont désirée et
honorée, et qu’elle est un remède salutaire au genre humain, ce qu’il
trouve encore mauvais. Mais avant toutes choses il me faudra montrer
brièvement que la Croix représente Jésus-Christ crucifié et la Passion
de celui-ci, afin que l’humeur ne lui prenne pas de refuser l’image de
la Croix à cet usage, comme il a fait ci-devant de la vraie Croix.
Et pour commencer: «Bien souvent, dit saint Jean Damascène, ne nous
ressouvenant pas (et ce par négligence) de la Passion de Jésus-Christ,
voyant l’image de la crucifixion de celui-ci nous revenons en mémoire de
sa Passion.» C’est pourquoi tous les Anciens, après Jésus-Christ même,
l’ont appelée l’enseigne du Fils de Dieu. «Paula, comme parle saint
Jérôme, visita tous les lieux saints avec telle ardeur qu’elle ne
pouvait être retirée des premiers, n’eût été le désir qu’elle avait de
voir le reste; prosternée donc devant la Croix, elle adorait là comme si
elle y eût vu le Seigneur attaché et pendant; entrée dans le sépulcre,
elle baisait la pierre de la résurrection que l’Ange avait roulée
arrière de l’huis, elle léchait d’une bouche fidèle, comme des eaux
infiniment désirées, la place du corps, en laquelle gisait le Seigneur»;
témoignage certain que la Croix lui représentait le Crucifié. Chacun ne
peut pas lire les livres sacrés, ni avoir toujours le prédicateur aux
oreilles; ce donc que fait l’Écriture et le prédicateur en temps et
lieu, la Croix le fait en toutes sortes d’occasions, en la maison, au
chemin, en l’église, sur le pont, en la montagne; ce nous est un
familier et perpétuel souvenir de la Passion du Sauveur. Julien
l’Apostat reprochait aux chrétiens que, rejetant les armes de Jupiter,
sa selle et ses boucliers, ils adoraient le bois de la Croix et
peignaient la Croix sur leurs fronts et devant leurs maisons. Or saint
Cyrille, pour lui faire réponse, fait un beau dénombrement des
principaux articles de notre foi, et puis ajoute: «Le Bois salutaire
nous fait souvenir de toutes ces choses, et nous avise de penser que,
comme dit saint Paul (II Cor., V, 14-15), ainsi qu’un est mort pour
tous, ainsi faut-il que les vivants ne vivent plus à soi, mais à Celui
qui est mort et ressuscité.» Le traiteur même produit en cette sorte ce
passage de saint Cyrille, confessant que la croix que les chrétiens
mettaient devant leurs maisons était la marque et l’enseigne publique de
Jésus-Christ; confession bien contraire à ce qu’il avait dit, que la
Passion de Notre Seigneur était irreprésentable.
Ainsi, quand nos chrétiens ont découvert quelque nouveau pays dans les
Indes, pour le dédier à Jésus-Christ ils y ont planté l’étendard de la
Croix; dont Pierre Alvarez Capral, ayant pris pied au Bresil, il y éleva
une très haute croix, de laquelle tout ce pays-là fut plusieurs années
nommé région de Sainte Croix, jusqu’à tant que le peuple, laissant ce
nom sacré, l’appela Brésil, du nom du bois de Brésil que l’on en tire
pour la teinture. Et du vieux temps, alors que l’on renversa en
Alexandrie les idoles de Séraphis plantées par toutes les portes,
fenêtres, poteaux et murailles, on mit en leur place le signe de la
Croix, au récit de Ruffin, et alors fut vérifié ce qu’Isaïe prédit (XIX,
19-20): En ce jour-là, l’autel du Seigneur sera au milieu de la terre
d’Égypte, et le titre du Seigneur près le terme de celle-ci, et sera en
signe et en témoignage au Seigneur Dieu des armées en la terre d’Égypte.
CHAPITRE VI
La Croix peut et doit être en usage dans les choses sacrées
C’est une plaisante fantaisie que celle du traiteur quand il trouve bon
que l’on emploie la Croix dans les choses politiques, mais non pas dans
les sacrées. «On peut, dit-il, graver la Croix en la monnaie, la planter
devant les villes, châteaux et maisons.» Et pour quel usage tout cela,
je vous prie? «Pour montrer, répond-il, haut et clair qu’on est
chrétien.» Mais cela, n’est-ce pas un usage religieux? La confession et
protestation de la foi, n’est-ce pas une action purement chrétienne? Et
de fait, qui prendrait la croix politiquement, elle ne repré¬senterait
que malheur et malédiction; si donc l’usage de la Croix n’est que
religieux, pour être bon ou peut-il être mieux employé que dans les
choses sacrées? Si la Croix est bienséante devant les villes et maisons
pour montrer que les habitants de tels lieux font profession de
chrétienté, ne sera-elle pas mieux à propos dans les églises et temples
pour montrer que ceux qui s’y assemblent font profession de chrétienté,
que ce sont lieux chrétiens et non mosquées turquesques?
Au demeurant, les Anciens mettaient la Croix dans les églises, témoin ce
que j'ai récité ci-devant de saint Paulin qui en témoigne tout
ouvertement, et de Lac¬tance Firmien, de l’intention duquel on ne
saurait douter si l’on considère comme il parle:
Quisquis ades mediique subis in limine templi,
Siste parum, insontemque tuo pro crimine passum
Respice me, me conde animo, me in pectore serva.
Ille ego qui casus hominum miseratus acerbos,
Huc veni, pacis promissæ interpres, et ampla
Communis culpæ venia, hic clarissima ab alto
Reddita lux terris, hic alma salutis imago:
Hic tibi sum requies, via recta, redemptio vera,
Vexillumque Dei signum et memorabile fani.
Ce qui se peut, à mon avis, rendre français en cette sorte:
«Toi qui viens sur le seuil, du milieu de ce temple
Arrête un peu sur moi tes yeux et me contemple;
Retiens-moi bien avant dedans ton cœur fiché,
Innocent que je suis, et mort pour ton péché.
Je suis celui qui, d’un cœur et d’un œil pitoyable,
Regardant à l’état de l’homme misérable,
Descendis ici bas, Ambassadeur de paix,
Et portant le pardon général des forfaits.
Ici reluit d’en haut une lumière pure,
Et de l’humain salut le portrait et figure;
Je suis ici pour toi repos très assuré,
Le droit et bon chemin, le rachat avéré,
L’Étendard et drapeau du grand Dieu redoutable,
Et de ce temple-ci l’enseigne remarquable.»
Qui ne voit qu’il introduit l’image du Crucifix au milieu de l’église,
admonestant celui qui entre? Autant en dis-je de ce que j'ai rapporté de
la Liturgie de saint Jean Chrysostome. Le bon père Nylus, en une épître
qui est récitée au IIe concile de Nicée, conseillait à Olimpiodorus de
faire mettre la Croix en l’église du côté du levant, et deçà et delà
dans les murailles les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Sophronius, ou bien Joannes Moscus Eviratus, récite qu’un orfèvre
apprenti ayant charge de faire une croix d’or pour être mise et donnée à
l’église, il y mêla, outre le poids de l’or qu’on lui avait fourni, une
certaine quantité du sien. Celui qui faisait faire la croix, l’ayant
trouvée plus pesante, pensa que cet apprenti eût changé ou altéré le fin
or qu’il lui avait baillé, et commençait fort a se fâcher; mais le
garçon lui fit cette vraie et sainte excuse, que n’ayant pas le moyen de
faire une croix entière du sien pour dédier à Dieu, il avait au moins
voulu employer ce peu qu’il avait pour rendre plus belle et grosse celle
qu’il lui avait faite, et qu’au reste il n’y avait que du fin or.
Réponse qui plut tant à celui qui avait commandé la croix, que n’ayant
point d’enfants il adopta celui-là. Anastase Sinaitain, en l’oraison De
sacra sinaxi, témoigne tout clairement que la coutume était que la Croix
fût dans les églises; or il mourut il y a mille ans passés, témoin le
docte Baronius.
La coutume donc était d’avoir des croix dans les églises, et surtout dès
que l’Empire fut christanisé sous Constantin, car auparavant on n’en
avait pas si commodité. Constantin, dit le traiteur, faisant ériger une
croix de bronze, «il ne la mit pas en un temple, car alors les temples
de Rome servaient encore aux idoles païennes». Il est toujours sur son
impie distinction d’idole païenne et idole chrétienne; cependant il est
vrai qu’en ce temps de persécution, les chrétiens, ayant peu d’églises
dédiées, faisaient leurs assemblées où ils pouvaient. Mais dès lors que
l’Église fut délivrée des tyrannies, on vit la Croix partout célébrée
«dans les maisons, dans les places, dans les solitudes, dans les
chemins, dans les montagnes, dans les vallées, en la mer, dans les
navires, dans les îles, dans les lits, dans les vêtements, dans les
armes, aux chambres et couches nuptiales, dans les banquets, dans les
vases d’argent et d’or, dans les perles, dans les peintures des
murailles, dans les corps des animaux malades, dans les corps possédés
par les diables, dans les guerres, en paix, dans les jours, dans les
nuits, dans les assemblées des délicats mondains, dans les rangs des
moines, tant chacun va à l’envie d’avoir ce don admirable pour soi.
C’est une grâce merveilleuse; aucun ne se confond, aucun n’a honte
pensant que ç’a été une marque de mort maudite, mais chacun se pare de
celle-ci beaucoup plus que des couronnes, des diadèmes, ou de plusieurs
carcans et dorures émaillées de pierreries. Et non seulement on ne la
fuit pas, mais est désirée et aimée, chacun en fait conte, elle reluit
partout et est éparse dans les murailles des maisons, aux sommets, dans
les livres, dans les cités, dans les rues, dans les lieux habités et
inhabités.» C’est le dire du grand saint Chrysostome qui, pour vrai,
n’eût pas eu à faire un si grand dénombrement des lieux et choses dans
lesquels la Croix était employée, si de son temps l’Église eût été
formee sur le patron de la réformation des huguenots. Pourrait-on bien
dire de Genève, La Rochelle et autres telles villes ce que saint
Chrysostome dit de l’Église de son temps? Nous n’y voyons aucune croix
érigée ni aux portes de ville, ni devant les maisons, châteaux,
forteresses, contrats, testaments: au contraire, on les a renversées,
effacées autant que l’on a pu. Que sert-il donc de dire qu’en semblables
choses politiques ils ne rejettent point la Croix matérielle? Beaucoup
moins en inettent-ils sur les animaux malades ou sur les corps possédés
du malin, car ce serait confesser la vertu de la Croix et l’employer
àusage sacré. Aussi peu en ont-ils dans les rondeaux et assemblées des
rnondains, et moins parmi les rangs des moines. Ce n’est pas donc de
notre âge ni dès hier que les choses sont allées si avant que la Croix a
été mise dans les temples, comme semble vouloir dire le traiteur.
CHAPITRE VII
La Croix a été employée aux sacrements et aux processions
Il faut que je dise mon opinion de l’intention de saint Chrysostome
quand il dit que «la Croix était célébrée dans les rondeaux et démarches
des délicats mondains et dans les rangs des moines: In choreis
delicatorum et monachorum ordinibus»; cela ne me détourne point de mon
chemin. je crois qu’il entend parler des processions des séculiers, et
des moines, tant parce que la propriété des mots dont il use m’invite à
cette intelligence, qu’aussi parce que, anciennement et notamment de son
temps, on portait les croix aux processions. Les Ariens avaient composé
des hymnes et chansons pour leur secte, et les faisaient chanter
alternativement en leurs processions, surtout aux solennités, Dimanche
et Samedi; saint Chrysostome douta que, par ce moyen, quelques-uns de
son peuple ne fussent attirés (plusieurs se laissent aller à ces
délicatesses extérieures sans sonder le mérite et le fonds de l’affaire,
témoins les psaumes de Marot), et partant il dressa son peuple à
semblable manière de chanter, et dans peu de temps les catholiques
surpassèrent en ceci les hérétiques, non seulement en nombre, mais en
appareil; car les images et enseignes de la Croix, faites d’argent,
précédaient avec des flambeaux allumés, et l’eunuque de l’Impératrice
avait charge de fournir aux dépens et faire dresser des psaumes et
hymnes: c’est Sozomène qui fait ce récit ici. On portait donc de ce
temps-là des croix d’argent et des flambeaux allumés aux processions.
Une grande peste pressait un jour l’Allemagne, tout le voisinage en
était épouvanté; les habitants de Reims en Champagne recourent à Dieu
avec l’interces¬sion de saint Remy, prennent un parement du sépulcre de
celui-ci, allument force cierges et flambeaux, avec des croix font une
procession solennelle et générale par tous les coins de la ville,
chantant des hymnes et cantiques sacrés. Qu’advint-il? La contagion
environne de toutes parts la cité, mais arrivant justement jusqu’au lieu
où la procession avait été, comme si elle eût vu là les bornes et
limites de son pouvoir, non seulement elle n’osa pas entrer dedans, mais
encore ce qui était déjà d’infection fut par ce moyen repoussé: saint
Grégoire de Tours, qui vivait il y a près de mille ans, en est mon
auteur. Ainsi, les Empereurs ont mis ordre par leurs lois, que la Croix
fût portée dans les processions par les députés à ce faire, et puis
rapportée en un lieu décent et honnête; cela me fait bailler aux paroles
de saint Chrysostome le sens que j'ai dit.
Or non seulement les Anciens portaient les croix aux églises et
processions, mais consacraient les églises avec celles-ci et les
mettaient sur les autels. « Notre Crucifix, dit saint Augustin, est
ressuscité de mort et est monté aux cieux; il nous a laissé la Croix en
mémoire de sa Passion, il a laissé sa Croix pour la santé. Ce signe est
un rempart pour les amis et une défense contre les ennemis; par le
mystère de cette Croix les ignorants sont catéchisés, par le même
mystère la fontaine de la régénération est consacrée, par le même signe
de la Croix les baptisés reçoivent les dons de grâce; par l’imposition
des mains avec le caractère de la même Croix on dédie les basiliques, on
consacre les autels, on parfait les Sacrements de l’autel; avec l’en¬tremise
des paroles du Seigneur, les prêtres et lévites sont par ce même promus
aux Ordres sacrés, et géné¬ralement tous les Sacrements ecclésiastiques
sont parfaits en la vertu de celui-ci.» C’est le témoignage de saint
Au¬gustin, car bien que ce sermon ne fût pas de saint Augustin, comme
répond le traiteur (chose certes très malaisée à prouver contre le
propre titre et inscription), si est-ce que ce point ici est de saint
Augustin, car il dit tout le même en ses Traités sur saint Jean qui sont
indubitablement siens. «Enfin, dit-il, qui est le signe de Jésus-Christ
que chacun connaît, sinon la Croix de Jésus-Christ? lequel signe s’il
n’est appliqué ou au front des croyants, ou a la même eau par laquelle
ilssont régénérés, ou à l’huile par lequel ils sont chresmés, ou au
sacrifice duquel ils sont nourris, rien de tout cela ne se parfait à
droit. Comment donc ne sera-t-il rien signifié de bon par ce que les
mauvais font, puisque par la Croix de Christ que les mauvais ont faite,
tout bien nous est marqué et signé en la célébration de ses Sacrements.»
Ou donc que le sermon que j'ai allégué soit de saint Augustin, ou de
Fulgence son disciple, ou de quelque autre, si est-ce que la sentence
que j’en ai rapportée est de saint Augustin. Saint Chrysostome en avait
dit auparavant tout de même en cette sorte: «Portons d’un cœur joyeux la
Croix de Jésus-Christ comme une couronne, car toutes les choses qui
profitent à notre salut sont consumées par celle-ci; car, quand nous
sommes régénérés la Croix de Jésus-Christ y est, quand nous sommes repus
de la très sacrée viande, quand nous sommes colloqués pour être
consacrés en l’Ordre, par tout et toujours cette enseigne de victoire
nous assiste. Partant, portons avec grande affection la Croix au-dedans
des maisons et dans les murailles (vous voyez qu’il parle du signe et
image de la Croix), et dans les fenêtres, et au front encore, et en
l’esprit, car cela est le signe de notre salut...» Et peu après, parlant
encore de la Croix, il dit ainsi: «Laquelle il ne faut pas simplement
former avec le doigt au corps, mais premièrement en l’esprit avec une
grande foi; car si tu l’imprimes en cette sorte en ta face, pas un des
méchants démons, voyant la lance par laquelle il a reçu la plaie
mortelle, ne t’osera attaquer.» Il répète le même ailleurs, disant:
«Cette maudite et abominable marque de dernier supplice, à savoir la
Croix, a été faite plus illustre que les couronnes et diadèmes, car le
chef n’est point tant orné par une couronne royale comme par la Croix,
qui est plus digne que tout honneur; et de celle qu’auparavant on
aborrissait, on en cherche si curieusement la figure si que l’on la
trouve partout, vers les princes, sujets, hommes, femmes, vierges,
mariées, serfs, libres; à tout coup chacun se signe de celle-ci, la
formant en notre très noble membre, car on la figure tous les jours en
notre front comme en une colonne. Ainsi, elle reluit en la Table sacrée
ainsi en l’ordination des prêtres, ainsi encore derechef dans les Cènes
mystiques avec le Corps de Jésus-Christ; on la voit célébrer partout...»
Qui ne voit donc combien expressément saint Augustin et saint
Chrysostome témoignent que la Croix était employée à tout, et surtout
dans les choses saintes et sacrées) qui n’étaient pas estimées pour
telles si elles n’étaient signées de la Croix. Mais saint Augustin
remarque particulièrement que la Croix était nécessaire au Sacrement de
l’Autel, qu’il nomme Sacrifice duquel sont nourris les chrétiens; autant
en dit saint Chrysostome: l’enseigne de la Croix, dit-il, nous assiste
«alors que nous sommes nourris de la très sacrée viande», et elle
«reluit en la sacrée Table, et derechef en la Cène mystique avec le
Corps de Jésus-Christ». Que pourrait-on dire plus exprès?
Mais remarquons que saint Chrysostome dit séparément que la Croix
«reluit en la Table sacrée», et tantôt après «qu’elle reluit derechef en
la Cène mystique avec le Corps de Jésus-Christ»; car il semble par là
qu’il veuille dire que la Croix était non seulement à l’Autel ou Table
sacrée (suivant ce qu’il est commandé aux prêtres, en sa Liturgie, de
faire la révérence se retournant vers l’image de Jésus-Christ, et que
saint Paulin récite d’avoir mis l’image de la Croix près l’autel, comme
j'ai dit ci-devant), mais encore que l’image et figure de la Croix était
empreinte en la très sacrée viande de l’Eucharistie. Aussi dans les
préparatoires de la Liturgie ou Messe de saint Chrysostome, traduite par
Leo Tuscus, le diacre doit, avec une lancette, faire le signe de la
Croix sur le pain à consacrer, et quand ce vient à la célébration il est
ordonné que l’on mette les pains sur l’autel en forme de croix; ce que
même Nicolas Cabasile épluche par le menu en l’exposition de la
Liturgie. Je sais qu’il y a plusieurs points en ce que j'ai dit qui se
rapportent au simple signe de la Croix, mais il y en a beaucoup qui ne
peuvent être entendus que de la croix faite en matière subsistante,
comme quand il est dit que on mettait la Croix dans les maisons,
murailles, fenêtres, en la Table sacrée, et qu’avec le caractère de
celle-ci on dédiait les basiliques: or je n’ai pas osé séparer ce que
mes auteurs avaient conjoint.
Cependant, il appert qu’on ne doit point mettre de barrière entre la
Croix et les choses religieuses, selon la croyance de l’Antiquité. C’est
grande pitié que d’un superbe et mal instruit on ne le peut faire
démordre. Calvin avait dit que «si l’autorité de l’Église ancienne a
quelque vigueur entre nous, nous notons que par l’espace de cinq cents
ans ou environ, du temps que la chrétienté était en sa vigueur et qu’il
y avait plus grande pureté de doctrine, les temples des chrétiens ont
été nets et exempts de telle souillure»; il parle ainsi des images de
Jésus-Christ et des Saints, et peu après il dit que «si on compare un
âge avec l’autre, l’intégrité de ceux qui se sont passés d’images,
mérite bien d’être prisée au pris de la corruption qui est surve¬nue
depuis. Or, je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saints Pères
eussent privé à leur escient l’Église d’une chose qu’ils eussent connue
lui être utile et salu¬taire?» Les pauvres huguenots avaient été appris
comme cela par le père de leur réformation; on leur a montré mille fois
que c’était une fausseté, et que dans les cinq cents, voire dans les
trois cents premières années, il y avait des images dans les églises:
ils disent néanmoins, autant impudemment que jamais, que l’ancienneté ne
mettait point des images aux églises. Mais ayant montré le contraire
quant à l’image de la Croix, je puis dire: Hé je vous prie, qui est-ce
qui pensera que ces saints Pères, Chry¬sostome, Augustin, Paulin,
eussent mis en usage une chose qu’ils eussent connue être inutile et
pernicieuse? Mais le mieux est qu’ils témoignent non seulement de leur
fait, mais aussi de la pratique du christianisme de leur âge; ainsi
Justinien l’empereur fit cette loi: «Que l’évêque, consacrant une église
ou monastère, consacre le lieu à Dieu par oraison, fichant en celui-ci
le signe de notre salut (nous entendons la vraiment adorable et
honorable Croix); ainsi qu’il commence l’édifice met¬tant un si bon et
propre fondement.» Il dit le même en plusieurs endroits, et veut
qu’avant le bâtiment on plante toujours «venerabilem et sanctissimam
Cru¬cem, la vénérable et très sainte Croix». Que saurait-on dire à tant
de si grands témoins?
Le traiteur, pour ne sembler être du tout muet, nous oppose qu’Épiphane
«passant par un village nommé Anablatha, étant entré en un temple où
pendait un voile teint et peint ayant une image comme de Jésus-Christ ou
de quelque saint, il mit en pièces ce voile, d’autant que cela était
contre les Écritures; comme cela se lit plus au long en son épître
translatée par saint Jérôme». Or je réponds: 1. Que cette der¬nière
pièce d’épître, citée par le traiteur, n’est aucune¬ment de saint
Épiphane, mais un agencement étranger; comme il appert en ce que le sens
de l’épître était du tout bien achevé sans cette pièce-là, que cette
pièce est hors de propos, qu’elle ne ressent aucunement la phrase de
saint Épiphane ou de saint Jérôme, et que les ico¬noclastes, citant tous
les témoignages qu’ils purent des anciens Pères, et nommément de saint
Épiphane, ainsi qu’il est déduit au second concile de Nicée, ne
produisirent jamais cette pièce de l’épître traduite par saint Jérôme.
2. Je réponds qu’en cette pièce-là il est dit que l’image peinte sur le
voile était d’un homme pendu, comme de Jésus-Christ ou de quelque autre,
contre les Écritures; il se pouvait donc faire que cette image fût
dressée contre la vérité de l’histoire de la Passion de Notre Seigneur,
avec quelque indécence, dont saint Épiphane ne se pouvait assurer que
c’était qu’elle représentait, et partant eut raison de la déchirer. Mais
que peut tout cela contre les images de la Croix et du Crucifix qui
représentent au vrai la Passion de Notre Seigneur, ainsi qu’elle est
décrite en l’Évangile? Si un évêque trouvait dans quelque église de sa
charge l’image d’un Crucifix qui représentât Notre Seigneur non cloué
mais attaché avec des cordes sur la croix, comme l’on voit par la faute
des peintres, en plusieurs images, le bon et le mauvais larron pendus en
cette sorte, ne ferait-il pas son devoir de déchirer et rompre telle
image? et faudrait-il dire pourtant qu’il rejetât l’usage des images
propres et bien faites?
De pareille force est le témoignage du concile Elibertin, cité par le
traiteur, auquel il est dit «qu’en l’église on ne doit point avoir de
peintures, afin que «ce qui est honoré et adoré ne soit peint dans les
parois». Car je dis premièrement, que telle occasion peut naître en
quelque province par laquelle on devra défendre que les images ne soient
point dans les églises, comme si les infidèles, Maures, Turcs et
hérétiques ravageaient les temples, brisaient les images et les
outrageaient en mépris de ce qu’elles représentent, il ne serait que bon
de leur enlever toute commodité et occasion. Je dis secondement, que la
défense du concile Elibertin, selon la portée de la raison laquelle y
est alléguée, ne s’étend pas aux images mobiles, mais à celles seulement
qui sont peintes en et sur les murailles, et ne serait à l’aventure pas
mal que telle défense fût observée parce que telles images sont sujettes
à se gâter, défaire et effacer, non sans quelque mépris de leur saint et
sacré usage, qui est la raison du concile disant: «Ne quod colitur aut
adoratur in Parietibus depingatur: Afin que ce qui est honoré ou adoré
ne soit peint dans les murailles.» Troisièmement, je dis que puisqu’on
ne peut pas savoir le propre et particulier motif de ce concile, et
qu’il n’était que provincial et de dix-neuf évêques seulement, il n’est
raisonnable de le vouloir rendre opposant au général consentement et à
la coutume de l’Église ancienne qui recevait les images aux églises,
comme j'ai prouvé ci-devant. Mais qui voudra voir quelque chose de plus,
touchant ces deux objections, qu’il lise ceux qui ont traité la
controverse des images.
CHAPITRE VIII
La Croix a été honorable à toute l’Antiquité
«Quand il est question de réformer les désordres, il faut suivre le dire
de Jésus-Christ en saint Matthieu, chap. XIX: Il n’était pas ainsi au
commencement. Si donc au commencement, lorsque l’Église a été pure et la
vérité sincère, le signe de la Croix n’a point été fait, elle n’a point
été dressée, saluée ni adorée, c’est très mal fait d’avoir introduit
cette corruption (qui ne peut être bonnement appelée coutume), et c’est
encore plus mal fait de la retenir.» C’est un discours du traiteur,
auquel je réponds en cette sorte; si alors que l’Église était pure, au
commencement, on a fait le signe de la Croix, on l’a dressée, saluée et
honorée, c’est très mal fait d’avoir introduit la présomption (qui ne se
peut bonnement appeler réformation) d’abattre, mépriser et déshonorer le
signe de la Croix; certes, au commen¬cement on ne faisait pas ainsi.
L’Église était pure, selon la confession des réformateurs, les cinq
cents pre¬mières années, et, il faut croire le traiteur, les yeux des
chrétiens commencèrent seulement «à se ternir et à ne voir plus guère
clair au service de Dieu» au temps de saint Grégoire pape. Voyons comme
on se gou¬vernait alors touchant l’honneur de la Croix, et nous
trouverons que les païens appelaient les chrétiens, par injure,
«religieux et dévots de la Croix: reli¬giosos Crucis». Tertullien,
répondant pour eux, ne le nie en aucune façon, mais le concède; autant
en fait Justin le Martyr; saint Athanase dit ces propres paroles: «Pour
vrai, nous adorons la figure de la Croix, la com¬posant de deux bois.»
J'ai cité ci-dessus ces témoi¬gnages, avec plusieurs autres. Or ces
grands personnages vivaient en la fleur de l’Église, dont saint Thomas
et saint Bonaventure ont dit l’honneur de la Croix et des autres images
être une tradition apostolique; car, voyant qu’il a commencé tout
aussitôt que le christianisme, et que si l’on remonte d’âge en âge dans
le temps des Apôtres on en trouvera une observation perpétuelle, ils se
sont tenus en la règle de saint Augustin qui porte, que «l’on croit très
justement que ce que l’Église uni¬verselle tient, et n’est institué par
les conciles mais a toujours été observé, n’a point été baillé sinon par
l’autorité apostolique». Saint Jean Damascène, longtemps avant eux, en
avait dit tout de même: «C’est, dit-il, une tradition non écrite, aussi
bien que l’adoration vers le levant à savoir, d’adorer la Croix», ce
sont ses paroles. Et saint Basile, beaucoup plus ancien, parlant de
Jésus-Christ, de sa Mère, de ses Apô¬tres, Prophètes et Martyrs, il dit
qu’il «honore les histoires de leurs images et qu’il les adore tout
ouverte¬ment, car, dit-il, cela étant baillé par les saints Apôtres, il
ne le faut pas défendre, mais en toutes nos églises, nous dressons leurs
histoires». Le second concile de Nicée, ayant parlé de l’honneur de la
Croix et des images, conclut en cette manière (Act. VII): «Celle-ci est
la foi des Apôtres, celle-ci est la foi des Pères.» Et la même (Act. IV)
est récitée l’épître du bienheureux père Nylus au proconsul
Olynipiodorus qui voulait bâtir un temple, par où il lui conseille de
mettre l’unique et seule image de la Croix au lieu sacré vers l’Orient.
Or, qui ne sait qu’anciennement les chrétiens adoraient vers le levant?
Ce Père donc voulait que la Croix fût mise au lieu vers lequel se
faisait l’adoration. Constantin, comme dit Sozomène, dressa son labarum
en forme de croix parce que la coutume était que les soldats fissent
révé¬rence à cet étendard, afin que, par là, peu à peu ils fussent
accoutumés, par la continuelle vue et vénéra¬tion de la Croix, à rejeter
le paganisme et embrasser la foi de Jésus-Christ. Saint Chrysostome
appelle la figure de la Croix «plus digne que tout honneur: omni cultu
digniorem», et commande en sa Liturgie, comme j'ai dit naguère, que le
prêtre venant à l’autel fasse la révérence à la Croix.
Saint Augustin témoigne que combien qu’anciennement on crucifiât les
malfaiteurs, de son temps toutefois on n’en crucifiait point. «
D’autant, dit-il, que la Croix est honorable et finie; elle est finie
quant à la peine, mais elle demeure en gloire, et des lieux des
supplices elle est passée sur le front des empereurs.» Aussi, le
traiteur confesse que les méchants eussent été «honorés par tel
supplice», dont le bienheureux Prince des Apôtres, saint Pierre, devant
être crucifié, pria que ce fût les pieds contre-mont s’estimant indigne
d’être crucifié en même manière que son Maître, com¬me dit saint Jérôme,
et saint Dorothée le touche. Saint André, son aîné, ne se pouvait
saouler de saluer et caresser la croix en laquelle il devait être pendu,
tant il s’estimait honoré de mourir de cette mort-là, selon le
témoignage des prêtres d’Achaïe au livret qu’ils firent de son martyre.
Or, ce fut Constantin qui abolit le supplice de la croix, «d’autant
qu’il honorait beaucoup la Croix, tant pour l’aide qu’il avait reçue aux
combats en vertu de celle-ci, que pour la divine vision qu’il en avait
eue», comme parle Sozomène; lequel dit à ce propos une chose bien
remarquable si elle est conférée avec un trait d’Eusèbe en la vie de
Constantin. Eusèbe témoigne qu’avant que Constantin donnât la bataille
contre Licinius, il se retira hors le camp au tabernacle ou pavillon de
la Croix avec quelque nombre des plus dévots qu’il trouva près de soi,
et ce pour prier Dieu et se recommander a sa miséricorde, ce qu’il avait
accoutumé de faire en toutes semblables occasions.
Sozomène, d’autre part, écrit que ce grand empereur avait fait faire un
pavillon ou tabernacle en guise d’une église ou chapelle qu’il portait
toujours avec soi quand il allait à la guerre, afin que tant lui que
l’armée eût un lieu sacré auquel on louât Dieu, on le priât et on pût
recevoir les sacrés mystères, car les prêtres (sa¬cerdotes) et diacres
suivaient toujours ce tabernacle à cette intention. Qui ne voit
maintenant que le tabernacle de la Croix duquel parle Eusèbe n’était
autre chose que l’église ou chapelle portative de laquelle Sozomène
témoigne? Il y avait donc, au camp de Cons¬tantin, une église de
Sainte-Croix, et non seulement la Croix était en l’église, mais l’église
même était dédiée à Dieu sous le nom et vocable de la Croix: grande
preuve de l’honneur qu’on portait à la Croix.
À même intention les empereurs Théodore et Valentin ont fait cette loi:
«Ayant sur tout un grand soin de conserver la religion de la suprême
Divinité, qu’il ne soit loisible à personne de graver ou peindre le
signe du Sauveur Jésus-Christ, ou en terre, ou en pierre ou en marbre
qui soit mis à terre.» C’était parce qu’ils voulaient que la Croix fût
en lieu honorable, et non à terre où elle pouvait être foulée aux pieds,
tant ils portaient de respect à ce saint portrait: ainsi Justinien
l’appelle très sainte Croix et vénérable. Sedule, très ancien poète,
parle de l’honneur de la Croix en cette sorte:
Pax Crucis ipsefuit, violentaque robora membris
Illustrans propriis pœnam cestivit honore,
Suppliciumque dedit signurn magis esse salutis,
Ipsaque sanctificans in se tormenta beavit.
Neve quis ignoret speciem Crucis esse colendam,
Quœ Dominum portavit ovans ratione potenti,
Quatuor inde plagas quadrati colligit orbis.
«Ô Croix, il fut ta paix, et par sa chair si digne
Rendant ta cruauté plus que jamais insigne,
Il a de tant d’honneur ta honte revêtu,
Et fait que ton supplice (ô étrange vertu)
Soit de notre salut la preuve plus certaine,
Béatifiant les tourments dont il souffrit la peine.
Qui donc niera qu’il nous faille honorer
L’image de la Croix, ou qui peut l’ignorer?
Puisque en triomphe elle a porté notre grand Maître,
Et par vive raison le portant fait paraître
Que bien qu’en quatre parts le monde est partagé,
Il est tout en la Croix comme en un abrégé.»
Prudence, encore plus ancien, témoigne que les empe¬reurs chrétiens
honoraient la Croix:
Ipsa suis Christum capitolia Romula mœrent
Principibus lucere Deum:
Jam purpura supplex
Sternitur Æneadœ rectoris ad atria Christi,
Vexillumque Crucis summus dominator adorat.
«Le Capitole on voit à Rome dépité
Que Jésus, par ses rois, soit pour Dieu reputé;
Dans les églises on voit, tout à terre abattue,
La pourpre des Romains humblement étendue,
Et de ce monde bas le souverain monarque
Adore de la Croix l’étendard et la marque.»
À cette coutume des empereurs se rapporte l’avertissement que saint Remy
fit au roi Clovis:
Mitis depone colla, Sicamber,
Incende quod adorasti,
Et adora quod incendisti.
«Sicambrien gracieux,
Baisse le col et les yeux,
Brûle la chose adorée,
Puis adore la brûlée.»
C’est qu’il le veut rendre capable du christianisme, qui fait brûler les
idoles et honorer la Croix. Mais à quoi, je vous prie, visait la bravade
que les païens faisaient aux chrétiens, récitée par Minutius Felix au
huitième Livre joint a ceux d’Arnobe: « Voici des supplices pour vous,
et des tourments et des croix, non plus pour adorer mais pour souffrir»?
n’était-ce pas une présupposition de l’honneur que les chrétiens
faisaient à la Croix qui leur faisait avancer ces paroles: Ecce vobis
supplicia, tormenta, et jam non adorandæ sed subeundæ cruces? En voilà
bien assez pour convaincre le traiteur, qui a bien osé dire que du temps
de la pure et primitive Église on n’a dressé ni vénéré la Croix, ou
bien, qui revient tout en un, qu’il ne lui faut porter aucun honneur
religieux; car, à quel autre honneur se peut rapporter ce que j'ai
produit jusqu’ici?
CHAPITRE IX
Comme la Croix est saluée, et si elle est invoquée en l’Église
Le traiteur, non content d’avoir dit en général qu’il ne faut vénérer la
Croix ni la dresser à aucun usage religieux, se jette à faire des
reproches à l’Église sur certaines particulières actions d’honneur qui
se font à la Croix, lesquelles, selon son souverain avis, ne sont autres
qu’idolâtries et forceneries. Il se plaint donc en cette sorte:
«1. Les choses sont allées si avant que la Croix a été mise dans les
temples; a été saluée par ces mots: O Crux ave, c’est-à-dire, Croix bien
te soit, qui sont propos ineptes; 2. et incontinent invoquée en disant:
Auge piis justitiam reisque dona veniam, c’est-à-dire, augmente la
justice aux bons et donne pardon aux coupables; 3. item, Crucem tuam
adoramus Domine, c’est-à-dire, Seigneur nous adorons ta Croix; qui sont
propos blasphématoires, car c’est Jésus-Christ à qui telle prière doit
être faite et dressée, c’est Jésus-Christ qui est le Fils lequel doit
être baisé, et non pas le bois de sa Croix... mais d’autant que l’Église
romaine s’adresse à la croix matérielle, il appert que c’est idolâtrie
insupportable. 4. Et afin qu’il ne semble qu’on leur fasse tort par tels
propos, voici les mots dont ils usent quand ils bénissent le bois de la
Croix: Seigneur, que tu daignes bénir ce bois de la Croix, à ce qu’il
soit remède salutaire au genre humain, fermeté de foi, avancement de
bonnes œuvres, rédemption des âmes, défense contre les cruels traits des
ennemis; item: Nous adorons ta Croix; item: Ô Croix qui dois être
adorée, ô Croix qui dois être regardée, aimable aux hommes, plus sainte
que tous, qui seule as mérité de porter le talent du monde, doux bois,
doux clous, portant doux faix, sauve la présente compagnie assemblée en
tes louanges; item: Croix fidèle, arbre seule noble entre toutes, nulle
forêt n’en porte de telle en rameaux, en fleur et en germe; le bois doux
soutient des doux clous et un faix doux. 5. De même étoffe est la prière
française qui se lit presque en toutes les Heures, qu’on appelle; au
moins l’ai-je lue en celles que Michel Jove a imprimées à Lyon, l’an
1568, qui sont à l’usage de Rome; en voici les termes:
Sainte vraie Croix adorée,
Qui du corps Dieu fut ornée,
Et de sa grande sueur arrosée,
Et de son sang enluminée;
Par ta vertu, par ta puissance,
Garde mon corps de mal méchance,
Et m’accorde par ton plaisir
Que vrai confessé puisse mourir.
6. Et n’a pas été seulement appelée la Croix adorée, mais aussi le
Vendredi a été dit adoré, à cause de l’adoration de la Croix de ce
jour-là. Pareilles inepties et blasphèmes se commettent autour de la
lance, de laquelle sainte lance la fête se célèbre le Vendredi après les
octaves de Pâques, et lui est adressée la prière sui¬vante: Bien te soit
fer triomphal, qui entrant en la poitrine vitale ouvre les huis du ciel;
heureuse lance, navre-nous de l’amour de celui qui a été percé par toi.»
Voilà les subtiles recherches que fait ce plaisant traiteur pour
convaincre les catholiques d’être «for¬cenés, rendus punais par
l’idolâtrie et plus stupides que le bois», car c’est ainsi qu’il nous
traite. De Bèze lui avait ouvert le chemin en ses Marques de l’Église,
que ce grand esprit de Sponde lui a si bien effacées qu’il m’eût ôté
l’ennui de répondre en ce point, si Dieu ne l’eût voulu lever des ennuis
de ce monde avant que son œuvre fût achevée. Je réponds donc au
traiteur, à de Bèze, et à leurs semblables, citant par ordre les griefs
qu’ils ont pu prétendre en cet endroit et les raisons pour lesquelles
ils ne sont recevables.
1. Ils trouvent mauvais que l’on parle à la Croix, qu’on la salue, et
beaucoup plus qu’on l’invoque, puis¬qu’elle n’a ni sentiment ni
entendement; mais à ce compte il faudrait se moquer des saints
Prophètes, qui en mille endroits ont adressé leurs paroles aux choses
insensi¬bles: Ô Cieux jetez la rosée d’en haut, et que les nues pleuvent
le juste, que la terre s’ouvre et qu’elle germe le Sauveur (Isaïe, XLV,
8); Ô cieux, oyez ce que je dis (Deut., XXXII, 1); J’invoque à témoins
le ciel et la terre (Isaïe, I, 2); Bénissez, soleil et lune, le Seigneur
(Dan., III, 62); Louez-le, soleil et lune (Ps. CXLVIII, 3); Qu’as-tu, ô
mer, qui te fasse fuir, et toi, ô Jourdain, que tu sois retourné arrière
(Ps. CXIII, 5)? Saint André ne vit pas si tôt la croix en laquelle il
devait être crucifié qu’il s’écrie saintement: «Ô bonne Croix qui as
reçu ton ornement des membres de mon Seigneur, longtemps désirée,
soigneusement aimée, cherchée sans relâche, et enfin préparée à mon
esprit désireux, reçois-moi d’entre les hommes et me rends à mon Maître,
affin que celui-là me reçoive par toi, qui par toi m’a racheté.» La
dévote Paula, entrée dans l’étable où Notre Seigneur naquit, avec des
larmes entremêlées de joie, soupirait en cette sorte: « Je te salue, ô
Bethléem, maison de pain, en laquelle est né ce Pain qui est descendu du
ciel; je te salue Ephrata, région très fertile et porte fruit, de
laquelle Dieu est la fertilité.» Lactance, parlant du jour de la
Résurrection, «Salve festa dies, dit-il, toto venerabilis œvo: Je te
salue, ô jour à tous temps vénérable.» Ce sont des façons ordinaires aux
âmes vivement éprises de quelque affection. Qui ne sait combien les
apostrophes et prosopopées sont en commun usage à toute sorte de gens?
Et quelle plus grande ineptie que de faire le fin à reprendre semblables
termes? Et quel danger peut-il avoir en ce langage:
Donne aux bons accroît de justice
Pardonne aux pécheurs leur malice;
qui a son patron et modèle en l’Écriture sainte, et mille traits des
plus anciens Pères pour garants? La rosée qu’Isaïe demande aux cieux
n’est autre que le Sauveur; et David (Ps. CXLVIII, 8) demande au feu,
grêle, neige, glace, qu’elles louent Dieu; et saint André, à la Croix,
qu’elle le rende à son Maître; mais ces choses leur sont autant
impossibles que de pardonner aux pécheurs.
Or, quoique en toutes ces manières de dire les paroles soient adressées
à la Croix, au ciel, à la neige et semblables choses inanimées, si
est-ce que l’invocation passe plus outre et se rapporte à Dieu et au
Crucifix. Voici un exemple signalé: Josué désire (Josué, X, 12-13) que
le soleil et la lune s’arrêtent et parent au milieu de leur carrière; à
quoi, je vous prie, s’adresse-t-il pour en avoir l’effet? Quant à
l’intention, pour vrai, il fait sa requête à Dieu: Tunc locuutus est
Josue Domino, in die qua tradidit Amorrhœum in conspectu filiorum Israel:
Alors Josué.parla au Seigneur, en la journée que Dieu livra l’Amorrhéen
à la vue des enfants d’Israël. Voilà son intention qui va droit à Dieu,
mais quant à ses paroles elles n’arrivent que jusqu’au soleil et à la
lune: Dixitque coram eis: Sol, contra Gabaon ne movearis, et luna contra
vallem Aialon: Et dit devant ceux-ci: Ô soleil, n’avance point contre
Gabaon, et toi, ô lune, contre la vallée d’Aïalon. Voilà les paroles qui
sont adressées au soleil et à la lune, et voici l’effet qui ne part que
de la main de Dieu: Stetit itaque sol in medio cœli, et non festinavit
occumbere spatio unius diei; nonfuitpostea et antea tam longa dies,
obediente Deo voci hominis: Donc le soleil s’arrêta au milieu du ciel et
ne se coucha point par l’espace d’un jour; jamais auparavant ni après,
jour ne fut si grand, Dieu obéissant ou secondant à la voix de l’homme.
Cette prière, donc, «Donne aux bons accroît de justice», n’a que le son
extérieur des paroles qui va à la Croix, le sens et l’intention se
rapporte du tout au Crucifix. Quand Josué demande au soleil qu’il cesse
son mouvement, c’est prier Dieu qu’il l’arrête; quand nous demandons à
la Croix qu’elle pardonne aux pécheurs, c’est prier le Crucifié qu’il
nous pardonne par sa Passion; et si les paroles semblent mal adressées
quant à leur propre signification, elles sont néanmoins redressées par
l’intention de ceux qui les profèrent, et il n’y a aucune messéance,
parce que ces façons de parler sont ordinaires, familières et bien
entendues de ceux qui ne sont pas chicaneurs et mal affectionnés.
2. J'ai donc assez répondu à la plainte que fait le traiteur touchant la
salutation et invocation de la Croix, et, par conséquent, à ce qu’il
peut alléguer de la prière faite en la rime française qu’il dit être
dans les Heures «faites à l’usage de Rome». J’admire seulement cette
délicate âme, laquelle ayant dit que cette rime se trouve «presque en
toutes les Heures», interprète tout à coup son «presque» de celles
seules de Michel Jove, imprimées l’an 1568; et, pour être encore plus
inepte, veut mettre en usage une vielle rime plate française dans les
offices de Rome. Ne sait-il pas qu’on ne parle pas français à Rome, et
surtout dans les offices? La médisance n’a soin que de parler, il ne lui
chaut de savoir comment. Or veut-il faire passer cette calomnie sous
corde, parce que bien souvent les libraires joignent avec les Heures en
un même volume plusieurs traités et oraisons, bien souvent mal à propos,
sans congé ni raison; mais lui qui ose bien censurer les œuvres de saint
Augustin, et en rejeter plusieurs pièces comme n’ayant le style et la
gravité assortissante aux autres, quoiqu’elles soient comprises sous le
même titre, n’a-t-il pas connue que ces rimes françaises et autres
telles oraisons ne sont pas des appartenances de l’office et des Heures
de Rome? Il est sot s’il ne l’a considéré, il est imposteur s’il l’a
considéré. Ce n’est pourtant pas pour absurdité que j’estime être en
l’étoffe de cette rime-là que j’en parle ainsi, car elle ne contient
rien qui n’ait une bonne intelligence, comme il appert assez de ce que
j'ai dit ci-devant.
3. Autant en dis-je de la dévotion dont se servent aucuns la Semaine
sainte, et les vendredis blancs, que le traiteur avance et tâche de
noircir; ce sont observations dignes de lui, et ne touchent aucunement
l’Église catholique, car ces dévotions n’ont aucune auto¬rité publique,
ni ne sont jointes aux Heures comme parties de celles-ci; nos
calendriers approuvés ne font mention ni des vendredis blancs ni des
vendredis noirs. Une sottise ne laisse pas d’être telle pour être
imprimée, ou attachée au bout de quelques beaux livres. Si ne veux-je
pas dire que la substance de ces dévotions soit mauvaise; il y a, à
l’aventure, quelques circonstances plutôt légères que vicieuses, mais
c’est une vanité intolérable d’aller a la recherche de ces pointillés au
milieu d’une dispute sérieuse.
CHAPITRE X
Des titres et paroles honorables que l’Église donne à la Croix
4. Le traiteur et de Bèze trouvent mauvais que nous disions Crucem tuam
adoramus Domine: Seigneur nous adorons ta Croix; car c’est le Fils qui
doit être baisé et non pas la Croix, disent-ils. Mais attendant de
répondre encore plus au long au Livre quatrième, je dis qu’il n’y a pas
autre inconvénient d’adorer la Croix aux chrétiens, qu’aux Juifs l’Arche
de l’alliance, comme j'ai montré qu’ils faisaient, ci-devant; ni de la
baiser, que de baiser le bout de la verge de Joseph, comme fit Jacob (Gen.,
XLVII, Héb., XI, 21) selon la plus vraisemblable opinion, ou celle
d’Assuérus, comme fit Esther selon la sainte parole (Esther, V, 2). Je
dis que la plus pure Église l’a adorée et l’a tenue pour adorable, comme
je prouve, et l’a baisée encore, comme témoigne saint Chrysostome en
l’homélie De l’adoration de la Croix. Je dis qu’on baise assez par
honneur le prince et le roi quand on baise le bout de son manteau ou de
son sceptre, mais on ne baise pas autrement les mains aux souverains que
baisant leurs manteaux; l’honneur fait à telles appartenances se
rapporte à ceux de qui elles sont. Aucun ne trouverait mauvais qu’un
sujet dît et protestât: Sire, j’honore votre sceptre, votre couronne ou
votre pourpre; ainsi Notre Seigneur a agréable qu’on dise: Seigneur,
j’honore ou adore (car l’un et l’autre en cet endroit n’est qu’une même
chose, comme il sera dit au quatrième Livre) j’adore, dis-je, votre
Croix. C’est donc une chicanerie étrange d’appeler cela idolâtrie,
puisque tout l’honneur en revient à Jésus-Christ, qui n’est pas une
idole mais vrai Dieu.
5. Ils nous reprochent la bénédiction de la Croix; mais, où ils trouvent
mauvais qu’on la bénisse, et je leur oppose saint Paul, qui dit (I Tim.,
IV, 4, 5) que toute créature est sanctifiée par la parole de Dieu et par
l’oraison; où ils trouvent mauvais les titres que l’on baille à la Croix
en cette bénédiction et en plusieurs autres parties de nos offices, et
alors je leur oppose toute l’Antiquité. Quels titres veulent-ils lever à
la Croix? je crois que voici ceux qui les fâchent le plus: Remède
salutaire du genre humain, rédemption des âmes, très adorable, plus
sainte que tout, notre unique espérance. Qui ne sait que les plus saints
et anciens Pères de l’Église l’ont ainsi appelée? Saint Chrysostome, en
une seule homélie, lui baille passé cinquante titres d’honneur, et entre
autres il l’appelle «espérance des chrétiens, résurrection des morts,
chemin des désespérés, triomphe contre les diables, père des orphelins,
défenseur des veuves, fondement de l’Église, médecin des malades». En la
première homélie de la Croix et du larron, il l’appelle «substance de
toute joie spirituelle et élar¬gissement abondant de tous biens»; en la
seconde, il l’appelle «notre soleil de justice», et ailleurs, «épée par
laquelle Jésus-Christ a rompu et anéanti les forces du diable». Saint
Éphrem l’appelle «précieuse et vivifiante, vainqueresse de la mort,
espérance des fidèles, lumière de l’univers, huissière du Paradis,
exterminatrice des hérésies, fermeté de la foi, grande et salutaire
défense et gloire perpétuelle des bien sen¬tants et leur rempart
inexpugnable»: ce dernier titre lui est encore baillé par le grand saint
Antoine. Origène l’appelle «notre victoire», Eusèbe et le grand
Constantin, «signe salutaire», saint Augustin, « honorée et honorifiée»,
Justin le Martyr, «ensei¬gne principale de force et principauté»,
Justinien l’Empereur, «vraiment vénérable et adorable», et saint
Chrysostome encore l’appelle « plus digne que toute vééeration et
révérence: omni cultu digniorem». Quel reproche nous peut-on faire si
nous parlons le langage de nos pères et de notre mère? C’est aux
hérétiques nourris hors de la patrie et maison, de produire des mots
nouveaux et de trouver étrange le langage des domestiques.
Au demeurant, les mots n’ont autre valeur que celle qu’on leur baille.
Je dirais volontiers qu’ils sont comme les chiffres zéro, qui ne valent
sinon à mesure des nombres qui les précèdent; les noms aussi n’ont leur
signification qu’a proportion de l’intention avec laquelle on les
produit, comme les robes plissées qui sont larges et étroites selon le
corps sur lequel elles sont mises. Y a-t-il mot de plus grande
signification que le mot de Dieu, qui signifie le souverain Être et
l’Infini? néanmoins parfois le Saint Esprit l’accourcit tant qu’il le
fait joindre aux créatures: J'ai dit, vous êtes dieux (Ps. LXXXI, 6);
Dieu se trouve en l’assemblée des dieux, or au milieu il juge les dieux
(ibid., 1); je t’ai constitué Dieu de Pharao (Exod., VII, 1). Joseph fut
appelé Sauveur (Gen., XLI, 45), aussi fut bien Osée fils de Nun (Num.,
XIII, 17), mais ce mot n’eut pas tant d’étendue sur eux comme sur Notre
Seigneur. Dieu envoya son Fils afin que le monde fût sauvé par celui-ci
(Jean, III, 17); saint Paul fut fait tout à tous afin qu’il sauvât tous
(I Cor., IX, 22): voilà des paroles bien pareilles quant à l’écorce,
mais leur sens est bien différent l’un de l’autre. Ces esprits
clairvoyants qui adorent Dieu au second ordre des Anges sont appelés
Chérubins, et leurs images sont appelées Chérubins; voilà un même mot,
mais les choses sont différentes. C’est une sotte subtilité de tant
disputer des mots quand il appert de la bonté de l’intention; la règle
est générale qu’il les faut entendre selon la capacité du sujet dont il
est question, secundum subjectam materiam: il est forcé que les choses
s’entreprêtent leurs noms les unes aux autres, car il y a plus de choses
que de mots, mais c’est à la charge qu’ils ne soient appliqués que selon
l’étendue et valeur des choses pour lesquelles on les emploie. Jésus,
saint Paul et la Croix sauvent; voilà un seul mot, mais employé à
plusieurs sens et différemment: quant à Jésus, il sauve comme principal
agent méritoire, et qui fournit à la rançon en toute abondance; au
regard de saint Paul, il sauve comme procureur et solliciteur, et la
Croix com¬me instrument et outil de notre rédemption. Les paroles des
gens de bien et sages sont toujours prises sage¬ment et en bonne part,
par les gens de bien: qu’y a-t-il de meilleur et de plus sage que
l’Église? c’est une malice expresse de tirer à un sens blasphématoire
ses paroles, qui peuvent avoir un sens bienséant et sortable sans forcer
la commune et ordinaire manière d’entendre. La Croix est un remède
salutaire, rédemption des âmes, très adorable, notre unique espérance,
plus sainte que tout; cela s’entend selon le rang qu’elle tient entre
les instruments de la Passion et de notre salut; qui l’enten¬drait comme
du Rédempteur même serait inepte et sot, car le sujet en est du tout,
sans difficulté, inepte et inca¬pable.
Et à ce propos, quand j'ai vu Illyricus ou Simon Goulart, au Catalogue
des témoins de leur vérité prétendue, après avoir cité saint Chrysostome
attribuant à la Croix plusieurs beaux titres, ajouter par forme de
commentaire: Encomia Crucis Chrysostomus suo more canit, signo quod
signatæ rei convenit tri¬buens; ista vero postea pontificii non sine
blas¬phemia et idolatria ad signum ipsum retulerunt; c’est-à-dire:
«Chrysostome, à sa façon, chante les louanges de la Croix attribuant au
signe ce qui convient à la chose signifiée, mais par après les papaux
ont rapporté ces choses au signe même, non sans blasphème et idolâtrie»;
quand j'ai vu cela, dis-je, j'ai admiré la véhémence de. cette passion
qui ne permet aux novateurs de prendre en bonne part de l’Église
Catholique les mêmes mots et les mêmes paroles qu’ils prennent bien en
bonne part de la bouche de saint Chrysostome. Qui leur a dit, je vous
prie, que parlant comme saint Chrysostome, nous entendons autrement que
lui? C’est chose certaine que nous attribuons bien souvent au signe ce
qui convient à la chose signifiée, comme quand nous disons: Sire,
j’honore votre sceptre, ou bien: Seigneur, j’adore votre Croix.
Enfin ce serait bien en cet endroit ou aurait lieu la distinction tant
prêchée par le traiteur, de la croix tourment et de la croix instrument
de tourment, car bien souvent, louant la Croix, on n’entend pas parler
du seul bois ou signe de sa Croix, mais encore des tourments et peines
que Notre Seigneur a soufferts. Mais le traiteur n’a garde d’employer la
distinction à bien et à propos.
6. Le traiteur passe outre à se plaindre de ce qu’on appelle le vendredi
«aoré, c’est-à-dire adoré, à cause de l’adoration de la Croix de ce
jour-là». Or ne sais-je bonnement si aoré veut dire adoré ou doré, ou
bien, de requête, prière et oraison, mais je dis: 1. Que ce mot ne
touche sinon certaines parties de la France, ailleurs on ne l’appelle
point ainsi. 2. Que c’est un nom bien appliqué, car en cet endroit adoré
ne veut dire autre que vénéré et honoré; or qui ne sait que les jours
dans lesquels se sont faites quelques saintes actions, ou bien ceux
desquels on en fait mémoire, sont partout en l’Écriture appelés très
saints, très célèbres et vénérables? Le dimanche est appelé jour du
Seigneur pour ce qu’il est dédié à Dieu; saint Augustin l’appelle
vénérable, comme Lactance et saint Chrysostome appellent de même le jour
de Pâques; pourquoi ne sera vénérable le vendredi dédié à Dieu en
honneur de la Passion? 3. Je dis de plus que la raison principale pour
laquelle ce jour-là est appelé aoré n’est pas l’adoration extérieure de
la Croix, mais la sainteté de la mort du Sauveur, laquelle y est
célébrée, dont l’adoration extérieure n’est qu’une protestation.
Or combien soit ancienne la célébration du vendredi, et surtout du
vendredi saint, à l’honneur de la Croix, saint Chrysostome en
témoignera: «Commençons aujourd’hui, mes très chers, dit-il, à prêcher
du trophée de la Croix; honorons cette journée, mais soyons plutôt
couronnés en célébrant ce jour, car la Croix n’est point honorée par nos
paroles, mais nous mériterons les couronnes de la Croix par notre fidèle
confession; aujourd’hui la Croix a été fichée et le monde a été
sanctifié.» Et ailleurs: « Aujourd’hui Notre Seigneur a été pendu en la
Croix; célébrons de notre côté sa fête d’une trop plus grande joie pour
apprendre la Croix être la substance de toute notre réjouissance
spirituelle, car auparavant le seul nom de la croix était une peine,
mais maintenant il est nommé pour gloire, jadis il portait l’horreur de
condamnation, maintenant c’est un indice de salut, car la Croix est
cause de toute notre félicité.» Et plus bas: «Ainsi saint Paul même a
commandé que l’on célébrât fête pour la Croix, ajoutant la cause en
cette sorte: Parce que Jésus-Christ notre Pâques a été immolé (I Cor.,
V, 7) pour nous. Vois-tu la liesse reçue pour le regard de la Croix? car
en la Croix Jésus-Christ a été immolé.» Sozomène témoigne que Constantin
le Grand, longtemps avant saint Chrysostome, «a vénéré le jour du
dimanche comme celui auquel Jésus-Christ ressuscita des morts, et le
vendredi comme celui auquel il fut crucifié; car il porta beaucoup
d’honneur a la sainte Croix, tant pour le secours reçu par la vertu
d’icelle en la guerre contre les ennemis, qu’aussi pour la divine vision
qu’il eut d’icelle». Mais non seulement saint Chrysostome écrit qu’on
honorait beaucoup le vendredi pour la Croix, mais dit ouvertement qu’au
vendredi saint on adorait la Croix. «Le jour anniversaire revient qui
représente la trois fois heureuse et vitale Croix de Notre Seigneur, et
nous la propose pour être vénérée, et nous fait chastes et nous rend
plus robustes et prompts à la course de la carrière des saintes
abstinences; nous, dis-je, qui d’un cœur sincère et avec lèvres chastes
la vénérons: nos qui sincero corde eam castisque labris veneramur.» Or
sus donc, quel danger y a-t-il d’honorer la Croix, la baiser, et de
nommer le vendredi aoré ou adoré, voire quand on le nommerait ainsi pour
l’adoration de la, Croix qu’on fait ce jour-là? Pourquoi appelait-on le
jour de Pâques, Pâques, sinon parce qu’en celui-ci se fit le passage du
Seigneur, et de ce passage prit son nom et le jour et l’immolation
laquelle s’y faisait? Les jours prennent leur nom bien souvent de
quelque action faite en ceux-ci; aussi le vendredi peut être dit aoré à
l’occasion de l’adoration de la Croix faite en celui-ci; mais comme on
n’appelait pas les tables, couteaux, nappes et autres appartenances de
l’immolation de la Pâques du nom de Pâques, ainsi n’appelle-t-on pas
aoré ni le lieu, ni l’étui, ni les doigts, ni la main qui touchent la
Croix, comme veut inférer le traiteur: la raison est ouverte, parce que
tout cela n’est pas dédié à la célébration de cette action ou adoration
comme le jour; mais le traiteur n’a ni règle ni mesure à faire des
conséquences, pourvu qu’elles soient contraires à l’antiquité ce lui est
tout un.
7. Je dis de même quant à la lance, qu’elle est honorable pour avoir
trempé au sang de Notre Seigneur. Saint Ambroise confesse que « clavus
ejus in honore est, que le clou de Notre Seigneur est en honneur»;
pourquoi non la lance? aussi saint Athanase l’appelle sacrée. Que si on
lui adresse quelques prières, c’est pour exprimer un désir bien
affectionné, et non pour être ouï ou entendu d’icelle; c’est de Notre
Seigneur duquel on attend la grâce: si l’on en fait fête c’est pour
remercier Dieu de la Passion de son Fils et de son sang répandu, de quoi
la lance ayant été l’instrument elle en est aussi le mémorial, et en
émeut en nous la vive appréhension qui nous fait faire fête; quoi que
nos calendriers ordinaires ne font aucune mention de cette solennité,
qui n’est aucunement commandée en l’Église romaine.
J'ai donc assez déchargé l’Église des inepties et paroles idolâtriques
que le traiteur lui voulait imposer. Il n’y a rien de si grave et
bienséant de quoi Démocrite ne rie, rien de si ferme de quoi Pyrrho ne
doute; la témérité de l’hérétique, qui n’a ni front ni respect mais
tient ses conceptions pour des divinités, se rit et moque de toutes
choses: qui des cérémonies, qui des paroles, qui du Purgatoire, qui de
la Trinité, qui de l’Incarnation, qui du Baptême, qui de l’Eucharistie,
qui de l’Épître de saint Jaques, qui des Macchabées, et tous avec une
égale assurance; ils sont assis sur la chaire pestilente de moquerie,
leurs moqueries empestent beaucoup plus les simples que leurs discours.
CHAPITRE XI
L’image de la croix est de grande vertu
Encore déplaît-il au traiteur que nous appelions la Croix remède
salutaire: les Anciens l’ont ainsi appel¬ée, et Dieu, par mille
expériences, en a rendu témoi¬gnage. Non seulement autour de la croix
qui apparut à Constantin étaient écrites ces paroles, Surmonte par ceci,
mais Notre Seigneur lui commanda qu’il fît faire une pareille croix pour
s’en servir comme d’une défense en bataille, dont il fit dresser son
labarum, richement émaillé, en cette forme-là, duquel il se servait
comme d’un rempart contre tout l’effort de ses ennemis, et sur ce patron
fit faire plusieurs autres croix par l’armée de qu’il faisait toujours
porter en tête de son armée. Entre autres, en la bataille qu’il gagna
sur Maxence, il reconnut que Dieu l’avait très favorablement assisté par
l’enseigne de la Croix; car étant de retour d’icelle, après qu’il eut
rendu grâces à Dieu, il fit poser des écriteaux et colonnes en divers
endroits, en lesquels il déclarait à tout un chacun la force et vertu du
signe salu¬taire de la Croix; et, particulièrement, il fit dresser au
fin milieu d’une principale place de Rome sa statue tenant en main une
grande croix, et fit inciser en carac¬tères qui ne se pouvaient effacer
cette inscription latine:
HOC SALUTARI SIGNO VERO FORTITUDINIS
INDICIO CLVITATEM VESTRAM TYRANNIDIS JUGO LIBERAVI
ET S. P. Q. R. IN LIBERTATEM VINDICANS
PRISTINÆ AMPLITUDINI ET SPLENDORI RESTITUI
C’est-à-dire: «J’ai délivré votre cité du joug de tyran¬nie par cet
étendard salutaire, marqué de vraie force, et ai rétabli en son ancienne
splendeur et grandeur le Sénat et Peuple Romain, le remettant en
liberté.» Ce fut la confession qu’il fit de la Croix vainqueresse.
Une autre fois, combattant contre Licinius, ayant au front de son armée
l’étendard de la Croix, il multipliait toujours les trophées de sa
victoire, car partout où cette enseigne fut vue, les ennemis prenaient
la fuite et les vainqueurs les chassaient. Ce qu’ayant entendu
l’empereur, s’il voyait quelque partie de son armée s’affaiblir et
alanguir en quelque endroit, il commandait que l’on y logeât cette
enseigne salutaire comme un secours assuré pour obtenir victoire, par
l’aide de laquelle la victoire fut soudainement acquise, d’autant que
les forces des combattants, par une certaine vertu divine, étaient
beaucoup affermies. Et partant on députa cinquante soldats des plus
entendus et vaillants qui accompagnaient ordinairement l’étendard pour
le prendre et porter tour à tour. Un de ces porte-enseigne, se trouvant
parmi une âpre et forte escarmouche, fut si poltron qu’il abandonna ce
saint drapeau, et le remit à un autre pour pouvoir se sauver des coups;
il ne fut pas plutôt hors de la mêlée et sauvegarde de la sainte
enseigne, que le voilà transpercé d’une javeline au milieu du ventre,
dont il meurt sur-le-champ. Au contraire, celui qui prit la croix au
lieu de celui-ci, quoiqu’on lui grêlât dessus une infinité de dards, ne
put jamais être offensé, les flèches venant toutes se ramasser et ficher
dans l’arbre ou lance de l’étendard. Chose miraculeuse, qu’en si peu de
lieu il y eût si grande quantité de flèches, et que celui qui le portait
demeura ainsi sain et sauf. De là advint que Licinius, reconnaissant au
vrai quelle force combien divine et inexplicable il y avait au Trophée
salutaire de la Passion de Jésus-Christ, il exhorta ses troupes de
n’aller point contre celui-ci ni le regarder, d’autant qu’il lui était
contraire et avait beaucoup de vigueur. Ce ne sont pas des contes de
quelque vieille; Constantin assura Eusèbe de tout ceci, et Eusèbe l’a
depuis écrit, duquel j'ai presque suivi les propres paroles. De même,
les Scythes et Sauromates, qui avaient rendu tributaires les empereurs
précédents, furent réduits sous l’Empire par Constantin, qui dressa
contre eux cette même enseigne triomphante, se confiant en l’aide de son
Sauveur; et partant il voulait que sur les armes on gravât le signe du
Trophée salutaire, et qu’on le portât en teste de son armée: c’est
encore un récit d’Eusèbe.
Le roi Oswald, avant de combattre contre les barbares, dressa une grande
croix de bois, et s’étant mis à genoux avec toute son armée, obtint de
Dieu la victoire qu’il eut sur-le-champ; depuis, grand nombre de
miracles se firent en ce lieu-là, plusieurs même venaient prendre des
petites bûches du bois de cette croix, lesquelles ils plongeaient dans
l’eau qu’ils faisaient boire aux hommes et animaux malades, et soudain
ils étaient guéris; Bothelmus, religieux d’Hagulstadt, s’étant brisé et
rompu le bras, appliqua sur soi certaine raclure de ce bois et tout
incontinent il fut guéri: Bède le Vénérable est mon auteur. Combien de
merveilles furent faites par l’image du Crucifix en la ville de Bérite
au rapport de saint Athanase? Après la mort de Julien l’Apostat, se fit
un si grand tremblement de terre que la mer sortant de ses propres
bornes, il semblait que Dieu menaçât le monde d’un déluge universel; les
citoyens d’Épidaure, étonnés de cela, accoururent à saint Hilarion, qui
alors était en ce pays-là, et le mirent au rivage, ou, tout aussitôt
qu’il eut fait trois signes de Croix au sable, la mer qui s’était tant
enflée, demeura ferme devant lui, et après avoir fait grand bruit se
retira petit à petit en elle-même: saint Jérôme en est le témoin.
Cosroes envoya certains Turcs marqués à Constantinople; l’empereur,
voyant qu’ils portaient l’image de la croix au front, s’enquit d’eux
pourquoi ils portaient ce signe duquel au reste ils ne tenaient compte;
ils répondirent que jadis en Perse était advenue une grande peste,
contre laquelle certains chrétiens qui étaient parmi eux leur baillèrent
pour remède de faire ce signe-là: c’est Nicéphore Calixte qui le dit.
Les habitants d’une certaine ville du Japon, ayans appris par
l’expérience et par les Portugais qui y étaient que la Croix servait de
grand remède contre les diables, firent dresser des croix en presque
toutes leurs maisons, avant même qu’ils fussent chrétiens, au rapport du
grand François Xavier. Ainsi, saint Chrysostome raconte que de son temps
on marquait de la Croix les maisons, les navires, les chemins, les lits,
les corps des animaux malades, et ceux qui étaient possédés du diable,
«tant chacun tire à soi, dit-il, ce don admirable». «Peignons la Croix
en nos portes», disait saint Éphrem, «armons-nous de cette armure
invincible des chrétiens, car à la vue de cette enseigne les puissances
contraires étant épouvantées se retirent.» La raison de leur retraite
est parce que, comme dit saint Cyrille, « quand ils voient la Croix ils
se ressouviennent du Crucifix, ils craignent Celui qui a brisé la tête
du dragon»; «et si la vue seule d’un gibet», dit saint Chrysostome ,
«nous fait horreur, combien devons-nous croire que le diable ait de
frayeur quand il voit la lance par laquelle il a reçu le coup mortel?»
Je ne veux pas oublier à dire que parmi les barbares des Indes,
longtemps avant notre âge, on trouva cette marque de l’Évangile; nos
croix y étaient en diverses façons en crédit, on en honorait les
sépultures, on les appliquait à se défendre des visions nocturnes et a
les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements.
Or le traiteur, produisant fort froidement ce que Sozomène dit de la
vertu de la Croix portée en l’armée de Constantin, parle en cette sorte:
« Il reste un témoignage du premier livre de Sozomène, chap. 4, où il
est dit que les soldats de Constantin ont grandement honoré son étendard
fait en forme de croix, et que quelques miracles ont été faits parmi
eux.» Voilà une objection bien exténuée; le discours de Sozomène est
bien autre que cela, mais je l’ai déjà récité ailleurs, et quoique le
traiteur se fasse beau jeu, si ne laisse-t-il pas d’être bien empêché à
répondre. Il dit donc que le récit de Sozomène «étant confessé, ne
conclut pas qu’on doive adorer la croix matérielle; car quand ils
l’auraient adorée ou auraient fait chose non faisable, c’est chose
résolue qu’ils ne doivent être imités». Mais que ne parlez-vous
franchement, ô traiteur? ou ils l’ont adorée ou non. Si vous dites que
non, convainquez donc Sozomène et plusieurs autres auteurs de fausseté,
et quels témoins avez-vous pour leur opposer? que s’ils l’ont adorée,
confessez que nous ne faisons que ce qui se faisait en la plus pure
Église. Ils auraient fait, ce dites-vous, chose non faisable; vous
parlez à crédit et ne le sauriez prouver. Quel pouvoir avez-vous de
juger si rigoureusement ces vieux chrétiens et les auteurs qui les
louent?
Après cette réponse le traiteur nous veut rejeter dessus notre propre
argument en cette sorte: « La conclusion peut être faite au contraire, à
savoir, si la Croix doit être adorée pource qu’elle fait miracle, il
s’ensuit que la croix qui ne fait pas miracle ne doit être adorée. Or
est-il certain que de cent mille croix il ne s’en trouvera trois qui
fassent miracle, quand bien on avouera les contes qu’on en fait, comme
l’effet le montre et les histoires des exorcistes le confirment.» Voilà
pas une ignorance lourde? Le formel et premier fondement pour lequel la
Croix est honorable, c’est la représentation de Jésus-Christ crucifié,
que toutes les croix font autant l’une que l’autre; mais outre cela il y
a des autres particulières et secondes raisons qui rendent une croix
plus honorable et désirable que l’autre: si non seulement elle
représente Notre Seigneur, mais a été touchée par celui-ci ou par ses
saints, ou a été employée à quelque œuvre miraculeuse, certes elle en
sera d’autant plus honorable, mais quand ni l’un ni l’autre ne se
rencontrerait, l’image de la Croix ne laisserait pourtant d’être sainte
à cause de sa représentation. Si donc on me demande pourquoi j’honore
l’image de la Croix, j’apporterai ces deux raisons: parce qu’elle est un
souvenir de Jésus-Christ crucifié, et parce que Dieu fait bien souvent
des merveilles par celle-ci, comme par un outil sacré; mais la première
raison est la principale et sert de raison à la seconde, car la Croix ne
représente pas la Passion parce que Dieu fait miracles par celle-ci,
mais au contraire Dieu se sert plutôt de la Croix pour faire des
miracles que de plusieurs autres choses, parce que c’est l’image de sa
Passion. Ainsi, à qui demanderait pourquoi les Génazaréens désiraient si
ardemment de toucher le seul bord ou frange de la robe de Notre Seigneur
(Mt., XIV, 36), on répondrait que c’est d’autant qu’ils tenaient cette
robe comme instrument de miracles et guérisons. Que si on demandait
encore pourquoi ils avaient cette honorable conception de cette robe-là
plutôt que des autres, sans doute que c’est parce qu’elle appartenait à
Notre Seigneur. La robe et la Croix appartiennent premièrement à Notre
Seigneur, voilà la source de leur dignité; que si par après il s’en sert
à miracle, c’est un ruisseau de cette source. Ce n’est pas tant
sanctifier et honorer une chose de s’en servir à chose sainte, comme
c’est la déclarer sainte et honorable. La Croix donc de Jésus-Christ est
honorable parce qu’elle est une appartenance sacrée de celui-ci, mais
elle est d’autant plus déclarée telle, que Notre Seigneur l’emploie à
miracle; le miracle donc n’est ni le seul ni le principal fondement de
la dignité de la Croix, c’est plutôt un effet et conséquence de
celle-ci. Les prélats qui font leur devoir sont dignes de double honneur
(I Tim., V, 17); et, je vous prie, ceux qui ne font leur devoir
doivent-ils être méprisés? Au contraire saint Paul témoigne qu’on leur
doit, ce nonobstant, honneur et révérence; la raison est parce que leur
bonne vie n’est pas la totale cause du devoir que l’on a de ces
honneurs, mais la dignité du grade qu’ils tiennent sur nous.
Pline et Mathiole nous décrivent une herbe propre contre la peste, la
colique, la gravelle, nous voilà a la cultiver précieusernent en nos
jardins; peut être néanmoins que de mille millions de plantes de cette
espèce-là, il n’y en aura pas trois qui aient fait les opérations que
ces auteurs nous en promettent: nous les prisons donc toutes parce
qu’étant de même sorte et espèce que les trois ou quatre qui ont fait
opération, elles sont aussi de même valeur ou qualité. Hé pour Dieu, nos
anciens Pères, arboristes spirituels, nous décrivent la Croix pour un
arbre tout précieux, propre a la guérison et remède de nos maux, et sur
tout des diableries et enchantements; ils nous font foi de plusieurs
assurées expériences et preuves qu’ils en ont faites: pourquoi ne
priserons-nous toutes les croix, qui sont arbres de même espèce et sorte
que celles qui firent jadis miracle? pourquoi ne les jugerons-nous de
même qualité et propriété puisqu’elles sont de même forme et figure? Si
ce n’est pas à tout propos et indifféremment que la Croix fait miracle,
ce n’est pas qu’elle n’ait autant de vertu en nos armées qu’en celle de
Constantin, mais que nous n’avons pas tant de disposition qu’on avait
alors, ou que le souverain Médecin qui applique cet arbre salutaire ne
juge pas expédient de l’appliquer à tel effet; mais c’est sans doute,
qu’ayant toujours une même forme de représenter la Passion, elle a
toujours aussi une même vigueur et force autant qu’il est en soi. Ainsi,
Constantin vit autour de la seule croix qui lui apparut au ciel ces
mots: Surmonte par ce signe; mais cela ne s’entendait pas seulement de
la croix particulière qui était au ciel, mais encore des autres
pareilles. Et de fait, au temps que Constantin combattait, cette croix
céleste n’était plus en être, mais le labarum et autres croix patronnées
sur icelle, différentes voirement quant à la matière et individu, mais
de même espèce quant à la forme.
Au demeurant, quand le traiteur allègue les histoires des exorcistes, je
ne sais où il a l’esprit; car puisque ainsi est, que de chasser les
diables est une marque qui suit les croyants et l’Église, et que parmi
les Réformeurs il ne se voit ni exorciste ni aucune guérison de
démoniaques, il devrait aujourd’hui reconnaître où est la vraie Église:
or cela est hors de notre sujet. Mais quant aux exorcismes «du tant
saint et renommé docteur Picard et autres Sorbonistes» ou du «moine de
saint Benoist mené à Rome par le cardinal Gondy» qui ne purent sortir
leur effet, ainsi que dit le traiteur, ce n’est pas grand’ merveille;
l’oraison de saint Paul ne valut rien moins pour n’avoir obtenu le
bannissement de cet esprit charnel; l’oraison obtient les miracles, mais
non pas toujours ni infailliblement, et ne faut pour cela mépriser sa
vertu. C’est grand cas que cet homme trouve étrange que nos exorcistes
ne chassent pas toujours les diables des corps, et ne voudrait pas qu’on
trouvât étrange que les ministres n’en chassèrent jamais un seul. Les
Pères se sont contentés, pour prouver la vertu de la Croix, de témoigner
que les diables la craignent et en sont tormentés, et cet homme veut qu’infalliblement
elle les chasse. Et quoi? si le corps est tourmenté par le démon afin
que l’esprit du possédé soit sauvé – comme parle l’Apôtre (I Cor., V,
5), voudriez-vous que l’exorcisme ou la prière empêchât cet effet? Vous
errez, n’entendant ni les Écritures ni la vertu de Dieu (Mt., XXII, 29).
Cependant, Picard que vous appellez saint par moquerie, l’était à bon
escient pour le zèle qu’il avait au service de Dieu; la Sorbonne vous
déplaît toujours, aussi est-ce un arsenal infaillible contre vos
académies. Et n’est pas vrai que les croix de Rome soient plus saintes
que les autres, comme vous dites en gaussant, car elles n’ont point
d’autre qualité que celles des autres provinces, ni ne sont le siège de
la sainteté plus que les autres; leur sainteté c’est le rapport qu’elles
ont à Jésus-Christ, lequel elles représentent où qu’elles soient, et ne
sont point le siège du pape (duquel sans doute vous aviez envie de
parler, ô petit traiteur, si un peu de honte de sortir ainsi hors de
propos ne vous eût retenu pour ce coup), du pape, dis-je, lequel étant
appelé Sainteté pour l’excellence de l’office qu’il a au service de
Jésus-Christ en l’Église, se tient néanmoins pour bien honoré d’honorer
le seul signe de cette première, absolue et souveraine Sainteté qui est
Jésus-Christ crucifié.
CHAPITRE XII
La Croix a toujours été désirée, et du témoignage d’Arnobe
La vertu que les Anciens ont remarquée en la Croix, outre la chère et
précieuse mémoire de la Passion, la leur a rendue extrêmement désirable
et, comme parle saint Chrysostome, « de celle que chacun avait en
horreur, on en cherche si ardemment la figure. C’est une étrange grâce,
personne ne se confond, personne ne se donne honte pensant que ç’a été
l’enseigne d’une mort maudite; au contraire, chacun s’en tient pour
mieux paré que par les couronnes, joyaux et carcans, et non seule¬ment
elle n’est point fuie, mais elle est désirée et aimée, et chacun est
soigneux d’icelle et partout elle resplen¬dit.» Ici joignent les
exhortations que l’ancien Ori¬gène et saint Éphrem, avec plusieurs
autres, font pour recommander l’usage de la Croix; et partant, dit le
premier: «Levons joyeux ce signe sur nos épaules, portons ces étendards
des victoires; les diables les voyant, trembleront.» «Peignons, dit le
second, ce signe vivifique en nos portes»; «fichons et gravons, dit
saint Chrysostome, avec grand soin la Croix au-dedans des maisons, dans
les murailles, dans les fenêtres.» «Pour vrai, nous adorons la figure de
la Croix la composant de deux bois», dit en termes exprès le grand
Athanase.
Si est-ce, dit le petit traiteur, que «ces mots exprès se lisent au
huitième livre d’Arnobe, répondant à l’objection des païens qui
blâmaient les chrétiens comme s’ils eussent honoré la Croix: nous
n’honorons ni ne désirons d’avoir des croix.» Je viens de rencontrer
cette même objection en Illyricus au livre X du Catalogue des témoins de
la vérité prétendue, qui est, ce me semble, le lieu où ce traiteur l’a
puisée; mais il ne la coupe pas du tout si courte que celui-ci. «Arnobe,
dit-il, qui vivait l’an 330, livre VIII Contre les Gentils, réfutant
cette calomnie comme si les chrétiens eussent adoré les croix
(lesquelles ils fai¬saient en l’air afin d’être reconnus par cette
profession extérieure d’avec les païens), répond en cette sorte: Nous n’honnorons
ni désirons les croix, vous voirement qui consacrez des dieux de bois,
adorez par fortune des croix de bois comme parties de vos dieux.» Or je
remarque que ces deux livres reformés ont cette contra¬riété, que ce que
le petit traiteur applique aux croix matérielles, le Catalogue l’assigne
au signe fait en l’air, mais ils n’ont qu’une intention, de contredire
l’Église: l’un ne veut confesser ce qui est présuppose en l’objection
des païens, à savoir, que les chrétiens eussent si anciennement des
croix en matière subsistante, et l’autre, le confessant, veut montrer
par là qu’il ne les faut point honorer. Mais pour venir à mon propos,
prenons, je vous prie, raison en paiement. Est-il raisonnable que ce
traiteur qui, a plusieurs passages de saint Augustin, ne respond autre
sinon que les livres allégués ne sont pas de saint Augustin, sans autre
raison sinon qu’Érasme et les docteurs de Louvain l’ont ainsi jugé,
est-il raisonnable, dis-je, qu’il soit reçu à produire un huitième livre
d’Arnobe Contre les Gentils, puisque c’est chose assurée qu’Arnobe n’en
a écrit que sept? À l’aventure que le traiteur ne savait pas ceci; mais
un homme si aigre et chagrin à censurer les autres, ne peut être excusé
par l’ignorance, laquelle ne sert qu’aux humbles. Voici les paroles de
saint Jérôme, qui était tout voisin d’Arnobe: «Arnobe, dit-il, a bâti
sept livres contre les Gentils, et autant son disciple Lactance.» Si
j’étais autant indigent de droit et de raison que le traiteur, je m’arresterais
la sans apporter d’autre réponse.
Mais je dis en second lieu, que quand ce huitième Livre serait d’Arnobe,
si ne faudrait-il pas l’entendre si crûment et dire que les chrétiens de
ce temps-là ne désirassent ni n’honnorassent les croix en aucune façon.
Ma raison est claire; on ne saurait nier que tout à l’environ du temps
d’Arnobe les chrétiens dressaient, honnoraient et désiraient les croix.
«Arnobe, dit Illyricus, vivait environ l’an 330»: environ ce temps-là
vivaient Constantin le Grand, saint Athanase, saint Antoine, saint
Hilarion, Lactance Firmien; un peu auparavant vivaient Origène,
Tertullien, Justin le Martyr; un peu après, saint Chrysostome, saint
Jérôme, saint Augustin, saint Ambroise, saint Éphrem: Constantin fait
dresser des croix pour se rendre agréable aux chrétiens, et les rend
adorables à ses soldats; saint Athanase proteste que les chrétiens
adorent la Croix, et que c’est un prégnant remède contre les diables;
saint Hilarion l’emploie contre les débordements de la mer; Lactance,
disciple d’Arnobe, fait un chapitre tout entier de la vertu de la Croix;
Origène exhorte qu’on s’arme de la sainte Croix; Tertullien confesse que
les chrétiens sont religieux de la Croix, autant en fait Justin le
Martyr; saint Chrysostome en parle comme nous avons vu, et saint Éphrem
aussi; saint Ambroise assure qu’en ce signe de Jésus-Christ gisent le
bonheur et prospérité de tous nos affaires; saint Jérôme loue Paula
prosternée devant la Croix; saint Augustin témoigne que cette Croix est
employée en tout ce qui concerne notre salut n’ai-je pas donc raison de
dire ce que saint Augustin dit à Julien, qui alléguait saint Chrysostome
contre la croyance des catholiques: Itane, dit-il, ista verba sancti
Joannis Episcopi audes tanquam e contrario tot taliumque sententiis
collegarum ejus opponere, eumque ab illorum concordissima societate
sejungere et eis adversarium constituere? Sera-t-il donc dit, petit
traiteur, qu’il faille apposer ces paroles d’Arnobe «comme contraires à
tant et de telles sentences de ses collègues, et le séparer de leur très
accordante compagnie, et le leur constituer ennemi et adversaire»? Pour
vrai, si Arnobe voulait que la Croix ne fût aucunement ni désirée ni
honorée, il démentirait tous les autres; si au contraire les autres
Pères voulaient que la Croix fût désirée et honorée de toute sorte
d’honneur et en toute façon, ils démentiraient Arnobe, ou l’auteur du
Livre que le traiteur lui attribue. Ne les mettons pas en ces
dissensions, baillons à leur dire un sens commode par lequel ils ne
s’offensent point les uns les autres, accommodons-les ensemble s’il se
peut faire, et demeurons avec eux; c’est la vraie règle de bien lire les
Anciens.
La Croix donc a été honorée et désirée; cela ne se peut nier absolument,
nous en avons trop de témoignages, il le faut seulement bien entendre.
Elle a certes été honorée, non d’un honneur civil, car elle n’a point
d’excellence civile qui le mérite, ni d’un honneur religieux absolu et
suprême, car elle n’a point d’excellence absolue et suprême, mais d’un
honneur religieux subalterne, moyen et relatif, comme son excellence est
vraiment religieuse, mais dépendante, et puisée du rapport, appartenance
et proportion qu’elle a au Crucifix. Au rebours, la Croix n’a pas été
désirée ni honorée comme une divinité ou comme les idoles, ce qui n’est
point contraire à ce qu’ont dit les Anciens. Les Gentils donc qui
voyaient la Croix être en honneur parmi les chrétiens, croyaient qu’elle
fût tenue pour Dieu comme leurs idoles, et le reprochaient aux
chrétiens. Arnobe, visant a l’intention des accusateurs plus qu’à leurs
paroles, nie tout a fait leur dire: « Nous ne désirons pas, dit-il, les
croix ni ne les honnorons»; cela s’entend en la sorte et qualité que
vous pensez et selon le sens de votre accusation. Il arrive souvent de
répondre plus à l’intention qu’aux paroles, et c’est la raison de
bailler plutôt tout autre sens à la parole d’un homme de bien, que de le
lui bailler faux et menteur, tel que serait celui d’Arnobe s’il
contredisait au reste des auteurs anciens.
Si ne veux-je pas laisser à dire quel est l’auteur de ce huitième Livre
que le traiteur a cité, qui est certes digne de respect, car c’est
Minutius Felix, advocat ro¬main, lequel en cet endroit imite, voire
presque dans les paroles, Tertullien et Justin le Martyr, ne se
conten¬tant pas d’avoir répondu que les chrétiens n’adoraient ni ne
désiraient les croix à la façon qu’entendaient les païens, mais par
après fait deux choses: l’une, c’est qu’il rejette l’accusation des
Gentils sur eux-mêmes, montrant que leurs étendards n’étaient autre que
des croix dorées et enrichies, [et que] leurs trophées de vic¬toire non
seulement étaient des simples croix mais représentaient en certaine
façon un homme crucifié: Si¬gna ipsa et cantabra et vexilla castrorum,
quid aliud quam auratœ cruces sunt et ornatœ? trophœa vestra victricia
non tantum simplicis crucis faciem verum et affixi hominis imitantur;
l’autre chose qu’il fait c’est de montrer que le signe de la Croix est
recom¬mandable selon la nature même, alléguant que les voiles des
navires et les jougs étaient faits en forme de croix, et qui plus est,
que l’homme levant les mains au ciel pour prier Dieu représentait la
même croix; puis conclut en cette sorte: Ita signo crucis aut ratio
naturalis innititur, aut vestra religio for¬matur. Tant s’en faut donc
que Minutius rejette la Croix ou son honneur, sinon comme nous avons
dit, qu’au contraire il l’établit plutôt; mais le traiteur, qui n’a
autre souci que de faire valoir ses conceptions à quelque prix que ce
soit, n’a pris qu’un petit morceau du dire de cet auteur qui lui a
semblé propre à son inten¬tion. Je sais qu’en peu de paroles on pouvait
répondre que quand Minutius a dit, cruces nec colimus nec optamus, il
entendait parler des fourches et gibets, mais l’autre réponse me semble
plus naïve.
Cependant que nous avons combattu pour Arnobe et soutenu qu’il n’a pas
méprisé la Croix, faisons-lui dire lui-même son opinion. Arnobe donc
lui-même, sur le Psaume LXXXV, interprétant ces paroles, Fac mecum
signum in bonum, il introduit les Apôtres parlant ainsi: «Car celui-ci
Seigneur ressuscitant et montant au ciel, nous autres ses Apôtres et
Disciples aurons le signe de sa Croix à bien avec tous les fidèles, si
que les ennemis visibles et invisibles voient en nos fronts ton saint
signe et soient confondus, car en ce signe-la tu nous aides, et en
celui-ci tu nous consoles, ô Seigneur, qui régnez dans les siècles des
siècles. Amen.» Quelqu’un pourra dire que ces commentaires ne sont pas
d’Arnobe le rhétoricien, mais il n’aura pas raison de le dire. Et c’est
assez.
CHAPITRE XIII
Combien l’on doit priser la Croix par la comparaison d’icelle avec le
serpent d’airain
L’échappatoire ordinaire des huguenots, de demander quelque passage
exprès en l’Écriture pour recevoir quelque article de créance, semble
demeurer encore en main au traiteur, car il me dira: Où est-il dit qu’il
faille honorer les images de la Croix et qu’elle ait les vertus que vous
lui attribuez? J’ai déjà répondu au commencement du premier Livre, mais
maintenant je dis, premièrement, qu’on n’est pas obligé de faire voir
exprès en l’Écriture commandement de tout ce que l’on fait. Me
saurait-on montrer qu’il faille avoir en honneur et respect le dimanche
et le tenir pour saint plus que le jeudi? Item l’Eucharistie, si elle
n’est autre qu’une simple commémoration de la Passion, comme
présupposent les Reformés: on trouvera bien qu’il faut s’éprouver
soi-même et ne la manger pas indignement (I Cor., XI, 28, 29), mais
qu’il y faille aucun honneur extérieur, ou me le montrera-on? Et
pourquoi, je vous prie, aura-on plus de crédit à brûler et briser les
croix, les appeler idoles et sièges du diable, qu’à les dresser, honorer
et appeler saintes, précieuses, triomphantes? car si ceci n’est écrit
cela l’est encore moins. Rejeter ce que l’Église reçoit, part d’une
excessive insolence. je trouve en l’Écriture qu’il faut ouïr l’Église
(Mt, XVIII, 17), qu’elle est colonne et fermeté de vérité (I Tim, III,
15), que les portes d’enfer ne prévaudront point contre elle (Mt, XVI,
18), mais je ne trouve point en l’Écriture qu’il faille abattre ce
qu’elle dresse, honnir ce qu’elle honore. Il faut croire aux Écritures
ainsi que l’Église les nous baille, il faut croire à l’Église ainsi que
l’Écriture le commande. L’Église me dit que j’honore la Croix, il n’y a
huguenot si affilé qui peut montrer que l’Écriture le défende; mais
l’Écriture, qui recommande tant l’Église, recommande assez les croix
dressées en l’Église et par l’Église.
Je dis, avec Nicéphore Constantinopolitain, qu’il est commandé d’honorer
la Croix «là où il est commandé d’honorer Jésus-Christ; d’autant que
l’image est inséparable de son patron, n’étant l’image et le patron
qu’une chose, non par nature mais par habitude et rapport, et que
l’image a communication avec son patron, de nom, d’honneur et
d’adoration, non pas à la vérité également mais respectivement». La
verge de Moïse, d’Aaron, l’Arche de l’alliance et mille telles choses,
ne furent-elles pas tenues pour saintes et sacrées et par conséquent
pour honorables? ce n’étaient toutefois que figures de la Croix;
pourquoi donc ne nous sera honorable l’image de la Croix? Disons ainsi:
n’est-ce pas avoir en honneur une chose, de la tenir pour remède
salutaire et miraculeux en nos maux? mais quel plus grand honneur
peut-on faire aux choses que de les avoir en telle estime et recourir à
elles pour tels effets? or, les premiers et plus affectionnés chrétiens
avaient cette honorable croyance de l’ombre de saint Pierre, néanmoins
leur foi est louée et ratifiée par le succès et par l’Écriture même, et
cependant l’ombre n’est autre qu’une obscurité confuse et très
imparfaite image et marque du corps, causée non d’aucune réelle
application, mais d’une pure privation de lumière. L’honneur de cette
vaine, frivole et légère marque est reçu en l’Écriture; combien plus
l’honneur des images permanentes et solides, comme est la Croix?
Enfin je produis l’honorable rang que le Serpent d’airain, figure de la
Croix, tenait parmi les Israélites, pour montrer qu’autant en est-il dû
aux autres images de la Croix qui sont parmi le christianisme. La raison
est considérable, comme je vais faire voir par les répliques que
j’opposerai à ce qu’en dit le traiteur, lequel, avec un grand appareil,
produit ce même Serpent d’airain contre nous afin qu’il nous morde, en
cette sorte: «Mais ce qui est allégué du 21e chap. des Nombres ne doit
être passé légèrement, car s’il y a exemple qui rabatte formellement et
fermement l’abus commis touchant la Croix, c’est celui du serpent
d’airain. Celui-ci avait été bâti par le commandement de Dieu, pourtant
ce n’était pas une idole, car, combien que par la Loi générale Dieu eût
défendu de faire image de chose qui fût au ciel, en la terre, ni dans
les eaux sous la terre, si est-ce que n’étant astreint à sa Loi mais
étant au-dessus de celle-ci, il a peu dispenser, comme de fait il a
dispensé lui-même de sa Loi, et a commandé de faire ce serpent qui a été
figure de l’exaltation de Jésus-Christ élevé en croix, comme lui-même le
témoigne en saint Jean, chap. 3.» Et peu après: «Or voyons ce qui est
advenu: depuis adonc jusqu’au temps du bon roi Ézéchias, c’est-à-dire
par l’espace d’environ 735 ans, il n’a point été parlé de ce serpent
d’airain. Et étant advenu qu’alors le peuple lui faisait des
encensements, c’est-à-dire l’adorait, quoiqu’il eût été fait par Moïse
et eût été conservé par l’espace de 735 ans, Ézéchias le rompit et
brûla. Dont nous recueillons du moindre au plus grand: si les images en
général, et spécialement celle de la Croix, ne se font point par
l’ordonnance de Dieu mais par l’outrecuidance et défiance des hommes
(qui ont pensé que Dieu ne les voyait ni oyait sinon qu’ils eussent
telles images devant leurs sens), voire des images introduites depuis je
ne sais combien de temps, combien doivent-elles être mises au loin? De
fait, quand les choses deviennent en tel point qu’elles n’ont pu être
commencées par tel et même point, c’est chose manifeste qu’il les faut
ôter, comme Ézéchias a ôté le serpent à cause qu’il n’a pu être dressé
au commencement pour être encensé; et à cause de l’abus survenu touchant
celui-ci il a bien fait de l’ôter du tout. Car l’idolâtrie n’est pas de
ce genre de choses dont on puisse dire: corrigez l’abus et retenez
l’usage, d’autant qu’en quelque sorte qu’on prenne l’idole, elle ne vaut
rien.» Voilà toute la déduction du traiteur; mais, mon Dieu, que
d’inepties!
I. Vous dites, ô traiteur, que le Serpent d’airain a été fait par le
commandement de Dieu qui l’a dit à Moïse; mais je dis que les croix se
font par le commandement de Dieu qui le suggère à l’Église et le lui a
enseigné par la tradition apostolique: vous me montrerez que Dieu a
parlé à Moïse, je vous montrerai qu’il enseigne et assiste
perpétuellement l’Église en façon qu’elle ne peut errer.
II. Vous dites que le commandement de faire ce Serpent d’airain a été
une dispense du commandement prohibitif de faire des images; donc, de
faire des images n’est pas idolâtrie, ni les images ne sont pas idoles,
car l’idolâtrie est mauvaise en toute façon et est impossible qu’elle
puisse être loisible, «d’autant qu’en quelque sorte qu’on prenne
l’idole, elle ne vaut rien». Dieu donc n’eut jamais dispensé pour faire
des images si cela eût été idolâtrie, sinon que Dieu pût dispenser pour
être renié.
III. Vous dites que «depuis ce moment jusqu’au temps du bon roi
Ézéchias, c’est-à-dire par l’espace d’environ 735 ans, il n’a point été
parlé de ce serpent d’airain». Que n’avez-vous aussi bien remarqué, pour
votre édification, que quoiqu’il n’en soit parlé en l’Écriture, si ne
laissait-il pas d’être gardé et conservé précieusement, mais qu’ayant
été fait hors et bien loin de la terre de promission il ne fut pas
laissé où il fut fait, mais fut transporté avec les autres meubles
sacrés. Item, que n’ayant été dressé (quant à ce que porte le seul texte
de l’Écriture) sinon afin qu’il fût remède à ceux qui étaient mordus des
serpents au désert, il ne laissa pas, d’être soigneusement conservé en
la terre de promission parmi le peuple d’Israël, avec une honorable
mémoire, l’es¬pace d’environ 735 ans, comme vous dites. En bonne foi,
faire ce Serpent était-ce une dispense du com¬mandement prohibitif de ne
faire aucune image? vous le dites ainsi; or, la jouissance des dispenses
doit être limitée par le temps et la condition pour laquelle on
l’accorde, car la cause étant ôtée il ne reste plus d’effet: le peuple
donc, étant arrivé sain et sauve en la terre de promission, ne pouvait
plus prendre aucun fondement en l’Écriture de garder cette image,
puis¬que la cause de la dispensation était ôtée: partant, confessez que
cette image demeura honorablement parmi le peuple, sans aucune parole de
Dieu écrite, un grand espace de temps. Donc, avoir des images hors et
outre l’Écriture n’est ni idolâtrie ni superstition; et ne soyez pas si
effronté de dire que la conservation et garde du Serpent d’airain fut
superstition, car vous accuserez de connivence, lâcheté et irréligion
les plus saints et fervents serviteurs que Dieu ait eu en Israël, Moïse,
Josué, Gédéon, Samuel, David, sous l’autorité et règne desquels cette
image a été transportée et conservée tant d’années outre le temps pour
lequel Dieu l’avait commandée. Ne touchait-il pas à eux de la lever si
c’eût été mal fait de la garder hors l’usage pour lequel elle avait été
faite? ces esprits si raides et francs au service de leur Maître,
eussent-ils dissimulé cette faute? Item, que n’avez-vous remarqué que
cette image n’eût pas été conservée si longuement si on n’en eût eu
quelque conception honorable? quelle raison pouvait-il y avoir de la
retenir, ni pour sa forme ni pour sa matière? Certes, elle ne pouvait
avoir autre rang que d’un recommandable et sacré mémorial du bénéfice
reçu au désert, ou d’une sainte représentation du mystère futur de
l’exaltation du Fils de Dieu, qui sont deux usages religieux et
honorables, mais beaucoup plus propres à l’image de la Croix, qui sert
de souvenir du mystère passé de la crucifixion et du mystère à advenir
du jour du jugement.
IV. Mais que n’avez-vous considéré que celui qui abattit le Serpent
d’airain était établi roi sur Israël, et lui touchait de faire cette
exécution, et qu’au contraire les brise-croix de notre âge ont
séditieusement commencé leur ravage sans autorité ni pouvoir légitime.
Item, que le peuple faisait une grande irréligion autour du Serpent
d’airain: 1. en ce que l’encens est une offrande propre à Dieu, comme il
est aisé à déduire de l’Écriture, et toute l’ancienneté l’a noté sur
l’offrande faite par les rois à Notre Seigneur, d’or, d’encens et de
myrrhe (Mt, II, 11); l’encens, disent-ils tous, est à Dieu. Après que
l’on a offert et dédié l’encens à Dieu, on le jette vers le peuple, non
pour le lui offrir, mais pour lui faire part de la chose sanctifiée; on
en jette vers les autels, mais c’est à Dieu, comme à celui qui est adoré
sur l’autel; on en jette vers les reliques et mémoires des Martyrs, mais
c’est à Dieu, en action de grâces de la victoire qu’ils ont obtenue par
sa bonté; on en jette dans les temples et lieux de prières pour exprimer
le désir que l’on a que l’oraison des fidèles monte à Dieu comme
l’encens: en quoi un grand personnage de notre âge a parlé un peu bien
rudement, disant que l’encens est offert aux créatures; ce sont
inadvertances qui arrivent quelquefois aux plus grands, ut sciant gentes
quoniam homines sunt (Ps. IX, 21). 2. En ce qu’anciennement
l’encensement était tant conditionné qu’il fallait qu’il fût offert par
les prêtres et lévites (Exod., XXX, 7, 8; Levitic., XVI, 12); , et qu’il
fût brûlé sur le feu de l’autel au seul Temple de Jérusalem (Deut., XIV,
23, 24; XXVI, 3; I Paral., XVII, 12; XXII, 6; II Paral., VI, 6; Ps.
LXXVII, 68, 69), où était l’autel du parfum destiné à cet usage;
ailleurs il n’était pas loisible, comme vous confessez vous-même: Nadab
et Abiu se trouvèrent mal d’avoir fait autrement (Levit., X, 1, 2).
Quelle merveille donc y peut-il avoir si Ézéchias, voyant ce peuple
s’abêtir autour de cette image et l’honorer d’un honneur divin, la
dissipa et mit à néant? il fallait ainsi traiter avec un peuple si
prompt à l’idolâtrie. Dont nous concluons au rebours de ce que vous avez
fait, petit traiteur: si les saintes images en général, et spécialement
celle de la Croix, sont dressées par l’ordonnance de l’Église et par
conséquent de Dieu, quoique vitupérées par l’outrecuidance et défiance
des hommes (qui ont pensé que Dieu ne les pouvait ni voir ni ouïr sinon
qu’ils eussent renversé telles images), voire des images reçues depuis
un temps immémorable, combien doivent-elles être retenues et conservées?
Ézéchias fit bien d’abattre le Serpent d’airain parce que le peuple
idolâtrait en celui-ci; Moïse, Josué, Gédéon, Samuel et David firent
bien de le retenir pendant que le peuple n’en abusait pas: or l’Église,
ni les catholiques par son consentement, n’abusa jamais de la Croix ni
d’autres images; il faut donc les retenir. Ceux qui nous reprochent les
idolâtries ne sont pas des Ézéchias, ce sont les raclures du peuple et
des monastères, gens passionnés qui osent accuser d’adultère la Suzanne
que le vrai Daniel a mille fois prononcée innocente en la Sainte
Écriture. Ni ne faut mettre en compte l’abus qui peut arriver chez
quelque particulier; cela ne touche point à la cause publique, il n’est
raisonnable d’y avoir égard au préjudice du reste: le moyen de redresser
l’usage de la Croix ne gît pas à la renverser, mais à bien dresser et
instruire les peuples.
CHAPITRE XIV
De la punition de ceux qui ont injurié l’image de la Croix, et combien
elle est haïe par les ennemis de Jésus-Christ
Dieu a témoigné combien il a agréable l’image du Crucifix et de la
Croix, par mille châtiments qu’il a miraculeusement exercés sur ceux qui
par fait ou parole ont osé injurier telle représentation. je laisse à
part mille choses à ce propos, et entre autres l’histoire du cas advenu
en Berite, récité par saint Athanase, duquel j'ai fait mention
ci-dessus. Un juif vit une image de Notre Seigneur (sans doute que ce
fut un Crucifix) en une église; poussé de la rage qu’il avait contre le
patron, il vient de nuit et frappe l’image d’une javeline, puis la prend
sous son manteau pour la brûler en sa maison. Chose admirable, qu’aucun
ne peut douter être advenue par la vertu divine: le sang sortit
abondamment du coup qui avait été donné à l’image; ce méchant ne s’en
apercevant point jusqu’à ce que, entrant dans sa maison, éclairé à la
lumière du feu, il se voit fort ensanglanté; tout éperdu il serre en un
coin cette image et n’ose plus toucher ce qu’il avait si méchamment
dérobé. Cependant les chrétiens, qui ne trouvent point l’image en sa
place, vont suivant la trace du sang répandu dès l’église jusque dans la
maison où elle était cachée; elle fut rapportée en son lieu, et le
larron lapidé. Il y a près de mille ans que saint Grégoire de Tours
écrivit cette histoire. Consalve Fernand écrit en une sienne lettre que
les chrétiens avaient dressé une croix sur un mont du Japon; trois des
principaux Japonais la vont couper; ils n’ont pas plus tôt achevé que,
commençant à s’entrebattre, deux demeurent morts sur la place et ne
sut-on jamais que devint le troisième.
Quelques troupes françaises vinrent ces années passées sur les
frontières de notre Savoie, en un village nommé Loyette, et y avait en
ces compagnies quelques huguenots mêlés, selon le malheur de notre âge;
quelques-uns d’entre eux entrent dans l’église un vendredi pour y bâfrer
certaine fricassée, quelques autres de leurs compagnons, mais
catholiques, leur remontraient qu’ils les scandalisaient et que leur
capitaine ne l’entendait pas ainsi. Ces gourmants commencent à gausser
et railler, à la réformée, disant qu’aucun ne les voyait; puis se
retournant vers l’image du Crucifix, « Peut-être, disaient-ils,
marmouset, que tu nous accuseras, garde d’en dire mot, marmouset», et
jetaient des pierres contre celle-ci, avec un monde de telles paroles
injurieuses. Quand Dieu, pour faire connaître à ces bélîtres qu’il faut
porter honneur à l’image pour l’honneur de celui qu’elle représente,
prenant l’injure à soi, la vengeance s’ensuivit en même temps . ils sont
tout à coup épris de rage et se ruent les uns sur les autres pour se
déchirer, dont l’un meurt sur la place, les autres sont menés sur le
Rhône vers Lyon pour chercher remède à cette fureur qui les brûlait et
défaisait en eux-mêmes. J'ai tant ouï de témoins assurés de ceci que, me
venant à propos, je l’ai dû consigner en cet endroit.
Honorer la Croix, c’est honorer le Crucifix, la déshonorer, c’est le
déshonorer. Ainsi les Juifs, Turcs, apostats et semblables canailles, ne
pouvant offenser Notre Seigneur en sa personne (car, comme dit notre
proverbe, la lune est bien gardée des loups), ils se sont ordinairement
adressés à ses images. Les empereurs Honorius et Théodore témoignent que
les Juifs de leur temps, en leurs fêtes plus solennelles, avaient
accoutumé de brûler des images de la crucifixion de Notre Seigneur en
mépris de notre religion, dont ils commandent aux présidents des
provinces de tenir main à ce que telles insolences ne fussent plus
commises, et qu’il ne fût permis aux Juifs d’avoir le signe de notre foi
en leurs synagogues. Le vilain Persan Xenaïas avec tous les mahométans
ont partout renversé les croix. Julien l’Apostat leva du labarum ou
étendard des Romains la croix que Constantin y avait fait former, afin
d’attirer les gens au paganisme; cette même haine qu’il portait à notre
Sauveur le poussa à cet autre dessein: Eusèbe écrit que la femme qui fut
guérie au toucher de la robe de Notre Seigneur, fit peu après dresser,
en mémoire de ce bénéfice, une très belle statue de bronze devant la
porte de sa maison, en la ville de Césarée de Philippe, autrement dite
Paneade, où Notre Seigneur était représenté d’un côté avec sa robe
frangée, et de l’autre cette femme à genoux, tendant la main vers
celui-ci; Julien sachant ceci, comme raconte Sozemène, fit renverser
cette statue et mettre la sienne au lieu de celle-ci; mais cela fait, un
feu descend du ciel qui terrasse et met en pièces la statue de Julien,
laquelle demeura toute noircie et comme brûlée jusqu’au temps de
Sozomène. En ce temps-là, les païens brisèrent cette image du Sauveur,
et les chrétiens en ayans ramassé les pièces, les mirent en l’église.
Or je finirai ce second Livre disant qu’il y a deux raisons principales
pour lesquelles on honore plutôt les croix que les lances, crèches et
sépulcres, quoique, comme la Croix a été anoblie pour avoir été employée
au service de notre rédemption, aussi ont bien la lance, la crèche et le
sépulcre. L’une est que dès lors que Constantin eut aboli le supplice de
la croix, la Croix n’a autre usage parmi les chrétiens sinon de
représenter la sainte Passion, là où les crèches, sépulcres et autres
choses semblables, ont plusieurs autres usages ordinaires et naturels.
L’autre est celle que dit saint Athanase, d’autant que si quelques
païens, ou huguenots, nous reprochaient l’idolâtrie comme si nous
adorions le bois, nous séparerions aisément les pièces de la Croix, et
ne les honorant plus on connaîtrait que ce n’est pas pour la matière que
nous honorons la Croix, mais pour la représentation et souvenir; ce
qu’on ne peut faire de la crèche, lance et sépulcre, et autres telles
choses, lesquelles néanmoins, étant employées expressément à la
représentation des saints mystères ne doivent pas être privées
d’honneur. Donc les images, ayant perdu leur forme et par conséquent la
représentation, elles ne sont plus vénérables, mais cela s’entend quand
elles n’ont point d’autre qualité honorable sinon la représentation et
le rapport à leur modèle, comme il arrive ordinairement. Mais cette
image de Césarée, outre la représentation, était une relique précieuse
de cette dévote femme, un mémorial d’antiquité vénérable et instrument
d’un grand miracle, lesquelles qualités ne se trouvent pas seulement à
l’assemblage, symétrie et proportion des linéaments et relevures d’une
statue, mais encore à chaque pièce de celle-ci. Ainsi, les pièces des
statues anciennes sont gardées pour mémoire d’antiquité; et de même le
moindre brin de la robe ou autre meuble des Saints et des instruments de
Dieu. Or un grand miracle avait été fait à cette statue: elle était
colloquée sur une haute colonne de pierre sur laquelle croissait une
herbe inconnue, laquelle, venant à joindre aux franges de la robe de
l’image, guérissait de toutes maladies; en quoi la robe de Notre
Seigneur est d’autant plus comparable à sa Croix, car si la robe fit
miracle étant touchée, aussi fit bien sa Croix; si non seulement sa
robe, mais encore l’image de sa robe a fait miracles, je viens aussi de
prouver que les images de la Croix ont eu cette grâce excellente d’être
bien souvent instruments miraculeux de sa divine Majesté.
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