DEFENSE

DE L’ÉTENDARD DE LA SAINTE CROIX

LIVRE PREMIER

DE L’HONNEUR ET VERTU

DE LA VRAIE CROIX

CHAPITRE PREMIER

Du nom et mot de croix

La croix et son nom étaient horribles et funestes, jusqu’à ce que le Fils de Dieu, voulant mettre en honneur les peines et travaux et le crucifiement, sanctifiât premièrement le nom de croix, si bien qu’en l’Évangile il se trouve presque partout en une signification honorable et religieuse: Qui ne prend sa croix, disait-il, et ne nient après moi, n’est pas digne de moi (Matt., X, 38; Luc, IX, 23). Donc le mot de croix, selon l’usage des chrétiens, signifie parfois les peines et travaux nécessaires pour obtenir le salut, comme au lieu que je viens de citer; parfois aussi, il signifie une certaine sorte de supplice duquel on châtiait jadis les plus infâmes malfaiteurs; et autrefois, l’instrument ou gibet sur lequel ou par lequel on exerçait ce tourment.

Or, je parle ici de la croix en cette dernière façon, et non pour toutes sortes d’instruments de supplice, mais pour celui-là particulier sur lequel Notre Seigneur endura. Entendez donc toujours quand je parlerai de la Croix, de sa vertu et de son honneur, que c’est de celle de Jésus-Christ de laquelle je traite: donc j’admire le traiteur qui présuppose que nous séparions la Croix de Jésus-Christ d’avec Jésus-Christ même, sans aucune dépendance de celui-ci. Ainsi, voulant montrer que les passages des anciens Pères cités dans les placards ne sont pas bien entendus, il parle en cette sorte: «Quelques passages des Anciens y sont allégués, mais hors et bien loin du sens des auteurs; car, quand les Anciens ont parlé de la Croix, ils n’ont pas entendu de deux pièces traversantes l’une sur l’autre, ainsi du mystère de notre rédemption, dont le vrai sommaire et accomplissement a été en la Croix, mort et passion de Jésus-Christ; et cette équivoque ou double signification de croix, n’étant aperçue par les sophistes, fait qu’ils errent et font errer.» Voilà un bien téméraire juge de notre suffisance, qui croit qu’une distinction si aisée et fréquente nous soit inconnue. Je laisse ce qu’en disent les doctes Bellarmin, livre II de Imag., chap. xxiv, ad. 3, et Justus Lipsius, livre I de Cruce; mais le seul Calepin en fait la raison. Or, est-il certain que deux pièces de bois, de pierre, ou de quelque autre matière, traversantes l’une à l’autre font une croix, mais elles ne font pas pour cela la Croix de Jésus-Christ, de laquelle seule, et non d’aucune autre, les chrétiens font état.

Les Pères donc parlent bien souvent du tourment et de la crucifixion de Notre Seigneur, mais ils parlent bien souvent aussi de la vertu et de l’honneur de la Croix, sur laquelle cette crucifixion a été faite. Et je ne sais si le traiteur trouvera jamais au Nouveau Testa­ment que le mot de croix soit pris immédiatement et principalement pour le supplice de la crucifixion, au moins quant aux passages qu’il cite à cette intention. «Que par le sang de la Croix de Christ notre paix a été faite»: il s’entend bien plus proprement du sang répandu sur le bois de la Croix, que non pas, comme dit le traiteur, de toutes les souffrances de Notre Seigneur, desquelles une grande partie ayant été endurées en l’âme, elles ne peuvent être appelées sang de la Croix.

La Croix donc de Jésus-Christ, de laquelle je parle, peut être considérée en trois sortes: ou en elle-même, qui est celle que notre Sauveur porta sur ses épaules et sur laquelle il fut attaché; ou en son image et représentation permanente; ou en un signe et cérémonie fait par le simple mouvement de la main. Et de toutes les trois façons la Croix se rapporte à Jésus-Christ, duquel elle a plusieurs grandes vertus et dignités, ainsi que nous montrerons distinctement ci-après.


CHAPITRE II

Que la Croix a une grande vertu et doit être honorée

 Preuve première: parce que le traiteur confesse être écrit de celle-ci

 Le traiteur, parlant du bois de la vraie Croix, dit ainsi: « De cette Croix nous lisons que Jésus-Christ et Simon l’ont portée sur le mont de Calvaire, où elle fut dressée, que Jésus-Christ y fut cloué et l’écriteau attaché I.N.R.I., que Jésus y rendit l’esprit, y eut le côté percé, et que son corps en fut descendu. Outre ces points nous n’en lisons rien… nous ne voyons point de témoignage en la Parole de Dieu écrite par les Prophètes et Apôtres, ni dans les exemples et pratique de ceux-ci, qui nous puisse ou doive induire à attribuer quelque vertu à un tel bois… Or, entre les vrais chrétiens, ce qui n’est point écrit en la Parole de Dieu est tenu pour chose nulle et non étant… nous concluons donc que Dieu n’a point voulu telle vertu être adhérente au bois de la Croix de son Fils…» C’est ici le grand, ou plutôt l’unique argument de ce traiteur contre la doctrine catholique de la vertu de la Croix, et n’en a aussi presque qu’un semblable contre l’honneur de celle-ci. Voyons donc combien il vaut.

Et premièrement, qui ne voit combien la conséquence est peu judicieuse? Présupposons, je vous prie, que ce qui n’est point écrit soit tenu pour chose nulle, et qu’il n’y a rien en l’Écriture de la vraie Croix que ce qu’en rapporte le traiteur: la conclusion néanmoins serait misérable, de dire que Dieu n’a point voulu que le bois de la Croix de son Fils eût quelque vertu. Tout au contraire, il faudrait plutôt inférer: donc, Dieu a voulu qu’en ce saint bois il y eût quelque grande vertu. La Théologie ne détruit pas l’usage de raison, elle le présuppose; elle ne le ruine pas, quoi qu’elle le devance; et la vraie raison porte ce discours: si l’Écriture témoigne que l’attouchement et possession des serviteurs a donné pouvoir et vertu aux choses les plus viles et abjectes, par là elle témoigne assez que l’attouchement et possession du Maître a donné un plus grand pouvoir et vertu aux choses, pour viles qu’elles soient d’elles-mêmes. Certes, l’un se tient à l’autre, et par la vertu de la chose moindre est assez entendue la vertu de la chose plus grande, au moins en l’école des bons entendeurs. Disons ainsi: Jésus-Christ a porté sur ses épaules la sainte Croix, y a été cloué, y a rendu l’esprit et répandu son sang; quelle vertu, donc, devons-nous estimer qu’elle ait, puisque Élisée estima bien qu’au toucher de son bâton un mort peut ressusciter (IV Reg., iv, 29), et qu’il fit, avec le manteau de son maître Élie, la division miraculeuse des eaux (ibid., ii, 14); puisque Moïse fit tant de merveilles avec sa baguette (Exod., xv, 3-4); puisque la verge assignée à Aaron fleurit tout aussitôt contre toutes les lois de la saison (Num., xvii, 8); puisque les mouchoirs de saint Paul (Act., xix, 12), et jusqu’à l’ombre même de saint Pierre (ibid., v, 15), faisaient tant de miracles: si Dieu, pour la gloire de son Fils, a tant baillé de force au bâton, aux verges, aux manteaux, aux ombres des serviteurs, que n’aura-il baillé au Bâton de son Fils, à son Trône, à sa Chaire, à son Autel?

Ainsi répond-on à la demande faite par le traiteur: «Si l’esprit de Dieu fait mention de ce qui touchait aux serviteurs, pourquoi n’a-t-il parlé de ce qui a touché le Maître?» Car, outre ce qu’il en a parlé par la Tradition, je dis que parlant de l’un c’était assez parler de l’autre, par une conséquence tant aisée qu’il n’était besoin de l’exprimer. La vertu qui se trouve aux ruisseaux pour être sortis d’une telle source, se trouve beaucoup plus, et à plus forte raison, en la source même; dire autrement, c’est ruiner la raison: Le serviteur n’est point plus que le seigneur, ni le disciple que le maître (Matt., x, 24). Donc, ce que le traiteur confesse et reconnaît être écrit de la sainte Croix suffirait, quand nous n’aurions autre, pour nous faire croire qu’elle a beaucoup de vertu et qu’on lui doit un grand honneur.


CHAPITRE III

Qu’il ne faudrait laisser d’honorer la Croix et sa vertu, quoiqu’il n’y fût rien en écrit de celle-ci

Preuve seconde

Voilà donc la grande conséquence du traiteur rompue; et je dis, secondement que la proposition générale qu’il avance, « qu’entre les bons chrétiens ce

 

• qui n’est point écrit en la Parole de Dieu est tenu

• pour chose nulle », n’étant pas écrite elle-même, doit être tenue pour nulle, comme aussi elle est très fausse. Dites-moi, je vous prie, traiteur, ne baptisez-vous pas les enfants mâles et femelles? et ne tenez-vous pas que les personnes baptisées par les hérétiques, impies et idolâtres, tels que vous nous appelez, n’ont besoin d’être rebaptisées? Calvin, Bèze, Viret ne furent onques baptisés par autre main que par celle des prêtres; et vous me semblez, à votre langage, non seulement d’être sorti d’entre nous, mais encor d’avoir été ou prêtre ou moine, tant vous faites profession en votre traité de savoir le Bréviaire. Vous avez donc été baptisé, si vous estes tel, par ceux que vous appelez idolâtres; comme vous tenez-vous donc pour bien baptisé? Car l’Écriture ne dit rien en exprès, ni du baptême passif des petits enfants en général, et beaucoup moins des femelles, ni du baptême actif des hérétiques.

L’observation du dimanche au lieu du sabbat, la coutume d’avoir des parrains au baptême, d’y imposer les noms, de célébrer ce sacrement et celui du mariage en l’église solennellement: où trouvez-vous que cela soit écrit? Et votre façon de ne faire la Cène qu’en certain temps de l’année, et le matin, de la bailler aux femmes plutôt qu’aux petits enfants, ce sont façons qui ne sont ni peu ni prou ordonnées en l’Écriture: au contraire, tous les jours on faisait la Cène parmi les disciples (Act., ii, 42, 46); elle fut instituée au soir, et entre de seuls hommes. Vous parlez donc mal, écrivant que vous rejetez toutes cérémonies avancées outre et sans parole de Dieu, si vous ne confessez qu’il y a une parole de Dieu hors de l’Écriture.

Item, vous mangez les bêtes suffoquées, et le sang; en quelle Écriture trouvez-vous que ce soit loisible? Le Saint Esprit et les Apôtres l’ont expressément défendu (Act., xv, 28-29), et vous ne trouvez point que cette prohibition ait été révoquée en l’Écriture; car les permissions générales des viandes ne s’étendent point contre cette prohibition particulière, pour mettre en usage le sang et le suffoqué, non plus que la chair humaine et le bien d’autrui. D’avantage, le Canon des Écritures, tel que les luthériens, ou vous, le produisez (car en ceci le saint esprit des luthériens et le vôtre ne sont pas d’accord), ne se trouve en aucune part de l’Écriture. Et tout cela, le tenez-vous pour néant et chose nulle? Pour vrai, votre belle proposition vous rend faux chrétien, puisque entre les vrais chrétiens ce qui n’est pas écrit est tenu pour néant et que vous observez tant de choses non écrites; ou elle vous rend imposteur, étant si fausse, comme vous devez la confesser.

Mais, pour Dieu, penses un peu a ceci: les Écritures anciennes ne témoignaient aucunement de la vertu de l’eau de la Piscine, et toutefois, tant s’en faut que ceux qui y avaient recours ayant été repris et censurés comme superstitieux, pour reconnaître une vertu en cette eau sans aucun témoignage de l’Écriture, qu’au contraire Notre Seigneur a honoré leur créance d’un célèbre miracle, et saint Jean d’une très assurée attestation (Jean, v, 2 sq.). Item, ceux qui portaient leurs malades à l’ombre de saint Pierre (Act., v, 15), et les mouchoirs de saint Paul à leurs malades (ibid., xix, 12), pour obtenir quelque miraculeuse guérison; et la femme qui toucha le bord de la robe de Notre Seigneur (Matt., ix, 20-22; Luc, viii, 43 sq.) a même intention, ou avaient-ils trouvé ces recettes en l’Écriture sainte? Et néanmoins leur foi est louée et leur désir accompli. Si donc ces fidèles ont raisonnablement prisé la vertu de la Piscine, de l’ombre, des mouchoirs et de la robe sainte, sans aucune autorité de l’Écriture, pourquoi ne pourront les chrétiens, mais ne devront, beaucoup espérer de la vertu de la Croix de Dieu quoique l’Écriture n’en fît aucune mention?

Je trouve votre proposition extrêmement hardie et trop générale: « Ce qui n’est écrit, dites-vous, est tenu comme nul. » Ceux qui ont disputé devant vous contre les saintes Traditions ne sont pas si âpres au métier. Chandieu, l’un des rusés écrivains pour votre nouveauté, confesse que les choses qui ne sont pas nécessaires au salut peuvent être bonnes et recevables sans Écriture, mais non pas les choses nécessaires au salut. C’est sa distinction perpétuelle qu’il a faite au traité contre les traditions humaines; mais vous parlez absolument, sans borne ni mesure.

Je sais ce que vous répondez à l’exemple des mouchoirs de saint Paul: c’est «que Dieu a voulu par de tels miracles honorer l’Apostolat de saint Paul…» Et pourquoi, je vous prie, n’aura-t-il voulu honorer de pareils miracles la majesté du Maître de saint Paul, à ce que ceux qui ne l’avaient point vu en face fussent persuadés que celui que Dieu autorisait par de tels miracles était le vrai Messie? « Mais il y a ce que nous avons dit, répliquez-vous, à savoir que tels miracles» des mouchoirs de saint Paul «sont attestés par la Parole de Dieu, ce qu’on ne peut dire du bois de la Croix.» À quoi je dis que la vertu des autres reliques fait suffisant témoignage pour celle-ci, et que plusieurs choses ne sont attestées en l’Écriture, qui ne laissent d’être très assurées; ce que j’ai jusqu’ici prouvé.

Voyons maintenant quelle couleur d’honnêteté vous baillerez à ces inepties. Vous citez «l’épître aux Hébreux (chap. vii, 3), où il est dit que Melchisédech était sans père et sans mère, pour cette seule raison, dites-vous, que l’Écriture ne parle aucunement du père ni de la mère de celui-ci, encor qu’il soit très certain qu’il a eu père et mère comme les autres hommes». Ce sont vos propres paroles, sur lesquelles j’aurais beaucoup à dire. 1. J’admire cette témérité, qui voulant rendre douteuse la vertu de la sainte Croix parce que l’Écriture n’en dit mot, tient néanmoins que Melchisédech eut père et mère, quoique l’Écriture non seulement n’en dise rien mais dit au contraire qu’il n’avait ni père ni mère. 2. Je dis que saint Paul ne dit pas que Melchisédech n’a jamais eu ni père ni mère, mais seulement qu’il était sans père et mère; ce qui se peut entendre du temps auquel il fit les choses qui sont touchées en l’épître aux Hébreux, pour lesquelles il représentait Notre Seigneur. 3. L’Apôtre le produit comme la Genèse l’a décrit (chap. xiv, 18 sq.), car c’était en cette sorte qu’il représentait Notre Seigneur: or, la Genèse ne décrit point sa généalogie, pour tant mieux l’apparier à Notre Seigneur; dont l’Apôtre, qui veut montrer que l’ancienne Écriture n’a pas omis la généalogie de Melchisédech sans mystère, dit qu’il était sans père et mère. Il applique donc le mystère de l’omission de la généalogie de Melchisédech, sans tenir pourtant les père et mère de Melchisédech pour nuls, mais seulement pour non écrits et mystérieusement celés en l’Écriture. Et de fait il explique ce qu’il veut dire quand il écrit qu’il était sans père et sans mère, alors qu’il ajoute sans généalogie, comme s’il disait: ce que j'ai dit qu’il était sans père et sans mère, c’est en tant qu’on ne lui a point fait de généalogie; comme remarque très bien saint Athanase sur ce lieu. 4. J’ai pitié de votre aveuglement, qui voulez que saint Paul tienne pour nul ce qui n’est pas écrit de Melchisédech, et ne voyez pas que saint Paul, en cette épître même (chap. v, ii), tient pour très importante une doctrine qu’il avait à dire du sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech, laquelle néanmoins vous ne me sauriez montrer être écrite en aucun lieu, sinon dans le cœur de l’Église. Certes, saint Athanase ne peut entendre comme saint Paul a pu savoir que dans l’Arche du Testament il y eut la manne et la verge d’Aaron, puisque, au livre des Rois (III, viii, 9) et aux Paralipomènes (II, v, 10), il est dit que dans cette Arche-là il n’y avait autre que les tables de la Loi, sinon disant qu’il l’a appris de Gamaliel et de la Tradition. Si vous en savez quelque autre chose, produisez-la; autrement, confessez que saint Paul ne tient pas pour nul ce qui n’est pas écrit. Autant en dirai-je de ce que saint Paul dit (Héb., ix, 19, 21), que Moïse prenant le sang des veaux et boucs avec de l’eau et de la laine pourprée et de l’hysope, il en arrosa le livre et tout le peuple, le tabernacle et tous les vaisseaux du service; car la plupart de ces particularités ne se trouvent point écrites, non plus que les père et mère de Melchisédech. Encore que saint Paul dirait absolument que Melchisédech n’avait jamais eu ni père ni mère, la seule raison n’en serait pas parce que l’Écriture n’en dit mot, car il en pourrait avoir des autres: comme serait que ses père et mère fussent inconnus, Quia ejus generatio subobscurior fuerit, dit saint Athanase (ainsi parlons-nous des enfants trouvés); ou qu’ils fussent païens et de ceux desquels la mémoire périt avec le son (Ps., ix, 7), et sont tenus pour nuls, non pour n’être enrôlés en l’Écriture sainte, mais pour ne pas l’être au Livre de vie. Ainsi saint Irénée, Hippolyte et plusieurs autres, rapportés par saint Jérôme en l’épître ad Evagrium, tiennent qu’il était de race cananéenne, et partant gentil et païen, quoique saint et fidèle de religion, aussi bien que le patriarche Job.


CHAPITRE IV

Preuve troisième de la vertu et honneur de la Croix:

par un passage de l’Écriture

outre ceux que le traiteur avait allégués

 

Reste maintenant à voir, pour le troisième, si ce traiteur a fidèlement rapporté tout ce que l’Écriture touche de la Croix, pour pouvoir si résolument dire, comme il fait en sa première proposition, qu’outre cela nous n’en lisons rien. Et pour vrai il est très ignorant ou très impudent imposteur; car, outre infinité de beaux points qui sont semés en l’Écriture touchant la sainte Croix de Notre Seigneur, desquels une partie sera produite après selon que nous les rencontrerons sur notre propos, en voici un tant considérable, que même tout seul il pourrait suffire pour établir la créance catholique: c’est que la sainte Croix est appelée Croix de Jésus (Matt., xxvii, 32;Marc, xv, 21; Jean, xix, 17, 25), car, que pouvait-on dire de plus honorable de cette Croix?

C’est ici où j’appelle le traiteur pour se voir honteux, s’il n’a point de front, d’avoir si indignement parlé de cette sainte Croix, alors qu’il la veut rendre semblable en sainteté aux cruelles mains des bourreaux qui fouettèrent et crucifièrent Notre Seigneur, et à l’infâme et déloyale bouche de Judas qui le baisa. Sa raison est, parce que si la Croix a quelque vertu, c’est pour avoir touché au corps de Notre Seigneur: or, ces mains et ces lèvres le touchèrent aussi bien que la Croix, elles en auront donc reçu une vertu égale. « Ce qu’étant absurde, il l’est encor plus de dire que du bois n’ayant vie, par un seul attouchement, ait été rendu susceptible de saincteté; car, si cette vertu a été conférée à ce bois pour ce que le Christ y a souffert, pareille vertu doit avoir été en ceux par qui il a souffert.» Voilà son dire; mais je lui oppose que la Croix est la Croix de Jésus, et que les mains et lèvres des ennemis de Notre Seigneur ne sont ni mains, ni lèvres de Jésus, mais de Malchus, de Judas et tels autres garnements, qui, étant impies et méchants, ont rendu participantes de leurs méchancetés toutes leurs parties; si la mauvaise âme dont elles étaient animées faisait résistance aux précieux attouchements de Notre Seigneur, par lequel sans cela elles pouvaient être sanctifiées, là ou en la Croix il n’y a point de contrariété à la sanctification. Et le traiteur est digne de compassion quand il fait force en ce que la Croix est inanimée et les crucifieurs vivants, pour montrer que la Croix est moins susceptible de sainteté que les crucifieurs; car, puisqu'on traite ici d’une vertu surnaturelle et gratuite, l’être vivant n’y fait rien, mais bien souvent y nuit, par l’opposition que l’âme fait à la grâce. Ainsi ne fut point sanctifié le diable, quoiqu’il portât Notre Seigneur sur le faîte du Temple (Matt., iv, 5) et le touchât, en certaine façon, par l’application de son opération.

Or certes, tout ce qui a été particulièrement à Dieu, ou à Jésus-Christ son Fils, a été doué d’une spéciale sanctification et vertu. Tous les coffres, tous les édifices, tous les hommes sont à Dieu qui est le suprême Seigneur; néanmoins, ceux qui lui sont spécialement dédiés sont coffres de Dieu, maisons de Dieu, hommes de Dieu, jours de Dieu, et sont sanctifiés avec des particuliers privilèges; non qu’ils soient employés à l’usage de Dieu, car tout cela ne lui sert à rien, oui bien à nous pour l’honorer tant mieux. Mais les choses lesquelles le Fils de Dieu a employées pour le service de son humanité et à faire notre rédemption ont ce particulier avantage, qu’elles lui ont été dédiées, non seulement à son honneur. mais encore pour son usage, selon l’infirmité à laquelle il s’était réduit pour nous tirer de la nôtre: et celles-ci, outre la sainteté, ont eu des très grandes vertus et dignités. L’exemple de la sainte robe de Notre Seigneur joint de tous côtés à notre propos. N’eut-elle pas une grande vertu, puisque, au toucher du fin bord de celle-ci, cette grande et tant incurable maladie des hémorroïdes fut guérie (Luc, viii, 43-44­)? Aussi avait-elle les conditions que je disais: elle avait touché Notre Seigneur sans aucune résistance à sa grâce; et non seulement l’avait touché, mais elle était sienne, dédiée à son usage; Si je touche le bord de sa robe, disait cette pauvre femme, je serai guérie (Matt., ix, 21); elle ne dit pas, le bord de la robe qui le touche, mais le bord de sa robe. Ainsi dis-je que la Croix est sanctifiée, non seulement par l’attouchement de Notre Seigneur, qui comme un  baume précieux parfumait tout ce qui le touchait, quand il n’y avait point de résistance au sujet; mais est encore beaucoup plus sanctifiée pour avoir été propre de Notre Seigneur, son instrument pour notre rédemption, et consacrée à son usage, dont elle est dite Croix de Jésus.

Et certes le traiteur voulant rire est ridicule quand il veut rendre comparable le falot à la Croix; car, s’il n’est du tout hors de cervelle, il doit avoir considéré que le falot n’était pas à Notre Seigneur, ni ne le toucha point; aussi ne le tiendrait-on pas pour relique, non plus que la lanterne, mais seulement pour une marque d’antiquité. Quant à la corde, l’éponge, le fouet, la lance, nos Anciens, comme saint Athanase, les appellent saints et sacrés, et nous les honnorons comme reliques et précieux instruments de notre salut, mais non en pareil degré que la Croix, car ces choses ne furent point rendues propres à Notre Seigneur, et n’avaient rien que le simple attouchement de celui-ci, dont l’Écriture ne les appelle pas fouet et éponge de Jésus, comme elle fait de la Croix.

Cependant c’est un trait de charlatan d’appeller le fouet, l’échelle, la corde, l’éponge, le falot, saints et saintes, sans aucun article: «sainte corde», dit le traiteur, «sainte éponge, saint fouet, saint falot», car notre langue ne permet pas que l’on traite ainsi, sinon des noms propres et particuliers, comme Pierre, Paul, Jean; mais des noms généraux et communs, comme lance, fouet, éponge, on ne s’en sert qu’avec l’article pour les déterminer: le saint fouet, la sainte corde, la sainte lance. Or le traiteur fait ce trait pour faire croire, sans le dire, à son simple lecteur déjà embabouiné, que nous tenons le falot ou le fouet de la Passion pour saintes personnes, car ce sont les risées ordinaires des reformeurs, et veut ainsi surprendre l’imagination du pauvre peuple. Ou peut-être il a voulu (si par fortune il était point ministre) canoniser lanterne, fouet, échelle, falot et, comme il dit, «ceux par lesquels Notre Seigneur a enduré», pour rendre saint et canonisé ministre; car entre les personnes racontées par les Évangélistes, qui tourmentèrent Notre Seigneur, il y avait force ministres, c’est-à-dire, sergents, sbires, bourreaux, tueurs. Voulant donc tirer la sainteté du fouet de la sainteté de la Croix, il voudrait encore à même joindre à la liste de ses saints, saint Ministre, qui serait un saint bien nouveau et inconnu.

Mais, redisons en un mot ce que nous avons déduit pour apparier la Croix à la robe de Notre Seigneur. Vous avies dit, traiteur, que ce qui n’est écrit est nul entre les vrais fidèles; la dévote malade n’avait point lu qu’elle serait guérie à l’attouchement de la robe de Notre Seigneur, néanmoins elle le croit, et sa foi est approuvée. Elle croit chose non écrite et ne la tient point pour nulle, aussi la trouve-t-elle vraie: pourquoi donc reprendrez-vous en moi une pareille créance sur un pareil sujet? Que dites-vous donc? vous ne lisez rien de la Croix, sinon que Notre Seigneur l’a portée, y a rendu l’esprit? Qu’est-ce que cette pauvre malade avait vu de la robe, sinon que Notre Seigneur la portait? Elle n’y vit point le sang du Sauveur répandu, comme on l’a vu en la Croix, et la conséquence qu’elle en fit d’en pouvoir guérir fut si bonne qu’elle lui donna la santé. Pourquoi me garderez-vous de faire, dire et croire la même conséquence de la très sainte Croix? Le traiteur croit bien nous arrêter en ce discours quand il dit que c’est «une erreur très pernicieuse d’attribuer au «bois de la Croix ce qui est propre au seul Crucifié… et que dans les choses supernaturelles Dieu y besogne par vertu miraculeuse non attachée à signe ni à figure». Et semblables autres paroles répandues en tout son traité, par ou il veut faussement persuader que nous attribuons à la Croix une vertu en elle-même, independante et inhérente. Mais jamais catholique ne dit cela. Nous disons seulement que la Croix, comme plusieurs autres choses, a une vertu assistante qui n’est autre que Dieu même, qui, par la Croix, fait les miracles quand bon lui semble en temps et lieu, ainsi qu’il le déclara lui-même de sa robe quand il guérit cette pauvre femme; car il ne dit pas: j'ai senti une vertu sortie de ma robe, mais, j’ai apperçu une vertu sortir de moi (Luc., viii, 45-46); et tout de même n’avait-il pas dit: qui est-ce qui a touché ma robe? mais plutôt, qui est-ce qui m’a touché? Comme donc il avoua que toucher sa robe par dévotion c’est le toucher lui-même, aussi fait-il sortir de lui la vertu necessaire à ceux qui touchent sa robe. Pourquoi ne dirai-je de même que c’est Notre Seigneur qui est la vertu, non inhérente a la Croix, mais bien assistante? laquelle est plus grande ou moindre, non pas selon elle-même, car étant vertu de Dieu et Dieu même elle est invariable, toujours une et égale, mais elle n’est pas toujours égale en l’exercice et selon les effets; car en quelques endroits, en certains lieux et occasions, il fait des merveilles et plus grandes et plus fréquentes que non pas aux autres. Que ce traiteur donc cesse de dire que nous attribuons à la Croix la vertu qui est propre à Dieu: car la vertu propre a Dieu lui est essentielle, la vertu de la Croix lui est assistante; Dieu est agissant en sa vertu propre, la Croix n’opère qu’en la vertu de Dieu; Dieu est le premier auteur et mouvant, la Croix n’est que son instrument et outil. Et tout ce qui se dit de la robe de Notre Seigneur se lit de sa Croix avec une égale assurance, puisque la même Église qui nous enseigne ce qui se lit de sa robe nous prêche ce qui se dit de la Croix.


CHAPITRE V

 Preuve quatrième: par autres passages de l’Écriture

 

Ce que j'ai déduit jusqu’ici montre assez combien est honorable le bois que Notre Seigneur porta, comme un autre Isaac, sur le mont destiné, pour être immolé sur celui-ci en divin Agneau qui lave les péchés du monde; mais voici des raisons particulières inévitables.

Le sépulcre du Sauveur n’a rien eu de plus que la Croix; il reçut le corps mort que la Croix porta vivant et mourant, mais il ne fut point l’exaltation de Notre Seigneur, ni instrument de notre rédemption, et néanmoins voilà le prophète Isaïe (XI, 10) qui proteste que ce sépulcre sera glorieux: Et erit sepulchrum ejus gloriosum. C’est un texte très exprès, et saint Jérôme, en l’épître à Marcelle, rapporte ce trait d’Isaïe à l’honneur que les chrétiens rendent à ce sépulcre, y accourant de toutes parts en pèlerinage.

Davantage, Dieu est partout, mais là où il comparait avec quelque particulier effet il laisse toujours quelque sainteté, vénération et dignité. Ne voyez-vous pas comme il rendit respectable le mont sur lequel il apparut à Moïse en un buisson ardent? Lève tes souliers, dit-il, car la terre ou tu es est sainte (Exod., iii, 5). Jacob ayant vu Dieu et les Anges en Béthel, combien tient-il ce lieu pour honorable (Gen., xxviii, 16-17)? L’Ange qui apparut à Josué, dans les campagnes de Jéricho, lui commanda de tenir ce lieu-là pour saint, et d’y marcher à pieds nus par révérence (Josué, v, 16). Le mont de Sinaï (Exod., xix, 20 sq.), le temple de Salomon (III Reg., viii), l’Arche de l’alliance et cent autres lieux, dans lesquels la majesté de Dieu s’est montrée, sont toujours demeurés vénérables en l’ancienne Loi: comme devons-nous donc philosopher du saint Bois sur lequel Dieu a comparu tout embrasé de charité, en holocauste pour notre nature humaine? La présence d’un Ange sanctifie une campagne, et pourquoi la présence de Jésus-Christ, seul Ange du grand conseil, n’aura-elle sanctifié le saint bois de la Croix?

Mais l’Arche de l’alliance sert d’un très magnifique témoignage à la Croix: car si l’un des bois pour être l’escabeau ou marchepied de Dieu a été adorable, que doit être celui qui a été le lit, le siège et le trône de ce même Dieu? Or, que l’Arche de l’alliance fût adorable, l’Écriture le monstre: Adorez, dit le Psalmiste (Ps. XCVIII, 5; cxxxi, 7), l’escabeau de ses pieds, car il est saint. On ne peut gauchir à ce coup, il porte droit dans l’œil du traiteur pour le lui crever, s’il ne voit que, si cet ancien bois seulement enduit d’or, seulement marchepied, seulement assisté de Dieu, est adorable, le précieux bois de la Croix, teint au sang du même Dieu, son trône, et pour un temps cloué avec celui-ci, doit être beaucoup plus vénérable. Or, que l’escabeau des pieds de Dieu ne soit autre que l’Arche, l’Écriture le témoigne ouvertement (I Par., xxviii, 2); et qu’il le faille adorer, c’est-à-dire vénérer, il s’ensuit expressément du dire de David, où le vrai mot d’adoration est expressément rapporté à l’escabeau des pieds de Dieu, comme savent ceux qui ont connaissance de la langue hébraïque. Et de fait, Dieu avait rendu tant honorable cette sainte Arche qu’il n’en fallait approcher que de bien loin (Josué, iii, 4; I Reg., vi, 19), et Oza la touchant indignement en est incontinent châtié à mort  (II Reg., vi, 6-7). Bref, il n’était permis qu’aux prêtres et lévites de toucher et manier ce bois (Num., iii, 31; iv, 19), tant on le tenait en respect.

Élisée garda soigneusement le manteau d’Élie, et le tint pour honorable instrument de miracle (IV Reg., ii, 13-14): pourquoi n’honorerons-nous le bois duquel Notre Seigneur s’affubla au jour de son exaltation et de la nôtre? Que direz-vous de Jacob qui adora le bout de la verge de Joseph (Héb., xi, 21)? n’eût-il pas honoré la verge et sceptre du vrai Jésus? Esther baisa le bout de la baguette d’or de son époux (Esther, v, 2), et qui empêchera l’âme dévote de baiser par honneur la baguette du sien? Je sais la diversité des leçons que l’on fait sur le passage de saint Paul, mais aussi sais-je que celle-là de la Vulgaire est la plus assurée et naïve, même étant rapportée et confrontée avec ce qui est dit d’Esther; aussi est-elle suivie par saint Chrysostome.

Qui ne sait que la Croix a été le sceptre de Jésus-Christ, dont il est écrit en Isaïe (ix, 16), Duquel la principauté est sur son épaule? car tout ainsi que la clef de David fut mise sur l’épaule d’Éliacim fils d’Helcias (Isaïe, xxii, 22) pour le mettre en possession de son pontificat, Notre Seigneur aussi prit sa Croix sur son épaule, alors que, chassant le prince du monde, prenant possession de son Pontificat et de sa Royauté, il attira toutes choses à soi (Jean., xii, 32): comme interprètent saint Cyprien au Livre second (chap. xxi) contre les Juifs, et saint Jérôme au Commentaire, et Julius Firmicus Maternus, qui vivait environ le temps de Constantin le Grand, au livre De mysteriis profanarum religionum (chap. xxii), et plusieurs autres des Anciens; quoique Calvin sur ce passage, sans autorité ni raison, se moque de cette interprétation, l’appelant frivole. Et voilà un lieu en l’Écriture, touchant la Croix, outre ceux que le traiteur a allégués quand il a bien osé dire qu’outre cela il n’en lisait rien.

Le bois de la Croix a eu des qualités qui le rendent bien vénérable; c’est qu’il a été le siège de la Royauté de Notre Seigneur, comme dit le Psalmiste (Ps. xcv, 9): Dites parmi les nations que le Seigneur a régné par le bois, ainsi que lisent les Septante, saint Augustin, saint Justin le Martyr, et saint Cyprien qui remarque que l’écriteau qui fut mis sur le bout de la Croix, en hébreu, grec et latin, déclara qu’alors se vérifiait le mystère prédit par David; dont les Juifs, en haine des chrétiens, avaient raclé le mot a ligno, comme dit Justin. La Croix a été l’Autel du sacrifice de notre Rédempteur, comme va décrivant saint Paul en l’épître aux Hébreux (chap. ix, 11 sq.); dont il dit, aux Colossiens (chap. i, 20), que Notre Seigneur a tout pacifié par le sang de sa Croix. C’est son exaltation (Philip, ii, 8-9), c’est le temple de ses trophées, où il effaça comme une riche dépouille la cédule du décret qui nous était contraire (Coloss., ii, 14-15).

Mais quand il n’y aurait autre que ce qu’elle est la vraie enseigne, le vrai ordre et vraies armoiries de notre Roi, ne serait-ce pas assez pour la rendre vénérable? Les coquilles, toisons et jarretières sont en honneur quand il plaît aux princes de les prendre pour enseigne de leur ordre: combien sera plus respectable la Croix du Roi des rois, qu’il a prise pour son enseigne? De quoi voici la preuve tirée de l’Écriture, que le traiteur a laissée par ignorance. N’est-ce pas chose bien remarquable que Notre Seigneur a voulu  prendre un de ses noms de la Croix, voulant qu’il lui demeurât perpétuel, voire après sa résurrection, et  comme la Croix est appelée Croix de Jésus, qu’aussi Jésus fût nommé Jésus crucifié? Cherchez-vous Jésus de Nazareth crucifié? Nous prêchons Jésus  crucifié (ICor., i, 23). J’ai estimé ne rien savoir, sinon le seul Jésus et Jésus crucifié (ibid., ii, 2). Saint Cyrille de Jérusalem a remarqué très expressément ce discours sur le milieu de sa Catéchisation xiii. Vous ne disiez mot de tout cela,  petit traiteur: êtes-vous aveugle, ou faites-vous le fin? il y a bien à dire entre témoigner que Jésus-Christ a été crucifié, et dire qu’il s’appelle Crucifié. Où trouverez-vous qu’un autre que ce Seigneur ait pris ce nom? Comme il est appelé Galiléen de son pays, Nazaréen de sa ville, il est appelé Crucifié de sa Croix. Quelle ineptie d’apparier les autres instruments de sa Passion à celui-ci: car où trouvera-t-on que le Sauveur soit appelé fouetté, lié et garrotté? et vous voyez qu’il prend comme nom Crucifié ou Crucifix. Là où la distinction, si mal par vous ménagée, de la croix supplice et de la croix instrument de supplice, ne saurait vous sauver; car la crucifixion ne se fait pas par la fixation au supplice, mais à la croix ou au gibet. Si donc Notre Seigneur a tant honoré la Croix qu’il a voulu prendre un surnom de celle-ci, qui est-ce qui la méprisera?

Pour vrai le traiteur serait bien désespéré, s’il voulait  se servir de cet argument, tant chanté parmi les Réformeurs, qu’il faut rejeter la Croix comme gibet de notre bon Père, et que le fils doit avoir en horreur l’instrument de la mort de son père. S’il allégua jamais cette ineptie: 1. on l’enferrerait par son dire propre, quand il loue infiniment la mort, les passions et les souffrances de Notre Seigneur, et à raison; mais si les propres douleurs et afflictions sont aimables et louables, pourquoi rejettera-on leurs instruments, s’il n’y a autre mal en eux que d’avoir été instruments? Le fils ne peut avoir en horreur le gibet de son père, s’il a en honneur la mort et souffrance de celui-ci; pourquoi rejetterait-il les outils de ce qu’il honore? 2. On lui dirait que la Croix n’a pas été seulement l’instrument des bourreaux pour crucifier Notre Seigneur, mais aussi a été celui de Notre Seigneur pour faire son grand sacrifice: ç’a été son sceptre, son trône et son épée. 3. On lui opposerait que la Croix peut être considérée, ou comme moyen de l’action des crucifieurs, ou comme moyen de la passion du Crucifix: comme instrument de l’action elle n’est point du tout vénérable, car cette action était un très grand péché; comme instrument de la passion elle est extrêmement honorable, car cette passion a été une très admirable et parfaite vertu. Or, Notre Seigneur prenant à soi cet instrument et en étant le dernier possesseur, il lui a levé toute l’ignominie, la lavant en son propre sang, dont il l’appelle sa Croix et se surnomme Crucifix. Ainsi, l’épée de Goliath était horrible aux Israélites, pendant qu’elle était au flanc de ce géant, laquelle par après fut amie et prisable dans les mains du roi David (I Reg., xvii, 24, 51; xxi, 9). Ainsi, la verge d’Aaron ne fleurit point avant d’être destinée à la tribu de Levi, et que le nom sacerdotal d’Aaron y fût inscrit (Num., xvii, 8). Et la Croix qui auparavant était une verge sèche et infructueuse, des qu’elle fut dédiée au Fils de Dieu et que son nom y fut attaché, elle fleurit et fleurira à jamais a la vue de tous les rebelles. Ce palais est honorable, puisque le Roi y a logé et l’a retenu par l’écriteau de son saint et vénérable nom.

Je vous prie, enfin, de vous ressouvenir de l’honneur que saint Jean portait aux souliers mêmes de Notre Seigneur, il les prisait tant qu’il s’estimait indigne de les toucher (Luc, iii, 16; Jean, i, 27­); qu’eût-il fait s’il eût rencontré la Croix? Le parfait honneur s’étend jusqu’aux moindres appartenances de celui que l’on aime.


CHAPITRE VI

Preuve cinquième: par le sousterrement et conservation de la Croix

J’ai montré ci-devant combien la Croix a de vertu, et combien nous avons de devoir de l’honorer, par les conséquences tirées à droit fil des saintes Écritures, où, comme vous avez vu, je n’ai pas eu beaucoup de peine à répondre aux arguments de ma partie, puisque ayant fait toutes ses propositions négatives, protestant de ne vouloir rien croire que ce qui est écrit, il n’a toutefois produit qu’un passage de l’Écriture, employé en un sens très impertinent. Maintenant donc, nous entrons en une seconde manière de prouver la vertu et l’honneur de la Croix, c’est à savoir, par le témoignage de ceux, par l’entremise desquels et l’Écriture et tout le christianisme est venu jusqu’à nous, c’est-à-dire des anciens Pères et premiers chrétiens, avec lesquels le traiteur fait semblant d’avoir eu grand commerce, tant il discourt à plaisir de ce qu’ils ont dit. C’est donc ici une preuve tirée du fait de nos devanciers, laquelle présuppose que la vraie Croix de Notre Seigneur (car c’est celle-là de laquelle nous parlons) leur soit venue à notice; ce qu’aussi le traiteur tâche de nier le plus pertinemment qu’il lui est possible. «Il semble, dit-il, que Dieu ait voulu prévenir l’idolâtrie, laquelle néanmoins Satan a introduite au monde; car, comme il n’a point voulu que le sépulcre de Moïse ait été connu, aussi n’y a-t-il point de témoignage que Dieu ait voulu la Croix de son Fils venir en notice entre les hommes.» Voilà ses propres paroles. Un menteur, s’il ne veut être du tout sot, doit avoir la mémoire bonne. Ce traiteur, oubliant ce qu’il a dit ici, ailleurs parle en cette sorte: «Nous ne nions pas que, pour autoriser la prédication de l’Évangile rejetée alors par les païens ayant la vogue presque par tout le monde, Dieu n’ait fait des miracles au nom de Jésus-Christ crucifié. Et c’est ce que Athanase déclare au commencement de son livre contre les idoles, qu’après la venue de la Croix toute l’adoration des images a été ôtée, et que par cette marque toutes déceptions des diables sont chassées.» Accordez, je vous prie, cet homme avec lui-même. Pour prévenir, dit-il, l’idolâtrie, Dieu veut la Croix de son Fils être cachée; par la marque de la Croix toutes déceptions des diables sont chassées: la Croix abolit l’idolâtrie; la Croix est cause de l’idolâtrie Qui ne voit la contrariété de ces paroles? L’une ne peut être vraie, que l’autre ne soit fausse. Mais, laquelle sera vraie, sinon celle que non seulement saint Athanase a proférée, mais est enseignée par Jésus-Christ et les Prophètes, et crue par toute l’ancienneté?

Pour vrai tous les Prophètes (Isaïe, ii, 18; xxxi, 7; Ezec., vi, 6; xxx, 13; Osée, x, 8; Michée, i, 7; Mal., i, 11) ont prédit qu’à la venue de Notre Seigneur, par sa Croix et passion, les idoles seraient abolies: Et non memorabuntur ultra, il n’en sera plus mémoire, dit Zacharie  (chap. xiii, 2). Et vous voulez au contraire, traiteur, que la Croix soit une idole, et que l’idolâtrie ait été catholique, c’est-à-dire universelle en l’Église de Jésus-Christ l’espace de mille ans, et que la vraie religion ait été cachée en un petit fagot de personnes invisibles et inconnues. Jésus-Christ proteste que si un jour il est élevé en haut il tirera toutes choses à soi, et le prince du monde sera chassé (Jean, xii, 31-32); et vous voulez que l’échelle de son exaltation ait déprimé et abattu son honneur et service. Toute l’ancienneté s’est servie de la Croix contre le diable, et vous dites que cette Croix est le trône de son idolâtrie.

Et quant à l’exemple que vous apportez du sépulcre de Moïse, je ne sais comme il ne vous a ouvert les yeux; car laissant à part la déshonnête comparaison que vous faites entre les juifs et les chrétiens, quant au danger de tomber en idolâtrie, ne deviez-vous pas raisonner en cette sorte: Dieu qui n’a pas voulu que le sépulcre de Moïse ait été connu, pour prévenir 1’idolâtrie, a toutefois voulu que le sépulcre de Notre Seigneur ait été connu et reconnu en l’Église chrétienne, comme tout le monde sait et personne ne le nie. C’est donc signe que le danger de l’idolâtrie n’est pas égal en l’un des sépulcres et en l’autre. Et s’il n’y a pas lieu tant de danger d’idolâtrie en la manifestation du sépulcre de Notre Seigneur, que pour l’éviter il l’ait fallu tenir caché, pourquoi y en aura-t-il davantage en la Croix?

Mais, ce dit le traiteur, «il n’y a point de témoignage que Dieu ait voulu que la Croix de son Fils vint à notice». Certes, voici une trop grande négative. Saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Cyrille, saint Jérôme, saint Paulin, saint Sulpice et Eusèbe, Théodoret, Sozomène, Socrate, Nicéphore, Ruffin, Justinien et plusieurs autres très anciens auteurs, sont des témoins irréprochables que Dieu a voulu que la Croix de son Fils vînt à notice et fut trouvée. Or, voyons maintenant comment notre traiteur enfile les raisons qu’il a pour sa négative.

«Car de dire, ce sont ses paroles, que la Croix  a été conservée et enterrée au lieu où elle avait été érigée, qui était comme on devine le lieu où était enterré Adam, cela n’a aucune vraisemblance; car,  si on croit les Anciens, Adam a été enterré en Hébron  et non près de Jérusalem.» Voyez-vous comme il extravague? Son intention était de prouver que la Croix n’était venue à notice; il le prouve parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’elle ait été enterrée là où elle est érigée. Ce qu’il ajoute du lieu où est enterré Adam n’est qu’un incident, et le voilà qu’il se rue à le rejeter comme si c’était son principal, sautant ainsi de matière en matière comme vraie sauterelle de ce grand puits de l’Apocalypse (chap. ix). Et n’est-ce pas une belle conséquence? la Croix n’est pas enterrée là ou elle fut érigée, donc elle n’est pas venue à notice; comme si elle n’eût peu venir à notice sans être enterrée au lieu où elle fut dressée. Mais quant à ce qu’il ajoute de la sépulture d’Adam, il montre combien il a peu de connaissance des Anciens, car la plus grande troupe de ceux-ci a soutenu que la Croix fut plantée sur la sépulture d’Adam; voici comme saint Augustin en parle: «Jérôme prêtre a écrit qu’il a appris assurément des anciens et plus vieux Juifs, qu’Isaac, de volonté, a été immolé là où depuis Jésus-Christ a été crucifié… Et même par le rapport des Anciens, l’on dit qu’Adam, le premier homme, fut jadis enseveli au lieu ou la Croix est fichée, et que partant on l’appelle le lieu de Calvaire (ou du test), parce que le chef du genre humain fut enseveli en ce lieu-là. Et pour vrai, mes Frères, on ne croit pas sans raison que là ait été élevé le Médecin ou le malade gisait, et était bien convenable que là où était tombé l’orgueil humain, là s’inclinât aussi la divine miséricorde. Ainsi, comme ce sang précieux daigne toucher, en distillant, la poudre de l’ancien pécheur, l’on croit qu’il l’ait aussi racheté.» Si donc on croit les Anciens, Adam aura été enterré au mont Calvaire. Mais cela n’est guère à notre propos et n’importe pas beaucoup.

Le traiteur donc vient à sa seconde raison, et nous recharge bien vivement, à son avis. «Item, dit-il, vu que les disciples et Apôtres de Jésus-Christ ont  été épars durant la mort de celui-ci, et qu’après son ascension ils ont été prohibés de parler au nom de Jésus-Christ, que Jérusalem peu après a été réduite à totale extrémité et ruine, quelle apparence y a-t-il qu’elle ait été adonc serrée et honorée par ceux qui ont adhéré à Jésus-Christ?» Un enfant verrait cette ineptie: l’Église a été persécutée, donc elle n’a pas serré la Croix. Au contraire, la persécution l’a fait cacher, et incontinent que la persécution a cessé on l’a retrouvée. Item: l’Église était persécutée, donc elle n’honorait pas la Croix. Au contraire, la persécution l’enflammait davantage à son devoir, mais en secret, de peur d’exposer ce mémorial de la persécution de Notre Seigneur à l’opprobre des ennemis de la Croix.

Mais ce n’est que pour embrouiller que ce traiteur dit cela, car nous ne disons pas que ce sont les amis de la Croix qui l’ont ainsi enterrée, mais plutôt les ennemis de celle-ci, afin d’en abolir la mémoire, l’ont ainsi cachée. Ni ne disons pas que ces mêmes ennemis n’ayant pu la jeter en mer; au contraire nous disons qu’ils ont pu la jeter dans la mer, nonobstant la distance qui est entre le port de Japhet et la ville de Jérusalem, ou avec peine ou sans peine, par le moyen des rivières qui l’eussent regorgée dans la mer. Et disons encore qu’ils pouvaient la brûler; mais nous admirons d’autant plus la Providence suprême qui n’a pas permis la perte de ce sien Étendard.

Or surtout, le traiteur se fâche de ce qu’on dit que sur le mont de la Croix on ajouta les idoles de Vénus et d’Adonis. « Qui est-ce, dit-il, qui ne rejettera cette fable, s’il considère la haine que portaient les Juifs à toutes sortes d’images?» Mais je dirai: qui est-ce qui ne rejettera l’ineptie de ce petit traiteur, s’il considère qu’on ne dit pas que ce soient les Juifs, mais les Gentils, qui ayant fait cela? et que ce n’est pas Ésope qui raconte ce fait, mais une infinité de très graves et anciens auteurs comme Eusèbe, Ruffin, Paulin, Sulpice, Théodoret, Sozoniène, Socrate. Le seul saint Jérôme devrait suffire pour faire mieux appris ce traiteur; voici ses paroles en l’épître à Paulin: «Des le temps d’Adrien jusqu’au règne de Constantin,  l’idole de Jupiter a été révérée par l’espace de presque  cent quatre-vingts ans sur le lieu de la résurrection de notre Sauveur, par les Gentils; et de même en ont-ils fait à celle de Venus qui était élevée en marbre sur  la montagne de la Croix, les auteurs de la persécution se persuadant que par ce moyen ils enlèveraient de  notre estomac la foi de la résurrection et de la Croix, s’ils venaient à polluer les lieux saints par leurs idoles.  Notre Bethléem (un petit coin du monde, duquel le Psalmiste chante [Ps. LXXXVI, 12] la vérité est née de la terre) est maintenant ombragée des bocages d’Adonis, et en la  caverne, en laquelle jadis Jésus-Christ petit a jeté ses  cris enfantins, était regretté et pleuré l’amoureux de Vénus.» Voyez-vous à quel propos ce traiteur allègue  la jalousie des Juifs, puisque on ne dit pas que ce fussent  les Juifs, mais les Gentils? et à quel propos il allègue le temps de la ville de Jérusalem, puisque ce fut après son  extermination?

Qui sera donc si désespéré que de mettre en doute cette histoire témoignée par tant de graves auteurs, et tous voisins des temps dont ils ont parlé, pour bailler crédit à ce contradicteur qui, sans raison, après douze cents ans, les vient impudemment démentir? Mais, ce dit le traiteur, «tels contes ne servent sinon à anéantir la Croix de Christ». Mais quelle insolence est celle-ci, d’injurier tant de saints Pères, desquels la suffisance est incomparable, au prix de celle de tous ces novateurs?

 «La sainte histoire, réplique le traiteur, nous enseigne bien une autre façon qu’ont tenue les ennemis de la Croix, en ce qu’ils ont rejeté la prédication de l’Évangile…» Voilà pas une belle raison? Je confesse que celle-là est une autre façon qu’ont tenue les ennemis de la Croix, mais il ne s’ensuit pas qu’ils n’aient tenu encor celle qui est récitée par ces anciens Pères; car l’une n’est pas contraire à l’autre, mais s’entresuivent.

 Au reste, avant que de finir ce propos, je veux découvrir un trait de ce traiteur, qui montre combien il est passionné et de mauvaise foi. Il fait dire à saint Athanase, au commencement du livre Contre les idoles, qu’après la venue de la Croix toute l’adoration des images a été ôtée…» Voilà une fausseté bien expresse, car saint Athanase ne parle point là des images, mais des idoles. Et de fait, comme aurait-il dit que par la Croix toute l’adoration des images a été ôtée, lui qui, dans les Questions qu’il a écrites à Antiochus, dit par exprès ces paroles: «Certes, nous adorons la figure de la Croix composée de deux bois»? Je sais bien que le traiteur se voudra couvrir de la commune opiniâtreté avec laquelle les Réformeurs veulent maintenir qu’idole et image ne sont qu’une même chose; mais certes, c’est par la différence une trop grande ineptie, car par là on pourrait dire que Jésus-Christ est une idole, puisqu’il est appelé disertement image de Dieu en l’Écriture (II Cor., iv, 4). Si donc image  et idole ne sont qu’une même chose, Jésus-Christ, qui est  image de Dieu, sera idole de Dieu, et ceux qui l’adorent seront idolâtres. Tout cela n’est que blasphème.

L’absurdité est toute pareille quand il dit que «les noms des idoles ont été changés, mais les choses sont demeurées au christianisme»; car, à ce compte-là, ce que nous appelons Jésus-Christ ne sera autre que le  Jupiter des païens, et le baptême de Calvin, Bèze et tels autres qui furent baptisés parmi les catholiques  sous le nom de la sainte Trinité, ne sera fait en réalité qu’au nom et en la vertu de quelques idoles. Il a bien aussi bonne grâce quand il met différence entre l’idolâtrie païenne et l’idolâtrie chrétienne (car il semble que ses paroles se rapportent à cette intention); c’est comme qui dirait une chaleur froide ou une lumière  ténébreuse. Mais tout revient à ce point de faire les  chrétiens idolâtres et Jésus-Christ idole. La véhémence du mal-talent que ces réformeurs ont contre l’Église catholique les offusque tellement, que pour nous courir  sus ils vont fondre dans ces précipices. Mais cela soit dit en passant, pour décharger la croyance que l’Antiquité nous a faite du sousterrement et conservation du bois de la Croix, des calomnies et reproches que lui fait ce traiteur.

Et cependant ce n’est pas un petit argument pour la vertu et honneur de la sainte Croix, que Dieu l’ait ainsi conservée près de trois cents et trente ans sous terre, sans que pourtant elle soit aucunement pourrie, et que les ennemis du christianisme ayant fait tout leur possible pour en abolir la mémoire, elle leur ait été cachée pour être révélée en un temps auquel elle fut saintement révérée; et pour tant plus rendre le miracle de l’invention et conservation de cette sainte Croix illustre, avoir conservé deux autres croix qui donnassent occasion à la preuve miraculeuse que l’on eut de la vertu de la troisième. Ce sont donc les paroles de saint Paulin: «Donc, dit-il, la Croix du Seigneur si longtemps couverte, cachée aux Juifs au temps de la Passion, et qui ne fut point découverte aux Gentils, qui sans doute creusèrent et tirèrent beaucoup de terre pour l’édification du temple qu’ils avaient dressé sur le mont de Calvaire, n’a-elle pas été cachée par la main de Dieu, à ce que maintenant elle fut trouvée quand elle a été religieusement cherchée?»

Le grand Constantin reconnaît en ce fait l’admirable providence de Dieu, en l’épître qu’il écrit à Macaire, selon le récit d’Eusèbe (livre III de vit. Constan., chap. xxix), et de Théodoret ( livre. I, chap. xvii), là où, parlant de la conservation du sépulcre et autres saints lieux du Calvaire, il dit ainsi: «Car, que la remembrance de la très sainte Passion ait été si longuement accablée de terre, ainsi par l’espace de tant d’années inconnue, jusqu’à ce que le commun ennemi de tous ayant été exterminé elle apparut à ses serviteurs, pour vrai cela surpasse toutes sortes d’admirations.» Et plus bas: «La croyance de ce miracle surpasse toute nature capable de raison humaine.»

Mais à qui revient l’honneur de cette conservation tant miraculeuse de la Croix, sinon à Jésus-Christ crucifié? «Elle a pris et bu cette vertu incorruptible du sang de la chair, laquelle ayant souffert la mort n’a point vu la corruption: Istam incorruptibilem virtutem de illius profecto carnis sanguine bibit, quæ passa mortem non vidit corruptionem.» Ce sont paroles de saint Paulin ad Severum.


CHAPITRE VII

De l’invention de la croix: preuve sixième

Après que ce traiteur a discouru à plaisir sur le sousterrement et lieu de la Croix, il veut en un autre endroit combattre l’invention de celle-ci, et veut persuader que cette invention est inventée. «Il n’est besoin, dit-il, d’entrer sur la recherche si ç’a été une invention controuvée ou vraie, combien que Volaterran et frère Onufrius Panvinius, de l’ordre des Augustins, en ses notes sur Platine, en la vie d’Eusèbe 32e pape, donne assez à entendre que c’est chose incertaine, vu la diversité qui se trouve dans les auteurs touchant le temps de cette invention. Et, si l’on croit quelques historiens, Hélène était encore infidèle alors, et Constantin même n’était pas ferme chrétien et n’avait rien en Syrie adonc; et quelques-uns disent qu’elle ne fut trouvée du temps du grand Constantin, mais de Constantin son fils; joint qu’Eusèbe, qui a écrit la vie de Constantin et qui parle de ce qu’Hélène a fait en Jérusalem, ne dit un seul mot de cette invention de Croix. Aussi ne s’accorde saint Ambroise avec les autres historiens, car il dit que cette Croix fut connue au titre de celle-ci, et les autres disent que ce fut par la «guérison miraculeuse d’une femme». Voilà ce que dit le traiteur quant à ce point.

Or, qui vit jamais une raison si déraisonnable, que pour l’incertitude du temps, on tire en conséquence l’incertitude de la chose même? Combien de temps y a-t-il que le monde fut créé? Il n’y a chronologien qui n’en ait son opinion à part; faut-il dire pourtant que le monde n’a pas été créé? En quel âge mourut Notre Seigneur? Qui dit à trente et un, qui dit à trente-deux, qui à trente-quatre ans, et ce grand Irénée passe jusqu’à cinquante: faudrait-il donc dire, pour cette diversité d’opinions de l’âge auquel Notre Seigneur souffrit, que sa mort fut incertaine? Autant en dirai-je du baptême de celui-ci et de cent autres choses témoignées en l’Écriture, lesquelles étant très certaines ont la circonstance du temps très incertaine. Chacun sait que saint Clément fut pape, mais on ne sait si ce fut devant ou après Linus et Cletus. Combien de gens y a-t-il au monde qui ne savent ni le jour, ni l’an de leur naissance? Volaterran, donc, et le docte Onufrius ne montrent point que l’histoire de l’invention de la Croix soit incertaine, quoiqu’ils produisent l’incertitude du temps auquel elle a été faite. Il n’importe de savoir le jour, l’an, l’heure; il suffit que la chose soit advenue. Et quant à Panvinius, voyant Platine dire que cette invention fut faite sous Eusèbe, il se résout, et dignement, à l’opinion contraire, ne laissant pas la chose indécise, comme présuppose le traiteur, qui s’enferre lui-même quand, laissant les auteurs d’accord en l’invention de la Croix, il allègue seulement leur discorde en l’âge et temps de celle-ci; car c’est purement confesser ce qu’il avait premièrement nié, à savoir, qu’il y a bon témoignage que Dieu a voulu que la Croix de son Fils vint à notice. Rien de bon, rien de saint ne se fait que Dieu n’en soit auteur. Or l’invention de la Croix est célébrée par tant de graves et saints Pères, comme une œuvre pieuse et sainte: comment donc n’y a-t-il point de témoignage que Dieu l’ait voulue? Témoigner qu’une œuvre est sainte, c’est témoigner que Dieu la veut. Mais il y a plus, car tous les plus graves auteurs qui ont écrit de l’invention de la sainte Croix, comme saint Paulin, Eusèbe, Ruffin, Sozomène, Socrate assurent qu’Hélène fut inspirée d’aller à la recherche de ce bois sacré. Eusèbe dit: «Avertie par des divines visions.» Divino inspirata consilio, dit Paulin: « Inspirée par le conseil divin.» Infuso sibi Sancto Spiritu, dit saint Ambroise: «Le Saint Esprit lui étant infus.» Et Socrate: «Admonestée divinement en sommeil.» Voilà donc plusieurs témoignages que Dieu a voulu la Croix de son Fils être trouvée.

Mais le traiteur oppose qu’Eusèbe, parlant en la vie de Constantin de ce qu’Hélène fit en Jérusalem, ne fait aucune mention de l’invention de la Croix. Je dis qu’il laissa d’en parler tout exprès en la vie de Constantin, pour être chose toute connue de ce temps-là; et néanmoins il touche cette histoire en passant, dans les lettres qu’il récite de Constantin à Macaire, évêque de Jérusalem. Mais en sa Chronique, traduite par saint Jérôme, il témoigne si ouvertement de cette inventionque rien plus: «Hélène, dit-il, mère de Constantin, avertie par des divines visions, trouva près de Jérusalem le très heureux bois de la Croix, auquel le salut du monde fut pendu.»

Et saint Ambroise ne se trouvera point contraire en cet endroit aux autres, car ce qu’il dit, les autres le disent, quoiqu’il ne dise pas tout ce que les autres disent. Il est vrai, comme dit saint Ambroise, que la Croix de Notre Seigneur fut connue par le titre; mais parce que le titre était séparé de la Croix, comme dit Sozomène, elle n’était pas encore du tout assez évidemment reconnue, dit Ruffin. On commença donc à la connaître par le lieu de l’affixion du titre; c’est ce que rapporte saint Ambroise; puis on la reconnut encore mieux, et plus parfaitement, par les miracles que Dieu fit à l’attouchement de ce saint bois; car Hélène ayant trouvé trois croix auprès du sépulcre, et ne pouvant reconnaître à plein laquelle était la sainte et sacrée, Macaire, évêque de Jérusalem, fit une fort belle prière à Dieu, récitée par Ruffin, pour obtenir un signe par lequel on peut discerner la Croix de Jésus-Christ. Or y avait-il, la près, une dame presque morte d’une maladie longue et incurable, à laquelle on appliqua les deux croix des larrons; mais pour néant, car la mort ne les craignait point; on la toucha donc du bois de la Croix sainte, et tout aussitôt la mort se retira bien loin, ne pouvant porter l’effort de la Croix sur laquelle elle avait été presque vaincue et morte, alors qu’elle osa entreprendre d’y faire mourir la vie: ainsi, cette femme, toute guérie sur le champ, se lève cheminant et louant le Crucifié. Saint Paulin, Sulpice et Sozomène récitent qu’alors même un homme mort ressuscita au toucher de ce saint bois.

Enfin ce traiteur dit plusieurs choses en cet endroit sans alléguer d’autres auteurs, sinon quelqu’un et quelques-uns, à quoi je ne suis obligé de répondre jusqu’à ce qu’il me les nomme. Aussi bien, ce qu’il en veut déduire n’est guère à propos, non plus que l’histoire impertinente qu’il a prise des Sermons de Discipulus (Serm. xxi, De Invent. Crucis), qui ne fait rien contre nous, puisque les catholiques ne tiennent pas ce disciple pour maître de leur foi; et ne disons pas que quelque particulier catholique ne puisse avancer quelque chose mal assurée, mais cela ne préjudicie point à la foi publique de l’Église. Cependant Discipulus ne baille pas ce conte-la pour chose assurée, mais proteste de l’avoir pris du livre apocryphe de Nicodème, ce que le traiteur a dissimulé.


CHAPITRE VIII

Que la Croix représente la passion de Notre Seigneur: preuve septième

L’on trouve que le saint bois de la Croix a eu plusieurs usages parmi les chrétiens, dès son invention, mais parlant généralement on les peut réduire à trois. Car les Anciens s’en sont servis: 1. comme d’un cher mémorial et dévote rernembrance de la Passion; 2. comme d’un bouclier et remède contre toutes sortes de maux; 3. comme d’un saint et propre moyen pour honorer Jésus-Christ crucifié. Or le traiteur fait semblant d’ignorer tout cela; et quant au premier usage, qui est de représenter la Passion, il en parle en cette sorte: «Si par le mot de croix nous entendons les souffrances que le Fils de Dieu a portées en son corps et en son âme, ayant été rempli de douleurs, comme dit Isaïe (chap. liii), et ayant été contristé en son âme jusques à la mort, voire ayant bu la coupe de l’ire de Dieu, à cause de quoi il a crié: mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? il est certain que telles souffrances ne se peuvent représenter, car nos sens ne les sauraient comprendre; mais par la foi nous entendons qu’elles sont infinies et indicibles, pourtant nous disons en notre symbole que nous croyons que Jésus-Christ a souffert, qu’il a été crucifié, mort et enseveli, et est descendu aux enfers: que si cela est indicible, il est aussi irreprésentable.» Voilà sa philosophie, mais voyons un peu qu’elle vaut.

Si par les souffrances de Notre Seigneur, il entend la valeur et mérite de celles-ci, il dit vrai qu’elles sont infinies; mais il s’explique mal les appelant souffrances,  douleurs, tristesses, coupe de l’ire de Dieu et abandonnement de celui-ci: il faudrait plutôt les appeler consolation et douce eau salutaire, de laquelle les abreuvés n’auront jamais plus soif. Puis encore dit-il mal,  car quoique cette valeur et ce mérite de la Passion soient infinis, et que nos sens ne les puissent comprendre, ils sont néanmoins représentables, autrement ils  ne seraient pas croyables: rien n’est cru qui ne soit premier représente à notre ouïe (Rom., x, 17), qui est un de nos  sens. Daniel représente Dieu (Dan., x, 5); l’homme est fait à l’image et ressemblance de Dieu (Gen., i, 27), ce qui ne se peut sans qu’il le représente. Les choses invisibles de Dieu se voient de la créature du monde par les choses faites (Rom., i, 20).­ Ainsi, les cieux nous représentent et annoncent la gloire de Dieu (Ps. xviii, 1); ainsi les Chérubins, quoique invisibles et surmontant de bien loin la capacité de nos sens, n’ont pas laissé d’être représentés en l’ancienne Loi (Exod., xxv, 18).

S’il entend les propres peines, souffrances et passions  de Notre Seigneur, il est inepte de dire qu’elles sont irreprésentables; car, qu’est-ce que représentaient tant de sacrifices sanglants de l’ancienne Loi (I Cor., x, 11; Héb., ix, 11 sq.)? Et qu’est-ce que représente maintenant l’Eucharistie, sinon la passion et mort du Sauveur (I Cor., xi, 26)? Jacob n’eut pas plus tôt vu la robe de son fils Joseph ensanglantée, que tout à coup il se représenta tant vivement la mort présupposée de celui-ci, qu’il ne pouvait être consolé (Gen., xxxvii, 33-34). Qui est-ce qui, voyant la Croix de Notre Seigneur, ne se représente sa mort et passion? «J’ai vu bien souvent, dit saint Grégoire de Nysse, la figure de la Passion, et n'ai pu passer les yeux sur cette peinture sans larmes, alors que je voyais l’ouvrage de l’artifice être démontré en la personne signifiée.» C’était alors qu’il voyait l’image d’Abraham sacrifiant son fils, tant elle lui représentait piteusement les martyres de ces deux personnages, et la passion de Notre Seigneur qui y était figurée.

Et est encore inepte, ce traiteur, s’il veut dire que les souffrances mêmes sont infinies, parce que boire l’ire de Dieu et être abandonné de celui-ci est un mal infini; il semble néanmoins que ce soit son intention, quand il dit que le Sauveur a bu la coupe de l’ire de Dieu, et met entre les articles de la Passion la descente aux enfers, par laquelle, sans doute, il entend la crainte que Calvin attribue à Jésus-Christ, disant qu’«il eut peur et crainte pour le salut de son âme propre, redoutant la malédiction et ire de Dieu». Mais cela est un blasphème intolérable, comme j'ai montré ci-devant, puisque la crainte présuppose probabilité en l’événement du mal que l’on craint, et que partant Notre Seigneur aurait eu probabilité de sa damnation, chose horrible à dire. Le traiteur donc ne peut pas dire que les souffrances de Notre Seigneur sont irreprésentables pour être infinies, et moins encore pour être indicibles; car Dieu, qui est infini, ne laisse pas de nous être représenté en plusieurs sortes, et sa gloire même, quoiqu’elle soit indicible quant à la grandeur de ses perfections. Autrement, ni Dieu, ni sa gloire ne sont pas du tout indicibles, car ils seraient incroyables, puisque  nous ne croyons que par l’ouïe.

Or, ces inepties sont mises en avant par le traiteur, d’autant qu’il pense que pour représenter une chose il la faille ressembler de toutes pièces, ce qui est sot et ignorant; car les plus parfaites images ne représentent que les linéaments et couleurs extérieures, et néanmoins on dit, et il est vrai, qu’elles les représentent vivement. Les choses sont représentées par leurs effets, par leurs ressemblances, par leurs causes, et enfin, par tout ce qui en réveille en nous la souvenance; car tout cela nous rend les choses absentes comme présentes.

Le traiteur dit que c’est un article de foi, et partant incompréhensible à nos sens. Je confesse tout cela, mais je dis aussi que cet article est représentable, non pas certes parfaitement (car, qui représenterait jamais la valeur et le prix de ce sang divin, et la grandeur des travaux intérieurs du Sauveur?) mais il est représentable comme les hommes et les maisons, dont on ne représente que les visages et façades extérieures. Or, que le bois de la Croix représente la Passion de Notre Seigneur, la chose est de soi trop claire: l’infaillible rapport que la Croix a au Crucifix ne peut moins opérer que cette représentation. Dont Ruffin, parlant de la pièce de la Croix qu’Hélène laissa en Jérusalem, il dit «qu’elle était encore gardée de son temps avec une soigneuse vénération pour souvenance et mémoire: Etiam nunc ad memoriam sollicita veneratione servatur.» Autant en dit Socrate. Théodoret dit «qu’on la bailla en garde à l’évêque, afin qu’elle fût pour mémorial de salut à la postérité». Ainsi Constantin le Constantin, Grand, en l’épître à Macaire, appelle les lieux du sépulcre et Croix de Notre Seigneur: «Significationem Passionis sanctissimæ: Signe de la très sainte Passion.» Et saint Paulin, en l’épître à Sévère, lui envoyant une petite pièce d’une partie de la Croix: «Que votre foi, dit-il, ne soit point rétrécie, vos yeux charnels voyant peu de chose; mais que, par la vue intérieure, elle voie en ce petit peu toute la vertu de la Croix, pendant que vous pensez voir ce bois-là auquel notre salut, auquel le Seigneur de majesté, étant cloué, fut pendu, tout le monde tremblant, et vous réjouisses avec crainte.» Et plus bas, parlant de l’invention de la Croix, il dit «que les Juifs l’eussent abolie s’ils l’eussent trouvée, et n’eussent pu souffrir, ce sont ses paroles, qu’en la Croix demeurant en être, la Passion de celui-là fut honorée, duquel ils ne peuvent supporter la résurrection être révérée, laquelle a été prouvée par le sépulcre vide, les sceaux en étant levés».

Mais, s’il m’est permis de parler par expérience, quelle dévotion vit-on s’allumer parmi les deux confréries d’Annecy et de Chambéry, alors qu’étant allées en procession à Aix, elles eurent ce bien d’y voir la sainte pièce du bois de la Croix, laquelle y est conservée; personne ne se peut tenir de pleurer et soupirer vers le ciel à la vue de ce précieux gage. Combien de saintes résolutions de mieux vivre à l’avenir, et de saints déplaisirs et regrets de la vie passée prit-on à cette occasion? Certes, la simple vue d’un bois n’eût pas eu ce crédit, si, par là, la toute-puissante passion du Sauveur n’eût été vivement représentée. Sainte et admirable vertu de la Croix, pour laquelle elle mérite d’autant plus d’être honorée.


CHAPITRE IX

De la vertu de la Croix témoignée par les Anciens

Preuve huitième

 

Les Anciens, ayant considéré les raisons que nous avons tirées ci-devant de l’Écriture sainte pour l’honneur et vertu du bois de la sainte Croix, et ayans été assurés de grand nombre de miracles que Dieu avait fait en celui-ci et par celui-ci, ils l’ont employé comme une défense et rempart contre toutes sortes d’adversités.

I. Ils savaient que la conservation de la Croix avait été toute miraculeuse: i en ce qu’elle avait été cachée à ceux qui l’eussent abolie s’ils l’eussent trouvée, et mêmement aux Gentils qui fouirent beaucoup la terre ou elle était, pour édifier le temple de Vénus; 2. et avait été trois cent trente ans environ dans la terre sans pourrir.

II. Ils avaient vu les miracles de son invention: 1. en ce qu’elle avait été révélée à Hélène par divines révélations; 2. en ce que, par l’attouchement de celle-ci, la maladie incurable de cette dame avait été guérie, et un homme mort ressuscité.

Cela fut cause qu’ils la mirent en usage comme un grand remède et préservatif; et partant, Hélène envoya  un des clous de la Croix pour mettre en la couronne de Constantin son fils, «afin qu’il fût en aide et secours pour la tête de son fils, et en repoussât les flèches des ennemis: Qui præsidio esset capiti filii sui, et hostium tela rebelleret». Ce sont les paroles de Théodoret. Elle manda encore à l’empereur une pièce de la Croix, «laquelle incontinent qu’il eut reçue, estimant que la ville où elle serait gardée serait maintenue saine et sauve, il l’enferma dedans sa propre statue, laquelle fut colloquée à Constantinople, en la place nommée de Constantin, sur une grande colonne faite de pierre de porphyre.» Voilà comme parle Socrate.

De là est advenu «que tout le monde s’est efforcé d’avoir de ce bois, si bien que ceux qui en ont quelque peu l’enchâssent en or et le mettent en leur col, étant par là beaucoup honorés, et magnifiés, et munis, et contre-gardés, quoique ç’ait été le bois de condamnation». Saint Chrysostome parle ainsi, et saint Cyrille de Jérusalem, parlant des témoignages de Jésus-Christ: «Le bois de la Croix en témoigne, dit-il, qui apparaît entre nous jusque  aujourd’hui, et entre ceux lesquels, prenant de celui-ci selon la foi, en ont rempli de ce lieu presque tout le monde.» Et ailleurs, parlant de la Passion: « Si je la niais, dit-il, le Calvaire duquel nous sommes tous proches me convaincra, le bois de la Croix me convaincra, lequel des ici a été épars en tout l’univers par petites pièces.» Et saint Grégoire de Nysse raconte que sainte Macrine avait accoûtumé de porter une pièce de la vraie Croix enchâssée dans une petite croix d’argent.

Tout cela se rapporte à ce que saint Paulin en dit plus expressément écrivant à Sévère, là où ayant dit qu’on ne pouvait voir la pièce de la vraie Croix qui était en Jérusalem sinon par le congé de l’évêque, il continue en cette sorte: «Par la seule faveur duquel on a ce bien, d’avoir des petites piécettes et particules de ce bois sacré pour une grande grâce de foi et bénédiction, laquelle Croix même, ayant une vive vigueur en une matière insensible, elle prête de ce temps-là et fournit de son bois aux désirs presque tous les jours infinis des hommes. Et pour tout cela elle n’en amoindrit point et n’en sent point de perte, et demeure comme si on n’y avait point touché, les hommes prenant tous les jours de celle-ci partagée et divisée, l’honorant toujours néanmoins tout entière. Mais cette vertu incorruptible, et indommageable ou impérissable solidité, a été bue et tirée du sang de la chair laquelle ayant souffert mort n’a point vu la corruption.» Le latin est plus beau: Cujus Episcopi tantum munere, de eadem Cruce, hæc minuta sacri ligni ad magnam fidei et benedictionis gratiam haberi datur. Quæ quidem Crux in materia insensata vim vivam tenens, ita ex illo tempore innumeris pene quotidie hominum votis lignum suum commodat, ut detrimentum non sentiat, et quasi intacta permaneat, quotidie dividuam sumentibus et semper totam venerantibus. Sed istam imputribilem virtutem et indetribilem soliditatem de illius profecto carnis sanguine bibit, quæ passa mortem non vidit corruptionem. Voilà pas de grands témoignages de la vertu de la Croix? Tout le christianisme en voulait avoir en ce temps-là, et Dieu, se montrant favorable à cette dévotion, multipliait le bois de la Croix à mesure que l’on en levait des pièces; signe évident que l’Église de ce temps-là avait une autre forme que la réformation des novateurs.

Le même saint Paulin, envoyant à saint Sulpice une petite pièce de la Croix: « Recevez, dit-il, un grand présent en peu de chose, et en une rognure presque indivisible d’une petite bûchette, recevez une défense pour la vie présente et un gage de l’éternelle.» Ainsi, lui-même raconte que, voyant brûler à Nole par un embrasement presque incroyable une maison qui était vis-à-vis de l’église de saint Félix, il s’élança contre le feu, et l’éteignit par la vertu d’une pièce de la Croix qu’il tenait.

De Crucis æternæ sumptum mihi fragmine lignum

Promo, tenensque manu adversus procul ingero flammis…

Profuit, et nostrarn cognovit flamma salutem.

Nec mea vox aut dextra illum, sed vis Crucis ignem

Terruit, inque loco de quo surrexerat ipso,

Ut circumseptam præscripto limine flammam

Sidere et extingui fremitu moriente coegit,

Et cinere exortam cineri remeare procellam.

Quanta Crucis virius, ut se natura relinquat,

Omnia ligna vorans ligno Crucis uritur ignis…

Vicerat ignis aquam; nos ligno extinximus ignem.

 

Comme serait à dire:

 

«Je prends de ce saint bois de la Croix, et en jette

Un seul échantillon au travers de ce feu;

L’on connut tout soudain combien il avait pu

La flamme, respectant notre salut, s’arrête.

Ce ne fut point ma voix ni ma main plus puissante,

Mais l’effort de la Croix qui lui fit cette peur,

Et qui la contraignit de perdre sa fureur,

Là même où elle avait été plus violente;

Et comme s’on eût pu sa rage confiner,

On la vit de la cendre en cendre retourner.

Quelle est donc, ô chrétiens, de cette Croix la force,

Puisque contre elle en vain la nature s’efforce,

S’abandonne soi-même et lui quitte ses droits?

Puisque le feu, brûlant toute sorte de bois,

Par le bois de la Croix brûle de telle sorte?

Témoignant que le feu, ayant surmonté l’eau,

Pouvait être vaincu (quel remède nouveau)

Par le seul bois, pourvu que de la Croix il sorte. »

 

Evagrius récite que la ville d’Apamée étant réduite à l’extrémité par le siège de Cosroës, les habitants prièrent leur évêque, nommé Thomas, de leur montrer une pièce de la Croix qui était là. Ce qu’il fit la portant autour du sanctuaire, et alors une flamme de feu resplendissant et non brûlant suivit Thomas allant de lieu en lieu, si bien que toute la place, en laquelle s’arrêtant il montrait la vénérable Croix au peuple, semblait brûler, et cela fut fait non une fois ou deux, mais plusieurs; chose laquelle présagea le salut d’Apamée qui s’ensuivit depuis. Ce sont presque les paroles d’Evagrius qui récite cela comme témoin oculaire.

Ce n’est donc pas merveille si saint Ambroise, parlant du clou de la Croix, dit que «c’est un remède pour le salut, et que par une puissance invisible il tourmente les diables» ; et saint Cyrille, que jusqu’à son temps le bois de la Croix qui était en Jérusalem guérissait les maladies, chassait les diables et les charmes. Et saint Grégoire le Grand, Livre troisième * de ses Épîtres, en la trente-cinquième parle de l’huile de la sainte Croix, lequel en touchant guérissait; et Bède témoigne que c’était un huile qui sortait d’elle-même du bois de la Croix. Voyez le grand cardinal Baronius sous l’an 598.

 Qu’est-ce que répondra à tout cela le traiteur? dira-t-il que les témoins que je produis sont reprochables? mais certes, ce sont tous auteurs graves. Peut-être répondra-t-il que cependant ils n’attribuent rien à la sainte Croix ou au seul signe de celle-ci; mais nous avons déjà protesté que la Croix n’est que l’instrument de Dieu dans les œuvres miraculeuses, si que d’elle-même elle n’a point de proportion avec telles opérations; le cas est tout semblable en la robe de Notre Seigneur et dans les os d’Élisée*. Je conclurai donc avec Justinien l’Empereur, que ç’a été pour nous que la Croix a été trouvée. «Hélène, dit-il, mère de Constantin le Grand, femme très dévote, nous a trouvé le sacré signe des chrétiens.»


CHAPITRE X

 De l’honneur de la Croix témoigné par les Anciens

Preuve neuvième

 

J’ai dit ci-dessus que les Anciens avaient en usage le bois de la sainte Croix pour honorer en celui-ci Jésus-Christ crucifié, d’autant que l’honneur de la Croix se rapporte tout au Crucifix. Or ceci a été témoigné en l’ancienneté par plusieurs moyens:

Et 1. par les lieux honorables dans lesquels ils logeaient les pièces de la Croix. Nous avons vu que l’empereur Constantin en mit une dans sa propre statue en un lieu fort honorable de Constantinople, comme une sainte défense de toute la ville. Saint Chrysostome nous a témoigné qu’on enchâssait les autres en or, et les pendait-on au col par honneur; saint Grégoire de Nysse nous a dit que sainte Macrine en portait une dans une croix d’argent. Théodoret, Ruffin, saint Paulin et les autres racontent qu’Hélène fit dresser un magnifique temple, sur le mont de la Croix, tout lambrissé en or, dans la sacristie duquel était précieusement gardée une pièce de la Croix. Saint Paulin envoya une petite pièce de celle-ci à saint Sulpice pour la consécration d’une église: «Nous avons trouvé, dit-il, de quoi vous envoyer pour la sanctification du temple, et pour combler la bénédiction des saintes reliques, c’est à savoir, une partie d’une petite pièce du bois de la divine Croix.» Et le même Paulin mit par honneur, en une belle église de Nole, une pièce de la Croix avec les reliques des Saints, dans le maître-autel, avec ces vers:

 

Hic pietas, hic alma fides, hic gloria Christi,

         Hic est martyribus Crux sociata suis.

Nam Crucis e ligno magnum brevis hastula pignus,

         Totaque in exiguo segmine vis Crucis est.

Roc Melanæ sanctæ delatum munere Nolam,

         Summum Hierosolymœ venit ab urbe bonum.

Sancta Deo geminum velant altaria honorem,

         Cum Cruce apostolicos quæ sociant cineres.

Quam bene junguntur ligno Crucis ossa piorum,

         Pro Cruce ut occisis in Cruce sit requies.

 

C’est-à-dire:

«Ici la piété, la foi, la gloire encore

De notre Rédempteur se trouvent assemblés;

Ici la sainte Croix, à soi tient accouplés

Les corps de saints Martyrs que pour siens elle honore

Car, pour peu qu’il y ait de ce bois admirable,

Le gage en est très grand, et le moindre fétu

De toute la grande Croix tient toute la vertu,

N’étant moins que son tout à nous tous vénérable.

C’est de Jérusalem qu’un bien si grand et rare

Nous arriva jadis, par le dévot bienfait

De Méleine qui fut de nom sainte et d’effet,

Qui d’un si riche don ne nous fut point avare.

Ces grands et saints autels, quoique couvertement,

Présentent au grand Dieu double honneur doublement,

Ayant avec la Croix les cendres glorieuses

Des Apôtres, aussi reliques précieuses,

Qui sont bien à propos jointes en même lieu

Cy la Croix, là les os des serviteurs de Dieu,

Lesquels, autrefois, morts pour la Croix en ce monde,

Ores, en la même Croix, prennent leur paix profonde.»

 

Et saint Ambroise dit qu’Hélène fit sagement, laquelle leva la Croix sur le chef des rois, afin que la Croix  fût adorée des roys.

 2. Par les pèlerinages que l’on faisait en Jérusalem pour visiter la sainte Croix. «Hélène laissa une partie de la Croix en une châsse d’argent, pour souvenance et monument à ceux qui seraient conduits du désir de la voir.» Ce sont les paroles de Socrate. Et saint Paulin  dit que cette pièce-là n’était montrée sinon les fêtes de Pâques, «hormis à la requête de quelques dévotes personnes, qui allaient seulement en pèlerinage en Jérusalem pour voir cette sainte relique, en récompense de leur long voyage». Et témoigne que sainte Méleine avait été en Jérusalem à cet effet, et en avait apporté une petite pièce du saint bois. Ainsi, Jean Moscus Eviratus, ou Sophronius, raconte que l’abbé Grégoire  avec Tallelæus firent ce pèlerinage ensemble, et que l’abbé Jean, anachorète, avait accoutumé de le faire bien souvent.

 3. Par l’adoration solennelle de cette même Croix qui était en Jérusalem; «laquelle, et ce sont les paroles de saint Paulin, l’évêque de cette ville la produit toutes les années à Pâques pour être adorée du peuple, lui étant le premier à l’honorer: Episcopus urbis ejus quotannis, cum Pascha Domini agitur, adorandam populo princeps ipse venerantium promit Et ceux qu’Eviratus raconte y avoir fait pèlerinage, y allaient pour adorer la sainte Croix et les lieux vénérables, comme dit expressément l’histoire.

4. Mais il y a bien plus, car, auparavant même que la Croix fut trouvée par Hélène, les chrétiens monstraient en quel honneur ils avaient la Croix, honnorant même le lieu ou elle avait été plantee; ce qui est touché par tous les auteurs, mais beaucoup plus expressément par Sozomène qui dit «que les ennemis de la Croix avaient dressé un temple à Vénus, dans lequel ils avaient mis l’idole de celle-ci à cette intention, que ceux qui adoreraient Jésus-Christ en ce lieu-là semblassent adorer Venus, et que, par longueur de temps, la vraie cause vint en oubli pour laquelle les hommes vénèrent ce lieu-là». Donc les Gentils virent que les chrétiens vénéraient ce saint lieu auquel Notre Seigneur avait été crucifié; combien plus eussent-ils veneré la sainte Croix?

5. Et partant, Lactance Firmien, avant que la Croix fût trouvée, avait déjà écrit:

Flecte genu, lignumque Crucis venerabile adora.

«Plie le genou et adore le bois vénérable de la Croix.»

Et Sozomène, après avoir raconté l’histoire de l’invention de la Croix et les merveilles qui s’y firent: «Ni cela, dit-il, n’est pas tant émerveillable, principalement puisque les Gentils même confessent que ceci est un vers de la Sibylle .

O lignum felix in quo Deus ipse pependit.

“Ô bois heureux qui tins Dieu même en toi pendu.”

Car personne (quoiqu’on voulût par tous moyens combattre contre ceci) ne saurait le nier: dont le bois de la Croix et sa vénération a été présignifié par la Sibylle.» Voilà ses mots*.

6. Parce que les Anciens estimaient de beaucoup s’entre-honorer quand ils se donnaient les uns aux autres des pièces de la Croix par présent, comme nous avons vu d’Hélène et de Constantin, de sainte Méleine et de Paulin et de Sulpice. Ainsi saint Grégoire le  Grand envoya à Recharet, roi des Visigoths, une particule de la Croix, comme un grand présent. Comme, de la mémoire de nos pères, le roi des Abyssins envoya par honneur un pareil présent au roi Emmanuel de Portugal, par Matthieu, Arménien, son ambassadeur, comme un gage de la fidélité de son alliance.

7. Les Anciens ont honoré la Croix lui attribuans plusieurs noms honorables: comme Hélène et saint Ambroise l’ont appelée «Étendard de salut, Triomphe de Jésus-Christ, Palme de la vie éternelle, Rédemption du monde, épée par laquelle le diable a été tué, Remède de l’immortalité, Sacrement de salut, Bois de vérité»; saint Paulin l’appelle «Défense de la vie présente, gage de l’éternelle, chose de très grande bénédiction»; Macaire, évêque de Jérusalem, l’appelle «Bois bien heureux, Croix qui a été pour la gloire du Seigneur; » Justinien l’Empereur, «sacrum Christianorum Signum: Signe sacré des chrétiens»; et le grand saint Cyrille, au récit du traiteur même, l’appelle «Bois salutaire», et ailleurs, «Trophée du Roi Jésus»; Eusèbe, «Bois très heureux»; Lactance, «Bois vénérable». Ainsi, l’Antiquité l’a nommée de cent noms très vénérables.

8. Quelques-uns des anciens Pères ont estimé que ce même bois de la vraie Croix serait réparé et comparaîtrait au ciel le jour du jugement, selon la parole de Notre Seigneur: Alors apparaîtra le signe du Fils de l’homme au ciel. C’est l’avis (ce me semble) de saint Chrysostome, au sermon de la Croix et du larron, et de saint Cyrille en ses Catéchèses, et de saint Éphrem au livre De la vraie pénitence, chap. iii, iv; et a été prédit par la Sibylle disant:

O lignum felix in quo Deus ipse pependit.

Nec te terra capit, sed cœli tecta videbis,

Cum renovata Dei facies ignita micabit.

 

«Ô bois heureux qui tins Dieu même en toi pendu,

Quel honneur te pourrait en terre être rendu?

Au ciel un jour, ô Croix, tu seras triomphante,

Quand la face de Dieu s’y fera voir ardente.»

Et la raison y est bien apparente, parce que, entre toutes les croix, la vraie Croix est le plus proprement signe et Étendard de Jésus-Christ.

9. Ce n’est donc pas merveille si saint Macaire et Hélène avaient égale crainte, en l’invention de la Croix, «ou de prendre le gibet d’un larron pour la Croix du Seigneur, ou que, rejetant le bois salutaire en guise de poutre d’un larron, ils ne le violassent», comme parle saint Paulin; ni que saint Jérôme ne pouvait voir assez tôt le jour «auquel, entrant en la caverne du Sauveur, il peut baiser et rebaiser le saint bois de la Croix» avec la dévote Marcelle. Et pour vrai, «si la robe et l’anneau paternel ou quelque semblable chose est d’autant plus chère aux enfants», comme dit saint Augustin «que l’affection et piété des enfants vers leur père est plus grande», tant plus un chrétien sera affectionné à l’honneur de Jésus-Christ, tant plus honorera-t-il sa Croix. Saint Chrysostome proteste «que si quelqu’un lui donnait les sandales et robes de saint Pierre, il les embrasserait à bras ouverts et les mettrait comme un céleste don dans le plus creux de son cœur»; combien eût-il plus honoré la Croix de son Rédempteur? Et saint Augustin, lequel récite que plusieurs miracles s’étaient faits avec un peu de la terre du mont de Calvaire apportée par Hespérius l’un de ses familiers, et entre autres qu’un paralytique y étant apporté avait été soudain guéri, et qu’il avait mis cette terre-là honorablement en l’Église: quel respect eût-il porté à la Croix de Notre Seigneur? Certes, il n’eût pas fait tant de diversions pour effacer la mémoire des miracles que Dieu fait en celle-ci, et lui refuser un juste honneur, comme fait le traiteur, tout au long de son écrit.

LIVRE II

DE L’HONNEUR ET VERTU
DE L’IMAGE DE LA CROIX

CHAPITRE PREMIER

De la façon de peindre la Croix



C’est ici une forte preuve de l’honneur et vertu de la vraie Croix, car, comme parle le traiteur, «il est aisé à recueillir que, si le bois de la Croix n’a point eu de vertu ni de sainteté, ce qui n’en est que le signe ou image n’en a non plus»: au contraire donc, si le signe et image de la Croix a beaucoup de sainteté et de vertu, la Croix même en aura bien davantage. Prouvant donc, comme je ferai maintenant, la sainteté de l’image de la Croix, je la prouve beaucoup plus, et à plus forte raison, de la Croix même.
Or, l’on a fait les images de la Croix en diverses sortes, selon la diversité des opinions qui ont été de la forme et figure de la vraie Croix: car les uns l’ont peinte comme un grand T latin ou grec, comme aussi se faisait le Thau ancien des Hébreux, duquel saint Jérôme dit qu’il était fait en manière de croix. Ceux-ci ont cru que la vraie Croix de Notre Seigneur a été composée de deux bois, dont l’un était sur le bout de l’autre; et néanmoins, comme il se voit encore en quelques images, ils plantaient sur la Croix un autre petit bâton, pour y attacher l’inscription et cause que Pilate y fit mettre. C’est l’opinion de Bède. Les autres, estimant que les deux bois de la vraie Croix se traversaient en telle sorte que l’un surpassait l’autre, ont fait l’image de la Croix en même manière, affichant l’écriteau à la partie plus haute. Et certes, il y a plus de probabilité en ceci, quand ce ne serait que pour la commune opinion des chrétiens, et que Justin le Martyr, au dialogue qu’il fit avec Triphon, appariant la Croix à la corne d’une licorne, semble la décrire en cette sorte; et saint Irénée dit que «l’habitude ou figure de la Croix a cinq bouts ou pointes: deux en longueur, deux en largeur, une au milieu sur laquelle s’appuie celui qui est crucifié». Et pour tout cela, la Croix ne laissera pas d’être semblable au T latin, grec et hébreu, puisqu’il y aura peu de différence.
Outre cela, les Anciens ont quelquefois peint ou façonné sur la Croix d’autres choses, pour remarquer quelques mystères et moralités: car les uns courbaient le bout de la Croix en forme d’une crosse, pour représenter la lettre P des Grecs, un peu plus bas ils y mettaient deux pièces en forme de la lettre X, qui sont les deux premières lettres du nom de Christ, et un peu plus bas était le traversier de la Croix auquel pendait un voile, comme on fait maintenant en nos gonfanons, pour montrer que c’était l’Étendard de Jésus-Christ. C’est ainsi que l’a décrite Pierius, et après lui le docte Bellarmin et plusieurs autres des nôtres, à quoi le traiteur s’accorde. Les autres mettaient sur la Croix une couronne émaillée, qui de pierres précieuses, comme Constantin fit en son labarum; qui de fleurs, comme fit saint Paulin en une belle église de Nole, sur l’entrée de laquelle ayant fait peindre en cette sorte une croix, il y fit mettre ces vers:

Cerne coronatam Doinini super atria Christi
Stare Crucem, duro spondentem celsa labori
Prœmia: tolle Crucem qui vis auferre coronam.

«Vois, sur le saint portail de cette église ornée,
La Croix de ton Sauveur hautement couronnée,
Qui, fidèle, promet aux peines et travaux
De ses vrais courtisans mille loyers très hauts;
Prends donc avec sa Croix tous les maux qu’il te donne,
Si par elle tu veux prendre un jour sa couronne.»

Et sur trois autres portes de la même église étaient peintes deux croix, deçà et delà, sur lesquelles, outre les couronnes de fleurs, étaient branchées des colombes, avec cette devise:

Ardua floriferœ Crux cingitur orbe coronœ,
Et Domini fuso tincta cruore rubet:
Quœque super signum resident cœleste columbœ
Simplicibus produnt regna patere Dei.

«De mille belles fleurs une large couronne
La Croix de mon Sauveur tout partout environne;
Croix qui prend sa couleur de ce rouge et pur sang
Qui sort des pieds, des mains, de la tête et du flanc.
Deux colombes en sus montrent qu’il nous faut croire
Qu’aux simples seulement Dieu fait part de sa gloire.»

Et sur le même sujet:

Hac Cruce nos mundo et nobis interfice mundum,
Interitu culpæ vivificans animam:
Nos quoque perficies placitas tibi, Christe, columbas
Si vigeat puris pax tua pectoribus.

«Fais, Dieu, que Par ta Croix nous mourions tous au monde,
Fais que le monde aussi meure tout quant à nous;
Ainsi il adviendra pour le salut de tous,
Que le péché mourant, la vie en l’âme abonde.
Et puisque nos forfaits nous font abominables,
Épure de nos cœurs les cachots plus infects:
Alors nous serons, Ô Dieu, comme colombes faits,
Simples et bien-aimés tout aussitôt qu’aimables.»

Le même saint Paulin avait fait peindre la Croix autour de l’autel, avec une troupe de colombes sur celle-ci, et force palmes, et un agneau qui était sous la Croix teinté en sang; autant désignait-il d’en faire en une basilique qu’il faisait bâtir à Fondi: et tout cela montre combien d’honneur l’on portait à la Croix. Constantin, mettant la Croix en son labarum, croyait que ce lui serait un étendard salutaire, comme dit Eusèbe; y mettant le nom abrégé de Christ, montrait que la Croix était la vraie enseigne de Jésus-Christ, et non le siège de l’idolâtrie, comme le traiteur l’a décrit; y mettant la riche couronne de pierres précieuses, il declairait que tout honneur et gloire appartient au Crucifix, et que la couronne imperiale devait s’appuyer sur la Croix. Saint Paulin mettant la couronne de fleurs sur la Croix voulait dire, comme il témoigne par ses vers, que par la Croix nous obtenons la couronne de gloire; par les colombes il signifiait que le chemin du ciel, qui a été ouvert par la Croix, n’était que pour les simples et débonnaires; autrefois, par la troupe de colombes il entendait la troupe des Apôtres, qui en leur simplicité ont annoncé partout la parole de la Croix. Par les palmes et par le sang il figurait la Royauté de Notre Seigneur; par l’agneau qu’il mettait sous la Croix il représentait Notre Seigneur, qui, étant immolé sur l’autel de la Croix, a levé les péchés du monde. C’était une très honorable persuasion que les Anciens avaient de la sainte Croix, qui les faisait ainsi saintement philosopher sur celle-ci; par où l’on peut voir que, quand le traiteur dit que les Anciens ne faisaient autre honneur à la Croix que de la couronner simplement de fleurs, ce n’est que faute d’en savoir davantage. Mais c’est une témérité trop excessive, qu’il mesure les choses par son savoir.



CHAPITRE Il

De l’antiquité des images de la croix



J’aurais une belle campagne, pour montrer l’anti¬quité de l’image de la Croix, si je voulais m’étendre sur un monde de figures de l’Ancien Testament, les¬quelles n’ont été autres que les images de la Croix, et ne penserais pas que ce fût une petite preuve; car, quelle raison y pourrait-il avoir que cet ancien peuple, outre la parole de Dieu, eût encore plusieurs signes pour se rafraîchir coup sur coup l’appréhension de la Croix future, et qu’il ne nous fût pas loisible d’en avoir en notre Église pour nous rafraîchir la mémoire de la crucifixion passée? Certes, il n’y aurait si bon traiteur qui ne s’éblouit quand je lui produirais les saintes observations qu’en a faites toute l’Antiquité. Et saint Justin le Martyr traitant avec Triphon, Tertullien avec Mar¬cion, et saint Cyprien avec tous les Juifs, ont estimé de faire un bon et ferme argument, produisant les figures de l’Ancien Testament pour l’honneur et révérence de la Croix: pourquoi ne pourrais-je raisonner sur un même sujet, par pareilles raisons, avec un traiteur qui se dit être chrétien? Or, la brièveté à laquelle je me suis lié ne me permet pas de pren¬dre le loisir qu’il faudrait pour faire un si grand amas; aussi lira-t-on avec plus de fruit ce que j’en pourrais dire dans les auteurs que j'ai déjà cités, et en Jonas d’Orléans, en saint Gaudence sur l’Exode, et en la Théogonie de Côme de Jérusalem. Je me conten¬terai seulement de mettre en avant celle que tous les Anciens, d’un commun accord, appliquent à la Croix: c’est le Serpent d’airain, qui fut dressé pour la guérison de ceux qui étaient mordus de serpents; duquel parlant le traiteur, il remarque qu’il ne fut pas mis ou «dressé sur un bois traversier, comme on le peint communément, car il était élevé sur un étendard, dit-il, ou sur une perche, comme le texte le dit». Là où je contremarquerai: 1. Que la propriété des mots du texte ne porte aucunement que le Serpent fut élevé sur une perche; aussi, Sanctes Pagninus a laissé le mot d’étendard, qui est sans doute le plus sortable et se rapporte mieux à ce qui était signifié, 2. Je remarque que les étendards et enseignes se faisaient jadis en forme de croix, en sorte que le bois auquel pendait le drapeau traversait sur l’autre, comme l’on voit aujourd’hui en nos gonfanons; témoin le labarum des Romains, et Tertullien en son Apologétique; si que le Serpent, étant mis sur un étendard, était par conséquent sur un bois traversier. 3. Je remarque que le traiteur a tort de contredire en ceci à la commune opinion, qui porte que le Serpent était élevé sur un bois traversier, sans avoir ni raison ni autorité pour soi; et qu’au contraire, il est raisonnable que saint Justin le Martyr soit préféré en cet endroit, lequel, en l’Apologie pour les chrétiens, récitant cette histoire, témoigne que Moïse élevant le Serpent le dressa en forme de croix. Voici donc où je pourrais coter la première image de la Croix: car puisqu’il est ainsi, qu’une chose pour être image d’une autre doit avoir deux conditions, l’une qu’elle ressemble à la chose dont elle est image, l’autre qu’elle soit patronnée et tirée sur celle-ci, le Serpent d’airain, étant dressé en semblable forme que la Croix, et ayant été figuré, par la prévoyance de Dieu, sur celle-ci, ne peut être sinon une vraie image de la Croix.
Mais, pour m’accommoder au traiteur, il me suffira de parler des croix qui ont été faites en l’ancienne Église, de quoi il parle ainsi: «Les signes que l’on faisait au commencement n’étaient sinon avec le mouvement de la main appliquée au front ou remuée en l’air, n’ayant subsistance en matière corporelle, de bois, pierre, argent, or, ou autres semblables. Le premier qui en fit d’étoffe fut Constantin, lequel ayant obtenu une notable victoire contre Maxence, fit son gonfanon en forme de croix, enrichi d’or et de pierreries.» J’admire cette ignorance tant hardie: qui est celui, tant soit-il peu versé en l’Antiquité, qui ne sache que tout au fin commencement de l’Église, les Gentils reprochaient de tous côtés aux chrétiens l’usage et vénération de la Croix? ce qu’ils n’eussent jamais fait s’ils n’eussent vu les chrétiens avoir des croix. Pour vrai, Tertullien en son Apologétique dit qu’on reprochait aux chrétiens de son temps qu’ils étaient religieux et dévots de la Croix; à quoi il ne répond autre, sinon: «Qui Crucis nos religiosos putat, consectaneus noster erit cum lignum aliquod propitiatur: Celui qui nous pense religieux de la Croix, il sera notre sectateur quand il honore ou flatte quelque bois.» Et après avoir remontré qu’en la religion des Romains on honorait et prisait des pièces de bois qui étaient peu différentes de la Croix, et que les faiseurs d’idoles se servaient d’instruments faits en forme de croix pour faire les mêmes idoles; item, qu’ils adoraient les victoires, et que le dedans de leurs trophées (c’est-à-dire les instruments sur lesquels on portait les trophées) étaient en forme de croix; item, que la religion des Romains, étant toute militaire, vénérait les enseignes et étendards, jurait par ceux-ci, et les prisait plus que tous les dieux, et que les voiles ou drapeaux des étendards n’étaient que comme des manteaux et vêtements des croix, il conclut disant: «Je loue cette diligence; vous n’avez pas voulu consacrer des croix nues et découvertes, ou sans ornement.» Là où cet auteur si clairvoyant ne nie pas, mais confesse plutôt, que les chrétiens adoraient la Croix; ne mettant point autre différence entre les croix des Gentils et les nôtres, sinon en ce que les nôtres étaient nues et sans enrichissements, et les leurs étaient vêtues de divers parements.
Autant en dit, et beaucoup plus clairement, Justin le Martyr en sa seconde Apologie, là où ayant montré que sans la figure de la Croix l’on ne peut rien faire, et d’avantage, que les trophées et masses que l’on por¬tait devant les magistrats avaient quelque ressemblance de la Croix, et que les Gentils consacraient les images de leurs empereurs défunts par la figure de la Croix, il conclut enfin en cette sorte: « Puis donc, que par bonnes raisons tirées même de la figure, nous faisons tant que nous pouvons ces choses avec vous, nous serons désormais sans coupe.» Justin donc confesse qu’en matière de faire des croix, nous ne faisions rien moins que les Gentils, quoique ce fût avec diversité d’inten¬tions, ce qu’il va déduisant par après fort doctement et au long. Autant en fait Minutius Felix.
Saint Athanase, qui vivait du temps de Constantin le Grand, au livre des Questions à Antiochus, fait cette demande: «Pourquoi est-ce que tous nous autres fidèles faisons des croix pareilles à la Croix de Christ, et que nous ne faisons point de souvenirs de la sacrée lance, ou du roseau, ou de l’éponge? car ces choses sont saintes comme la Croix même.» À quoi il répond: «Pour vrai, nous adorons la figure de la Croix, la composant de deux bois; que si quelqu’un des infidèles nous accuse que nous adorons le bois, nous pouvons aisément séparer les deux pièces de bois, et gâtant la forme de la Croix, tenant ces deux bois ainsi séparés pour néant, persuader à cet infidèle que nous n’honorons pas le bois, mais la figure de la Croix: ce que nous ne pouvons faire de la lance, du roseau et de l’éponge.» Quelle apparence, donc, y a-t-il que Constantin ait été le premier qui a fait la Croix en matière permanente? puisque saint Athanase confesse que tous les fidèles de ce temps-là faisaient des croix de bois et les honoraient, et en parle comme de chose toute vulgaire et accoutumée. Là où je ne me puis tenir de remarquer l’imposture du traiteur, lequel citant ce passage de saint Athanase, lui fait dire en cette sorte: «Les chrétiens montraient qu’ils n’adoraient pas la Croix quand ils désassemblaient ordinairement les deux principales pièces de celle-ci, reconnaissant que ce n’était que bois.» Car au contraire, saint Athanase dit expressément que tous les fidèles adoraient la Croix, mais non pas le bois. Certes, ces réformeurs en font accroire de belles.
Et de vrai, au moins ce traiteur devait considérer que si Constantin dressa son labarum en forme de croix, pour la vision qu’il avait eue d’une Croix à la façon de laquelle il fit dresser les autres (comme le traiteur même confesse que cela s’est pu faire), ce ne sera pas Constantin qui aura fait la Croix le premier en matière subsistante, mais plutôt Dieu, qui lui en fit le premier patron sur lequel les autres furent dressées. Que si, au contraire, ce ne fut point par avertissement de Dieu, ni pour aucune vision, que Constantin fit dresser son labarum et plusieurs autres croix, mais plutôt par raison d’État, qui est l’opinion laquelle agrée plus au trait, à savoir, que «d’autant », ce sont ses paroles, qu’il avait fraîchement été élevé à la dignité impériale, par la volonté des gens de guerre qui l’avaient préféré aux descendants de Dioclétien, il avisa que le moyen de se maintenir en cette dignité contre ses compétiteurs et débateurs serait de se faire ami des chrétiens, que Dioclétien avait persécutés à outrance, et à cette occasion il fit ériger des croix avant même qu’il fût chrétien» ; je prendrai le traiteur au mot en cette sorte:
Constantin pour se rendre ami des chrétiens fit dresser plusieurs croix; donc les chrétiens de ce temps-là aimaient que l’on dressât des croix. Et qui les avait gardés d’en dresser jusqu’à cette heure-là, au moins dedans leurs maisons et oratoires? et comment pouvait savoir Constantin que la manière de flatter les chrétiens était de dresser des croix, s’il n’eût connu qu’ils en avaient dressé auparavant et les honoraient? Pour vrai, les Réformeurs n’eussent pas été amis de ces anciens fidèles, ni leur doctrine jugée chrétienne, puisqu’ils abattent leurs croix, et tâchent de persuader que c’est une «corruption» d’en avoir introduit l’usage et que «c’est encore plus mal fait de le retenir»; ce sont les paroles mêmes du traiteur. Et s’il est vrai, comme sans doute il est, ce qu’il dit ailleurs, rapporté de saint Grégoire de Nazianze, que «la vérité n’est point vérité si elle ne l’est du tout, et qu’une pierre précieuse perd son prix à cause d’une seule tare ou d’une seule paille», la doctrine chrétienne n’aura plus été pure du temps de Constantin, selon l’opinion de cet homme, puisque les chrétiens désiraient et se plaisaient que l’on plantât des croix, qui est une corruption, «levain et doctrine erronée», à son dire.
Ce n’est pas peu, à mon avis, d’avoir gagné cette confession sur les ennemis des croix, que les chrétiens il y a treize cents ans aimaient et désiraient que l’on dressât des croix; et je ne sais comme on pourra appointer ce traiteur avec Calvin et les autres novateurs, car lui dit d’un côté que du temps de Constantin il y avait corruption en l’Église, et Calvin avec les autres tiennent que l’Église a été pure presque jusqu’au temps de Grégoire le Grand. Car Calvin, parlant de saint Irénée, Tertullien, Origène et saint Augustin, dit «que c’était une chose notoire et sans doute, que depuis l’âge des Apôtres jusqu’à leur temps il ne s’était fait nul changement de doctrine, ni à Rome ni aux autres villes»; et le traiteur même (ne sachant ce qu’il va faisant), parlant du temps de saint Grégoire et reprenant la simplicité des chrétiens d’alors, il dit que «leurs yeux commençaient fort à se ternir et à ne voir plus guère clair au service de Dieu». Voyez-vous comme il rapporte le commencement de leur prétendue corruption de la doctrine chrétienne au temps de saint Grégoire? et néanmoins, quant à la Croix, il l’a rapportée aux chrétiens qui vivaient du temps de Constantin le Grand, lesquels il fait (et c’est la vérité) grands amateurs de l’érection des croix, que puis après il appelle corruption. Enfin, à ce que je vois, ils confesseront tantôt que c’est du temps des Apôtres que notre Église a commencé.
J’ai donc prouvé, non seulement que ce traiteur est ignorant d’avoir dit que Constantin était le premier qui avait dressé des croix en matière subsistante, mais encore, que l’érection des croix a été pratiquée entre les plus anciens chrétiens, car nous n’avons pas de guère plus anciens auteurs que Justin et Tertullien. Encore dirai-je, que de la mémoire de nos pères, environ l’an 1546, l’on trouva près de Meliapor, en une petite colline sur laquelle l’on dit que les Barbares tuèrent saint Thomas l’Apôtre, une croix très ancienne incise sur une pierre carrée, arrosée de gouttes de sang, sur le sommet de laquelle il y avait une colombe. Elle était enfermée dans un cercueil de pierre, sur lequel il y avait certaine ancienne écriture gravée, laquelle, au rapport des plus experts brahmanes, contenait le martyre du saint Apôtre, et entre autres qu’il mourut baisant cette croix-là, ce que même les gouttes de sang témoignent. Cette croix, ayant été mise en une chapelle que les Portugais édifièrent en ce même lieu, toutes les années environ la fête de saint Thomas, ainsi que l’on commence à lire l’Évangile de la sainte Messe, elle commence à suer le sang à grosses gouttes, et change de couleur, pâlissant, puis noircissant, et après se rendant bleue céleste et très agréable à voir, revient enfin à sa couleur naturelle, à même que l’on a achevé le saint Office. Que s’il est arrivé en quelques années que ce miracle ne se soit point fait, les habitants de ces contrées, enseignés par l’expérience, se tiennent pour menacés de quelque grand inconvénient. Cela est une chose toute connue et qui se fait à la vue de tout le peuple, dont l’évêque de Cocine en envoya une ample et authentique attestation, avec le portrait de cette croix-là, au commen¬cement du saint concile de Trente: qui est une marque bien expresse que les Apôtres mêmes ont eu en honneur la sainte Croix. Et comme l’Apôtre qui planta la foi parmi ces peuples y porta en même temps l’usage de la Croix, ainsi Dieu, voulant en ces derniers temps y replanter encore la même foi, leur a voulu recommander l’honneur de la Croix par un signalé miracle, tel que nous avons récité. Aussi les habitants de Socotore, île de la mer Érythrée, qui ont été et sont chrétiens dès le temps que saint Thomas y prêcha, entre les autres cérémonies catholiques ils ont celle-ci, de porter ordinairement une croix pendue au col et lui porter grand honneur. Or, ce que je vais dire prouvera encore fort vivement ce que j'ai dit ci-devant.
CHAPITRE III

De l’antiquité des images du crucifix

Le traiteur, qui confesse le moins qu’il peut de ce qui établit la coutume ecclésiastique, après avoir nié qu’avant le temps de Constantin il y eût des croix parmi les chrétiens, en un autre endroit dit qu’au commencement, et même du temps de Théodose, «la Croix n’était sinon deux bois traversant l’un l’autre, et n’y avait point de crucifix, et moins encore de Vierge Marie, comme depuis en quelques croix l’image du crucifix est d’un côté, et celle de sa mère de l’autre».
Je ne sais qui peut émouvoir cet homme à faire cette observation, car que peut-il importer que l’on ait fait des croix simples plutôt que des images du Crucifix, puisque aussi bien c’est chose toute certaine qu’on ne dresse pas des croix sinon pour représenter le Crucifix? mais avec cela, cette observation est du tout fausse, digne d’un homme qui méprise l’Antiquité. Saint Athanase, qui vivait du temps de Constantin, écrit une histoire remarquable, de la malice enragée d’aucuns Juifs de la ville de Berite, lesquels crucifièrent une image très ancienne de Jésus-Christ qu’ils avaient trouvée parmi eux, en cette sorte: Un chrétien s’était logé en une maison de louage, près la synagogue des Juifs, et avait attaché à la muraille vis-à-vis de son lit une image de Notre Seigneur, laquelle contenait en proportion la stature même de celui-ci. Après quelque temps il déloge de là, et prend maison ailleurs, là où portant tous ses meubles, il oublia de prendre l’image, non sans une secrète disposition de la Providence divine. Du depuis, un Juif prit logis là-dedans, et, sans avoir pris garde à cette image, ayant invité un autre Juif à manger, il en fut extrêmement tancé, et quoiqu’il s’excusât de ne l’avoir pas vue, il fut accusé et déféré comme mauvais Juif, ayant une image de Jésus de Nazareth; dont les principaux des Juifs, entrant dans la maison où était l’image, l’arrachèrent et la mirent en terre, puis exercèrent sur elle toutes les semblables actions qui furent exercées sur Jésus-Christ quand on le crucifia, jusqu’à lui bailler un coup de lance sur l’endroit du flanc. Chose admirable; à ce coup le sang et l’eau commencèrent à sortir et couler en très grande abondance, si bien que les Juifs en ayant porté une cruche pleine en leur synagogue, tous les malades qui en furent arrosés ou mouillés furent tout soudainement guéris. Voilà le récit qu’en fait saint Athanase, par lequel l’on peut connaître que cette image-là était l’image du Crucifix, tant parce qu’il eût été malaisé au Juif qui accusa celui qui l’avait en sa maison de reconnaître si soudainement que c’était l’image de Jésus-Christ si ce n’eût été qu’il était peint en crucifié, qu’aussi parce que les Juifs n’eussent su représenter la crucifixion de Notre Seigneur tant par le menu, comme ils firent, sinon sur l’image d’un crucifix. Or cette image, comme il apparut par la relation qu’en fit le chrétien auquel elle était, en présence de l’évêque du lieu, avait été faite de la main propre de Nicodème qui la laissa à Gamaliel, Gamaliel à saint Jacques, saint Jacques à saint Siméon, Siméon à Zachée, et ainsi de main à main elle demeura en Jérusalem jusqu’au temps de la destruction de ladite ville, qu’elle fut transportée au royaume d’Agrippa, où se retirèrent les chrétiens de Jérusalem parce qu’Agrippa était sous la protection des Romains. Ce n’est donc pas ce que le traiteur disait, que les images de la Croix furent seulement faites du temps de Constantin, et qu’encore de ce temps-là et longtemps après on n’y ajoutait point de Crucifix, car je ne vois pas qu’il puisse opposer à cette autorité pour garantir la négative de fausseté et témérité.
Dans la Liturgie de saint Chrysostome, selon la version d’Érasme, le prêtre est commandé, se retour¬nant vers l’image de Jésus-Christ, de faire la révérence; ce que, non sans cause, les plus judicieux rapportent à l’image du Crucifix; car, quelle représentation de Jésus-Christ peut-on mettre plus à propos dans l’église, et même vers l’autel, que celle du Crucifix? Qui verra de bon œil la poésie que Lactance a faite de la Passion de Notre Seigneur, connaîtra qu’il a été désigné sur la rencontre que l’on fait de l’image du Crucifix qui est ordinairement au milieu de l’église, en laquelle il fait parler Notre Seigneur, par un style poétique, à ceux qui entrent dedans l’église. Saint Jean Damascène, qui vivait il y a passé 800 ans, parlant de l’image du Crucifix il en tient compte comme d’une tradition ancienne et légitime. «Parce, dit-il, que chacun ne connaît pas les lettres ni ne s’adonne à la lecture, nos Pères ont avisé ensemble que ces choses, c’est-à-dire les mystères de notre foi, nous fussent représentés comme certains trophées dans les images pour soulager et aider notre mémoire; car bien souvent, ne tenant pas par négligence la Passion de Jésus-Christ en notre pensée, voyant l’image de la crucifixion de Notre Seigneur nous revenons à souvenance de la Passion du Sauveur, et nous prosternant nous adorons, non la matière, mais Celui qui est représenté par l’image.» C’est le dire de ce grand personnage, lequel un peu après pour¬suit en cette sorte: «Or ceci est une tradition non écrite, ni plus ni moins que celle de l’adoration vers le levant, à savoir d’adorer la Croix, et plusieurs autres choses semblables à celles qui ont été dites.» L’image donc du Crucifix était, déjà de ce temps-là, reçue comme autorisée d’une fort ancienne coutume; d’ou vient donc cette opinion au traiteur, de dire qu’anciennement l’on ne joignait pas le Crucifix à la Croix, et quel intérêt a-t-il en cela sinon d’assouvir l’envie qu’il a de contredire à l’Église catholique? L’image du Crucifix est autant recevable que celle de la Croix.
Quand le grand Albuquerque faisait fortifier Goa, ville principale des Indes orientales, comme l’on abattait cer- taines maisons, on rencontra dedans une muraille une image du Crucifix, en bronze, par laquelle on eut tout à coup connaissance que la religion chrétienne avait jadis été en ces lieux-là, quoiqu’il n’y en eût plus de mémoire, et que ces chrétiens anciens avaient en usage l’image du Crucifix. Et ce ne fut pas une petite consolation à ce grand capitaine et à ses gens, de voir cette marque de christianisme en un lieu qui de temps immémorable avait été privé de l’Évangile.
Quant à la repréhension de ce qu’on met en quelques croix l’image du Crucifix d’un côté, et celle de sa Mère de l’autre, j'ai eu peine d’entendre ce qu’il voulait dire. Enfin c’est de deux choses l’une. Ou bien il reprend les croix desquelles nous mettons deçà et delà du Crucifix les images de Notre Dame et de saint Jean l’Évangéliste; mais en ceci la censure serait très injuste, car, comme il est loisible et convenable que nous ayons l’image du Crucifix, selon la coutume même des plus anciens chrétiens, il est loisible aussi d’avoir des images de Notre Dame et des Apôtres, de quoi saint Lucas sera notre garant, qui le premier, au récit de Nicéphore Calixte, fit l’image du Sauveur, de sa Mère, de saint Pierre et de saint Paul; que s’il est ainsi, où peut-on mieux mettre les images de Notre Dame et de saint Jean qu’auprès du souvenir du Crucifix? quand ce ne serait que pour représenter tant mieux l’histoire de la Passion, en laquelle l’on sait que Notre Seigneur vit ces deux singuliers personnages près de sa Croix et recommanda l’un à l’autre. Ou bien il parle de quelques croix ou peut-être il aura vu au dos du Crucifix quelque image de Notre Dame, et alors il aura grand tort de vouloir tirer en conséquence contre nous la diversité des volontés des graveurs et peintres, ou de ceux qui font faire les croix; car, à la vérité, cette façon de crucifix n’est guère usitée en l’Église; si ne veux-je pas dire pourtant qu’il y ait aucun mal en cela. On mettait bien anciennement des colombes sur la Croix et autour de celle-ci, pourquoi n’y peut-on bien mettre une image de la Vierge ou de quelque autre Saint? J’en ai vu là où, au dos de la croix, il y avait des agneaux pour représenter Notre Seigneur qui a été mis sur la Croix comme un innocent agnelet, ainsi qu’il est dit en Isaïe (LIII, 7); d’autres où il y avait d’autres images, non seulement de la Vierge, mais encore de saint Jean, saint Pierre et autres. En ce cas, la croix ne sert pas de croix de ce côté-là (elle en a servi du côté du crucifix), elle sert comme de tableau; aussi ne peint-on pas Notre Dame en crucifix, ni aucun autre saint avec Notre Seigneur.
Au demeurant, ce que le traiteur ajoute que l’on y met l’image de Notre Dame «comme si elle avait été compagne des souffrances de notre Sauveur et qu’elle eût fait en partie la rédemption du genre humain», cela, dis-je, vient de son goût qui est corrompu par la défluxion d’une humeur aigre et chagrine, avec laquelle ces réformeurs ont accoutumé de juger les actions des catholiques; car, qui fut jamais le catholique qui ne sût que nous n’avons autre Sauveur ni Rédempteur qu’un seul Jésus-Christ? Nous mettons très souvent la Made¬leine embrassant la Croix; que n’a-t-il dit que par la nous la croyons être notre rédemptrice? Ces gens ont l’esto¬mac et la cervelle gâtés, ils convertissent tout en venin. Notre Dame ne fut pas crucifiée, mais elle était bien sur la Croix quand son Fils y était, car là où est le trésor d’une personne là est son cœur, et l’âme est plus là où elle aime que là où elle anime. Certes, on trouve presque partout en l’Évangile où il est parlé de Notre Darne, qu’elle était avec son Fils et auprès de celui-ci, et sur tout en sa Passion (Jean, XIX, 25); ce ne serait donc pas hors de raison de la peindre encore auprès de lui en la Croix, non certes comme crucifiée pour nous, mais comme celle de laquelle on peut dire, beaucoup plus proprement que de nul autre: Christo confixa est Cruci: Elle est clouée à Jésus-Christ en la Croix (Galat., II, 19). Ça donc été la rage que le traiteur a contre les catholiques, qui l’a empêché de prendre garde à tant de bonnes et religieuses raisons qui peuvent être en ce fait, pour faire une si maligne conjecture contre nos intentions.
CHAPITRE IV

De l’apparition de l’image de la Croix à Constantin le Grand et en autres occasions

C’est une noble preuve de l’honneur et vertu de l’image de la Croix, que Dieu tout-puissant l’a fait comparaître miraculeusement en plusieurs grandes et signalées occasions, et s’en est servi comme de son Étendard, tantôt pour assurer les fidèles, tantôt pour épouvanter les mécréants.
Mais pour vrai, l’apparition faite à Constantin le Grand a été, non sans cause, la plus célébrée et fameuse parmi les chrétiens, d’autant que par celle-ci Dieu toucha le cœur de ce grand empereur pour lui faire embrasser le parti chrétien, et fut comme un saint signe de la cessation du déluge du sang des martyrs, duquel jusqu’à cette heure-là toute la terre regor¬geait; et qu’au demeurant, cette croix montrée à Constantin fut le patron d’un monde de croix, qui depuis ont été dressées par les empereurs et princes chrétiens. Ce que apercevant le traiteur, afin de rendre douteuse l’histoire de cette grande apparition, il devise en cette sorte: «Combien que les historiens chrétiens parlent d’une apparition de croix en l’air avec ces mots: Surmonte par ceci, si est-ce que Zosimus, historien païen, qui vivait de ce temps-là et qui a été très exact rechercheur des faits de Constantin, n’en a fait mention aucune. Aussi appert-il que les histoires ecclésiastiques en parlent diversement, car Eusèbe dit que cette vision advint en plein midi, et Sozomène écrit qu’elle apparut de nuit à Constantin dormant. Dieu néanmoins a pu faire ce miracle pour aider à la conversion de ce prince encore païen alors, et qui a beaucoup servi depuis à l’avancement de la gloire de Christ, de quelque affection qu’il ait été induit, car quelques auteurs le notent de grands défauts.» Voilà son dire, par lequel il pense effacer l’apparition de la sainte Croix faite à Constantin, et ce par deux moyens: l’un, opposant aux histoires chrétiennes l’autorité de Zosimus païen; l’autre, montrant qu’il y a contradiction sur ce fait entre les auteurs chrétiens. Pyrrho n’entendrait rien au prix de ce traiteur; toute sa doctrine consiste à rendre toutes choses douteuses et ébranlées, il ne se soucie pas d’établir autre que l’incertitude; certes, il ne nie pas que cette apparition ne soit probable, mais il veut aussi qu’elle soit probablement fausse.
Or, quant à Zosimus, je ne sais comme il l’ose produire en cette cause ici contre tous les auteurs chrétiens; car premièrement, Zosimus est tout seul et ne peut point faire de pleine preuve; secondement, il ne nie pas cette apparition mais seulement il s’en tait; tiercement, il est suspect, car il était ennemi de la Croix; quartement, encore qu’il fût exact rechercheur des faits de Constantin, il ne l’était pas toutefois des merveilles de Dieu. Or l’apparition de la Croix fut une œuvre de Dieu et non de Constantin. J’admire la rage de cette opiniâtreté qui veut rendre comparable en autorité le silence ou l’oubli d’un seul historien païen, avec l’assurance et exprès témoignage de tant de nobles et fidèles témoins. Qui ne sait les sottises que les historiens païens, après Tacite et autres, ont imposées aux chrétiens avec leur tête d’âne? Je vous laisse à penser s’ils se sont épargnés à se taire en nos avantages et prérogatives, puisqu’ils ne se sont pas épargnés à dire des fables et faire des contes pour honnir et vitupérer le christianisme. Pourquoi est-ce que Zosimus sera meilleur que les autres? Mais quant à ce que le traiteur veut qu’Eusèbe soit contraire à Sozomène en l’histoire de cette apparition, en ce que l’un dit qu’elle advint en plein midi et l’autre de nuit à Constantin dormant, je crois que c’est une contradiction qu’il aura vue en songe et en dormant; et de fait Sozomène, en cet endroit-ci, fait expresse profession de suivre Eusèbe. Oyons-le parler, je vous prie:
«Combien que plusieurs autres choses soient arrivées à cet empereur Constantin, par lesquelles étant induit il commença d’embrasser la religion chrétienne, nous avons toutefois appris qu’une vision qui lui fut divinement présentée l’a principalement induit à ce faire. Car, dressant la guerre contre Maxence, il commença (comme il est vraisemblable) à douter à part soi quel événement aurait cette guerre, et quel secours il pourrait appeler, dont étant en ce souci il regarda par vision le signe resplendissant de la Croix au ciel; et les Anges assistant près de lui, déjà tout ébloui de la vision, lui dirent: En ceci, Ô Constantin, tu vaincras. On dit encore que Jésus-Christ même lui apparut et lui montra la figure de la Croix, et même lui commanda qu’il en fît faire une semblable, et qu’il en usât comme d’une aide en l’administration de la guerre et comme d’un instrument propre pour obtenir victoire. Laquelle chose Eusèbe, surnommé Pamphile, assure avoir ouïe de la bouche propre de l’empereur qui l’affirmait par serment, à savoir, qu’environ midi, le soleil commençant un peu à décliner, tant l’empereur même que les gens d’armes qui étaient avec lui avaient vu le signe de la Croix resplendissant au ciel, formé de la splendeur d’une lumière, auquel était cette inscription: Surmonte par ceci. Car celui-ci, faisant voyage en quelque endroit avec son armée, eut en chemin cette admirable vision, et cependant qu’il démêlait dans son cerveau que voulait dire cela, la nuit le surprit; si lui apparut Jésus-Christ en son repos, avec le signe même qui lui était apparu au ciel, lui commandant qu’il fît un autre étendard sur le patron de celui-là, et qu’il s’en servît comme d’une défense dans les combats qu’il avait à faire contre ses ennemis.» Ce sont, certes, presque les propres mots, non seulement de Sozomène, mais encore d’Eusèbe son auteur, tant ils sont d’accord en ce point. Je sais qu’un grand docte de notre âge s’est trompé en cet endroit, mais il mérite excuse, car ç’a été au milieu d’une grande et laborieuse besogne, où il est tolérable si quelquefois l’on s’endort; mais le traiteur, en si peu d’œuvre qu’il a fait, nous accusant et formant ses causes d’oppositions, ne peut avoir fait cette tant évidente faute qu’il ne mérite d’être tenu pour un imposteur ou pour un ignorant, quoiqu’il fasse l’entendu.
Au demeurant, il montre la haine qu’il porte à la sainte Croix, quand pour contredire à son honneur, il va recherchant si curieusement quel a été Constantin le Grand, et met en doute le zèle avec lequel il a servi à l’honneur de Dieu. Constantin, tant loué par nos devanciers, auteur du repos de l’Église, «Prince des princes chrétiens», comme l’appelle saint Paulin, «très grande lumière de tous les empereurs qui furent jamais, très illustre prêcheur de la vraie piété», comme l’appelle Eusèbe, subira en fin finale (si Dieu le permet) les censures et reproches de ces chrétiens réformés, lesquels, pires que des chiens, cherchent de souiller les plus pures et blanches vies des Pères du christianisme. «Quelques auteurs, dit le traiteur, le notent de grands défauts.» S’il eût coté les auteurs et les défauts, quoique c’eût été sortir hors du chemin de mon affaire, je me fusse essayé d’affranchir ce grand empereur de ses iniques accusations; et certes, je sais bien en partie ce qui se pourrait dire pour charger Constantin de quelques imperfections, mais je ne veux pas faire accroire au traiteur qu’il soit plus savant que je le vois, ni présupposer qu’il en sache plus que ce qu’il en dit, car je le vois si passionné en cet endroit, que s’il eût su quelque chose en particulier il l’eût bien fait sonner.
Or bien, voilà l’apparition faite à Constantin bien assurée, en laquelle tout ceci est remarquable. Premièrement, que par là l’empereur fut induit à embrasser vivement le parti catholique, comme par un signe certain que Dieu approuvait la Croix, et en la Croix tout le christianisme; si que l’approbation de la Croix et du christianisme ne fut qu’une même chose. Secondement, combien que Dieu voulût que Constantin reconnût ses victoires de sa liberalité, si voulut-il qu’il sût que ce serait par l’entremise du signe de la Croix. Tiercement, non seulement Dieu fit paraître la Croix au ciel à Constantin comme un témoignage de son aide et faveur, mais encore comme un patron et modèle pour faire faire plusieurs croix matérielles en terre. Quartement, que ce ne fut pas une seule fois que cette Croix apparut à Constantin, mais deux fois, à savoir, de jour en plein midi et de nuit encore. Que si cela n’est pas approuver l’usage de la Croix, il n’y aura rien d’approuvé. Mais outre ces deux fois récitées par Eusèbe, Nicéphore témoigne que deux autres fois la même Croix apparut à Constantin; une fois, à la guerre contre les Byzantins, avec cette inscription: Tu vaincras tous tes ennemis en ce même signe; l’autre fois, en la guerre contre les Scythes. Voilà quant à ce qui touche Constantin.
Saint Cyrille de Jérusalem écrit une lettre exprès à Constance l’empereur, fils de Constantin, pour lui faire le récit d’une célèbre apparition de la Croix, faite au ciel, sur le mont Calvaire. «Ces saints jours, dit-il, de la sainte Pentecôte, environ l’heure de tierce, une très grande croix formée de lumière apparut au ciel sur la très sainte montagne de Golgotha, étendue jusqu’au saint mont d’Olivet, vue non par une ou deux personnes, mais montrée très clairement à tout le peuple de la cité; et non, comme peut-être quelqu’un penserait, courant hâtivement selon la fantaisie, mais tout ouvertement reconnue par plusieurs heures sur terre, avec des splendeurs brillantes surpassant les rayons du soleil, car si elle eût été surpassée par ceux-ci, certes elle eût été offusquée et cachée.» Puis, poursuivant, il dit «qu’à cet aspect, tant les chrétiens que les païens commencèrent à louer Jésus-Christ, et reconnaître que la très religieuse doctrine des chrétiens était divinement témoignée du ciel par ce signe céleste, duquel, lorsqu’il fut montré aux hommes, le ciel s’en réjouissait et glorifiait beaucoup». Sozomène en dit de même, et témoigne que la nouvelle fut incontinent épanchée partout, par le rapport des pèlerins qui, de tous les coins du monde, abordaient en Jérusalem pour y faire leurs dévotions.
Un jour, Julien l’Apostat, regardant les entrailles d’un animal pour faire quelque devination en celles-ci, lui apparut une croix environnée d’une couronne; dont partie des devins tout épouvantés disaient que, par là, l’on devait entendre l’accroissement de la religion chré¬tienne et son éternité, d’autant que la Croix était le signe du christianisme, et la couronne était signe de victoire et d’éternité; encore parce que la figure ronde n’a ni commencement ni fin, mais est partout conjointe en elle-même. Au contraire, le maître devineur présa¬geait par là que la religion chrétienne serait comme étouffée pour ne point croître davantage, d’autant que le signe de la croix était comme enfermé, borné et limité par le cercle de la couronne; tant le diable sait faire ses affaires en toutes occasions. Or l’événement montra que le dire des premiers était véritable.
Une autre fois, le même Julien voulant que les Juifs sacrifiassent, ce qu’ils ne voulaient faire sinon au lieu du Temple ancien de Jérusalem, il se délibéra de le leur faire dresser, contribuant des grandes sommes du trésor impérial; et déjà les matériaux étaient apprêtés pour rebâtir, quand saint Cyrille, évêque de Jérusalem, prédit que l’heure était arrivée en laquelle serait vérifiée la prophétie de Daniel (IX, 26-27), répétée par Notre Seigneur en son Évangile (Luc, XXI, 6), à savoir, que pierre sur pierre ne demeurerait au temple de Jérusalem: dont la nuit ensuivant, la terre trembla si fort en ce lieu-là, que toutes les pierres de l’ancien fondement du Temple furent dissipées çà et là; et les matériaux déjà préparés, avec les édifices prochains, tous fracassés. L’horreur d’un si terrible accident s’épancha par toute la ville, de façon que de tous côtés plusieurs vinrent sur le lieu voir que c’était; et voici que les merveilles redoublant, un grand feu sortit de la terre, lequel s’attachant aux préparatifs faits pour le Temple et aux outils des ouvriers, ne cessa point qu’il ne les eût consommés à la vue de tout le peuple. Plusieurs des Juifs épou¬vantés confessaient que Jésus-Christ était le vrai Dieu, et néanmoins demeuraient tellement saisis de la vieille impression de leur religion, qu’ils ne la quittèrent point. Si survint un troisième miracle; car la nuit suivante apparurent des croix de rayons lumineux sur les vêtements de tous les Juifs, lesquels, tant ils étaient obsti¬nés, voulant effacer le lendemain ces saintes images de leurs habits par lavement et autres moyens, il ne leur fut jamais possible, et par là plusieurs se firent chrétiens; mais outre tout cela, un grand cercle apparut au ciel, dans lequel était une croix très resplendissante. Mes auteurs sont, en cet endroit, Grégoire de Nazianze, Ammian Marcellin, Ruffin, Socrate, Sozomène.
Je pourrais produire les autres apparitions que le docte Bellarmin apporte, comme celle qui se fit en l’air quand l’empereur Arcadius combattait contre les Perses pour la foi catholique, en quoi il fut aidé divinement; comme aussi celle des croix qui apparurent sur les vêtements au temps de Leon Iconomache, alors que les hérétiques exerçaient leur rage sur les images; et quel¬ques autres semblables desquelles les auteurs font mention: mais ce que j’en ai dit jusqu’à présent suffit pour ce qui touche l’Antiquité; qui en voudra voir davantage, qu’il lise le livret d’Alphonse Ciacone De signis sanctœ Crucis.
De notre temps, alors que le grand capitaine Albuquerque était du côté de l’île Camarane, une grande croix pourprée et très resplendissante apparut au ciel du côté du royaume des Abyssins *, laquelle fut vue par toute l’armée des Portugais qui était en ces contrées-là, avec une incroyable consolation; et dura l’apparition quelque pièce de temps, jusqu’à tant qu’une blanche nuée la cacha aux yeux de ceux qui, pleurant de joie, ne se pouvaient saouler de voir ce saint et sacré signe de notre Rédemption. De quoi Albuquerque envoya bientôt après, par écrit, une bien assurée attestation à son maître Emmanuel, roi de Portugal. De même, vers le Japon, apparut une croix en l’air, environ l’an 1558, au rapport de Gaspard Vilela en une sienne épître envoyée à ses compagnons de Goa.
En la sédition que Pansus Aquitinus mut contre Alphonse roi de Congi, son frère aîné, un peu après que la foi catholique fut semée par les Portugais en ces pays-là, l’on vit une grande multitude de soldats rebelles fuir devant une petite poignée de personnes qui accompagnaient le roi; de quoy le général de l’armée de Pansus rendant raison, il assura qu’au commencement de l’escarmouche apparurent, autour du roi, des hommes d’une façon plus auguste que l’ordinaire, marqués du signe de la Croix et environnés d’une très claire lueur, combattant très âprement; dont les soldats de Pansus étant épouvantés, avaient pris tout aussitôt la fuite, et que par là reconnaissant qu’il n’y avait point d’autre Dieu que celui des chrétiens, il priait qu’on le baptisât avant qu’on le fît mourir (comme il pensait que l’on ferait), ayant été pris prisonnier. Alphonse lui accorda le baptême, et lui fit grâce de la vie à la charge qu’il s’emploierait à servir au temple de la sainte Croix, peu auparavant édifié en la ville d’Ambasse.
Quand Albuquerque reprit la ville de Goa, les infidèles demandaient très curieusement aux Portugais, qui pouvait être ce brave capitaine qui portait une belle croix dorée et des armes resplendissantes, lequel avait fait un si grand massacre que les grandes troupes des mahométans avaient été contraintes de céder à la petitesse des chrétiens. Or certes, les Portugais n’a¬vaient point de capitaine ainsi paré, qui leur fit con¬naître que c’était une vision divine par laquelle Dieu les avait voulu secourir, et en même temps épouvanter et rompre leurs ennemis.
Au demeurant, après tant d’apparitions de l’image et figure de la Croix que Dieu a faites, et fera jusqu’à la consommation du monde, pour consoler les amis de la Croix et effrayer les ennemis de celle-ci, au grand jour du jugement, quand le Crucifié sera assis au trône de sa majesté en l’assistance de tous les Bienheureux, il fera paraître derechef ce grand Étendard et signe de la Croix, lequel paraîtra alors que le soleil et la lune se cacheront dedans une bien grande obscurité. C’est ce que dit Notre Seigneur, en saint Matthieu (XXIV, 29-30), en termes tant exprès, qu’il n’est possible de douter de cette vérité, sinon à ceux qui ont juré le parti de l’opiniâtreté; tous les Pères anciens, d’un commun consentement, l’ont presque ainsi entendu. L’interprétation qu’on y veut apporter, de dire que alors apparaîtra le signe du Fils de l’homme, c’est-à-dire le Fils de l’homme même, qui par sa majesté se fera regarder de toutes parts comme une enseigne, est trop forcée et étirée; on voit à l’œil qu’elle ne sort pas ni ne coule des mots et paroles de l’Écriture, mais d’un préjugé auquel on veut accom¬moder les saintes paroles; c’est une conception qui ne suit pas l’Écriture, mais qui la veut tirer après soi. Et certes, le Sauveur met trop évidemment à part l’appa¬rition de son signe d’un côté, et de l’autre sa venue: Alors, dit-il (ibid.), paraîtra le signe du Fils de l’homme au ciel, et alors pleureront toutes les tribus de la terre; et alors ils verront le Fils de l’homme venant des nuées du ciel avec une grande vertu et majesté.
Or combien soit grand l’honneur qui revient de ceci à la Croix, il n’y a celui qui en puisse douter; tant parce qu’elle est appelée signe du Fils de l’homme, et que les enseignes, armoiries, signes, étendards des princes et rois sont très honorables et respectables, comme témoigne Sozomène, et avant lui Tertullien, et l’expérience même nous le montre; qu’aussi parce que, comme remarquent doctement les Anciens, elle consolera les bons, étant le signe de leur salut, et épouvantera les mauvais, comme fait l’étendard d’un roi vainqueur alors qu’il est arboré sur les murailles d’une ville rebelle; et encore d’autant qu’elle sera comme le trophée du Roi céleste, mis au plus haut du Temple de l’univers, et sera claire et lumineuse alors que la lumière même s’obscurcira en sa propre source; comme témoignent saint Cyrille, Hippolyte le Martyr, et saint Éphrem qui dit qu’elle paraîtra et sera produite devant le Roi comme le sceptre et verge de sa majesté.
Or, quel avantage est-ce pour l’honneur et vertu de l’image de la Croix, que Dieu s’en soit servi et servira si souvent pour consoler les siens, effrayer ses ennemis, pour donner les victoires aux empereurs, et pour témoigner la sienne dernière, alors qu’étant assis au trône de sa majesté il foulera aux pieds tous ses ennemis.


CHAPITRE V

Combien grand a été jadis l’usage de la Croix, et comme elle représente le crucifix et sa foi



Le traiteur n’ose pas nier que l’image de la Croix n’ait été en ordinaire usage parmi les anciens chrétiens. «Il se faut souvenir, dit-il, que ce que les anciens chrétiens ont usé de la Croix en ce qu’ils maniaient, cela se faisait pour pratiquer principalement ce que saint Paul disait: Je n’ai point honte de l’Évangile de Christ; car, d’autant que tous tant juifs que païens se moquaient de Christ, et que la Croix était scandale aux uns et folie aux autres, tant plus ils se sont efforcés de la diffamer, tant plus les chrétiens se sont étudies à la décorer. À cette cause ils apposaient la Croix en toutes choses et en tous lieux comme une marque honorable, par laquelle ils montraient en effet qu’ils voulaient avoir part à l’opprobre de Christ dont ils se glorifiaient; et pourtant Chrysostome dit que telle enseigne honorait plus que tous les couronnes et diadèmes ne pouvaient faire. De fait, les empereurs et rois l’ont appliquée à leurs couronnes et sceptres pour tant plus confondre et honnir les juifs et païens... À cette même occasion ils ont dit que la Croix était l’arbre beau et luisant orné de la pourpre du roi et plus resplendissant que les astres; et Théodoret, au 3e Livre de son histoire, chap. 27, écrit que partout on portait la Croix pour testifier du triomphe de Christ. Mais cependant ils n’attribuaient rien à la seule Croix ou au seul signe de celle-ci, car Constantin faisait reconnaissance de la victoire à lui advenue, non à la Croix, mais au Christ; car aussi il fit écrire sur les croix, par lui érigées, ces trois mots: Jésus-Christ surmonte; tant s’en faut qu’il ait fait des prières à la Croix: et Hélène adora le Roi et non le bois; car c’eût été un erreur païenne et vanité méchante, dit saint Ambroise. En cette manière peuvent les chrétiens honorer la Croix.»
Que pourrait-on mieux dire à la catholique? et que disons-nous autre sinon qu’il faut honorer la Croix pour la protestation de notre foi, qu’il la faut décorer d’autant plus que ses ennemis la méprisent, qu’il la faut apposer en toutes choses et en tous lieux comme une marque honorable, qu’elle honore plus et, par conséquent, est plus honorable que tous les diadèmes et couronnes, qu’il la faut mettre sur les couronnes et sceptres, que c’est un arbre beau et luisant orné de la pourpre du Roi et plus resplendissant que les astres? Et qu’ai-je protesté ci-devant sinon qu’il ne faut rien attribuer à la seule Croix et au seul signe de celle-ci, qu’elle ne vaut sinon comme outil sacré et saint instrument de la vertu miraculeuse de Dieu, que la Croix n’est rien si elle n’est Croix de Jésus-Christ, que sa vertu ne lui est pas adhérente mais assistante, c’est à savoir, Dieu même? Si Constantin a surmonté en la Croix, suivant la divine inscription, In hoc signo vinces, ç’a été par Jésus-Christ agent principal et premier; s’il a surmonté par la Croix, ç’a été en Jésus-Christ comme en la vertu assistante de la Croix. Et d’adorer le bois, c’est une sottise trop extravagante:

Ce n’est la pierre ou le bois
Que le catholique adore,
Mais le Roi qui, mort en Croix,
De son sang la Croix honore.

Si donc le traiteur tenait parole, et demeurait ferme à confesser qu’en cette manière peuvent les chrétiens honorer la Croix, et surtout que partout on portât la Croix pour témoigner du triomphe de Christ, comme il confesse que l’on faisait anciennement au récit de Théodoret, et qu’on l’apposât en toutes choses et en tous lieux comme une marque honorable, je confesserais de mon côté, avec tous les catholiques, qu’il aurait bien entendu la vertu de la Croix et la manière de l’honorer, et que, comme il s’est vanté, il aurait prêché Jésus-Christ crucifié. Mais le pauvre homme n’arrête guère en cette démarche; il a dit cela pour amuser son lecteur, et quand ce vient au joindre, il renverse tout ce qu’il avait établi pièce après pièce, et va sans jugement contredire à tout ce qu’il avait dit, avec de misérables exceptions et limitations.
Il avait dit qu’en tous lieux et toutes choses on pouvait apposer la Croix comme une marque honorable; maintenant, pour se dédire honnêtement, il partage toutes les choses en deux, en politiques et non politiques, et puis limite la proposition générale que la Croix doit seulement être apposée dans les choses politiques: «S’il est question, dit-il, que nous conversions parmi les Juifs ou Mahumétistes, nous pouvons porter nos enseignes et armes croisées pour montrer ouvertement aux infidèles que nous sommes chrétiens, et que nos adversaires sont infidèles et mécréants; ainsi peut-on graver la Croix en la monnaie, pour montrer qu’elle est battue au coin d’un prince chrétien; ainsi, la Croix peut être mise dans les portes des villes, châteaux et maisons pour montrer haut et clair que les habitants de tels lieux font profession de chrétienté. Ainsi jadis fut ordonné que les instruments des contrats qui se passaient devant notaires publics devaient avoir le signe de la Croix, comme il en est parlé au livre du Code; et en pareilles choses politiques nous ne rejetons pas l’usage de la Croix matérielle.» Voilà sa première limitation.
La seconde est qu’elle ne soit mise dans les temples: «... enfin, dit-il, les choses sont allées si avant que la Croix a été mise dans les temples.»
Il avait dit que la Croix était une marque honorable, mais puis après, pour s’en dédire, il dit qu’il ne lui faut porter aucun honneur religieux ou conscien¬cieux.
Il avait dit que les Anciens apposaient la Croix en toutes choses et en tous lieux comme une marque honorable, et qu’on la portait partout pour testifier du triomphe de Christ, et bientôt après il fait dire aux mêmes Anciens, par la bouche d’Arnobe, ces paroles: «Nous n’honorons ni ne désirons d’avoir des croix.» Ce petit traiteur est un protée et caméléon.
Cependant, il me laisse à prouver par ordre que la Croix peut et doit être apposée aux choses sacrées et notamment au temple, qu’elle est honorable d’un honneur religieux, que les Anciens l’ont désirée et honorée, et qu’elle est un remède salutaire au genre humain, ce qu’il trouve encore mauvais. Mais avant toutes choses il me faudra montrer brièvement que la Croix représente Jésus-Christ crucifié et la Passion de celui-ci, afin que l’humeur ne lui prenne pas de refuser l’image de la Croix à cet usage, comme il a fait ci-devant de la vraie Croix.
Et pour commencer: «Bien souvent, dit saint Jean Damascène, ne nous ressouvenant pas (et ce par négligence) de la Passion de Jésus-Christ, voyant l’image de la crucifixion de celui-ci nous revenons en mémoire de sa Passion.» C’est pourquoi tous les Anciens, après Jésus-Christ même, l’ont appelée l’enseigne du Fils de Dieu. «Paula, comme parle saint Jérôme, visita tous les lieux saints avec telle ardeur qu’elle ne pouvait être retirée des premiers, n’eût été le désir qu’elle avait de voir le reste; prosternée donc devant la Croix, elle adorait là comme si elle y eût vu le Seigneur attaché et pendant; entrée dans le sépulcre, elle baisait la pierre de la résurrection que l’Ange avait roulée arrière de l’huis, elle léchait d’une bouche fidèle, comme des eaux infiniment désirées, la place du corps, en laquelle gisait le Seigneur»; témoignage certain que la Croix lui représentait le Crucifié. Chacun ne peut pas lire les livres sacrés, ni avoir toujours le prédicateur aux oreilles; ce donc que fait l’Écriture et le prédicateur en temps et lieu, la Croix le fait en toutes sortes d’occasions, en la maison, au chemin, en l’église, sur le pont, en la montagne; ce nous est un familier et perpétuel souvenir de la Passion du Sauveur. Julien l’Apostat reprochait aux chrétiens que, rejetant les armes de Jupiter, sa selle et ses boucliers, ils adoraient le bois de la Croix et peignaient la Croix sur leurs fronts et devant leurs maisons. Or saint Cyrille, pour lui faire réponse, fait un beau dénombrement des principaux articles de notre foi, et puis ajoute: «Le Bois salutaire nous fait souvenir de toutes ces choses, et nous avise de penser que, comme dit saint Paul (II Cor., V, 14-15), ainsi qu’un est mort pour tous, ainsi faut-il que les vivants ne vivent plus à soi, mais à Celui qui est mort et ressuscité.» Le traiteur même produit en cette sorte ce passage de saint Cyrille, confessant que la croix que les chrétiens mettaient devant leurs maisons était la marque et l’enseigne publique de Jésus-Christ; confession bien contraire à ce qu’il avait dit, que la Passion de Notre Seigneur était irreprésentable.
Ainsi, quand nos chrétiens ont découvert quelque nouveau pays dans les Indes, pour le dédier à Jésus-Christ ils y ont planté l’étendard de la Croix; dont Pierre Alvarez Capral, ayant pris pied au Bresil, il y éleva une très haute croix, de laquelle tout ce pays-là fut plusieurs années nommé région de Sainte Croix, jusqu’à tant que le peuple, laissant ce nom sacré, l’appela Brésil, du nom du bois de Brésil que l’on en tire pour la teinture. Et du vieux temps, alors que l’on renversa en Alexandrie les idoles de Séraphis plantées par toutes les portes, fenêtres, poteaux et murailles, on mit en leur place le signe de la Croix, au récit de Ruffin, et alors fut vérifié ce qu’Isaïe prédit (XIX, 19-20): En ce jour-là, l’autel du Seigneur sera au milieu de la terre d’Égypte, et le titre du Seigneur près le terme de celle-ci, et sera en signe et en témoignage au Seigneur Dieu des armées en la terre d’Égypte.


CHAPITRE VI

La Croix peut et doit être en usage dans les choses sacrées



C’est une plaisante fantaisie que celle du traiteur quand il trouve bon que l’on emploie la Croix dans les choses politiques, mais non pas dans les sacrées. «On peut, dit-il, graver la Croix en la monnaie, la planter devant les villes, châteaux et maisons.» Et pour quel usage tout cela, je vous prie? «Pour montrer, répond-il, haut et clair qu’on est chrétien.» Mais cela, n’est-ce pas un usage religieux? La confession et protestation de la foi, n’est-ce pas une action purement chrétienne? Et de fait, qui prendrait la croix politiquement, elle ne repré¬senterait que malheur et malédiction; si donc l’usage de la Croix n’est que religieux, pour être bon ou peut-il être mieux employé que dans les choses sacrées? Si la Croix est bienséante devant les villes et maisons pour montrer que les habitants de tels lieux font profession de chrétienté, ne sera-elle pas mieux à propos dans les églises et temples pour montrer que ceux qui s’y assemblent font profession de chrétienté, que ce sont lieux chrétiens et non mosquées turquesques?
Au demeurant, les Anciens mettaient la Croix dans les églises, témoin ce que j'ai récité ci-devant de saint Paulin qui en témoigne tout ouvertement, et de Lac¬tance Firmien, de l’intention duquel on ne saurait douter si l’on considère comme il parle:

Quisquis ades mediique subis in limine templi,
Siste parum, insontemque tuo pro crimine passum
Respice me, me conde animo, me in pectore serva.
Ille ego qui casus hominum miseratus acerbos,
Huc veni, pacis promissæ interpres, et ampla
Communis culpæ venia, hic clarissima ab alto
Reddita lux terris, hic alma salutis imago:
Hic tibi sum requies, via recta, redemptio vera,
Vexillumque Dei signum et memorabile fani.

Ce qui se peut, à mon avis, rendre français en cette sorte:

«Toi qui viens sur le seuil, du milieu de ce temple
Arrête un peu sur moi tes yeux et me contemple;
Retiens-moi bien avant dedans ton cœur fiché,
Innocent que je suis, et mort pour ton péché.
Je suis celui qui, d’un cœur et d’un œil pitoyable,
Regardant à l’état de l’homme misérable,
Descendis ici bas, Ambassadeur de paix,
Et portant le pardon général des forfaits.
Ici reluit d’en haut une lumière pure,
Et de l’humain salut le portrait et figure;
Je suis ici pour toi repos très assuré,
Le droit et bon chemin, le rachat avéré,
L’Étendard et drapeau du grand Dieu redoutable,
Et de ce temple-ci l’enseigne remarquable.»

Qui ne voit qu’il introduit l’image du Crucifix au milieu de l’église, admonestant celui qui entre? Autant en dis-je de ce que j'ai rapporté de la Liturgie de saint Jean Chrysostome. Le bon père Nylus, en une épître qui est récitée au IIe concile de Nicée, conseillait à Olimpiodorus de faire mettre la Croix en l’église du côté du levant, et deçà et delà dans les murailles les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament. Sophronius, ou bien Joannes Moscus Eviratus, récite qu’un orfèvre apprenti ayant charge de faire une croix d’or pour être mise et donnée à l’église, il y mêla, outre le poids de l’or qu’on lui avait fourni, une certaine quantité du sien. Celui qui faisait faire la croix, l’ayant trouvée plus pesante, pensa que cet apprenti eût changé ou altéré le fin or qu’il lui avait baillé, et commençait fort a se fâcher; mais le garçon lui fit cette vraie et sainte excuse, que n’ayant pas le moyen de faire une croix entière du sien pour dédier à Dieu, il avait au moins voulu employer ce peu qu’il avait pour rendre plus belle et grosse celle qu’il lui avait faite, et qu’au reste il n’y avait que du fin or. Réponse qui plut tant à celui qui avait commandé la croix, que n’ayant point d’enfants il adopta celui-là. Anastase Sinaitain, en l’oraison De sacra sinaxi, témoigne tout clairement que la coutume était que la Croix fût dans les églises; or il mourut il y a mille ans passés, témoin le docte Baronius.
La coutume donc était d’avoir des croix dans les églises, et surtout dès que l’Empire fut christanisé sous Constantin, car auparavant on n’en avait pas si commodité. Constantin, dit le traiteur, faisant ériger une croix de bronze, «il ne la mit pas en un temple, car alors les temples de Rome servaient encore aux idoles païennes». Il est toujours sur son impie distinction d’idole païenne et idole chrétienne; cependant il est vrai qu’en ce temps de persécution, les chrétiens, ayant peu d’églises dédiées, faisaient leurs assemblées où ils pouvaient. Mais dès lors que l’Église fut délivrée des tyrannies, on vit la Croix partout célébrée «dans les maisons, dans les places, dans les solitudes, dans les chemins, dans les montagnes, dans les vallées, en la mer, dans les navires, dans les îles, dans les lits, dans les vêtements, dans les armes, aux chambres et couches nuptiales, dans les banquets, dans les vases d’argent et d’or, dans les perles, dans les peintures des murailles, dans les corps des animaux malades, dans les corps possédés par les diables, dans les guerres, en paix, dans les jours, dans les nuits, dans les assemblées des délicats mondains, dans les rangs des moines, tant chacun va à l’envie d’avoir ce don admirable pour soi. C’est une grâce merveilleuse; aucun ne se confond, aucun n’a honte pensant que ç’a été une marque de mort maudite, mais chacun se pare de celle-ci beaucoup plus que des couronnes, des diadèmes, ou de plusieurs carcans et dorures émaillées de pierreries. Et non seulement on ne la fuit pas, mais est désirée et aimée, chacun en fait conte, elle reluit partout et est éparse dans les murailles des maisons, aux sommets, dans les livres, dans les cités, dans les rues, dans les lieux habités et inhabités.» C’est le dire du grand saint Chrysostome qui, pour vrai, n’eût pas eu à faire un si grand dénombrement des lieux et choses dans lesquels la Croix était employée, si de son temps l’Église eût été formee sur le patron de la réformation des huguenots. Pourrait-on bien dire de Genève, La Rochelle et autres telles villes ce que saint Chrysostome dit de l’Église de son temps? Nous n’y voyons aucune croix érigée ni aux portes de ville, ni devant les maisons, châteaux, forteresses, contrats, testaments: au contraire, on les a renversées, effacées autant que l’on a pu. Que sert-il donc de dire qu’en semblables choses politiques ils ne rejettent point la Croix matérielle? Beaucoup moins en inettent-ils sur les animaux malades ou sur les corps possédés du malin, car ce serait confesser la vertu de la Croix et l’employer àusage sacré. Aussi peu en ont-ils dans les rondeaux et assemblées des rnondains, et moins parmi les rangs des moines. Ce n’est pas donc de notre âge ni dès hier que les choses sont allées si avant que la Croix a été mise dans les temples, comme semble vouloir dire le traiteur.



CHAPITRE VII

La Croix a été employée aux sacrements et aux processions



Il faut que je dise mon opinion de l’intention de saint Chrysostome quand il dit que «la Croix était célébrée dans les rondeaux et démarches des délicats mondains et dans les rangs des moines: In choreis delicatorum et monachorum ordinibus»; cela ne me détourne point de mon chemin. je crois qu’il entend parler des processions des séculiers, et des moines, tant parce que la propriété des mots dont il use m’invite à cette intelligence, qu’aussi parce que, anciennement et notamment de son temps, on portait les croix aux processions. Les Ariens avaient composé des hymnes et chansons pour leur secte, et les faisaient chanter alternativement en leurs processions, surtout aux solennités, Dimanche et Samedi; saint Chrysostome douta que, par ce moyen, quelques-uns de son peuple ne fussent attirés (plusieurs se laissent aller à ces délicatesses extérieures sans sonder le mérite et le fonds de l’affaire, témoins les psaumes de Marot), et partant il dressa son peuple à semblable manière de chanter, et dans peu de temps les catholiques surpassèrent en ceci les hérétiques, non seulement en nombre, mais en appareil; car les images et enseignes de la Croix, faites d’argent, précédaient avec des flambeaux allumés, et l’eunuque de l’Impératrice avait charge de fournir aux dépens et faire dresser des psaumes et hymnes: c’est Sozomène qui fait ce récit ici. On portait donc de ce temps-là des croix d’argent et des flambeaux allumés aux processions.
Une grande peste pressait un jour l’Allemagne, tout le voisinage en était épouvanté; les habitants de Reims en Champagne recourent à Dieu avec l’interces¬sion de saint Remy, prennent un parement du sépulcre de celui-ci, allument force cierges et flambeaux, avec des croix font une procession solennelle et générale par tous les coins de la ville, chantant des hymnes et cantiques sacrés. Qu’advint-il? La contagion environne de toutes parts la cité, mais arrivant justement jusqu’au lieu où la procession avait été, comme si elle eût vu là les bornes et limites de son pouvoir, non seulement elle n’osa pas entrer dedans, mais encore ce qui était déjà d’infection fut par ce moyen repoussé: saint Grégoire de Tours, qui vivait il y a près de mille ans, en est mon auteur. Ainsi, les Empereurs ont mis ordre par leurs lois, que la Croix fût portée dans les processions par les députés à ce faire, et puis rapportée en un lieu décent et honnête; cela me fait bailler aux paroles de saint Chrysostome le sens que j'ai dit.
Or non seulement les Anciens portaient les croix aux églises et processions, mais consacraient les églises avec celles-ci et les mettaient sur les autels. « Notre Crucifix, dit saint Augustin, est ressuscité de mort et est monté aux cieux; il nous a laissé la Croix en mémoire de sa Passion, il a laissé sa Croix pour la santé. Ce signe est un rempart pour les amis et une défense contre les ennemis; par le mystère de cette Croix les ignorants sont catéchisés, par le même mystère la fontaine de la régénération est consacrée, par le même signe de la Croix les baptisés reçoivent les dons de grâce; par l’imposition des mains avec le caractère de la même Croix on dédie les basiliques, on consacre les autels, on parfait les Sacrements de l’autel; avec l’en¬tremise des paroles du Seigneur, les prêtres et lévites sont par ce même promus aux Ordres sacrés, et géné¬ralement tous les Sacrements ecclésiastiques sont parfaits en la vertu de celui-ci.» C’est le témoignage de saint Au¬gustin, car bien que ce sermon ne fût pas de saint Augustin, comme répond le traiteur (chose certes très malaisée à prouver contre le propre titre et inscription), si est-ce que ce point ici est de saint Augustin, car il dit tout le même en ses Traités sur saint Jean qui sont indubitablement siens. «Enfin, dit-il, qui est le signe de Jésus-Christ que chacun connaît, sinon la Croix de Jésus-Christ? lequel signe s’il n’est appliqué ou au front des croyants, ou a la même eau par laquelle ilssont régénérés, ou à l’huile par lequel ils sont chresmés, ou au sacrifice duquel ils sont nourris, rien de tout cela ne se parfait à droit. Comment donc ne sera-t-il rien signifié de bon par ce que les mauvais font, puisque par la Croix de Christ que les mauvais ont faite, tout bien nous est marqué et signé en la célébration de ses Sacrements.» Ou donc que le sermon que j'ai allégué soit de saint Augustin, ou de Fulgence son disciple, ou de quelque autre, si est-ce que la sentence que j’en ai rapportée est de saint Augustin. Saint Chrysostome en avait dit auparavant tout de même en cette sorte: «Portons d’un cœur joyeux la Croix de Jésus-Christ comme une couronne, car toutes les choses qui profitent à notre salut sont consumées par celle-ci; car, quand nous sommes régénérés la Croix de Jésus-Christ y est, quand nous sommes repus de la très sacrée viande, quand nous sommes colloqués pour être consacrés en l’Ordre, par tout et toujours cette enseigne de victoire nous assiste. Partant, portons avec grande affection la Croix au-dedans des maisons et dans les murailles (vous voyez qu’il parle du signe et image de la Croix), et dans les fenêtres, et au front encore, et en l’esprit, car cela est le signe de notre salut...» Et peu après, parlant encore de la Croix, il dit ainsi: «Laquelle il ne faut pas simplement former avec le doigt au corps, mais premièrement en l’esprit avec une grande foi; car si tu l’imprimes en cette sorte en ta face, pas un des méchants démons, voyant la lance par laquelle il a reçu la plaie mortelle, ne t’osera attaquer.» Il répète le même ailleurs, disant: «Cette maudite et abominable marque de dernier supplice, à savoir la Croix, a été faite plus illustre que les couronnes et diadèmes, car le chef n’est point tant orné par une couronne royale comme par la Croix, qui est plus digne que tout honneur; et de celle qu’auparavant on aborrissait, on en cherche si curieusement la figure si que l’on la trouve partout, vers les princes, sujets, hommes, femmes, vierges, mariées, serfs, libres; à tout coup chacun se signe de celle-ci, la formant en notre très noble membre, car on la figure tous les jours en notre front comme en une colonne. Ainsi, elle reluit en la Table sacrée ainsi en l’ordination des prêtres, ainsi encore derechef dans les Cènes mystiques avec le Corps de Jésus-Christ; on la voit célébrer partout...» Qui ne voit donc combien expressément saint Augustin et saint Chrysostome témoignent que la Croix était employée à tout, et surtout dans les choses saintes et sacrées) qui n’étaient pas estimées pour telles si elles n’étaient signées de la Croix. Mais saint Augustin remarque particulièrement que la Croix était nécessaire au Sacrement de l’Autel, qu’il nomme Sacrifice duquel sont nourris les chrétiens; autant en dit saint Chrysostome: l’enseigne de la Croix, dit-il, nous assiste «alors que nous sommes nourris de la très sacrée viande», et elle «reluit en la sacrée Table, et derechef en la Cène mystique avec le Corps de Jésus-Christ». Que pourrait-on dire plus exprès?
Mais remarquons que saint Chrysostome dit séparément que la Croix «reluit en la Table sacrée», et tantôt après «qu’elle reluit derechef en la Cène mystique avec le Corps de Jésus-Christ»; car il semble par là qu’il veuille dire que la Croix était non seulement à l’Autel ou Table sacrée (suivant ce qu’il est commandé aux prêtres, en sa Liturgie, de faire la révérence se retournant vers l’image de Jésus-Christ, et que saint Paulin récite d’avoir mis l’image de la Croix près l’autel, comme j'ai dit ci-devant), mais encore que l’image et figure de la Croix était empreinte en la très sacrée viande de l’Eucharistie. Aussi dans les préparatoires de la Liturgie ou Messe de saint Chrysostome, traduite par Leo Tuscus, le diacre doit, avec une lancette, faire le signe de la Croix sur le pain à consacrer, et quand ce vient à la célébration il est ordonné que l’on mette les pains sur l’autel en forme de croix; ce que même Nicolas Cabasile épluche par le menu en l’exposition de la Liturgie. Je sais qu’il y a plusieurs points en ce que j'ai dit qui se rapportent au simple signe de la Croix, mais il y en a beaucoup qui ne peuvent être entendus que de la croix faite en matière subsistante, comme quand il est dit que on mettait la Croix dans les maisons, murailles, fenêtres, en la Table sacrée, et qu’avec le caractère de celle-ci on dédiait les basiliques: or je n’ai pas osé séparer ce que mes auteurs avaient conjoint.
Cependant, il appert qu’on ne doit point mettre de barrière entre la Croix et les choses religieuses, selon la croyance de l’Antiquité. C’est grande pitié que d’un superbe et mal instruit on ne le peut faire démordre. Calvin avait dit que «si l’autorité de l’Église ancienne a quelque vigueur entre nous, nous notons que par l’espace de cinq cents ans ou environ, du temps que la chrétienté était en sa vigueur et qu’il y avait plus grande pureté de doctrine, les temples des chrétiens ont été nets et exempts de telle souillure»; il parle ainsi des images de Jésus-Christ et des Saints, et peu après il dit que «si on compare un âge avec l’autre, l’intégrité de ceux qui se sont passés d’images, mérite bien d’être prisée au pris de la corruption qui est surve¬nue depuis. Or, je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saints Pères eussent privé à leur escient l’Église d’une chose qu’ils eussent connue lui être utile et salu¬taire?» Les pauvres huguenots avaient été appris comme cela par le père de leur réformation; on leur a montré mille fois que c’était une fausseté, et que dans les cinq cents, voire dans les trois cents premières années, il y avait des images dans les églises: ils disent néanmoins, autant impudemment que jamais, que l’ancienneté ne mettait point des images aux églises. Mais ayant montré le contraire quant à l’image de la Croix, je puis dire: Hé je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saints Pères, Chry¬sostome, Augustin, Paulin, eussent mis en usage une chose qu’ils eussent connue être inutile et pernicieuse? Mais le mieux est qu’ils témoignent non seulement de leur fait, mais aussi de la pratique du christianisme de leur âge; ainsi Justinien l’empereur fit cette loi: «Que l’évêque, consacrant une église ou monastère, consacre le lieu à Dieu par oraison, fichant en celui-ci le signe de notre salut (nous entendons la vraiment adorable et honorable Croix); ainsi qu’il commence l’édifice met¬tant un si bon et propre fondement.» Il dit le même en plusieurs endroits, et veut qu’avant le bâtiment on plante toujours «venerabilem et sanctissimam Cru¬cem, la vénérable et très sainte Croix». Que saurait-on dire à tant de si grands témoins?
Le traiteur, pour ne sembler être du tout muet, nous oppose qu’Épiphane «passant par un village nommé Anablatha, étant entré en un temple où pendait un voile teint et peint ayant une image comme de Jésus-Christ ou de quelque saint, il mit en pièces ce voile, d’autant que cela était contre les Écritures; comme cela se lit plus au long en son épître translatée par saint Jérôme». Or je réponds: 1. Que cette der¬nière pièce d’épître, citée par le traiteur, n’est aucune¬ment de saint Épiphane, mais un agencement étranger; comme il appert en ce que le sens de l’épître était du tout bien achevé sans cette pièce-là, que cette pièce est hors de propos, qu’elle ne ressent aucunement la phrase de saint Épiphane ou de saint Jérôme, et que les ico¬noclastes, citant tous les témoignages qu’ils purent des anciens Pères, et nommément de saint Épiphane, ainsi qu’il est déduit au second concile de Nicée, ne produisirent jamais cette pièce de l’épître traduite par saint Jérôme. 2. Je réponds qu’en cette pièce-là il est dit que l’image peinte sur le voile était d’un homme pendu, comme de Jésus-Christ ou de quelque autre, contre les Écritures; il se pouvait donc faire que cette image fût dressée contre la vérité de l’histoire de la Passion de Notre Seigneur, avec quelque indécence, dont saint Épiphane ne se pouvait assurer que c’était qu’elle représentait, et partant eut raison de la déchirer. Mais que peut tout cela contre les images de la Croix et du Crucifix qui représentent au vrai la Passion de Notre Seigneur, ainsi qu’elle est décrite en l’Évangile? Si un évêque trouvait dans quelque église de sa charge l’image d’un Crucifix qui représentât Notre Seigneur non cloué mais attaché avec des cordes sur la croix, comme l’on voit par la faute des peintres, en plusieurs images, le bon et le mauvais larron pendus en cette sorte, ne ferait-il pas son devoir de déchirer et rompre telle image? et faudrait-il dire pourtant qu’il rejetât l’usage des images propres et bien faites?
De pareille force est le témoignage du concile Elibertin, cité par le traiteur, auquel il est dit «qu’en l’église on ne doit point avoir de peintures, afin que «ce qui est honoré et adoré ne soit peint dans les parois». Car je dis premièrement, que telle occasion peut naître en quelque province par laquelle on devra défendre que les images ne soient point dans les églises, comme si les infidèles, Maures, Turcs et hérétiques ravageaient les temples, brisaient les images et les outrageaient en mépris de ce qu’elles représentent, il ne serait que bon de leur enlever toute commodité et occasion. Je dis secondement, que la défense du concile Elibertin, selon la portée de la raison laquelle y est alléguée, ne s’étend pas aux images mobiles, mais à celles seulement qui sont peintes en et sur les murailles, et ne serait à l’aventure pas mal que telle défense fût observée parce que telles images sont sujettes à se gâter, défaire et effacer, non sans quelque mépris de leur saint et sacré usage, qui est la raison du concile disant: «Ne quod colitur aut adoratur in Parietibus depingatur: Afin que ce qui est honoré ou adoré ne soit peint dans les murailles.» Troisièmement, je dis que puisqu’on ne peut pas savoir le propre et particulier motif de ce concile, et qu’il n’était que provincial et de dix-neuf évêques seulement, il n’est raisonnable de le vouloir rendre opposant au général consentement et à la coutume de l’Église ancienne qui recevait les images aux églises, comme j'ai prouvé ci-devant. Mais qui voudra voir quelque chose de plus, touchant ces deux objections, qu’il lise ceux qui ont traité la controverse des images.



CHAPITRE VIII

La Croix a été honorable à toute l’Antiquité



«Quand il est question de réformer les désordres, il faut suivre le dire de Jésus-Christ en saint Matthieu, chap. XIX: Il n’était pas ainsi au commencement. Si donc au commencement, lorsque l’Église a été pure et la vérité sincère, le signe de la Croix n’a point été fait, elle n’a point été dressée, saluée ni adorée, c’est très mal fait d’avoir introduit cette corruption (qui ne peut être bonnement appelée coutume), et c’est encore plus mal fait de la retenir.» C’est un discours du traiteur, auquel je réponds en cette sorte; si alors que l’Église était pure, au commencement, on a fait le signe de la Croix, on l’a dressée, saluée et honorée, c’est très mal fait d’avoir introduit la présomption (qui ne se peut bonnement appeler réformation) d’abattre, mépriser et déshonorer le signe de la Croix; certes, au commen¬cement on ne faisait pas ainsi. L’Église était pure, selon la confession des réformateurs, les cinq cents pre¬mières années, et, il faut croire le traiteur, les yeux des chrétiens commencèrent seulement «à se ternir et à ne voir plus guère clair au service de Dieu» au temps de saint Grégoire pape. Voyons comme on se gou¬vernait alors touchant l’honneur de la Croix, et nous trouverons que les païens appelaient les chrétiens, par injure, «religieux et dévots de la Croix: reli¬giosos Crucis». Tertullien, répondant pour eux, ne le nie en aucune façon, mais le concède; autant en fait Justin le Martyr; saint Athanase dit ces propres paroles: «Pour vrai, nous adorons la figure de la Croix, la com¬posant de deux bois.» J'ai cité ci-dessus ces témoi¬gnages, avec plusieurs autres. Or ces grands personnages vivaient en la fleur de l’Église, dont saint Thomas et saint Bonaventure ont dit l’honneur de la Croix et des autres images être une tradition apostolique; car, voyant qu’il a commencé tout aussitôt que le christianisme, et que si l’on remonte d’âge en âge dans le temps des Apôtres on en trouvera une observation perpétuelle, ils se sont tenus en la règle de saint Augustin qui porte, que «l’on croit très justement que ce que l’Église uni¬verselle tient, et n’est institué par les conciles mais a toujours été observé, n’a point été baillé sinon par l’autorité apostolique». Saint Jean Damascène, longtemps avant eux, en avait dit tout de même: «C’est, dit-il, une tradition non écrite, aussi bien que l’adoration vers le levant à savoir, d’adorer la Croix», ce sont ses paroles. Et saint Basile, beaucoup plus ancien, parlant de Jésus-Christ, de sa Mère, de ses Apô¬tres, Prophètes et Martyrs, il dit qu’il «honore les histoires de leurs images et qu’il les adore tout ouverte¬ment, car, dit-il, cela étant baillé par les saints Apôtres, il ne le faut pas défendre, mais en toutes nos églises, nous dressons leurs histoires». Le second concile de Nicée, ayant parlé de l’honneur de la Croix et des images, conclut en cette manière (Act. VII): «Celle-ci est la foi des Apôtres, celle-ci est la foi des Pères.» Et la même (Act. IV) est récitée l’épître du bienheureux père Nylus au proconsul Olynipiodorus qui voulait bâtir un temple, par où il lui conseille de mettre l’unique et seule image de la Croix au lieu sacré vers l’Orient. Or, qui ne sait qu’anciennement les chrétiens adoraient vers le levant? Ce Père donc voulait que la Croix fût mise au lieu vers lequel se faisait l’adoration. Constantin, comme dit Sozomène, dressa son labarum en forme de croix parce que la coutume était que les soldats fissent révé¬rence à cet étendard, afin que, par là, peu à peu ils fussent accoutumés, par la continuelle vue et vénéra¬tion de la Croix, à rejeter le paganisme et embrasser la foi de Jésus-Christ. Saint Chrysostome appelle la figure de la Croix «plus digne que tout honneur: omni cultu digniorem», et commande en sa Liturgie, comme j'ai dit naguère, que le prêtre venant à l’autel fasse la révérence à la Croix.
Saint Augustin témoigne que combien qu’anciennement on crucifiât les malfaiteurs, de son temps toutefois on n’en crucifiait point. « D’autant, dit-il, que la Croix est honorable et finie; elle est finie quant à la peine, mais elle demeure en gloire, et des lieux des supplices elle est passée sur le front des empereurs.» Aussi, le traiteur confesse que les méchants eussent été «honorés par tel supplice», dont le bienheureux Prince des Apôtres, saint Pierre, devant être crucifié, pria que ce fût les pieds contre-mont s’estimant indigne d’être crucifié en même manière que son Maître, com¬me dit saint Jérôme, et saint Dorothée le touche. Saint André, son aîné, ne se pouvait saouler de saluer et caresser la croix en laquelle il devait être pendu, tant il s’estimait honoré de mourir de cette mort-là, selon le témoignage des prêtres d’Achaïe au livret qu’ils firent de son martyre. Or, ce fut Constantin qui abolit le supplice de la croix, «d’autant qu’il honorait beaucoup la Croix, tant pour l’aide qu’il avait reçue aux combats en vertu de celle-ci, que pour la divine vision qu’il en avait eue», comme parle Sozomène; lequel dit à ce propos une chose bien remarquable si elle est conférée avec un trait d’Eusèbe en la vie de Constantin. Eusèbe témoigne qu’avant que Constantin donnât la bataille contre Licinius, il se retira hors le camp au tabernacle ou pavillon de la Croix avec quelque nombre des plus dévots qu’il trouva près de soi, et ce pour prier Dieu et se recommander a sa miséricorde, ce qu’il avait accoutumé de faire en toutes semblables occasions.
Sozomène, d’autre part, écrit que ce grand empereur avait fait faire un pavillon ou tabernacle en guise d’une église ou chapelle qu’il portait toujours avec soi quand il allait à la guerre, afin que tant lui que l’armée eût un lieu sacré auquel on louât Dieu, on le priât et on pût recevoir les sacrés mystères, car les prêtres (sa¬cerdotes) et diacres suivaient toujours ce tabernacle à cette intention. Qui ne voit maintenant que le tabernacle de la Croix duquel parle Eusèbe n’était autre chose que l’église ou chapelle portative de laquelle Sozomène témoigne? Il y avait donc, au camp de Cons¬tantin, une église de Sainte-Croix, et non seulement la Croix était en l’église, mais l’église même était dédiée à Dieu sous le nom et vocable de la Croix: grande preuve de l’honneur qu’on portait à la Croix.
À même intention les empereurs Théodore et Valentin ont fait cette loi: «Ayant sur tout un grand soin de conserver la religion de la suprême Divinité, qu’il ne soit loisible à personne de graver ou peindre le signe du Sauveur Jésus-Christ, ou en terre, ou en pierre ou en marbre qui soit mis à terre.» C’était parce qu’ils voulaient que la Croix fût en lieu honorable, et non à terre où elle pouvait être foulée aux pieds, tant ils portaient de respect à ce saint portrait: ainsi Justinien l’appelle très sainte Croix et vénérable. Sedule, très ancien poète, parle de l’honneur de la Croix en cette sorte:

Pax Crucis ipsefuit, violentaque robora membris
Illustrans propriis pœnam cestivit honore,
Suppliciumque dedit signurn magis esse salutis,
Ipsaque sanctificans in se tormenta beavit.
Neve quis ignoret speciem Crucis esse colendam,
Quœ Dominum portavit ovans ratione potenti,
Quatuor inde plagas quadrati colligit orbis.

«Ô Croix, il fut ta paix, et par sa chair si digne
Rendant ta cruauté plus que jamais insigne,
Il a de tant d’honneur ta honte revêtu,
Et fait que ton supplice (ô étrange vertu)
Soit de notre salut la preuve plus certaine,
Béatifiant les tourments dont il souffrit la peine.
Qui donc niera qu’il nous faille honorer
L’image de la Croix, ou qui peut l’ignorer?
Puisque en triomphe elle a porté notre grand Maître,
Et par vive raison le portant fait paraître
Que bien qu’en quatre parts le monde est partagé,
Il est tout en la Croix comme en un abrégé.»

Prudence, encore plus ancien, témoigne que les empe¬reurs chrétiens honoraient la Croix:

Ipsa suis Christum capitolia Romula mœrent
Principibus lucere Deum:
Jam purpura supplex
Sternitur Æneadœ rectoris ad atria Christi,
Vexillumque Crucis summus dominator adorat.

«Le Capitole on voit à Rome dépité
Que Jésus, par ses rois, soit pour Dieu reputé;
Dans les églises on voit, tout à terre abattue,
La pourpre des Romains humblement étendue,
Et de ce monde bas le souverain monarque
Adore de la Croix l’étendard et la marque.»

À cette coutume des empereurs se rapporte l’avertissement que saint Remy fit au roi Clovis:

Mitis depone colla, Sicamber,
Incende quod adorasti,
Et adora quod incendisti.

«Sicambrien gracieux,
Baisse le col et les yeux,
Brûle la chose adorée,
Puis adore la brûlée.»

C’est qu’il le veut rendre capable du christianisme, qui fait brûler les idoles et honorer la Croix. Mais à quoi, je vous prie, visait la bravade que les païens faisaient aux chrétiens, récitée par Minutius Felix au huitième Livre joint a ceux d’Arnobe: « Voici des supplices pour vous, et des tourments et des croix, non plus pour adorer mais pour souffrir»? n’était-ce pas une présupposition de l’honneur que les chrétiens faisaient à la Croix qui leur faisait avancer ces paroles: Ecce vobis supplicia, tormenta, et jam non adorandæ sed subeundæ cruces? En voilà bien assez pour convaincre le traiteur, qui a bien osé dire que du temps de la pure et primitive Église on n’a dressé ni vénéré la Croix, ou bien, qui revient tout en un, qu’il ne lui faut porter aucun honneur religieux; car, à quel autre honneur se peut rapporter ce que j'ai produit jusqu’ici?


CHAPITRE IX

Comme la Croix est saluée, et si elle est invoquée en l’Église



Le traiteur, non content d’avoir dit en général qu’il ne faut vénérer la Croix ni la dresser à aucun usage religieux, se jette à faire des reproches à l’Église sur certaines particulières actions d’honneur qui se font à la Croix, lesquelles, selon son souverain avis, ne sont autres qu’idolâtries et forceneries. Il se plaint donc en cette sorte:
«1. Les choses sont allées si avant que la Croix a été mise dans les temples; a été saluée par ces mots: O Crux ave, c’est-à-dire, Croix bien te soit, qui sont propos ineptes; 2. et incontinent invoquée en disant: Auge piis justitiam reisque dona veniam, c’est-à-dire, augmente la justice aux bons et donne pardon aux coupables; 3. item, Crucem tuam adoramus Domine, c’est-à-dire, Seigneur nous adorons ta Croix; qui sont propos blasphématoires, car c’est Jésus-Christ à qui telle prière doit être faite et dressée, c’est Jésus-Christ qui est le Fils lequel doit être baisé, et non pas le bois de sa Croix... mais d’autant que l’Église romaine s’adresse à la croix matérielle, il appert que c’est idolâtrie insupportable. 4. Et afin qu’il ne semble qu’on leur fasse tort par tels propos, voici les mots dont ils usent quand ils bénissent le bois de la Croix: Seigneur, que tu daignes bénir ce bois de la Croix, à ce qu’il soit remède salutaire au genre humain, fermeté de foi, avancement de bonnes œuvres, rédemption des âmes, défense contre les cruels traits des ennemis; item: Nous adorons ta Croix; item: Ô Croix qui dois être adorée, ô Croix qui dois être regardée, aimable aux hommes, plus sainte que tous, qui seule as mérité de porter le talent du monde, doux bois, doux clous, portant doux faix, sauve la présente compagnie assemblée en tes louanges; item: Croix fidèle, arbre seule noble entre toutes, nulle forêt n’en porte de telle en rameaux, en fleur et en germe; le bois doux soutient des doux clous et un faix doux. 5. De même étoffe est la prière française qui se lit presque en toutes les Heures, qu’on appelle; au moins l’ai-je lue en celles que Michel Jove a imprimées à Lyon, l’an 1568, qui sont à l’usage de Rome; en voici les termes:

Sainte vraie Croix adorée,
Qui du corps Dieu fut ornée,
Et de sa grande sueur arrosée,
Et de son sang enluminée;
Par ta vertu, par ta puissance,
Garde mon corps de mal méchance,
Et m’accorde par ton plaisir
Que vrai confessé puisse mourir.

6. Et n’a pas été seulement appelée la Croix adorée, mais aussi le Vendredi a été dit adoré, à cause de l’adoration de la Croix de ce jour-là. Pareilles inepties et blasphèmes se commettent autour de la lance, de laquelle sainte lance la fête se célèbre le Vendredi après les octaves de Pâques, et lui est adressée la prière sui¬vante: Bien te soit fer triomphal, qui entrant en la poitrine vitale ouvre les huis du ciel; heureuse lance, navre-nous de l’amour de celui qui a été percé par toi.»
Voilà les subtiles recherches que fait ce plaisant traiteur pour convaincre les catholiques d’être «for¬cenés, rendus punais par l’idolâtrie et plus stupides que le bois», car c’est ainsi qu’il nous traite. De Bèze lui avait ouvert le chemin en ses Marques de l’Église, que ce grand esprit de Sponde lui a si bien effacées qu’il m’eût ôté l’ennui de répondre en ce point, si Dieu ne l’eût voulu lever des ennuis de ce monde avant que son œuvre fût achevée. Je réponds donc au traiteur, à de Bèze, et à leurs semblables, citant par ordre les griefs qu’ils ont pu prétendre en cet endroit et les raisons pour lesquelles ils ne sont recevables.
1. Ils trouvent mauvais que l’on parle à la Croix, qu’on la salue, et beaucoup plus qu’on l’invoque, puis¬qu’elle n’a ni sentiment ni entendement; mais à ce compte il faudrait se moquer des saints Prophètes, qui en mille endroits ont adressé leurs paroles aux choses insensi¬bles: Ô Cieux jetez la rosée d’en haut, et que les nues pleuvent le juste, que la terre s’ouvre et qu’elle germe le Sauveur (Isaïe, XLV, 8); Ô cieux, oyez ce que je dis (Deut., XXXII, 1); J’invoque à témoins le ciel et la terre (Isaïe, I, 2); Bénissez, soleil et lune, le Seigneur (Dan., III, 62); Louez-le, soleil et lune (Ps. CXLVIII, 3); Qu’as-tu, ô mer, qui te fasse fuir, et toi, ô Jourdain, que tu sois retourné arrière (Ps. CXIII, 5)? Saint André ne vit pas si tôt la croix en laquelle il devait être crucifié qu’il s’écrie saintement: «Ô bonne Croix qui as reçu ton ornement des membres de mon Seigneur, longtemps désirée, soigneusement aimée, cherchée sans relâche, et enfin préparée à mon esprit désireux, reçois-moi d’entre les hommes et me rends à mon Maître, affin que celui-là me reçoive par toi, qui par toi m’a racheté.» La dévote Paula, entrée dans l’étable où Notre Seigneur naquit, avec des larmes entremêlées de joie, soupirait en cette sorte: « Je te salue, ô Bethléem, maison de pain, en laquelle est né ce Pain qui est descendu du ciel; je te salue Ephrata, région très fertile et porte fruit, de laquelle Dieu est la fertilité.» Lactance, parlant du jour de la Résurrection, «Salve festa dies, dit-il, toto venerabilis œvo: Je te salue, ô jour à tous temps vénérable.» Ce sont des façons ordinaires aux âmes vivement éprises de quelque affection. Qui ne sait combien les apostrophes et prosopopées sont en commun usage à toute sorte de gens? Et quelle plus grande ineptie que de faire le fin à reprendre semblables termes? Et quel danger peut-il avoir en ce langage:

Donne aux bons accroît de justice
Pardonne aux pécheurs leur malice;

qui a son patron et modèle en l’Écriture sainte, et mille traits des plus anciens Pères pour garants? La rosée qu’Isaïe demande aux cieux n’est autre que le Sauveur; et David (Ps. CXLVIII, 8) demande au feu, grêle, neige, glace, qu’elles louent Dieu; et saint André, à la Croix, qu’elle le rende à son Maître; mais ces choses leur sont autant impossibles que de pardonner aux pécheurs.
Or, quoique en toutes ces manières de dire les paroles soient adressées à la Croix, au ciel, à la neige et semblables choses inanimées, si est-ce que l’invocation passe plus outre et se rapporte à Dieu et au Crucifix. Voici un exemple signalé: Josué désire (Josué, X, 12-13) que le soleil et la lune s’arrêtent et parent au milieu de leur carrière; à quoi, je vous prie, s’adresse-t-il pour en avoir l’effet? Quant à l’intention, pour vrai, il fait sa requête à Dieu: Tunc locuutus est Josue Domino, in die qua tradidit Amorrhœum in conspectu filiorum Israel: Alors Josué.parla au Seigneur, en la journée que Dieu livra l’Amorrhéen à la vue des enfants d’Israël. Voilà son intention qui va droit à Dieu, mais quant à ses paroles elles n’arrivent que jusqu’au soleil et à la lune: Dixitque coram eis: Sol, contra Gabaon ne movearis, et luna contra vallem Aialon: Et dit devant ceux-ci: Ô soleil, n’avance point contre Gabaon, et toi, ô lune, contre la vallée d’Aïalon. Voilà les paroles qui sont adressées au soleil et à la lune, et voici l’effet qui ne part que de la main de Dieu: Stetit itaque sol in medio cœli, et non festinavit occumbere spatio unius diei; nonfuitpostea et antea tam longa dies, obediente Deo voci hominis: Donc le soleil s’arrêta au milieu du ciel et ne se coucha point par l’espace d’un jour; jamais auparavant ni après, jour ne fut si grand, Dieu obéissant ou secondant à la voix de l’homme. Cette prière, donc, «Donne aux bons accroît de justice», n’a que le son extérieur des paroles qui va à la Croix, le sens et l’intention se rapporte du tout au Crucifix. Quand Josué demande au soleil qu’il cesse son mouvement, c’est prier Dieu qu’il l’arrête; quand nous demandons à la Croix qu’elle pardonne aux pécheurs, c’est prier le Crucifié qu’il nous pardonne par sa Passion; et si les paroles semblent mal adressées quant à leur propre signification, elles sont néanmoins redressées par l’intention de ceux qui les profèrent, et il n’y a aucune messéance, parce que ces façons de parler sont ordinaires, familières et bien entendues de ceux qui ne sont pas chicaneurs et mal affectionnés.
2. J'ai donc assez répondu à la plainte que fait le traiteur touchant la salutation et invocation de la Croix, et, par conséquent, à ce qu’il peut alléguer de la prière faite en la rime française qu’il dit être dans les Heures «faites à l’usage de Rome». J’admire seulement cette délicate âme, laquelle ayant dit que cette rime se trouve «presque en toutes les Heures», interprète tout à coup son «presque» de celles seules de Michel Jove, imprimées l’an 1568; et, pour être encore plus inepte, veut mettre en usage une vielle rime plate française dans les offices de Rome. Ne sait-il pas qu’on ne parle pas français à Rome, et surtout dans les offices? La médisance n’a soin que de parler, il ne lui chaut de savoir comment. Or veut-il faire passer cette calomnie sous corde, parce que bien souvent les libraires joignent avec les Heures en un même volume plusieurs traités et oraisons, bien souvent mal à propos, sans congé ni raison; mais lui qui ose bien censurer les œuvres de saint Augustin, et en rejeter plusieurs pièces comme n’ayant le style et la gravité assortissante aux autres, quoiqu’elles soient comprises sous le même titre, n’a-t-il pas connue que ces rimes françaises et autres telles oraisons ne sont pas des appartenances de l’office et des Heures de Rome? Il est sot s’il ne l’a considéré, il est imposteur s’il l’a considéré. Ce n’est pourtant pas pour absurdité que j’estime être en l’étoffe de cette rime-là que j’en parle ainsi, car elle ne contient rien qui n’ait une bonne intelligence, comme il appert assez de ce que j'ai dit ci-devant.
3. Autant en dis-je de la dévotion dont se servent aucuns la Semaine sainte, et les vendredis blancs, que le traiteur avance et tâche de noircir; ce sont observations dignes de lui, et ne touchent aucunement l’Église catholique, car ces dévotions n’ont aucune auto¬rité publique, ni ne sont jointes aux Heures comme parties de celles-ci; nos calendriers approuvés ne font mention ni des vendredis blancs ni des vendredis noirs. Une sottise ne laisse pas d’être telle pour être imprimée, ou attachée au bout de quelques beaux livres. Si ne veux-je pas dire que la substance de ces dévotions soit mauvaise; il y a, à l’aventure, quelques circonstances plutôt légères que vicieuses, mais c’est une vanité intolérable d’aller a la recherche de ces pointillés au milieu d’une dispute sérieuse.



CHAPITRE X

Des titres et paroles honorables que l’Église donne à la Croix



4. Le traiteur et de Bèze trouvent mauvais que nous disions Crucem tuam adoramus Domine: Seigneur nous adorons ta Croix; car c’est le Fils qui doit être baisé et non pas la Croix, disent-ils. Mais attendant de répondre encore plus au long au Livre quatrième, je dis qu’il n’y a pas autre inconvénient d’adorer la Croix aux chrétiens, qu’aux Juifs l’Arche de l’alliance, comme j'ai montré qu’ils faisaient, ci-devant; ni de la baiser, que de baiser le bout de la verge de Joseph, comme fit Jacob (Gen., XLVII, Héb., XI, 21) selon la plus vraisemblable opinion, ou celle d’Assuérus, comme fit Esther selon la sainte parole (Esther, V, 2). Je dis que la plus pure Église l’a adorée et l’a tenue pour adorable, comme je prouve, et l’a baisée encore, comme témoigne saint Chrysostome en l’homélie De l’adoration de la Croix. Je dis qu’on baise assez par honneur le prince et le roi quand on baise le bout de son manteau ou de son sceptre, mais on ne baise pas autrement les mains aux souverains que baisant leurs manteaux; l’honneur fait à telles appartenances se rapporte à ceux de qui elles sont. Aucun ne trouverait mauvais qu’un sujet dît et protestât: Sire, j’honore votre sceptre, votre couronne ou votre pourpre; ainsi Notre Seigneur a agréable qu’on dise: Seigneur, j’honore ou adore (car l’un et l’autre en cet endroit n’est qu’une même chose, comme il sera dit au quatrième Livre) j’adore, dis-je, votre Croix. C’est donc une chicanerie étrange d’appeler cela idolâtrie, puisque tout l’honneur en revient à Jésus-Christ, qui n’est pas une idole mais vrai Dieu.
5. Ils nous reprochent la bénédiction de la Croix; mais, où ils trouvent mauvais qu’on la bénisse, et je leur oppose saint Paul, qui dit (I Tim., IV, 4, 5) que toute créature est sanctifiée par la parole de Dieu et par l’oraison; où ils trouvent mauvais les titres que l’on baille à la Croix en cette bénédiction et en plusieurs autres parties de nos offices, et alors je leur oppose toute l’Antiquité. Quels titres veulent-ils lever à la Croix? je crois que voici ceux qui les fâchent le plus: Remède salutaire du genre humain, rédemption des âmes, très adorable, plus sainte que tout, notre unique espérance. Qui ne sait que les plus saints et anciens Pères de l’Église l’ont ainsi appelée? Saint Chrysostome, en une seule homélie, lui baille passé cinquante titres d’honneur, et entre autres il l’appelle «espérance des chrétiens, résurrection des morts, chemin des désespérés, triomphe contre les diables, père des orphelins, défenseur des veuves, fondement de l’Église, médecin des malades». En la première homélie de la Croix et du larron, il l’appelle «substance de toute joie spirituelle et élar¬gissement abondant de tous biens»; en la seconde, il l’appelle «notre soleil de justice», et ailleurs, «épée par laquelle Jésus-Christ a rompu et anéanti les forces du diable». Saint Éphrem l’appelle «précieuse et vivifiante, vainqueresse de la mort, espérance des fidèles, lumière de l’univers, huissière du Paradis, exterminatrice des hérésies, fermeté de la foi, grande et salutaire défense et gloire perpétuelle des bien sen¬tants et leur rempart inexpugnable»: ce dernier titre lui est encore baillé par le grand saint Antoine. Origène l’appelle «notre victoire», Eusèbe et le grand Constantin, «signe salutaire», saint Augustin, « honorée et honorifiée», Justin le Martyr, «ensei¬gne principale de force et principauté», Justinien l’Empereur, «vraiment vénérable et adorable», et saint Chrysostome encore l’appelle « plus digne que toute vééeration et révérence: omni cultu digniorem». Quel reproche nous peut-on faire si nous parlons le langage de nos pères et de notre mère? C’est aux hérétiques nourris hors de la patrie et maison, de produire des mots nouveaux et de trouver étrange le langage des domestiques.
Au demeurant, les mots n’ont autre valeur que celle qu’on leur baille. Je dirais volontiers qu’ils sont comme les chiffres zéro, qui ne valent sinon à mesure des nombres qui les précèdent; les noms aussi n’ont leur signification qu’a proportion de l’intention avec laquelle on les produit, comme les robes plissées qui sont larges et étroites selon le corps sur lequel elles sont mises. Y a-t-il mot de plus grande signification que le mot de Dieu, qui signifie le souverain Être et l’Infini? néanmoins parfois le Saint Esprit l’accourcit tant qu’il le fait joindre aux créatures: J'ai dit, vous êtes dieux (Ps. LXXXI, 6); Dieu se trouve en l’assemblée des dieux, or au milieu il juge les dieux (ibid., 1); je t’ai constitué Dieu de Pharao (Exod., VII, 1). Joseph fut appelé Sauveur (Gen., XLI, 45), aussi fut bien Osée fils de Nun (Num., XIII, 17), mais ce mot n’eut pas tant d’étendue sur eux comme sur Notre Seigneur. Dieu envoya son Fils afin que le monde fût sauvé par celui-ci (Jean, III, 17); saint Paul fut fait tout à tous afin qu’il sauvât tous (I Cor., IX, 22): voilà des paroles bien pareilles quant à l’écorce, mais leur sens est bien différent l’un de l’autre. Ces esprits clairvoyants qui adorent Dieu au second ordre des Anges sont appelés Chérubins, et leurs images sont appelées Chérubins; voilà un même mot, mais les choses sont différentes. C’est une sotte subtilité de tant disputer des mots quand il appert de la bonté de l’intention; la règle est générale qu’il les faut entendre selon la capacité du sujet dont il est question, secundum subjectam materiam: il est forcé que les choses s’entreprêtent leurs noms les unes aux autres, car il y a plus de choses que de mots, mais c’est à la charge qu’ils ne soient appliqués que selon l’étendue et valeur des choses pour lesquelles on les emploie. Jésus, saint Paul et la Croix sauvent; voilà un seul mot, mais employé à plusieurs sens et différemment: quant à Jésus, il sauve comme principal agent méritoire, et qui fournit à la rançon en toute abondance; au regard de saint Paul, il sauve comme procureur et solliciteur, et la Croix com¬me instrument et outil de notre rédemption. Les paroles des gens de bien et sages sont toujours prises sage¬ment et en bonne part, par les gens de bien: qu’y a-t-il de meilleur et de plus sage que l’Église? c’est une malice expresse de tirer à un sens blasphématoire ses paroles, qui peuvent avoir un sens bienséant et sortable sans forcer la commune et ordinaire manière d’entendre. La Croix est un remède salutaire, rédemption des âmes, très adorable, notre unique espérance, plus sainte que tout; cela s’entend selon le rang qu’elle tient entre les instruments de la Passion et de notre salut; qui l’enten¬drait comme du Rédempteur même serait inepte et sot, car le sujet en est du tout, sans difficulté, inepte et inca¬pable.
Et à ce propos, quand j'ai vu Illyricus ou Simon Goulart, au Catalogue des témoins de leur vérité prétendue, après avoir cité saint Chrysostome attribuant à la Croix plusieurs beaux titres, ajouter par forme de commentaire: Encomia Crucis Chrysostomus suo more canit, signo quod signatæ rei convenit tri¬buens; ista vero postea pontificii non sine blas¬phemia et idolatria ad signum ipsum retulerunt; c’est-à-dire: «Chrysostome, à sa façon, chante les louanges de la Croix attribuant au signe ce qui convient à la chose signifiée, mais par après les papaux ont rapporté ces choses au signe même, non sans blasphème et idolâtrie»; quand j'ai vu cela, dis-je, j'ai admiré la véhémence de. cette passion qui ne permet aux novateurs de prendre en bonne part de l’Église Catholique les mêmes mots et les mêmes paroles qu’ils prennent bien en bonne part de la bouche de saint Chrysostome. Qui leur a dit, je vous prie, que parlant comme saint Chrysostome, nous entendons autrement que lui? C’est chose certaine que nous attribuons bien souvent au signe ce qui convient à la chose signifiée, comme quand nous disons: Sire, j’honore votre sceptre, ou bien: Seigneur, j’adore votre Croix.
Enfin ce serait bien en cet endroit ou aurait lieu la distinction tant prêchée par le traiteur, de la croix tourment et de la croix instrument de tourment, car bien souvent, louant la Croix, on n’entend pas parler du seul bois ou signe de sa Croix, mais encore des tourments et peines que Notre Seigneur a soufferts. Mais le traiteur n’a garde d’employer la distinction à bien et à propos.
6. Le traiteur passe outre à se plaindre de ce qu’on appelle le vendredi «aoré, c’est-à-dire adoré, à cause de l’adoration de la Croix de ce jour-là». Or ne sais-je bonnement si aoré veut dire adoré ou doré, ou bien, de requête, prière et oraison, mais je dis: 1. Que ce mot ne touche sinon certaines parties de la France, ailleurs on ne l’appelle point ainsi. 2. Que c’est un nom bien appliqué, car en cet endroit adoré ne veut dire autre que vénéré et honoré; or qui ne sait que les jours dans lesquels se sont faites quelques saintes actions, ou bien ceux desquels on en fait mémoire, sont partout en l’Écriture appelés très saints, très célèbres et vénérables? Le dimanche est appelé jour du Seigneur pour ce qu’il est dédié à Dieu; saint Augustin l’appelle vénérable, comme Lactance et saint Chrysostome appellent de même le jour de Pâques; pourquoi ne sera vénérable le vendredi dédié à Dieu en honneur de la Passion? 3. Je dis de plus que la raison principale pour laquelle ce jour-là est appelé aoré n’est pas l’adoration extérieure de la Croix, mais la sainteté de la mort du Sauveur, laquelle y est célébrée, dont l’adoration extérieure n’est qu’une protestation.
Or combien soit ancienne la célébration du vendredi, et surtout du vendredi saint, à l’honneur de la Croix, saint Chrysostome en témoignera: «Commençons aujourd’hui, mes très chers, dit-il, à prêcher du trophée de la Croix; honorons cette journée, mais soyons plutôt couronnés en célébrant ce jour, car la Croix n’est point honorée par nos paroles, mais nous mériterons les couronnes de la Croix par notre fidèle confession; aujourd’hui la Croix a été fichée et le monde a été sanctifié.» Et ailleurs: « Aujourd’hui Notre Seigneur a été pendu en la Croix; célébrons de notre côté sa fête d’une trop plus grande joie pour apprendre la Croix être la substance de toute notre réjouissance spirituelle, car auparavant le seul nom de la croix était une peine, mais maintenant il est nommé pour gloire, jadis il portait l’horreur de condamnation, maintenant c’est un indice de salut, car la Croix est cause de toute notre félicité.» Et plus bas: «Ainsi saint Paul même a commandé que l’on célébrât fête pour la Croix, ajoutant la cause en cette sorte: Parce que Jésus-Christ notre Pâques a été immolé (I Cor., V, 7) pour nous. Vois-tu la liesse reçue pour le regard de la Croix? car en la Croix Jésus-Christ a été immolé.» Sozomène témoigne que Constantin le Grand, longtemps avant saint Chrysostome, «a vénéré le jour du dimanche comme celui auquel Jésus-Christ ressuscita des morts, et le vendredi comme celui auquel il fut crucifié; car il porta beaucoup d’honneur a la sainte Croix, tant pour le secours reçu par la vertu d’icelle en la guerre contre les ennemis, qu’aussi pour la divine vision qu’il eut d’icelle». Mais non seulement saint Chrysostome écrit qu’on honorait beaucoup le vendredi pour la Croix, mais dit ouvertement qu’au vendredi saint on adorait la Croix. «Le jour anniversaire revient qui représente la trois fois heureuse et vitale Croix de Notre Seigneur, et nous la propose pour être vénérée, et nous fait chastes et nous rend plus robustes et prompts à la course de la carrière des saintes abstinences; nous, dis-je, qui d’un cœur sincère et avec lèvres chastes la vénérons: nos qui sincero corde eam castisque labris veneramur.» Or sus donc, quel danger y a-t-il d’honorer la Croix, la baiser, et de nommer le vendredi aoré ou adoré, voire quand on le nommerait ainsi pour l’adoration de la, Croix qu’on fait ce jour-là? Pourquoi appelait-on le jour de Pâques, Pâques, sinon parce qu’en celui-ci se fit le passage du Seigneur, et de ce passage prit son nom et le jour et l’immolation laquelle s’y faisait? Les jours prennent leur nom bien souvent de quelque action faite en ceux-ci; aussi le vendredi peut être dit aoré à l’occasion de l’adoration de la Croix faite en celui-ci; mais comme on n’appelait pas les tables, couteaux, nappes et autres appartenances de l’immolation de la Pâques du nom de Pâques, ainsi n’appelle-t-on pas aoré ni le lieu, ni l’étui, ni les doigts, ni la main qui touchent la Croix, comme veut inférer le traiteur: la raison est ouverte, parce que tout cela n’est pas dédié à la célébration de cette action ou adoration comme le jour; mais le traiteur n’a ni règle ni mesure à faire des conséquences, pourvu qu’elles soient contraires à l’antiquité ce lui est tout un.
7. Je dis de même quant à la lance, qu’elle est honorable pour avoir trempé au sang de Notre Seigneur. Saint Ambroise confesse que « clavus ejus in honore est, que le clou de Notre Seigneur est en honneur»; pourquoi non la lance? aussi saint Athanase l’appelle sacrée. Que si on lui adresse quelques prières, c’est pour exprimer un désir bien affectionné, et non pour être ouï ou entendu d’icelle; c’est de Notre Seigneur duquel on attend la grâce: si l’on en fait fête c’est pour remercier Dieu de la Passion de son Fils et de son sang répandu, de quoi la lance ayant été l’instrument elle en est aussi le mémorial, et en émeut en nous la vive appréhension qui nous fait faire fête; quoi que nos calendriers ordinaires ne font aucune mention de cette solennité, qui n’est aucunement commandée en l’Église romaine.
J'ai donc assez déchargé l’Église des inepties et paroles idolâtriques que le traiteur lui voulait imposer. Il n’y a rien de si grave et bienséant de quoi Démocrite ne rie, rien de si ferme de quoi Pyrrho ne doute; la témérité de l’hérétique, qui n’a ni front ni respect mais tient ses conceptions pour des divinités, se rit et moque de toutes choses: qui des cérémonies, qui des paroles, qui du Purgatoire, qui de la Trinité, qui de l’Incarnation, qui du Baptême, qui de l’Eucharistie, qui de l’Épître de saint Jaques, qui des Macchabées, et tous avec une égale assurance; ils sont assis sur la chaire pestilente de moquerie, leurs moqueries empestent beaucoup plus les simples que leurs discours.



CHAPITRE XI

L’image de la croix est de grande vertu




Encore déplaît-il au traiteur que nous appelions la Croix remède salutaire: les Anciens l’ont ainsi appel¬ée, et Dieu, par mille expériences, en a rendu témoi¬gnage. Non seulement autour de la croix qui apparut à Constantin étaient écrites ces paroles, Surmonte par ceci, mais Notre Seigneur lui commanda qu’il fît faire une pareille croix pour s’en servir comme d’une défense en bataille, dont il fit dresser son labarum, richement émaillé, en cette forme-là, duquel il se servait comme d’un rempart contre tout l’effort de ses ennemis, et sur ce patron fit faire plusieurs autres croix par l’armée de qu’il faisait toujours porter en tête de son armée. Entre autres, en la bataille qu’il gagna sur Maxence, il reconnut que Dieu l’avait très favorablement assisté par l’enseigne de la Croix; car étant de retour d’icelle, après qu’il eut rendu grâces à Dieu, il fit poser des écriteaux et colonnes en divers endroits, en lesquels il déclarait à tout un chacun la force et vertu du signe salu¬taire de la Croix; et, particulièrement, il fit dresser au fin milieu d’une principale place de Rome sa statue tenant en main une grande croix, et fit inciser en carac¬tères qui ne se pouvaient effacer cette inscription latine:

HOC SALUTARI SIGNO VERO FORTITUDINIS
INDICIO CLVITATEM VESTRAM TYRANNIDIS JUGO LIBERAVI
ET S. P. Q. R. IN LIBERTATEM VINDICANS
PRISTINÆ AMPLITUDINI ET SPLENDORI RESTITUI


C’est-à-dire: «J’ai délivré votre cité du joug de tyran¬nie par cet étendard salutaire, marqué de vraie force, et ai rétabli en son ancienne splendeur et grandeur le Sénat et Peuple Romain, le remettant en liberté.» Ce fut la confession qu’il fit de la Croix vainqueresse.
Une autre fois, combattant contre Licinius, ayant au front de son armée l’étendard de la Croix, il multipliait toujours les trophées de sa victoire, car partout où cette enseigne fut vue, les ennemis prenaient la fuite et les vainqueurs les chassaient. Ce qu’ayant entendu l’empereur, s’il voyait quelque partie de son armée s’affaiblir et alanguir en quelque endroit, il commandait que l’on y logeât cette enseigne salutaire comme un secours assuré pour obtenir victoire, par l’aide de laquelle la victoire fut soudainement acquise, d’autant que les forces des combattants, par une certaine vertu divine, étaient beaucoup affermies. Et partant on députa cinquante soldats des plus entendus et vaillants qui accompagnaient ordinairement l’étendard pour le prendre et porter tour à tour. Un de ces porte-enseigne, se trouvant parmi une âpre et forte escarmouche, fut si poltron qu’il abandonna ce saint drapeau, et le remit à un autre pour pouvoir se sauver des coups; il ne fut pas plutôt hors de la mêlée et sauvegarde de la sainte enseigne, que le voilà transpercé d’une javeline au milieu du ventre, dont il meurt sur-le-champ. Au contraire, celui qui prit la croix au lieu de celui-ci, quoiqu’on lui grêlât dessus une infinité de dards, ne put jamais être offensé, les flèches venant toutes se ramasser et ficher dans l’arbre ou lance de l’étendard. Chose miraculeuse, qu’en si peu de lieu il y eût si grande quantité de flèches, et que celui qui le portait demeura ainsi sain et sauf. De là advint que Licinius, reconnaissant au vrai quelle force combien divine et inexplicable il y avait au Trophée salutaire de la Passion de Jésus-Christ, il exhorta ses troupes de n’aller point contre celui-ci ni le regarder, d’autant qu’il lui était contraire et avait beaucoup de vigueur. Ce ne sont pas des contes de quelque vieille; Constantin assura Eusèbe de tout ceci, et Eusèbe l’a depuis écrit, duquel j'ai presque suivi les propres paroles. De même, les Scythes et Sauromates, qui avaient rendu tributaires les empereurs précédents, furent réduits sous l’Empire par Constantin, qui dressa contre eux cette même enseigne triomphante, se confiant en l’aide de son Sauveur; et partant il voulait que sur les armes on gravât le signe du Trophée salutaire, et qu’on le portât en teste de son armée: c’est encore un récit d’Eusèbe.
Le roi Oswald, avant de combattre contre les barbares, dressa une grande croix de bois, et s’étant mis à genoux avec toute son armée, obtint de Dieu la victoire qu’il eut sur-le-champ; depuis, grand nombre de miracles se firent en ce lieu-là, plusieurs même venaient prendre des petites bûches du bois de cette croix, lesquelles ils plongeaient dans l’eau qu’ils faisaient boire aux hommes et animaux malades, et soudain ils étaient guéris; Bothelmus, religieux d’Hagulstadt, s’étant brisé et rompu le bras, appliqua sur soi certaine raclure de ce bois et tout incontinent il fut guéri: Bède le Vénérable est mon auteur. Combien de merveilles furent faites par l’image du Crucifix en la ville de Bérite au rapport de saint Athanase? Après la mort de Julien l’Apostat, se fit un si grand tremblement de terre que la mer sortant de ses propres bornes, il semblait que Dieu menaçât le monde d’un déluge universel; les citoyens d’Épidaure, étonnés de cela, accoururent à saint Hilarion, qui alors était en ce pays-là, et le mirent au rivage, ou, tout aussitôt qu’il eut fait trois signes de Croix au sable, la mer qui s’était tant enflée, demeura ferme devant lui, et après avoir fait grand bruit se retira petit à petit en elle-même: saint Jérôme en est le témoin.
Cosroes envoya certains Turcs marqués à Constantinople; l’empereur, voyant qu’ils portaient l’image de la croix au front, s’enquit d’eux pourquoi ils portaient ce signe duquel au reste ils ne tenaient compte; ils répondirent que jadis en Perse était advenue une grande peste, contre laquelle certains chrétiens qui étaient parmi eux leur baillèrent pour remède de faire ce signe-là: c’est Nicéphore Calixte qui le dit. Les habitants d’une certaine ville du Japon, ayans appris par l’expérience et par les Portugais qui y étaient que la Croix servait de grand remède contre les diables, firent dresser des croix en presque toutes leurs maisons, avant même qu’ils fussent chrétiens, au rapport du grand François Xavier. Ainsi, saint Chrysostome raconte que de son temps on marquait de la Croix les maisons, les navires, les chemins, les lits, les corps des animaux malades, et ceux qui étaient possédés du diable, «tant chacun tire à soi, dit-il, ce don admirable». «Peignons la Croix en nos portes», disait saint Éphrem, «armons-nous de cette armure invincible des chrétiens, car à la vue de cette enseigne les puissances contraires étant épouvantées se retirent.» La raison de leur retraite est parce que, comme dit saint Cyrille, « quand ils voient la Croix ils se ressouviennent du Crucifix, ils craignent Celui qui a brisé la tête du dragon»; «et si la vue seule d’un gibet», dit saint Chrysostome , «nous fait horreur, combien devons-nous croire que le diable ait de frayeur quand il voit la lance par laquelle il a reçu le coup mortel?» Je ne veux pas oublier à dire que parmi les barbares des Indes, longtemps avant notre âge, on trouva cette marque de l’Évangile; nos croix y étaient en diverses façons en crédit, on en honorait les sépultures, on les appliquait à se défendre des visions nocturnes et a les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements.
Or le traiteur, produisant fort froidement ce que Sozomène dit de la vertu de la Croix portée en l’armée de Constantin, parle en cette sorte: « Il reste un témoignage du premier livre de Sozomène, chap. 4, où il est dit que les soldats de Constantin ont grandement honoré son étendard fait en forme de croix, et que quelques miracles ont été faits parmi eux.» Voilà une objection bien exténuée; le discours de Sozomène est bien autre que cela, mais je l’ai déjà récité ailleurs, et quoique le traiteur se fasse beau jeu, si ne laisse-t-il pas d’être bien empêché à répondre. Il dit donc que le récit de Sozomène «étant confessé, ne conclut pas qu’on doive adorer la croix matérielle; car quand ils l’auraient adorée ou auraient fait chose non faisable, c’est chose résolue qu’ils ne doivent être imités». Mais que ne parlez-vous franchement, ô traiteur? ou ils l’ont adorée ou non. Si vous dites que non, convainquez donc Sozomène et plusieurs autres auteurs de fausseté, et quels témoins avez-vous pour leur opposer? que s’ils l’ont adorée, confessez que nous ne faisons que ce qui se faisait en la plus pure Église. Ils auraient fait, ce dites-vous, chose non faisable; vous parlez à crédit et ne le sauriez prouver. Quel pouvoir avez-vous de juger si rigoureusement ces vieux chrétiens et les auteurs qui les louent?
Après cette réponse le traiteur nous veut rejeter dessus notre propre argument en cette sorte: « La conclusion peut être faite au contraire, à savoir, si la Croix doit être adorée pource qu’elle fait miracle, il s’ensuit que la croix qui ne fait pas miracle ne doit être adorée. Or est-il certain que de cent mille croix il ne s’en trouvera trois qui fassent miracle, quand bien on avouera les contes qu’on en fait, comme l’effet le montre et les histoires des exorcistes le confirment.» Voilà pas une ignorance lourde? Le formel et premier fondement pour lequel la Croix est honorable, c’est la représentation de Jésus-Christ crucifié, que toutes les croix font autant l’une que l’autre; mais outre cela il y a des autres particulières et secondes raisons qui rendent une croix plus honorable et désirable que l’autre: si non seulement elle représente Notre Seigneur, mais a été touchée par celui-ci ou par ses saints, ou a été employée à quelque œuvre miraculeuse, certes elle en sera d’autant plus honorable, mais quand ni l’un ni l’autre ne se rencontrerait, l’image de la Croix ne laisserait pourtant d’être sainte à cause de sa représentation. Si donc on me demande pourquoi j’honore l’image de la Croix, j’apporterai ces deux raisons: parce qu’elle est un souvenir de Jésus-Christ crucifié, et parce que Dieu fait bien souvent des merveilles par celle-ci, comme par un outil sacré; mais la première raison est la principale et sert de raison à la seconde, car la Croix ne représente pas la Passion parce que Dieu fait miracles par celle-ci, mais au contraire Dieu se sert plutôt de la Croix pour faire des miracles que de plusieurs autres choses, parce que c’est l’image de sa Passion. Ainsi, à qui demanderait pourquoi les Génazaréens désiraient si ardemment de toucher le seul bord ou frange de la robe de Notre Seigneur (Mt., XIV, 36), on répondrait que c’est d’autant qu’ils tenaient cette robe comme instrument de miracles et guérisons. Que si on demandait encore pourquoi ils avaient cette honorable conception de cette robe-là plutôt que des autres, sans doute que c’est parce qu’elle appartenait à Notre Seigneur. La robe et la Croix appartiennent premièrement à Notre Seigneur, voilà la source de leur dignité; que si par après il s’en sert à miracle, c’est un ruisseau de cette source. Ce n’est pas tant sanctifier et honorer une chose de s’en servir à chose sainte, comme c’est la déclarer sainte et honorable. La Croix donc de Jésus-Christ est honorable parce qu’elle est une appartenance sacrée de celui-ci, mais elle est d’autant plus déclarée telle, que Notre Seigneur l’emploie à miracle; le miracle donc n’est ni le seul ni le principal fondement de la dignité de la Croix, c’est plutôt un effet et conséquence de celle-ci. Les prélats qui font leur devoir sont dignes de double honneur (I Tim., V, 17); et, je vous prie, ceux qui ne font leur devoir doivent-ils être méprisés? Au contraire saint Paul témoigne qu’on leur doit, ce nonobstant, honneur et révérence; la raison est parce que leur bonne vie n’est pas la totale cause du devoir que l’on a de ces honneurs, mais la dignité du grade qu’ils tiennent sur nous.
Pline et Mathiole nous décrivent une herbe propre contre la peste, la colique, la gravelle, nous voilà a la cultiver précieusernent en nos jardins; peut être néanmoins que de mille millions de plantes de cette espèce-là, il n’y en aura pas trois qui aient fait les opérations que ces auteurs nous en promettent: nous les prisons donc toutes parce qu’étant de même sorte et espèce que les trois ou quatre qui ont fait opération, elles sont aussi de même valeur ou qualité. Hé pour Dieu, nos anciens Pères, arboristes spirituels, nous décrivent la Croix pour un arbre tout précieux, propre a la guérison et remède de nos maux, et sur tout des diableries et enchantements; ils nous font foi de plusieurs assurées expériences et preuves qu’ils en ont faites: pourquoi ne priserons-nous toutes les croix, qui sont arbres de même espèce et sorte que celles qui firent jadis miracle? pourquoi ne les jugerons-nous de même qualité et propriété puisqu’elles sont de même forme et figure? Si ce n’est pas à tout propos et indifféremment que la Croix fait miracle, ce n’est pas qu’elle n’ait autant de vertu en nos armées qu’en celle de Constantin, mais que nous n’avons pas tant de disposition qu’on avait alors, ou que le souverain Médecin qui applique cet arbre salutaire ne juge pas expédient de l’appliquer à tel effet; mais c’est sans doute, qu’ayant toujours une même forme de représenter la Passion, elle a toujours aussi une même vigueur et force autant qu’il est en soi. Ainsi, Constantin vit autour de la seule croix qui lui apparut au ciel ces mots: Surmonte par ce signe; mais cela ne s’entendait pas seulement de la croix particulière qui était au ciel, mais encore des autres pareilles. Et de fait, au temps que Constantin combattait, cette croix céleste n’était plus en être, mais le labarum et autres croix patronnées sur icelle, différentes voirement quant à la matière et individu, mais de même espèce quant à la forme.
Au demeurant, quand le traiteur allègue les histoires des exorcistes, je ne sais où il a l’esprit; car puisque ainsi est, que de chasser les diables est une marque qui suit les croyants et l’Église, et que parmi les Réformeurs il ne se voit ni exorciste ni aucune guérison de démoniaques, il devrait aujourd’hui reconnaître où est la vraie Église: or cela est hors de notre sujet. Mais quant aux exorcismes «du tant saint et renommé docteur Picard et autres Sorbonistes» ou du «moine de saint Benoist mené à Rome par le cardinal Gondy» qui ne purent sortir leur effet, ainsi que dit le traiteur, ce n’est pas grand’ merveille; l’oraison de saint Paul ne valut rien moins pour n’avoir obtenu le bannissement de cet esprit charnel; l’oraison obtient les miracles, mais non pas toujours ni infailliblement, et ne faut pour cela mépriser sa vertu. C’est grand cas que cet homme trouve étrange que nos exorcistes ne chassent pas toujours les diables des corps, et ne voudrait pas qu’on trouvât étrange que les ministres n’en chassèrent jamais un seul. Les Pères se sont contentés, pour prouver la vertu de la Croix, de témoigner que les diables la craignent et en sont tormentés, et cet homme veut qu’infalliblement elle les chasse. Et quoi? si le corps est tourmenté par le démon afin que l’esprit du possédé soit sauvé – comme parle l’Apôtre (I Cor., V, 5), voudriez-vous que l’exorcisme ou la prière empêchât cet effet? Vous errez, n’entendant ni les Écritures ni la vertu de Dieu (Mt., XXII, 29). Cependant, Picard que vous appellez saint par moquerie, l’était à bon escient pour le zèle qu’il avait au service de Dieu; la Sorbonne vous déplaît toujours, aussi est-ce un arsenal infaillible contre vos académies. Et n’est pas vrai que les croix de Rome soient plus saintes que les autres, comme vous dites en gaussant, car elles n’ont point d’autre qualité que celles des autres provinces, ni ne sont le siège de la sainteté plus que les autres; leur sainteté c’est le rapport qu’elles ont à Jésus-Christ, lequel elles représentent où qu’elles soient, et ne sont point le siège du pape (duquel sans doute vous aviez envie de parler, ô petit traiteur, si un peu de honte de sortir ainsi hors de propos ne vous eût retenu pour ce coup), du pape, dis-je, lequel étant appelé Sainteté pour l’excellence de l’office qu’il a au service de Jésus-Christ en l’Église, se tient néanmoins pour bien honoré d’honorer le seul signe de cette première, absolue et souveraine Sainteté qui est Jésus-Christ crucifié.


CHAPITRE XII

La Croix a toujours été désirée, et du témoignage d’Arnobe



La vertu que les Anciens ont remarquée en la Croix, outre la chère et précieuse mémoire de la Passion, la leur a rendue extrêmement désirable et, comme parle saint Chrysostome, « de celle que chacun avait en horreur, on en cherche si ardemment la figure. C’est une étrange grâce, personne ne se confond, personne ne se donne honte pensant que ç’a été l’enseigne d’une mort maudite; au contraire, chacun s’en tient pour mieux paré que par les couronnes, joyaux et carcans, et non seule¬ment elle n’est point fuie, mais elle est désirée et aimée, et chacun est soigneux d’icelle et partout elle resplen¬dit.» Ici joignent les exhortations que l’ancien Ori¬gène et saint Éphrem, avec plusieurs autres, font pour recommander l’usage de la Croix; et partant, dit le premier: «Levons joyeux ce signe sur nos épaules, portons ces étendards des victoires; les diables les voyant, trembleront.» «Peignons, dit le second, ce signe vivifique en nos portes»; «fichons et gravons, dit saint Chrysostome, avec grand soin la Croix au-dedans des maisons, dans les murailles, dans les fenêtres.» «Pour vrai, nous adorons la figure de la Croix la composant de deux bois», dit en termes exprès le grand Athanase.
Si est-ce, dit le petit traiteur, que «ces mots exprès se lisent au huitième livre d’Arnobe, répondant à l’objection des païens qui blâmaient les chrétiens comme s’ils eussent honoré la Croix: nous n’honorons ni ne désirons d’avoir des croix.» Je viens de rencontrer cette même objection en Illyricus au livre X du Catalogue des témoins de la vérité prétendue, qui est, ce me semble, le lieu où ce traiteur l’a puisée; mais il ne la coupe pas du tout si courte que celui-ci. «Arnobe, dit-il, qui vivait l’an 330, livre VIII Contre les Gentils, réfutant cette calomnie comme si les chrétiens eussent adoré les croix (lesquelles ils fai¬saient en l’air afin d’être reconnus par cette profession extérieure d’avec les païens), répond en cette sorte: Nous n’honnorons ni désirons les croix, vous voirement qui consacrez des dieux de bois, adorez par fortune des croix de bois comme parties de vos dieux.» Or je remarque que ces deux livres reformés ont cette contra¬riété, que ce que le petit traiteur applique aux croix matérielles, le Catalogue l’assigne au signe fait en l’air, mais ils n’ont qu’une intention, de contredire l’Église: l’un ne veut confesser ce qui est présuppose en l’objection des païens, à savoir, que les chrétiens eussent si anciennement des croix en matière subsistante, et l’autre, le confessant, veut montrer par là qu’il ne les faut point honorer. Mais pour venir à mon propos, prenons, je vous prie, raison en paiement. Est-il raisonnable que ce traiteur qui, a plusieurs passages de saint Augustin, ne respond autre sinon que les livres allégués ne sont pas de saint Augustin, sans autre raison sinon qu’Érasme et les docteurs de Louvain l’ont ainsi jugé, est-il raisonnable, dis-je, qu’il soit reçu à produire un huitième livre d’Arnobe Contre les Gentils, puisque c’est chose assurée qu’Arnobe n’en a écrit que sept? À l’aventure que le traiteur ne savait pas ceci; mais un homme si aigre et chagrin à censurer les autres, ne peut être excusé par l’ignorance, laquelle ne sert qu’aux humbles. Voici les paroles de saint Jérôme, qui était tout voisin d’Arnobe: «Arnobe, dit-il, a bâti sept livres contre les Gentils, et autant son disciple Lactance.» Si j’étais autant indigent de droit et de raison que le traiteur, je m’arresterais la sans apporter d’autre réponse.
Mais je dis en second lieu, que quand ce huitième Livre serait d’Arnobe, si ne faudrait-il pas l’entendre si crûment et dire que les chrétiens de ce temps-là ne désirassent ni n’honnorassent les croix en aucune façon. Ma raison est claire; on ne saurait nier que tout à l’environ du temps d’Arnobe les chrétiens dressaient, honnoraient et désiraient les croix. «Arnobe, dit Illyricus, vivait environ l’an 330»: environ ce temps-là vivaient Constantin le Grand, saint Athanase, saint Antoine, saint Hilarion, Lactance Firmien; un peu auparavant vivaient Origène, Tertullien, Justin le Martyr; un peu après, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Augustin, saint Ambroise, saint Éphrem: Constantin fait dresser des croix pour se rendre agréable aux chrétiens, et les rend adorables à ses soldats; saint Athanase proteste que les chrétiens adorent la Croix, et que c’est un prégnant remède contre les diables; saint Hilarion l’emploie contre les débordements de la mer; Lactance, disciple d’Arnobe, fait un chapitre tout entier de la vertu de la Croix; Origène exhorte qu’on s’arme de la sainte Croix; Tertullien confesse que les chrétiens sont religieux de la Croix, autant en fait Justin le Martyr; saint Chrysostome en parle comme nous avons vu, et saint Éphrem aussi; saint Ambroise assure qu’en ce signe de Jésus-Christ gisent le bonheur et prospérité de tous nos affaires; saint Jérôme loue Paula prosternée devant la Croix; saint Augustin témoigne que cette Croix est employée en tout ce qui concerne notre salut n’ai-je pas donc raison de dire ce que saint Augustin dit à Julien, qui alléguait saint Chrysostome contre la croyance des catholiques: Itane, dit-il, ista verba sancti Joannis Episcopi audes tanquam e contrario tot taliumque sententiis collegarum ejus opponere, eumque ab illorum concordissima societate sejungere et eis adversarium constituere? Sera-t-il donc dit, petit traiteur, qu’il faille apposer ces paroles d’Arnobe «comme contraires à tant et de telles sentences de ses collègues, et le séparer de leur très accordante compagnie, et le leur constituer ennemi et adversaire»? Pour vrai, si Arnobe voulait que la Croix ne fût aucunement ni désirée ni honorée, il démentirait tous les autres; si au contraire les autres Pères voulaient que la Croix fût désirée et honorée de toute sorte d’honneur et en toute façon, ils démentiraient Arnobe, ou l’auteur du Livre que le traiteur lui attribue. Ne les mettons pas en ces dissensions, baillons à leur dire un sens commode par lequel ils ne s’offensent point les uns les autres, accommodons-les ensemble s’il se peut faire, et demeurons avec eux; c’est la vraie règle de bien lire les Anciens.
La Croix donc a été honorée et désirée; cela ne se peut nier absolument, nous en avons trop de témoignages, il le faut seulement bien entendre. Elle a certes été honorée, non d’un honneur civil, car elle n’a point d’excellence civile qui le mérite, ni d’un honneur religieux absolu et suprême, car elle n’a point d’excellence absolue et suprême, mais d’un honneur religieux subalterne, moyen et relatif, comme son excellence est vraiment religieuse, mais dépendante, et puisée du rapport, appartenance et proportion qu’elle a au Crucifix. Au rebours, la Croix n’a pas été désirée ni honorée comme une divinité ou comme les idoles, ce qui n’est point contraire à ce qu’ont dit les Anciens. Les Gentils donc qui voyaient la Croix être en honneur parmi les chrétiens, croyaient qu’elle fût tenue pour Dieu comme leurs idoles, et le reprochaient aux chrétiens. Arnobe, visant a l’intention des accusateurs plus qu’à leurs paroles, nie tout a fait leur dire: « Nous ne désirons pas, dit-il, les croix ni ne les honnorons»; cela s’entend en la sorte et qualité que vous pensez et selon le sens de votre accusation. Il arrive souvent de répondre plus à l’intention qu’aux paroles, et c’est la raison de bailler plutôt tout autre sens à la parole d’un homme de bien, que de le lui bailler faux et menteur, tel que serait celui d’Arnobe s’il contredisait au reste des auteurs anciens.
Si ne veux-je pas laisser à dire quel est l’auteur de ce huitième Livre que le traiteur a cité, qui est certes digne de respect, car c’est Minutius Felix, advocat ro¬main, lequel en cet endroit imite, voire presque dans les paroles, Tertullien et Justin le Martyr, ne se conten¬tant pas d’avoir répondu que les chrétiens n’adoraient ni ne désiraient les croix à la façon qu’entendaient les païens, mais par après fait deux choses: l’une, c’est qu’il rejette l’accusation des Gentils sur eux-mêmes, montrant que leurs étendards n’étaient autre que des croix dorées et enrichies, [et que] leurs trophées de vic¬toire non seulement étaient des simples croix mais représentaient en certaine façon un homme crucifié: Si¬gna ipsa et cantabra et vexilla castrorum, quid aliud quam auratœ cruces sunt et ornatœ? trophœa vestra victricia non tantum simplicis crucis faciem verum et affixi hominis imitantur; l’autre chose qu’il fait c’est de montrer que le signe de la Croix est recom¬mandable selon la nature même, alléguant que les voiles des navires et les jougs étaient faits en forme de croix, et qui plus est, que l’homme levant les mains au ciel pour prier Dieu représentait la même croix; puis conclut en cette sorte: Ita signo crucis aut ratio naturalis innititur, aut vestra religio for¬matur. Tant s’en faut donc que Minutius rejette la Croix ou son honneur, sinon comme nous avons dit, qu’au contraire il l’établit plutôt; mais le traiteur, qui n’a autre souci que de faire valoir ses conceptions à quelque prix que ce soit, n’a pris qu’un petit morceau du dire de cet auteur qui lui a semblé propre à son inten¬tion. Je sais qu’en peu de paroles on pouvait répondre que quand Minutius a dit, cruces nec colimus nec optamus, il entendait parler des fourches et gibets, mais l’autre réponse me semble plus naïve.
Cependant que nous avons combattu pour Arnobe et soutenu qu’il n’a pas méprisé la Croix, faisons-lui dire lui-même son opinion. Arnobe donc lui-même, sur le Psaume LXXXV, interprétant ces paroles, Fac mecum signum in bonum, il introduit les Apôtres parlant ainsi: «Car celui-ci Seigneur ressuscitant et montant au ciel, nous autres ses Apôtres et Disciples aurons le signe de sa Croix à bien avec tous les fidèles, si que les ennemis visibles et invisibles voient en nos fronts ton saint signe et soient confondus, car en ce signe-la tu nous aides, et en celui-ci tu nous consoles, ô Seigneur, qui régnez dans les siècles des siècles. Amen.» Quelqu’un pourra dire que ces commentaires ne sont pas d’Arnobe le rhétoricien, mais il n’aura pas raison de le dire. Et c’est assez.



CHAPITRE XIII

Combien l’on doit priser la Croix par la comparaison d’icelle avec le serpent d’airain



L’échappatoire ordinaire des huguenots, de demander quelque passage exprès en l’Écriture pour recevoir quelque article de créance, semble demeurer encore en main au traiteur, car il me dira: Où est-il dit qu’il faille honorer les images de la Croix et qu’elle ait les vertus que vous lui attribuez? J’ai déjà répondu au commencement du premier Livre, mais maintenant je dis, premièrement, qu’on n’est pas obligé de faire voir exprès en l’Écriture commandement de tout ce que l’on fait. Me saurait-on montrer qu’il faille avoir en honneur et respect le dimanche et le tenir pour saint plus que le jeudi? Item l’Eucharistie, si elle n’est autre qu’une simple commémoration de la Passion, comme présupposent les Reformés: on trouvera bien qu’il faut s’éprouver soi-même et ne la manger pas indignement (I Cor., XI, 28, 29), mais qu’il y faille aucun honneur extérieur, ou me le montrera-on? Et pourquoi, je vous prie, aura-on plus de crédit à brûler et briser les croix, les appeler idoles et sièges du diable, qu’à les dresser, honorer et appeler saintes, précieuses, triomphantes? car si ceci n’est écrit cela l’est encore moins. Rejeter ce que l’Église reçoit, part d’une excessive insolence. je trouve en l’Écriture qu’il faut ouïr l’Église (Mt, XVIII, 17), qu’elle est colonne et fermeté de vérité (I Tim, III, 15), que les portes d’enfer ne prévaudront point contre elle (Mt, XVI, 18), mais je ne trouve point en l’Écriture qu’il faille abattre ce qu’elle dresse, honnir ce qu’elle honore. Il faut croire aux Écritures ainsi que l’Église les nous baille, il faut croire à l’Église ainsi que l’Écriture le commande. L’Église me dit que j’honore la Croix, il n’y a huguenot si affilé qui peut montrer que l’Écriture le défende; mais l’Écriture, qui recommande tant l’Église, recommande assez les croix dressées en l’Église et par l’Église.
Je dis, avec Nicéphore Constantinopolitain, qu’il est commandé d’honorer la Croix «là où il est commandé d’honorer Jésus-Christ; d’autant que l’image est inséparable de son patron, n’étant l’image et le patron qu’une chose, non par nature mais par habitude et rapport, et que l’image a communication avec son patron, de nom, d’honneur et d’adoration, non pas à la vérité également mais respectivement». La verge de Moïse, d’Aaron, l’Arche de l’alliance et mille telles choses, ne furent-elles pas tenues pour saintes et sacrées et par conséquent pour honorables? ce n’étaient toutefois que figures de la Croix; pourquoi donc ne nous sera honorable l’image de la Croix? Disons ainsi: n’est-ce pas avoir en honneur une chose, de la tenir pour remède salutaire et miraculeux en nos maux? mais quel plus grand honneur peut-on faire aux choses que de les avoir en telle estime et recourir à elles pour tels effets? or, les premiers et plus affectionnés chrétiens avaient cette honorable croyance de l’ombre de saint Pierre, néanmoins leur foi est louée et ratifiée par le succès et par l’Écriture même, et cependant l’ombre n’est autre qu’une obscurité confuse et très imparfaite image et marque du corps, causée non d’aucune réelle application, mais d’une pure privation de lumière. L’honneur de cette vaine, frivole et légère marque est reçu en l’Écriture; combien plus l’honneur des images permanentes et solides, comme est la Croix?
Enfin je produis l’honorable rang que le Serpent d’airain, figure de la Croix, tenait parmi les Israélites, pour montrer qu’autant en est-il dû aux autres images de la Croix qui sont parmi le christianisme. La raison est considérable, comme je vais faire voir par les répliques que j’opposerai à ce qu’en dit le traiteur, lequel, avec un grand appareil, produit ce même Serpent d’airain contre nous afin qu’il nous morde, en cette sorte: «Mais ce qui est allégué du 21e chap. des Nombres ne doit être passé légèrement, car s’il y a exemple qui rabatte formellement et fermement l’abus commis touchant la Croix, c’est celui du serpent d’airain. Celui-ci avait été bâti par le commandement de Dieu, pourtant ce n’était pas une idole, car, combien que par la Loi générale Dieu eût défendu de faire image de chose qui fût au ciel, en la terre, ni dans les eaux sous la terre, si est-ce que n’étant astreint à sa Loi mais étant au-dessus de celle-ci, il a peu dispenser, comme de fait il a dispensé lui-même de sa Loi, et a commandé de faire ce serpent qui a été figure de l’exaltation de Jésus-Christ élevé en croix, comme lui-même le témoigne en saint Jean, chap. 3.» Et peu après: «Or voyons ce qui est advenu: depuis adonc jusqu’au temps du bon roi Ézéchias, c’est-à-dire par l’espace d’environ 735 ans, il n’a point été parlé de ce serpent d’airain. Et étant advenu qu’alors le peuple lui faisait des encensements, c’est-à-dire l’adorait, quoiqu’il eût été fait par Moïse et eût été conservé par l’espace de 735 ans, Ézéchias le rompit et brûla. Dont nous recueillons du moindre au plus grand: si les images en général, et spécialement celle de la Croix, ne se font point par l’ordonnance de Dieu mais par l’outrecuidance et défiance des hommes (qui ont pensé que Dieu ne les voyait ni oyait sinon qu’ils eussent telles images devant leurs sens), voire des images introduites depuis je ne sais combien de temps, combien doivent-elles être mises au loin? De fait, quand les choses deviennent en tel point qu’elles n’ont pu être commencées par tel et même point, c’est chose manifeste qu’il les faut ôter, comme Ézéchias a ôté le serpent à cause qu’il n’a pu être dressé au commencement pour être encensé; et à cause de l’abus survenu touchant celui-ci il a bien fait de l’ôter du tout. Car l’idolâtrie n’est pas de ce genre de choses dont on puisse dire: corrigez l’abus et retenez l’usage, d’autant qu’en quelque sorte qu’on prenne l’idole, elle ne vaut rien.» Voilà toute la déduction du traiteur; mais, mon Dieu, que d’inepties!
I. Vous dites, ô traiteur, que le Serpent d’airain a été fait par le commandement de Dieu qui l’a dit à Moïse; mais je dis que les croix se font par le commandement de Dieu qui le suggère à l’Église et le lui a enseigné par la tradition apostolique: vous me montrerez que Dieu a parlé à Moïse, je vous montrerai qu’il enseigne et assiste perpétuellement l’Église en façon qu’elle ne peut errer.
II. Vous dites que le commandement de faire ce Serpent d’airain a été une dispense du commandement prohibitif de faire des images; donc, de faire des images n’est pas idolâtrie, ni les images ne sont pas idoles, car l’idolâtrie est mauvaise en toute façon et est impossible qu’elle puisse être loisible, «d’autant qu’en quelque sorte qu’on prenne l’idole, elle ne vaut rien». Dieu donc n’eut jamais dispensé pour faire des images si cela eût été idolâtrie, sinon que Dieu pût dispenser pour être renié.
III. Vous dites que «depuis ce moment jusqu’au temps du bon roi Ézéchias, c’est-à-dire par l’espace d’environ 735 ans, il n’a point été parlé de ce serpent d’airain». Que n’avez-vous aussi bien remarqué, pour votre édification, que quoiqu’il n’en soit parlé en l’Écriture, si ne laissait-il pas d’être gardé et conservé précieusement, mais qu’ayant été fait hors et bien loin de la terre de promission il ne fut pas laissé où il fut fait, mais fut transporté avec les autres meubles sacrés. Item, que n’ayant été dressé (quant à ce que porte le seul texte de l’Écriture) sinon afin qu’il fût remède à ceux qui étaient mordus des serpents au désert, il ne laissa pas, d’être soigneusement conservé en la terre de promission parmi le peuple d’Israël, avec une honorable mémoire, l’es¬pace d’environ 735 ans, comme vous dites. En bonne foi, faire ce Serpent était-ce une dispense du com¬mandement prohibitif de ne faire aucune image? vous le dites ainsi; or, la jouissance des dispenses doit être limitée par le temps et la condition pour laquelle on l’accorde, car la cause étant ôtée il ne reste plus d’effet: le peuple donc, étant arrivé sain et sauve en la terre de promission, ne pouvait plus prendre aucun fondement en l’Écriture de garder cette image, puis¬que la cause de la dispensation était ôtée: partant, confessez que cette image demeura honorablement parmi le peuple, sans aucune parole de Dieu écrite, un grand espace de temps. Donc, avoir des images hors et outre l’Écriture n’est ni idolâtrie ni superstition; et ne soyez pas si effronté de dire que la conservation et garde du Serpent d’airain fut superstition, car vous accuserez de connivence, lâcheté et irréligion les plus saints et fervents serviteurs que Dieu ait eu en Israël, Moïse, Josué, Gédéon, Samuel, David, sous l’autorité et règne desquels cette image a été transportée et conservée tant d’années outre le temps pour lequel Dieu l’avait commandée. Ne touchait-il pas à eux de la lever si c’eût été mal fait de la garder hors l’usage pour lequel elle avait été faite? ces esprits si raides et francs au service de leur Maître, eussent-ils dissimulé cette faute? Item, que n’avez-vous remarqué que cette image n’eût pas été conservée si longuement si on n’en eût eu quelque conception honorable? quelle raison pouvait-il y avoir de la retenir, ni pour sa forme ni pour sa matière? Certes, elle ne pouvait avoir autre rang que d’un recommandable et sacré mémorial du bénéfice reçu au désert, ou d’une sainte représentation du mystère futur de l’exaltation du Fils de Dieu, qui sont deux usages religieux et honorables, mais beaucoup plus propres à l’image de la Croix, qui sert de souvenir du mystère passé de la crucifixion et du mystère à advenir du jour du jugement.
IV. Mais que n’avez-vous considéré que celui qui abattit le Serpent d’airain était établi roi sur Israël, et lui touchait de faire cette exécution, et qu’au contraire les brise-croix de notre âge ont séditieusement commencé leur ravage sans autorité ni pouvoir légitime. Item, que le peuple faisait une grande irréligion autour du Serpent d’airain: 1. en ce que l’encens est une offrande propre à Dieu, comme il est aisé à déduire de l’Écriture, et toute l’ancienneté l’a noté sur l’offrande faite par les rois à Notre Seigneur, d’or, d’encens et de myrrhe (Mt, II, 11); l’encens, disent-ils tous, est à Dieu. Après que l’on a offert et dédié l’encens à Dieu, on le jette vers le peuple, non pour le lui offrir, mais pour lui faire part de la chose sanctifiée; on en jette vers les autels, mais c’est à Dieu, comme à celui qui est adoré sur l’autel; on en jette vers les reliques et mémoires des Martyrs, mais c’est à Dieu, en action de grâces de la victoire qu’ils ont obtenue par sa bonté; on en jette dans les temples et lieux de prières pour exprimer le désir que l’on a que l’oraison des fidèles monte à Dieu comme l’encens: en quoi un grand personnage de notre âge a parlé un peu bien rudement, disant que l’encens est offert aux créatures; ce sont inadvertances qui arrivent quelquefois aux plus grands, ut sciant gentes quoniam homines sunt (Ps. IX, 21). 2. En ce qu’anciennement l’encensement était tant conditionné qu’il fallait qu’il fût offert par les prêtres et lévites (Exod., XXX, 7, 8; Levitic., XVI, 12); , et qu’il fût brûlé sur le feu de l’autel au seul Temple de Jérusalem (Deut., XIV, 23, 24; XXVI, 3; I Paral., XVII, 12; XXII, 6; II Paral., VI, 6; Ps. LXXVII, 68, 69), où était l’autel du parfum destiné à cet usage; ailleurs il n’était pas loisible, comme vous confessez vous-même: Nadab et Abiu se trouvèrent mal d’avoir fait autrement (Levit., X, 1, 2). Quelle merveille donc y peut-il avoir si Ézéchias, voyant ce peuple s’abêtir autour de cette image et l’honorer d’un honneur divin, la dissipa et mit à néant? il fallait ainsi traiter avec un peuple si prompt à l’idolâtrie. Dont nous concluons au rebours de ce que vous avez fait, petit traiteur: si les saintes images en général, et spécialement celle de la Croix, sont dressées par l’ordonnance de l’Église et par conséquent de Dieu, quoique vitupérées par l’outrecuidance et défiance des hommes (qui ont pensé que Dieu ne les pouvait ni voir ni ouïr sinon qu’ils eussent renversé telles images), voire des images reçues depuis un temps immémorable, combien doivent-elles être retenues et conservées? Ézéchias fit bien d’abattre le Serpent d’airain parce que le peuple idolâtrait en celui-ci; Moïse, Josué, Gédéon, Samuel et David firent bien de le retenir pendant que le peuple n’en abusait pas: or l’Église, ni les catholiques par son consentement, n’abusa jamais de la Croix ni d’autres images; il faut donc les retenir. Ceux qui nous reprochent les idolâtries ne sont pas des Ézéchias, ce sont les raclures du peuple et des monastères, gens passionnés qui osent accuser d’adultère la Suzanne que le vrai Daniel a mille fois prononcée innocente en la Sainte Écriture. Ni ne faut mettre en compte l’abus qui peut arriver chez quelque particulier; cela ne touche point à la cause publique, il n’est raisonnable d’y avoir égard au préjudice du reste: le moyen de redresser l’usage de la Croix ne gît pas à la renverser, mais à bien dresser et instruire les peuples.


CHAPITRE XIV

De la punition de ceux qui ont injurié l’image de la Croix, et combien elle est haïe par les ennemis de Jésus-Christ



Dieu a témoigné combien il a agréable l’image du Crucifix et de la Croix, par mille châtiments qu’il a miraculeusement exercés sur ceux qui par fait ou parole ont osé injurier telle représentation. je laisse à part mille choses à ce propos, et entre autres l’histoire du cas advenu en Berite, récité par saint Athanase, duquel j'ai fait mention ci-dessus. Un juif vit une image de Notre Seigneur (sans doute que ce fut un Crucifix) en une église; poussé de la rage qu’il avait contre le patron, il vient de nuit et frappe l’image d’une javeline, puis la prend sous son manteau pour la brûler en sa maison. Chose admirable, qu’aucun ne peut douter être advenue par la vertu divine: le sang sortit abondamment du coup qui avait été donné à l’image; ce méchant ne s’en apercevant point jusqu’à ce que, entrant dans sa maison, éclairé à la lumière du feu, il se voit fort ensanglanté; tout éperdu il serre en un coin cette image et n’ose plus toucher ce qu’il avait si méchamment dérobé. Cependant les chrétiens, qui ne trouvent point l’image en sa place, vont suivant la trace du sang répandu dès l’église jusque dans la maison où elle était cachée; elle fut rapportée en son lieu, et le larron lapidé. Il y a près de mille ans que saint Grégoire de Tours écrivit cette histoire. Consalve Fernand écrit en une sienne lettre que les chrétiens avaient dressé une croix sur un mont du Japon; trois des principaux Japonais la vont couper; ils n’ont pas plus tôt achevé que, commençant à s’entrebattre, deux demeurent morts sur la place et ne sut-on jamais que devint le troisième.
Quelques troupes françaises vinrent ces années passées sur les frontières de notre Savoie, en un village nommé Loyette, et y avait en ces compagnies quelques huguenots mêlés, selon le malheur de notre âge; quelques-uns d’entre eux entrent dans l’église un vendredi pour y bâfrer certaine fricassée, quelques autres de leurs compagnons, mais catholiques, leur remontraient qu’ils les scandalisaient et que leur capitaine ne l’entendait pas ainsi. Ces gourmants commencent à gausser et railler, à la réformée, disant qu’aucun ne les voyait; puis se retournant vers l’image du Crucifix, « Peut-être, disaient-ils, marmouset, que tu nous accuseras, garde d’en dire mot, marmouset», et jetaient des pierres contre celle-ci, avec un monde de telles paroles injurieuses. Quand Dieu, pour faire connaître à ces bélîtres qu’il faut porter honneur à l’image pour l’honneur de celui qu’elle représente, prenant l’injure à soi, la vengeance s’ensuivit en même temps . ils sont tout à coup épris de rage et se ruent les uns sur les autres pour se déchirer, dont l’un meurt sur la place, les autres sont menés sur le Rhône vers Lyon pour chercher remède à cette fureur qui les brûlait et défaisait en eux-mêmes. J'ai tant ouï de témoins assurés de ceci que, me venant à propos, je l’ai dû consigner en cet endroit.
Honorer la Croix, c’est honorer le Crucifix, la déshonorer, c’est le déshonorer. Ainsi les Juifs, Turcs, apostats et semblables canailles, ne pouvant offenser Notre Seigneur en sa personne (car, comme dit notre proverbe, la lune est bien gardée des loups), ils se sont ordinairement adressés à ses images. Les empereurs Honorius et Théodore témoignent que les Juifs de leur temps, en leurs fêtes plus solennelles, avaient accoutumé de brûler des images de la crucifixion de Notre Seigneur en mépris de notre religion, dont ils commandent aux présidents des provinces de tenir main à ce que telles insolences ne fussent plus commises, et qu’il ne fût permis aux Juifs d’avoir le signe de notre foi en leurs synagogues. Le vilain Persan Xenaïas avec tous les mahométans ont partout renversé les croix. Julien l’Apostat leva du labarum ou étendard des Romains la croix que Constantin y avait fait former, afin d’attirer les gens au paganisme; cette même haine qu’il portait à notre Sauveur le poussa à cet autre dessein: Eusèbe écrit que la femme qui fut guérie au toucher de la robe de Notre Seigneur, fit peu après dresser, en mémoire de ce bénéfice, une très belle statue de bronze devant la porte de sa maison, en la ville de Césarée de Philippe, autrement dite Paneade, où Notre Seigneur était représenté d’un côté avec sa robe frangée, et de l’autre cette femme à genoux, tendant la main vers celui-ci; Julien sachant ceci, comme raconte Sozemène, fit renverser cette statue et mettre la sienne au lieu de celle-ci; mais cela fait, un feu descend du ciel qui terrasse et met en pièces la statue de Julien, laquelle demeura toute noircie et comme brûlée jusqu’au temps de Sozomène. En ce temps-là, les païens brisèrent cette image du Sauveur, et les chrétiens en ayans ramassé les pièces, les mirent en l’église.
Or je finirai ce second Livre disant qu’il y a deux raisons principales pour lesquelles on honore plutôt les croix que les lances, crèches et sépulcres, quoique, comme la Croix a été anoblie pour avoir été employée au service de notre rédemption, aussi ont bien la lance, la crèche et le sépulcre. L’une est que dès lors que Constantin eut aboli le supplice de la croix, la Croix n’a autre usage parmi les chrétiens sinon de représenter la sainte Passion, là où les crèches, sépulcres et autres choses semblables, ont plusieurs autres usages ordinaires et naturels. L’autre est celle que dit saint Athanase, d’autant que si quelques païens, ou huguenots, nous reprochaient l’idolâtrie comme si nous adorions le bois, nous séparerions aisément les pièces de la Croix, et ne les honorant plus on connaîtrait que ce n’est pas pour la matière que nous honorons la Croix, mais pour la représentation et souvenir; ce qu’on ne peut faire de la crèche, lance et sépulcre, et autres telles choses, lesquelles néanmoins, étant employées expressément à la représentation des saints mystères ne doivent pas être privées d’honneur. Donc les images, ayant perdu leur forme et par conséquent la représentation, elles ne sont plus vénérables, mais cela s’entend quand elles n’ont point d’autre qualité honorable sinon la représentation et le rapport à leur modèle, comme il arrive ordinairement. Mais cette image de Césarée, outre la représentation, était une relique précieuse de cette dévote femme, un mémorial d’antiquité vénérable et instrument d’un grand miracle, lesquelles qualités ne se trouvent pas seulement à l’assemblage, symétrie et proportion des linéaments et relevures d’une statue, mais encore à chaque pièce de celle-ci. Ainsi, les pièces des statues anciennes sont gardées pour mémoire d’antiquité; et de même le moindre brin de la robe ou autre meuble des Saints et des instruments de Dieu. Or un grand miracle avait été fait à cette statue: elle était colloquée sur une haute colonne de pierre sur laquelle croissait une herbe inconnue, laquelle, venant à joindre aux franges de la robe de l’image, guérissait de toutes maladies; en quoi la robe de Notre Seigneur est d’autant plus comparable à sa Croix, car si la robe fit miracle étant touchée, aussi fit bien sa Croix; si non seulement sa robe, mais encore l’image de sa robe a fait miracles, je viens aussi de prouver que les images de la Croix ont eu cette grâce excellente d’être bien souvent instruments miraculeux de sa divine Majesté.
 

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