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François de Salignac de la Mothe Fénelon (1651-17I5)
Jacques-Bénigne Bossuet
(1627-1704)
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Le match du Grand Siècle
Bossuet, chantre du dogme traditionnel et de la monarchie absolue, a-t-il définitivement perdu le duel qui l'opposa à Fénelon, apôtre des effusions de l'esprit et du gouvernement parlementaire ?
LE SPECTACLE DU MONDE
décembre 1997
La France, terre manichéenne, ne fut jamais avare de duels, et sa littérature abonde en frères ennemis : la rivalité Corneille-Racine, les piques de Voltaire contre Rousseau ou les charges hussardes contre la statue sartrienne jalonnent son histoire. Pourtant, Michel Crépu a raison d'écrire, dès les premières pages du remarquable essai qu'il vient de consacrer à l'Aigle de Meaux, le Tombeau de Bossuet : "La querelle Bossuet-Fénelon, un des grands matchs de la littérature française, peut être en fait le seul vrai important." Le seul important, parce que le seul qui ne soit pas réductible à une vaine querelle de gens de lettres. Ce qui se joue, c'est en définitive une certaine manière de vivre la religion, du côté de l'acte et du Verbe ou du côté du sentiment et de l'Esprit, et une certaine façon de voir la politique, traditionnelle et sacramentelle ou romantique et consensuelle. Bref, ce qui est en jeu c'est déjà l'affrontement de la tradition et du modernisme, du réalisme et de l'idéalisme.
L'essai de Michel Crépu paraît en même temps que le second tome des Œuvres de Fénelon : c'est l'occasion de faire le bilan de ce curieux combat ecclésiastique à qui perd gagne. Vainqueur en son temps, avant de perdre la deuxième manche au siècle des Lumières, Bossuet peut-il gagner la belle ?
Ces rivaux eurent longtemps des trajectoires parallèles. Jacques Bénigne Bossuet, né en 1627, est de vingt-quatre ans l'aîné de François de Salignac de la Mothe Fénelon. Tandis que celui-ci est fils de vieille noblesse périgourdine, Bossuet naît d'une famille parlementaire de la bourgeoisie dijonnaise qui, à travers la Fronde, resta toujours fidèle à la royauté, tout en cultivant l'amitié des Condé : lorsqu'en 1648, Bossuet soutient sa thèse en Sorbonne, "le Grand Condé, le vainqueur de Rocroi à qui la thèse est dédiée ( ... ), vient l'y écouter, précédé de laquais porteurs de flambeaux, raconte Michel Crépu. Quelle scène prodigieuse ; cela sent le feu, la poussière, le bois sombre et la guerre; l'érudition, le latin de la théologie, le fer et la botte." Entre-temps, il y a eu, à dix ans, la découverte d'une Bible latine, révélation qui irriguera toute sa pensée et toute son œuvre. Puis les études à Paris : ses maîtres sont Louis Cornet, théologien antijanséniste, et Vincent de Paul, qui lui transmet un ardent souci des pauvres.
Ordonné prêtre en 1652, il passe sept années à Metz où il œuvre notamment à la conversion des protestants, un des grands desseins de sa vie (son triomphe en la matière sera celle de Turenne, en 1668).
De retour à Paris, son talent de prédicateur l'amène bientôt à monter en chaire devant la Cour. Ses oraisons funèbres surtout frappent les imaginations, et son célèbre cri devant la dépouille d'Henriette d'Angleterre («Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! ») résonne encore à nos oreilles. Bossuet, dira Chateaubriand, "a créé une langue que lui seul a parlée, où souvent le terme le plus simple et l'idée la plus relevée, l'expression la plus commune et l'image la plus terrible, servent, comme dans l'Ecriture, à se donner des dimensions énormes et frappantes ".
Aujourd'hui encore, on demeure saisi de la violente simplicité de ses vues, la véhémence de ses exhortations, la virulence de ses plaidoyers pour les pauvres, ses vertigineux retournements de perspective : ainsi quand il compare la vie, "confuse, inégale, irrégulière ", à ces anamorphoses dont "la première vue ne nous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être ( ... ) le jeu de quelque enfant ", mais où, dès qu'on apprend à les "regarder par un certain endroit", l'on voit "paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n'y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C'est ( ... ) une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu'en le regardant par certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre" (Sermon sur la Providence).
Ces prêches, d'une solennité rhétorique sublime mais marquée par la raideur propre au sermon de Cour, seront équilibrés par une abondante œuvre écrite. Les Elévations sur les mystères, ses Méditations sur l'Evangile ou sa correspondance montrent un spirituel d'une infinie délicatesse.
Celui qui passe aujourd'hui pour le dogmatique par excellence était au contraire un homme mesuré, soucieux de convertir les protestants par la persuasion plus que par la contrainte, se tenant à égale distance des jésuites et des jansénistes, condamnant aussi bien la "pitié meurtrière" des uns, qui leur "fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs" que les "rigueurs très injustes, des autres, qui traînent toujours l'Enfer après eux ".
L'antimanichéisme est au cœur de sa pensée : "La première règle de notre logique, c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu'on ne voit pas toujours le milieu par où l'enchaînement se continue."
Gallican attaché à la primauté de Pierre, partisan d'une monarchie absolue mais soumise à la raison et aux lois, providentialiste reconnaissant aux princes un rôle décisif dans l'Histoire, ennemi des tyrans comme de la rébellion, opposé à la guerre mais en reconnaissant de légitimes, apologiste du "règne miraculeux de Louis" mais l'admonestant devant toute la Cour : cette magnifique image des deux bouts de la chaîne résume en Bossuet toute la complexité de sa pensée, son souci constant de la nuance, et explique l'incompréhension qu'il suscitera.
Son autorité intellectuelle lui vaut en 1669 l'évêché de Condom, qu'il abandonne en 1670, date où il est nommé précepteur du Dauphin. Etroitement mêlé à la vie de Cour -même après sa nomination en 1681 à l'évêché de Meaux, dont la proximité de Paris lui permet de fréquents allers-retours-, il n'y sera pourtant jamais tout à fait à son aise, ni accepté. Est-ce son appartenance à la Compagnie du Saint-Sacrement, émanation du parti dévot, ou la dureté de ses sermons quant à la moralité du roi ? Louis XIV "voyait bien, selon un témoin, que cet abbé ne se souciait pas beaucoup d'être du nombre de ses amis", tout en appréciant, note Saint-Simon, que Bossuet lui parlât "avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Eglise".
Quand l'archevêché de Paris se trouve libre, en 1695, il n'est pas un instant question d'y nommer Bossuet, pourtant "dictateur alors de l'épiscopat et de la doctrine", selon Saint-Simon. Pour la prédication même, l'époque lui préfère en fait l'éloquence fleurie de Fléchier. La puissance de son génie l'impose (La Bruyère voyait en lui "un Père de l'Eglise"), mais il ne sait pas vraiment plaire. Mme de La Fayette le voit comme "l'homme le plus droit, le plus doux et le plus fin", ce que certains traduisent "il n'a pas l'esprit de la Cour".
Deux alliés séparés par une femme.
Fénelon est tout autre. Ecoutons encore Saint-Simon : "Fénelon était un homme de qualité qui n'avait rien, et qui, se sentant beaucoup d'esprit, et de cette sorte d'esprit insinuant et enchanteur, avec beaucoup de talent, de grâces, et du savoir, avait aussi beaucoup d'ambition."
Après avoir vainement poussé ses pions du côté des jésuites, il joue la carte de Saint-Sulpice. Il est ordonné en 1677. Mais c'est la rencontre avec Bossuet qui va faire sa carrière. En 1684, Fénelon prêche le carême à Meaux. "Il s'attacha à l'évêque de Meaux, note jules Lemaître, avec suite et application, comme à un homme qu'il admirait profondément, et aussi comme à celui qui pouvait peut-être le mieux le pousser dans l'Eglise."
Bossuet charge Fénelon de réfuter la doctrine du père Malebranche, qui tendait au déisme. Il le fait ensuite nommer directeur des Nouvelles Catholiques, établissement voué à l'instruction des anciennes protestantes. Lui qui fut de 1670 à 1682 précepteur du Dauphin se réjouit en 1689 du choix de l'abbé de Fénelon comme précepteur du duc de Bourgogne, son fils aîné.
Leurs préceptorats respectifs n'eurent pas un identique succès. Bossuet avait hérité d'un enfant timide, mal disposé à l'étude et goûtant peu les livres. Il n'avait pas su gagner sa confiance et lui avait asséné une doctrine théorique puissante, dont on peut croire qu'il n'y dut rien entendre ; mais le Dauphin montrera par la suite des qualités proches de celles de Louis XIV. Plus souple, Fénelon sut en revanche s'attacher un enfant colérique et insoumis. Il fera du duc de Bourgogne un élève affectueux et docile, pieux mais scrupuleux à l'excès, chez qui son enseignement développa une faiblesse de caractère qui en eût fait sans doute un piètre roi -ce qui n'eût pas gêné outre mesure Fénelon, qui ambitionnait d'en être le Richelieu. Aucun des deux ne devait de toute façon régner : l'ancien élève de Bossuet mourra en 1711, celui de Fénelon l'année suivante.
Le 10 juillet 1695, c'est des mains de Bossuet que Fénelon est consacré évêque : "Deux jours avant, note Bossuet, à genoux et baisant la main qui devait le sacrer, il la prenait à témoin qu'il n'aurait jamais d'autre doctrine que la mienne. J'étais dans le cœur, je l'oserai dire, plus à ses genoux que lui aux miens (...) nous crûmes donner à l'Eglise un prélat toujours unanime avec ses consacrataires." En réalité, le torchon brûlait entre eux depuis quelque temps déjà.
C'est qu'en 1688, Fénelon avait fait la connaissance de Mme Guyon. Cette veuve piquée de mysticisme répandait en France une variante du quiétisme illustré par le prêtre espagnol Molinos. Dans différents livres, au cours de ses voyages, n'hésitant pas à s'instituer au passage en directeur de conscience, elle défendait une vision mystique du "pur amour", tellement détaché qu'il en devient indifférent au péché et au salut mêmes. Dans cet état de contemplation désintéressé, supposé accessible à tous, tout acte est inutile, fût-il de foi ou de charité ; la prière, les œuvres, voire les sacrements, finissent par perdre leur utilité.
Cette illuminée envoûte Fénelon (qu'elle appelle Bibi dans sa correspondance !), mais aussi Madame de Maintenon, qui l'introduit dans sa chère maison de Saint-Cyr. Les résultats ne se font pas attendre : selon un témoin, "les novices n'obéissaient plus. On avait des extases. Le goût pour l'oraison devenait si vif et si incommode que les devoirs les plus essentiels étaient négligés. L'une, au lieu de balayer, restait nonchalamment appuyée sur son balai. L'autre, au lieu de vaquer à l'instruction des Demoiselles, entrait en inspiration et s'abandonnait à l'esprit".
On attire l'attention de Madame de Maintenon sur les dangers d'une telle doctrine, fort suspecte à Rome. Fénelon s'en remet à son protecteur Bossuet. Celui-ci s'effraie d'écrits si contraires à ses vues sur le rôle de la volonté et des actes, fussent-ils mentaux, dans la foi et l'oraison, et de la "singerie", de Mme Guyon, de son penchant extravagant à faire la "prophétesse". En 1694-1695, une commission de trois prélats dominée par Bossuet se réunit à Issy pour étudier la doctrine de Mme Guyon. Elle s'achève par la réfutation de ses thèses, préfiguration du modernisme qui ronge les dogmes de l'intérieur, sans les nier, comme l'a bien pressenti Bossuet.
L'affaire paraît close. Mais dès l'année suivante, Fénelon, malgré sa signature apposée aux décisions d'Issy, publie des Explications sur les maximes des saints sur la vie intérieure où il tente d'étayer la doctrine guyonienne sur la Tradition. L'ouvrage fait scandale. Bossuet s'en plaint au roi. Il reçoit l'appui inestimable de l'abbé de Rancé, entouré d'une auréole de sainteté, qui écrit de Fénelon : "Je n'ai pu comprendre qu'un homme de sa sorte pût être capable de se laisser aller à des imaginations si contraires à ce que l'Evangile nous enseigne." La polémique s'envenime, culminant avec la Relation sur le quiétisme de Bossuet, pamphlet d'une efficacité égale aux Provinciales de Pascal. Les libelles se succèdent entre les deux prélats, qui ont abandonné en route l'affabilité de leurs premières relations.
Le roi, toujours soucieux d'orthodoxie, prive Fénelon du préceptorat et l'exile dans son diocèse de Cambrai ; celui-ci fait appel au jugement du pape. Le bref pontifical Cum alias du 12 mars 1699, qui condamne vingt-trois propositions de son livre comme "scandaleuses et téméraires", consomme la défaite de Fénelon. Il se soumet avec humilité, et n'y reviendra plus.
Première manche à Bossuet. Le nom de M. de Cambrai est désormais de ceux qui ne se prononcent plus devant le roi.
Deux visions politiques antinomiques.
D'autant que cette même année 1699 paraissent les Aventures de Télémaque, roman écrit par Fénelon pour son élève, dans un style fleuri et enrubanné aux antipodes de la sobre fermeté de celui de Bossuet. Cette continuation de l'Odyssée est une critique à peine voilée de l'absolutisme louis-quatorzien, celui-là même que Bossuet avait illustré vingt ans plus tôt pour le Dauphin dans sa Politique tirée de l'Ecriture sainte (1679).
Bossuet est en effet un providentialiste. Dieu dispose, selon lui, les événements pour le salut des âmes, qui est la principale fin de la politique. Le prince doit être "un roi sauveur à l'exemple de Jésus-Christ", tout en utilisant pour sa conduite toutes les ressources de l'expérience et de l'Histoire.
"Sa doctrine vient de l'histoire sainte, observera Maurras, mais il est très curieux d'observer combien la lettre sacrée, sans faire jamais fonction de simple ornement, sert tantôt de fondement et tantôt de couronnement à l'analyse naturelle des faits et des idées." Bref, Bossuet concilie providentialisme et empirisme organisateur.
Ce qu'il demande au pouvoir, c'est l'ordre et l'autorité, qui seuls garantissent le bien commun et la stabilité propre à propager la vérité catholique et la charité. N'importe quel régime auquel le temps a conféré la légitimité est acceptable s'il répond à ces exigences, à condition toutefois de ne rien commander qui soit contraire à la loi divine. Cependant les préférences de Bossuet vont tout naturellement à la monarchie, "l'ordre qui roule le mieux tout seul", "la meilleure constitution d'Etat qui soit possible, et la plus conforme à celle que Dieu même a établie". Héréditaire, elle intéresse personnellement le souverain au bien de ses peuples et met la dévolution du pouvoir à l'abri de la brigue ("Le mort, disons-nous, saisit le vif, et le roi ne meurt jamais").
Mieux encore, les rois "sont sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par la Providence à l'exécution de ses desseins". La monarchie est paternelle mais aussi absolue : sous peine d'anarchie, "le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu'il ordonne".
Absolue ne veut cependant pas dire arbitraire : toujours pénétré de la grandeur de sa fonction et du néant de son être, le roi doit obéir aux impératifs de justice dictés par les lois et sa conscience, et doit compte de son gouvernement à Dieu. Celui-ci permet les révolutions pour le châtiment des tyrans : un prince qui n'obéirait qu'à ses passions sans se soucier du bien de ses sujets l'apprendrait à ses dépens.
Pour Fénelon en revanche, monarchie absolue et arbitraire sont synonymes, d'où sa détestation de Louis XIV. Avant le Télémaque, il avait écrit une lettre au roi, "pamphlet haineux, note l'historien du Grand Siècle Roland Mousnier, qui n'a certainement jamais été lu de Louis XIV puisque son auteur n'a pas fini à la Bastille". Au rebours de Bossuet, Fénelon ne marque de préférence particulière pour aucun régime. Il ne fait pas résider le bien commun dans les institutions, mais dans la vertu du souverain et du peuple. Dans Salente, la cité idéale décrite dans Télémaque, règnent l'austérité, la retenue, la saine cultivation des fruits de la terre et un commerce pondéré par la frugalité -- au rebours de Bossuet, mercantiliste, Fénelon est un agrarien. Si cette société "organisée comme un grand monastère" (R. Mousnier) a des côtés archaïques -- essentiellement rurale, elle est organisée en castes aristocratiques rigides --, par d'autres, elle est prérévolutionnaire : la base de l'autorité est le contrat, et celle du souverain est limitée, non seulement comme chez Bossuet, par Dieu, sa conscience et l'Eglise, mais aussi par la nation, sous forme de Parlement ou d'Etats généraux quasi permanents qui, ayant le contrôle de l'impôt, partagent le pouvoir avec le prince.
Le commerce est sévèrement encadré, les terres redistribuées suivant une sorte de socialisme d'Etat -- Fénelon prévoit même le recours à des immigrés pour accomplir les tâches subalternes ! En politique extérieure, son pacifisme est absolu, nourri par un solide défaitisme : "La France est une vieille machine délabrée, qui va encore de l'ancien branle qu'on lui a donné et qui achèvera de se briser au premier choc", écrit-il en 1710.
Il faut donc, la paix "à quelque prix que ce soit". Négligeant la géostratégie du temps, il veut voir Louis XIV retirer son petit-fils du trône d'Espagne, céder aux ennemis certaines places aux portes du royaume et en placer d'autres entre les mains neutres des Suisses afin que ceux-ci "puissent ouvrir à nos ennemis la porte de la France si nous manquions de parole" !
"Toutes ses défiances sont contre son roi, toute sa confiance va aux ennemis de la patrie", note Mousnier, quand Bossuet se réjouissait toujours du succès des armes françaises. La pensée politique de Fénelon, mélange de réaction aristocratique, de prédémocratisme, de socialisme agraire et de pacifisme, conclut Mousnier, semble "naître du choc éprouvé au contact du réel par une vive sensibilité, qui a tout emporté. La politique de Fénelon est du romantisme". En politique comme en religion, Fénelon, contre Bossuet, privilégie, de fait, le sentiment sur la raison.
Sur ce terrain-là aussi, Bossuet l'a emporté en son temps. La situation s'est inversée aujourd'hui. Le succès de Télémaque, continu tout au long du XVIIIe siècle, a eu en effet une influence durable. Là comme dans le reste de son œuvre, on rencontre à tout instant des considérations sur le malheur de régner et "les peines et les soucis qui environnent les rois" auxquelles fera tristement écho la phrase malencontreuse qui entache le testament de Louis XVI, grand lecteur de Fénelon : "Mon fils, s'il avait le malheur de devenir roi..." Précepteur d'un prince qui ne régna jamais, Fénelon exercera un fâcheux tutorat posthume aussi bien sur le roi à la cocarde que sur ceux qui le guillotinèrent.
L'absolutisme a cédé la place depuis à une souveraineté de la nation qui, si elle n'a pas pris la forme aristocratique chère à M. de Cambrai, est plus proche de ses vœux que le monarchisme abhorré.
L'apparent triomphe posthume de Fénelon.
Ayant terrassé le quiétisme, Bossuet fut ensuite accusé d'avoir étranglé en même temps la mystique en France, et notre époque charismatique se reconnaîtrait certes plus dans le pur amour fénelonien que dans la doctrine bossuetienne. Le dogme sur lequel s'arc-boutait Bossuet n'a pas résisté au flux de l'esprit critique. Il n'y a pas jusqu'au gallicanisme, dont on fait de Bossuet le héraut alors qu'il en fut plutôt le modérateur, qui ne soit retenu contre lui à une époque qui pourtant n'a que le mot de collégialité à la bouche et où la centralisation romaine, dont Fénelon, déjà partisan de l'infaillibilité pontificale, se fit le défenseur, fait figure de survivance archaïque.
On a fait de Bossuet le modèle du prélat ambitieux, quand ses relations avec Louis XIV ont toujours fait primer la sincérité des admonestations (sommé de rompre avec Mme de Montespan, "le potentat le plus absolu du globe, s'étonne Chateaubriand, est obligé de s'entendre dire, devant des milliers de témoins, que ses grandeurs ne sont que vanité, que sa puissance n'est que songe, et qu'il n'est lui-même que poussière") sur le soin du courtisan ; tandis que Fénelon, désireux toute sa vie d'arriver au pouvoir via le duc de Bourgogne, et dont l'époque avait noté "le vertige de plaire", passe pour un parangon de détachement. L'influence de Télémaque sur Rousseau et les préromantiques fait encore considérer Fénelon comme un monument fréquentable de nos lettres, tandis que Bossuet est de ceux qu'on admire, mais de loin, sans songer jamais à les visiter. Valéry notait : "Bossuet ne donne plus guère de pâture à nos réflexions, mais son langage le sauve..."
Tout se passe ainsi comme si Fénelon avait posé les premières pierres d'un monde à naître, tandis que Bossuet rédigeait le testament d'un univers qui s'apprêtait à disparaître.
Et pourtant... Est-ce dans les rêveries quiétistes de Fénelon ou dans les puissantes réflexions de Bossuet sur la vanité des ambitions humaines, les pressantes nécessités de la charité, ou la nécessité pour la vie spirituelle de s'incarner dans des actes, un vocabulaire, des sacrements et des dogmes, qu'on trouvera de véritables nourritures mystiques ? A l'heure où sainte Thérèse de Lisieux devient docteur de l'Eglise, comment ne plus voir que la doctrine de l'abandon ne saurait se confondre avec la passivité fénelonienne ?
Quant à la politique, auquel la postérité donnera-t-elle raison, de celui qui, indifférent à l'autorité, rêvait d'une cité pastorale où la vertu et la frugalité suppléeraient à tout, ou de celui qui, sachant les faiblesses des hommes et leur propension naturelle à l'anarchie, misait sur une autorité mise à l'abri des passions par la stabilité des institutions pour assurer le bien commun ? Submergé, Bossuet ? Il répondait d'avance, à ceux qui l'accusaient d'assécher les fleuves de la mystique : "Ce n'est pas s'opposer à un fleuve que de faire des levées, que d'élever des quais sur ses rives pour empêcher qu'il ne déborde et ne perde ses eaux dans la campagne." Aujourd'hui que la crue démagogique a tout emporté, on ne voit plus ces ouvrages. Ils demeurent pourtant, et lorsque les eaux folles se seront retirées pour reprendre leur cours normal, ils retrouveront dans notre paysage mental leur importance d'indispensables jalons.