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Saint Thomas d’Aquin sur la Passion du Christ

Somme théologique

3a pars, questions 46 à 52

QUESTION 46: LA PASSION DU CHRIST

 

1. Était-il nécessaire que le Christ souffrit pour délivrer les hommes? - 2. Y avait-il une autre manière possible de délivrer les hommes? - 3. Cette manière était-elle la plus appropriée? - 4. Convenait-il que le Christ souffre sur la croix? - 5. Le caractère universel de sa passion. - 6. La douleur qu'il a endurée dans sa passion fut-elle la plus grande? - 7. Toute son âme a-t-elle souffert? - 8. Sa passion a-t-elle empêché la joie de la jouissance béatifique? - 9. Le temps de sa passion. - 10. Le lieu de sa passion. - 11. Convenait-il qu'il soit crucifié avec des bandits? - 12. La passion du Christ doit-elle être attribuée à la divinité?

 

ARTICLE 1 : Était-il nécessaire que le Christ souffrît pour délivrer les hommes ?

Objections:

1. Le genre humain ne pouvait être libéré que par Dieu, selon Isaïe (45,21): "N'est-ce pas moi, le Seigneur? Il n'y a pas d'autre Dieu que moi. Un Dieu juste et sauveur, il n'y en a pas excepté moi." Or Dieu ne subit aucune nécessité, car cela serait contraire à sa toute-puissance. Donc il n'était pas nécessaire que le Christ souffrît.

2. Le nécessaire s'oppose au volontaire. Or le Christ a souffert par sa propre volonté (Is 53, 7): "Il a souffert parce que lui-même l'a voulu." Sa souffrance n'était donc pas nécessaire.

3. Il est dit dans le Psaume (25, 10): "Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité." Mais il ne semble pas nécessaire qu'il souffre, ni du côté de la miséricorde divine, qui distribue gratuitement ses dons, si bien qu'elle remet gratuitement les dettes sans exiger aucune satisfaction; ni non plus du côté de la justice divine, selon laquelle l'homme avait mérité la damnation éternelle.

4. La nature angélique est supérieure à la nature humaine, comme le montre Denys. Mais le Christ n'a pas souffert pour restaurer la nature angélique, qui avait péché. Il n'était donc pas nécessaire non plus qu'il souffrît pour le salut du genre humain.

Cependant : il y a cette parole de S. Jean (3, 16): "De même que Moïse à élevé le serpent dans le déserts il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle." Ce qui s'entend de l'élévation du Christ en croix. Il apparaît donc que le Christ devait souffrir.

Conclusion :

Selon l'enseignement d'Aristote, " nécessaire " se dit en plusieurs sens.

I. Au sens de ce qui, par sa nature, ne peut pas être autrement. En ce sens, il est évident que la souffrance du Christ n'était pas nécessaire, ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme.

II. Au sens où quelque chose est nécessaire du fait d'une cause extérieure. Si c'est une cause extérieure ou motrice, elle produit une nécessité de contrainte, par exemple si quelqu'un ne peut marcher à cause de la violence de celui qui le retient. Mais si la cause extérieure qui introduit la nécessité est une cause finale, l'acte sera dit nécessaire en raison de la fin, par exemple dans le cas où une fin ne peut être aucunement réalisée, ou ne peut l'être de façon appropriée, si telle autre fin n'est pas présupposée.

Donc la souffrance du Christ n'a pas été nécessaire d'une nécessité de contrainte, ni de la part de Dieu qui a décidé cette souffrance, ni de la part du Christ qui a souffert volontairement. Mais elle a été nécessaire en raison de la fin, ce qu'on peut comprendre à trois points de vue.

1° Par rapport à nous, qui avons été délivrés par la passion, selon la parole de S. Jean (3, 15): "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle."

2° Par rapport au Christ lui-même: par l'abaissement de sa passion, il a mérité la gloire de l'exaltation, comme il le dit en S. Luc (24, 26): "Ne fallait-il pas que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans la gloire? "

3° Par rapport à Dieu: il fallait accomplir ce qu'il avait décidé touchant la passion du Christ prophétisée dans l'Écriture et préfigurée dans l'ancienne loi: "Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui a été décidé", dit-il en S. Luc (22, 22); et encore (Lc 24, 44. 46): "C'est là ce que je vous disais étant encore avec vous: il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes... Car il était écrit que le Christ devait souffrir, et ressusciter d'entre les morts le troisième jour."

Solutions :

1. Cet argument procède de la nécessité de contrainte du côté de Dieu.

2. Celui-ci procède de la nécessité de contrainte du côté de l'humanité du Christ.

3. Que l'homme soit délivré par la passion du Christ, cela convenait et à la justice et à la miséricorde de celui-ci. A sa justice parce que le Christ par sa passion a satisfait pour le péché du genre humain, et ainsi l'homme a été délivré par la justice du Christ. Mais cela convenait aussi à la miséricorde parce que, l'homme ne pouvant par lui-même satisfaire pour le péché de toute la nature humaine, comme nous l'avons déjà dit Dieu lui a donné son Fils pour opérer cette satisfaction; S. Paul le dit (Rm 3, 24): "Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus, lui que Dieu a destiné à servir d'expiation par la foi en son sang." Et cela venait d'une miséricorde plus abondante que s'il avait remis les péchés sans satisfaction: "Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts du fait de nos péchés, nous a vivifiés dans le Christ " (Ep 2, 4).

4. Le péché de l'ange n'était pas réparable comme celui de l'homme, nous l'avons montré dans la première Partie.

 

ARTICLE 2 : Y avait-il une autre manière possible de délivrer les hommes ?

Objections :

1. Le Seigneur a dit (Jn 12, 24) " Si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit." Et S. Augustin explique: "C'est lui-même qu'il désignait comme le grain." Donc, s'il n'avait pas subi la mort, il n'aurait pas pu produire le fruit de notre libération.

2. Le Seigneur a dit à son Père (Mt 26, 42) " Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite." La coupe dont il parle est celle de sa passion. Donc la passion du Christ ne pouvait être esquivée, comme dit S. Hilaire: "Si le calice ne peut pas passer loin de lui sans qu'il le boive, c'est parce que nous ne pouvons être rachetés que par sa passion."

3. La justice de Dieu exigeait que l'homme soit délivré du péché par la satisfaction que procurait la passion du Christ. Mais le Christ ne pouvait transgresser sa propre justice, car S. Paul dit (2 Tm 2, 13): "Si nous devenons infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même". Or il se renierait s'il reniait sa justice, puisqu'il est lui-même la justice. Il semble donc qu'il aurait été impossible que l'homme ait été libéré autrement que par la passion du Christ.

4. La foi ne peut comporter d'erreur. Mais les anciens pères ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc avoir été impossible que le Christ ne souffre pas.

Cependant : voici ce qu'écrit S. Augustin: "Ce moyen que Dieu a daigné choisir pour nous libérer: par le médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ, nous affirmons qu'il est bon et conforme à la dignité divine, et même nous montrerons que Dieu pouvait employer un autre moyen, car tous les êtres sont également soumis à sa puissance."

Conclusion :

Possible et impossible peuvent s'entendre de deux façons différentes: ou bien simplement et absolument, ou bien en tenant compte d'une condition. A parler simplement et absolument, il était possible que Dieu délivre l'homme par un autre moyen que la passion du Christ " parce que rien n'est impossible à Dieu " (Lc 1, 37).

Mais si l'on se place dans une condition donnée, cela était impossible. En effet, il est impossible que la prescience de Dieu se trompe ou que sa volonté ou son plan soit annulé. Or, si l'on tient comme établi que la passion du Christ a été connue et préordonnée par Dieu, il n'était pas possible en même temps que le Christ ne souffre pas, ou que l'homme soit libéré autrement que par sa passion. Et l'argument est le même pour tout ce qui est su et ordonné préalablement par Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie.

Solutions :

1. A cet endroit, le Seigneur parle en supposant la prescience et la préordination divine; dans cette hypothèse, le fruit du salut de l'humanité ne pouvait être obtenu que par la passion du Christ.

2. Même réponse." Si cette coupe ne peut passer sans que je la boive", c'est parce que tu l'as ainsi disposé. Aussi le Seigneur ajoute-t-il " Que ta volonté se fasse."

3. La justice de Dieu dépend elle-même de la volonté divine, qui exige du genre humain satisfaction pour le péché. Car si Dieu avait voulu libérer l'homme du péché sans aucune satisfaction, il n'aurait pas agi contre la justice. Un juge ne peut sans léser la justice remettre une faute ou une peine, car il est là pour punir la faute commise contre un autre, soit un tiers, soit tout l'État, soit le chef qui lui commande. Mais Dieu n'a pas de chef, il est lui-même le bien suprême et commun de tout l'univers. C'est pourquoi, s'il remet le péché, qui a raison de faute en ce qu'il est commis contre lui, il ne fait de tort à personne, pas plus qu'un homme ordinaire qui remet, sans exiger de satisfaction, une offense commise contre lui; il agit alors avec miséricorde, non d'une manière injuste. Et c'est pourquoi David demandait miséricorde en disant (Ps 51, 6): "Contre toi seul j'ai péché " comme pour dire: Tu peux me pardonner sans injustice.

4. La foi de l'homme, et aussi les Saintes Écritures qui l'établissent s'appuient sur la prescience et la préordination divines. Aussi la nécessité qui découle des assertions de la foi est-elle de même nature que la nécessité qui provient de la prescience et de la volonté divines.

 

ARTICLE 3 : Cette manière de délivrer les hommes était-elle la plus appropriée ?

Objections :

1. La nature, dans son activité, imite les oeuvres divines, car elle est mue et réglée par Dieu. Mais la nature n'emploie pas deux moyens là où elle peut agir par un seul. Puisque Dieu aurait pu délivrer l'homme par sa seule volonté, il ne semble pas normal d'y ajouter la passion du Christ pour le même but.

2. Ce qui se fait selon la nature se fait mieux que par la violence, parce que, dit Aristote, " la violence est une brisure ou une chute de ce qui est conforme à la nature". Mais la passion du Christ entraîne sa mort violente. Donc le Christ aurait délivré l'homme de façon plus appropriée par une mort naturelle que par la souffrance.

3. Il semble tout à fait approprié que celui qui retient un butin par la violence et l'injustice en soit dépouillé par une puissance supérieure. Car, selon Isaïe (52, 3): "Vous avez été vendus pour rien, vous serez rachetés sans argent." Mais le démon n'avait aucun droit sur l'homme, il l'avait trompé par le mensonge et le maintenait en esclavage par une sorte de violence. Il semble donc qu'il aurait été tout à fait approprié, pour le Christ, de dépouiller le diable par sa seule puissance, et sans endurer la passion.

Cependant : S. Augustin écrit: "Pour guérir notre misère, il n'y avait pas de moyen plus adapté " que la passion du Christ.

Conclusion :

Un moyen est d'autant plus adapté à une fin qu'il procure à cette fin un plus grand nombre d'avantages. Or, du fait que l'homme a été délivré par la passion du Christ, celle-ci, outre la libération du péché, lui a procuré beaucoup d'avantages pour son salut.

1° Par elle, l'homme connaît combien Dieu l'aime et par là il est provoqué à l'aimer, et c'est en cet amour que consiste la perfection du salut de l'homme. Aussi S. Paul dit-il (Rm 5, 8): "La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous."

2° Par la passion, le Christ nous a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la constance, de la justice et des autres vertus nécessaires au salut de l'homme. Comme dit S. Pierre (1 P 2, 21): "Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un modèle afin que nous suivions ses traces."

3° Le Christ, par sa passion, n'a pas seulement délivré l'homme du péché; il lui a en outre mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme nous le dirons plus loin.

4° Du fait de la Passion, l'homme comprend qu'il est obligé de se garder pur de tout péché lorsqu'il pense qu'il a été racheté du péché par le sang du Christ, selon S. Paul (1 Co 6, 20): "Vous avez été rachetés assez cher ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps."

5° La Passion a conféré à l'homme une plus haute dignité: vaincu et trompé par le diable, l'homme devait le vaincre à son tour, ayant mérité la mort, il devait aussi, en mourant, la dominer elle-même, et S. Paul nous dit (1 Co 15, 57): "Rendons grâce à Dieu qui nous a donné la victoire par Jésus Christ."

Et pour toutes ces raisons, il valait mieux que nous soyons délivrés par la passion du Christ plutôt que par la seule volonté de Dieu.

Solutions :

1. La nature elle-même, pour mieux accomplir son oeuvre, utilise parfois plusieurs moyens, par exemple elle nous donne deux yeux pour voir. Et on pourrait citer d'autres exemples.

2. S. Jean Chrysostome répond ainsi à cette objection: "Le Christ est venu afin de consommer non sa propre mort, puisqu'il est la vie, mais celle des hommes. Il ne déposa pas son corps par une mort qui aurait été naturelle, mais il accepte celle que lui infligeaient les hommes. Si son corps avait été malade, et que le Verbe s'en soit séparé à la vue de tous, il n'aurait pas été convenable que celui qui avait guéri le corps des autres ait son corps épuisé par la maladie. Mais s'il était mort sans aucune maladie, et qu'il ait caché son corps quelque part pour se montrer ensuite, on ne l'aurait pas cru lorsqu'il aurait affirmé qu'il était ressuscité. Comment la victoire du Christ sur la mort aurait-elle éclaté, si en supportant la mort devant tous, il n'avait pas prouvé qu'elle était anéantie par l'incorruption de son corps? "

3. Le diable avait attaqué l'homme injustement; cependant il était juste que l'homme, en raison de son péché, soit abandonné par Dieu à la servitude du diable. C'est pourquoi il convenait que l'homme soit libéré en justice, grâce à la satisfaction payée pour lui par le Christ dans sa passion.

Il convenait aussi, pour vaincre l'orgueil du diable " qui fuit la justice et recherche la puissance", que le Christ " vainque le démon et libère l'homme, non par la seule puissance de la divinité, mais aussi par la justice et l'humilité de sa passion", remarque S. Augustin.

 

ARTICLE 4 : Convenait-il que le Christ souffre sur la croix ?

Objections :

1. La réalité doit répondre à la figure. Mais dans tous les sacrifices de l'Ancien Testament qui ont préfiguré le Christ, les animaux étaient mis à mort par le glaive, puis brûlés. Il semble donc que le Christ ne devait pas mourir sur la croix, mais plutôt par le glaive et par le feu.

2. Selon S. Jean Damascène le Christ ne devait pas accepter des " souffrances dégradantes". Mais la mort de la croix paraît avoir été souverainement dégradante et ignominieuse. Comme il est écrit (Sg 2, 20): "Condamnons-le à la mort la plus honteuse."

3. On a acclamé le Christ en disant: "Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur " (Mt 21, 5). Or la mort de la croix était un supplice de malédiction, selon le Deutéronome (21, 23): "Il est maudit de Dieu, celui qui est pendu au bois." Donc la crucifixion du Christ n'était pas acceptable.

Cependant : il est écrit (Ph 2, 3) " Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, la mort sur une croix."

Conclusion :

Il convenait au plus haut point que le Christ souffre la mort de la croix.

1° Pour nous donner un exemple de vertu. C'est ce qu'écrit S. Augustin": "La Sagesse de Dieu assume l'humanité pour nous donner l'exemple d'une vie droite. Or une condition de la vie droite, c'est de ne pas craindre ce qui n'est pas à craindre... Or il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont horreur de tel genre de mort. Donc, que nul genre de mort ne soit à craindre par l'homme dont la vie est droite, c'est ce que nous a montré la croix de cet homme, car, entre tous les genres de mort, c'est le plus odieux et le plus redoutable."

2° Ce genre de mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre premier père; celui-ci l'avait commis en mangeant le fruit de l'arbre interdit, contrairement à l'ordre de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour ce péché, souffre d'être attaché à l'arbre de la croix, comme pour restituer ce qu'Adam avait enlevé, selon le Psaume (69, 5): "Ce que je n'ai pas pris, devrai-je le rendre? " C'est pourquoi S. Augustin dit: "Adam méprise le précepte en prenant le fruit de l'arbre, mais tout ce qu'Adam avait perdu, le Christ l'a retrouvé sur la croix."

3° Comme dit S. Jean Chrysostome: "Le Christ a souffert sur un arbre élevé et non sous un toit, afin de purifier la nature de l'air. La terre elle-même a ressenti les effets de la Passion; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à goutte du côté du Crucifié." Et à propos de ce verset de S. Jean (3, 4): "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé", il écrit r: "Par "fut élevé", entendons que le Christ fut suspendu entre ciel et terre, afin de sanctifier l'air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant."

4° "Par sa mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au ciel", d'après Chrysostome,. C'est pourquoi il a dit lui-même (Jn 12, 32): "Moi, lorsque j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi."

5° Cela convenait au salut de tout le genre humain. C'est pourquoi S. Grégoire de Nysse a pu dire: "La figure de la croix, où se rejoignent au centre quatre branches opposées, symbolise que la puissance et la providence de celui qui y est suspendu se répandent partout." Et S. Jean Chrysostome dit encore: "Il meurt en étendant les mains sur la croix; de l'une il attire l'ancien peuple, de l'autre ceux qui viennent des nations."

6° Par ce genre de mort sont symbolisées diverses vertus, selon S. Augustin: "Ce n'est pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu'il est le maître de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur " dont parle S. Paul (Ep 3, 18)." Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure: elle figure les bonnes oeuvres parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l'on voit du bois au-dessus de la terre, car c'est là qu'on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie du bois située au-dessus de la traverse; elle se tourne vers le haut, c'est-à-dire vers la tête du crucifié parce qu'elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d'espérance. Enfin la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre; toute la croix semble en surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite." Et comme S. Augustin le dit ailleurs: "Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la chaire d'où le maître enseignait."

7° Ce genre de mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme dit S. Augustin: "Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de Dieu quittait l'Égypte, Moïse a divisé la mer à l'aide d'un bâton et, terrassant ainsi le pharaon, il a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l'a plongé dans une eau amère qu'il a rendue douce. Et c'est encore avec un bâton que Moïse a fait jaillir du rocher préfiguratif une eau salutaire. Pour vaincre Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son bâton. La loi de Dieu était confiée à l'arche d'Alliance, qui était en bois. Par là tous étaient, comme par degrés, amenés au bois de la croix."

Solutions :

1. L'autel des holocaustes, sur lequel on offrait les sacrifices d'animaux, était fait de bois (Ex 27, 1). Et à cet égard la réalité correspond à la figure." Mais il ne faut pas qu'elle y corresponde totalement, sinon la figure serait déjà la réalité", remarque S. Jean Damascène. Toutefois, d'après Chrysostome." on ne l'a pas décapité comme Jean Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu'il garde dans la mort son corps entier et indivis, afin d'enlever tout prétexte à ceux qui veulent diviser l'Église". Mais au lieu d'un feu matériel, il y eut dans l'holocauste du Christ le feu de la charité.

2. Le Christ a refusé de se soumettre aux souffrances qui proviennent d'un défaut de science, de grâce, ou même de force, mais non aux atteintes infligées de l'extérieur. Bien plus, selon l'épître aux Hébreux (12, 2) " Il a enduré, sans avoir de honte, l'humiliation de la croix."

3. Selon S. Augustin, le péché est une malédiction, et par conséquent la mort et la mortalité qui résultent du péché." Or la chair du Christ était mortelle, puisqu'elle était semblable à une chair de péché." Et c'est ainsi que Moïse l'a qualifiée de " maudite "; de la même manière, l'Apôtre l'appelle " péché " (2 Co 5, 21): "Il a fait péché celui qui ne connaissait pas le péché", c'est-à-dire qu'il lui a imposé la peine du péché. Lorsque Moïse prédit du Christ qu'il est " maudit de Dieu", " il ne marque donc pas une plus grande haine de la part de Dieu. Car, si Dieu n'avait pas détesté le péché et, par suite, notre mort, il n'aurait pas envoyé son Fils endosser et supprimer cette mort... Donc, confesser qu'il a endossé la malédiction pour nous revient à confesser qu'il est mort pour nous". C'est ce que dit S. Paul (Ga 3, 13): "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous malédiction."

 

ARTICLE 5 : Le caractère universel de la Passion

Objections :

1. S. Hilaire écrit: "Le Fils unique de Dieu, pour accomplir le mystère de sa mort, a attesté qu'il avait consommé tous les genres de souffrances humaines lorsqu'il inclina la tête et rendit l'esprit." Il semble donc qu'il a enduré toutes les souffrances humaines.

2. Isaïe (52, 13) avait prédit: "Voici que mon serviteur prospérera et grandira, il sera exalté et souverainement élevé. De même, beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, car son apparence était sans gloire parmi les hommes, et son aspect parmi les fils des hommes." Or le Christ a été exalté en ce sens qu'il a possédé toute grâce et toute science, ce qui a plongé dans la stupeur beaucoup de ses admirateurs. Il semble donc qu'il a été sans gloire en endurant toutes les souffrances humaines.

3. La passion du Christ, on l'a dit ' était ordonnée à libérer l'homme du péché. Or le Christ est venu délivrer les hommes de tous les genres de péché. Il semble donc qu'il devait supporter tous les genres de souffrances.

Cependant : nous savons par S. Jean (19, 32) que " les soldats brisèrent les jambes du premier, puis du second qui avaient été crucifiés avec Jésus; mais venant à lui, ils ne lui rompirent pas les jambes". Le Christ n'a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.

Conclusion :

Les souffrances humaines peuvent être considérées à deux points de vue.

Tout d'abord selon leur espèce. De ce point de vue, il n'était pas nécessaire que le Christ les endure toutes. Beaucoup de ces souffrances sont, par leur espèce, opposées les unes aux autres, comme par exemple être dévoré par le feu ou submergé par l'eau. Nous n'envisageons ici, en effet, que les souffrances infligées de l'extérieur; celles qui ont une cause intérieure, comme les infirmités corporelles, ne lui auraient pas convenu, nous l'avons déjà montré.

Mais, selon leur genre, le Christ les a endurées toutes, sous un triple rapport.

1° De la part des hommes qui les lui ont infligées. Il a souffert de la part des païens et des juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui accusaient Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs serviteurs, et aussi de la part du peuple, comme l'avait annoncé le psalmiste (2, 1): "Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples? Les rois de la terre se soulèvent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur et son Christ." Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient dans son entourage et sa familiarité, puisque Judas l'a trahi et que Pierre l'a renié.

2° Dans tout ce qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans ses amis qui l'ont abandonné; dans sa réputation par les blasphèmes proférés contre lui; dans son honneur et dans sa gloire par les moqueries et les affronts qu'il dut supporter; dans ses biens lorsqu'il fut dépouillé de ses vêtements; dans son âme par la tristesse, le dégoût et la peur; dans son corps par les blessures et les coups.

3° Dans tous les membres de son corps. Le Christ a enduré: à la tête les blessures de la couronne d'épines; aux mains et aux pieds le percement des clous; au visage les soufflets, les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus il a souffert par tous ses sens corporels: par le toucher quand il a été flagellé et cloué à la croix; par le goût quand on lui a présenté du fiel et du vinaigre; par l'odorat quand il fut suspendu au gibet en ce lieu, appelé Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés; par l'ouïe, lorsque ses oreilles furent assaillies de blasphèmes et de railleries; et enfin par la vue, quand il vit pleurer sa mère et le disciple qu'il aimait.

Solutions :

1. Les paroles de S. Hilaire visent tous les genres de souffrances endurées par le Christ, mais non leurs espèces.

2. Cette comparaison ne porte pas sur le nombre des souffrances et des grâces, mais sur leur grandeur. Si le Christ a été élevé au-dessus de tous les hommes par les dons de la grâce, il a été abaissé au-dessous de tous par l'ignominie de sa passion.

3. En ce qui concerne leur efficacité, la moindre des souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le genre humain de tous les péchés; mais si l'on considère ce qui convenait il suffisait qu'il endure tous les genres de passion, comme on vient de le dire.

 

ARTICLE 6 : La douleur que le Christ a endurée dans sa passion fut-elle la plus grande ?

Objections :

1. La douleur augmente avec la violence et la durée de la souffrance. Mais certains martyrs ont enduré des supplices plus terribles et plus prolongés que le Christ, par exemple S. Laurent qui a été rôti sur un gril, ou S. Vincent dont la chair a été déchirée par des crocs de fer. Il apparaît donc que la douleur du Christ dans sa passion n'a pas été la plus grande.

2. La force de l'esprit atténue la douleur, si bien que les stoïciens prétendaient que " la tristesse ne s'introduit pas dans l'âme du sage". Et Aristote enseigne que la vertu morale fait garder le juste milieu dans les passions. Or le Christ possédait la force morale la plus parfaite. Il apparaît donc que sa douleur n'a pas été la plus grande.

3. Plus le patient est sensible, plus sa souffrance lui inflige de douleur. Or l'âme est plus sensible que le corps, puisque le corps est sensible par elle. Et même, dans l'état d'innocence Adam eut un corps plus sensible que le Christ, qui a assumé un corps humain avec ses défauts de nature. Il apparaît donc que la douleur de l'âme, chez celui qui souffre au purgatoire ou en enfer, ou même la douleur d'Adam s'il avait souffert, aurait été plus grande que celle du Christ dans sa passion.

4. Plus le bien que l'on perd est grand, plus la douleur est grande. Mais l'homme, en péchant, perd un plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est supérieure à la vie naturelle. Et même, le Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter trois jours plus tard, a perdu moins que ceux qui perdent la vie pour demeurer dans la mort. Il apparaît donc que la douleur du Christ ne fut pas la pire des douleurs.

5. L'innocence de celui qui souffre diminue sa douleur. Or le Christ a souffert innocemment selon Jérémie (11, 19): "Mais moi, je suis comme un agneau docile que l'on mène à l'abattoir."

6. Dans le Christ il n'y avait rien de superflu. Mais la plus petite douleur du Christ aurait suffi pour obtenir le salut du genre humain, car elle aurait eu, en vertu de sa personne divine, une puissance infinie. Il aurait donc été superflu qu'il assume le maximum de douleurs.

Cependant : on lit dans les Lamentations (1, 12) cette parole attribuée au Christ: "Regardez et voyez s'il est une douleur comparable à ma douleur."

Conclusion :

Nous l'avons déjà dit, à propos des déficiences assumées par le Christ: dans sa passion, le Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les supplices corporels; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception de quelque nuisance. L'une et l'autre de ces douleurs, chez le Christ, furent les plus intenses que l'on puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour quatre raisons.

1° Par rapport aux causes de la douleur. La douleur sensible fut produite par une lésion corporelle. Elle atteignit au paroxysme, soit en raison de tous les genres de souffrances dont il a été parlé à l'Article précédent, soit aussi en raison du mode de la passion; car la mort des crucifiés est la plus cruelle: ils sont en effet cloués à des endroits très innervés et extrêmement sensibles, les mains et les pieds. De plus le poids du corps augmente continuellement cette douleur; et à tout cela s'ajoute la longue durée du supplice, car les crucifiés ne meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le glaive. - Quant à la douleur intérieure du cœur, elle avait plusieurs causes; en premier lieu, tous les péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait en souffrant, si bien qu'il les prend à son compte en parlant dans le Psaume (22, 2) du " cri de mes péchés". Puis, particulièrement, la chute des juifs et de ceux qui lui infligèrent la mort, et surtout des disciples qui tombèrent pendant sa Passion. Enfin, la perte de la vie corporelle, qui par nature fait horreur à la nature humaine.

On peut mesurer l'intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans son âme et dans son corps. Or le corps du Christ était d'une complexion parfaite, puisqu'il avait été formé miraculeusement par l'Esprit Saint. Rien n'est plus parfait que ce q s souffrants la tristesse intérieure, et même la douleur extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez le Christ souffrant, cela ne s'est pas produit, puisque, à chacune de ses puissances " il permit d'agir selon sa loi propre", dit S. Jean Damascène.

4° On peut enfin évaluer l'intensité de la douleur du Christ d'après le fait que sa souffrance et sa douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin: libérer l'homme du péché. Et c'est pourquoi il a assumé toute la charge de douleur qui était proportionnée à la grandeur ou fruit de sa passion.

Toutes ces causes réunies montrent à l'évidence que la douleur du Christ fut la plus grande.

Solutions :

1. Cette objection est fondée sur une seule des causes de souffrance que nous avons énumérées: la lésion corporelle qui cause la douleur sensible. Mais la douleur du Christ en sa passion s'est accrue bien davantage en raison des autres causes, nous venons de le dire.

2. La vertu morale n'atténue pas de la même façon la tristesse intérieure et la douleur sensible extérieure, car elle y établit un juste milieu, et c'est là sa matière propre. Or c'est la vertu morale qui établit le juste milieu dans les passions, nous l'avons montré dans la deuxième Partie non d'après une quantité matérielle, mais selon une quantité de proportion, de sorte que la passion n'outrepasse pas la règle de raison. Et parce qu'ils croyaient que la tristesse n'avait aucune utilité, les stoïciens la croyaient en désaccord total avec la raison; par suite ils jugeaient que le sage devait l'éviter totalement. Il est pourtant vrai, comme le prouve S. Augustin, qu'une certaine tristesse mérite l'éloge lorsqu'elle procède d'un saint amour; ainsi lorsque l'on s'attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres; la tristesse a aussi son utilité lorsqu'elle a pour but de satisfaire pour le péché, selon S. Paul (2 Co 7, 10): "La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire que l'on ne regrette pas." Et c'est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pour les péchés de tous les hommes, a souffert la tristesse la plus profonde, en mesure absolue, sans néanmoins qu'elle dépasse la règle de la raison.

Quant à la douleur extérieure des sens, la vertu morale ne la diminue pas directement; car cette douleur n'obéit pas à la raison, mais elle suit la nature du corps. Cependant, la vertu morale diminue indirectement la tristesse, par voie de rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Ce qui ne s'est pas produit chez le Christ, nous l'avons dit.

3. La douleur de l'âme séparée appartient à l'état de damnation, qui dépasse tous les maux de cette vie, comme la gloire des saints en dépasse tous les biens. Lorsque nous disons que la douleur du Christ était la plus grande, nous ne voulons donc pas la comparer à celle de l'âme séparée.

D'autre part, le corps d'Adam ne pouvait souffrir avant de pécher et de devenir ainsi mortel et passible; et ses souffrances furent alors moins douloureuses que celles endurées par le Christ, nous venons d'en donner les raisons. Ces raisons montrent aussi que, même si, par impossible, Adam avait pu souffrir dans l'état d'innocence, sa douleur aurait été moindre que celle du Christ.

4. Le Christ s'est affligé non seulement de la perte de sa vie corporelle, mais aussi des péchés de tous les autres hommes. Sous cet aspect, sa douleur a dépassé celle que pouvait provoquer la contrition chez n'importe quel homme. Car elle avait sa source dans une sagesse et une charité plus grandes et augmentait en proportion. D'autre part, le Christ souffrait pour tous les péchés à la fois, selon Isaïe (53, 4) " Il a vraiment porté nos douleurs."

Quant à la vie corporelle, elle était dans le Christ d'une dignité telle, surtout par la divinité qui se l'était unie, qu'il souffrit davantage de sa perte, même momentanée, qu'un homme ne peut souffrir en la perdant pour un grand laps de temps. Aussi, remarque Aristote, le vertueux aime-t-il d'autant plus sa vie qu'il la sait meilleure, mais il l'expose à cause du bien de la vertu. De même le Christ a offert, pour le bien de la charité, sa vie qu'il aimait au plus haut point, comme l'a dit Jérémie (12, 7 Vg): "J'ai remis mon âme bien-aimée aux mains de mes ennemis."

5. L'innocence diminue la douleur de la souffrance quant au nombre, parce que le coupable souffre non seulement de la peine, mais aussi quant à la coulpe, tandis que l'innocent souffre uniquement de la peine. Toutefois cette douleur augmente en lui en raison de son innocence, en tant qu'il saisit combien ce qu'il souffre est plus injuste. C'est pourquoi les autres sont plus répréhensibles s'ils ne compatissent pas à sa peine, selon Isaïe (57, 1): "Le juste périt, et nul ne s'en inquiète."

6. Le Christ a voulu délivrer le genre humain du péché, non seulement par sa puissance, mais encore par sa justice. C'est ainsi qu'il a tenu compte, non seulement de la puissance que sa douleur tirait de l'union à, sa divinité, mais aussi de l'importance qu'elle aurait selon la nature humaine, pour procurer une si totale satisfaction

 

ARTICLE 7 : Toute l'âme du Christ a-t-elle souffert dans sa passion ?

Objections :

1. Si l'âme souffre en même temps que le corps, c'est par accident, en tant qu'elle est l'acte de ce corps. Or, elle n'est pas l'acte du corps dans toutes ses parties, car l'intellect n'est l'acte d'aucun corps, écrit Aristote. Il semble donc que le Christ n'a pas souffert selon toute son âme.

2. Chaque puissance de l'âme pâtit de son objet propre. Mais l'objet de la partie supérieure de l'âme consiste dans les idées éternelles, " qu'elle s'applique à contempler et à consulter", dit S. Augustin. Or le Christ ne pouvait ressentir aucune souffrance des idées éternelles, puisqu'elles ne lui étaient contraires en rien.

3. Lorsque la passion sensible va jusqu'à la raison, on le nomme une passion accomplie. Or il n'y eut pas chez le Christ de passion parfaite, mais seulement, selon S. Jérôme une "propassion". Aussi Denys écrit-il à S. Jean l'Évangéliste: "Tu ne ressens les souffrances qui te sont infligées que dans la mesure où tu les perçois."

4. La passion ou souffrance cause la douleur. Mais dans l'intellect spéculatif il n’y a pas de douleur parce que, selon Aristote, " on ne peut opposer aucune tristesse à la délectation qui naît de la contemplation". Le Christ n'a donc pas souffert, semble-t-il, selon toute son âme.

Cependant : il y a cette parole du Psaume (88, 4) mise sur les lèvres du Christ: "Mon âme est rassasiée de maux " qui, selon la Glose, " ne sont pas des vices, mais des douleurs par lesquelles l'âme compatit à la chair, ou aux maux du peuple en train de se perdre". Donc le Christ a souffert selon toute son âme.

Conclusion :

Le tout se dit par rapport aux parties. On appelle les parties de l'âme ses puissances. Pour l'âme, pâtir tout entière, c'est pâtir selon son essence, ou selon toutes ses puissances.

Mais il faut remarquer que chaque puissance de l'âme peut pâtir d'une double manière: en premier lieu d'une souffrance qui lui vient de son objet propre; la vue, par exemple pâtit d'un objet visible éblouissant. En second lieu, la puissance pâtit de la souffrance de l'organe où elle siège; la vue pâtit si l'on touche l'œil qui est son organe, par exemple si on le pique, ou s'il est affecté par la chaleur'

Donc, si l'on entend " toute l'âme " selon son essence, il est évident que l'âme du Christ a pâti; car l'essence de l'âme est tout entière unie au corps, de telle sorte qu'elle est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses parties. Voilà pourquoi, lorsque le corps du Christ souffrait et allait être séparé de l'âme, toute son âme pâtissait.

Mais si l'on entend par " toute l'âme " toutes ses puissances, en parlant des passions propres à chacune d'elles, l'âme du Christ pâtissait selon toutes ses puissances inférieures; car, dans chacune de ses puissances qui ont pour objet les réalités temporelles, il se trouvait une cause de douleur dans le Christ, ainsi que nous l'avons montré. Mais sous ce rapport, la raison supérieure, dans le Christ, n'a point pâti de la part de son objet, qui est Dieu, car Dieu n'était pas pour l'âme du Christ une cause de douleur, mais de délectation et de joie.

Cependant, si l'on considère la souffrance qui affecte une puissance du fait de son sujet, on peut dire que toutes les puissances de l'âme ont pâti. Car elles sont toutes enracinées dans l'essence de l'âme, et l'âme pâtit quand le corps, dont elle est l'acte, souffre.

Solutions :

1. L'intellect, en tant que puissance, n'est pas l'acte du corps; c'est l'essence de l'âme qui en est l'acte, et c'est en elle que s'enracine la puissance intellective, comme nous l'avons vu dans la première Partie.

2. Cet argument se fonde sur la souffrance ou passion qui vient de l'objet propre, selon laquelle la raison supérieure, chez le Christ, n'a pas souffert.

3. La douleur est appelée une passion accomplie, qui trouble l'âme, lorsque la souffrance de la partie sensible va jusqu'à faire dévier la raison de la rectitude de son acte au point qu'elle suit la passion et ne la dirige plus par son libre arbitre. Mais chez le Christ la souffrance sensible n'est point parvenue jusqu'à la raison; elle ne l'a atteinte que par l'intermédiaire du sujet, comme nous venons de le préciser.

4. L'intellect spéculatif ne peut endurer ni douleur ni tristesse de la part de son objet. Celui-ci est le vrai, considéré de façon absolue, et qui est la perfection de l'intellect. La douleur ou sa cause peuvent toutefois l'atteindre de la manière exposée dans la Réponse.

 

ARTICLE 8 : Sa passion a-t-elle empêché le Christ d’éprouvé la joie béatifique ?

Objections :

1. Il est impossible de souffrir et de se réjouir en même temps, puisque la tristesse et la joie sont contraires l'une à l'autre. Mais l'âme du Christ souffrait tout entière pendant sa passion, comme on l'a vu à l'Article précédent. Il lui était donc impossible de jouir tout entière.

2. Aristote enseigne que la tristesse violente empêche non seulement la délectation qui lui est directement contraire, mais encore toute délectation et réciproquement. Or la douleur de la passion du Christ a été la plus intense, on l'a vu plus haut et, de même, la délectation de la jouissance béatifique est la plus intense, comme on l'a établi dans la première section de la deuxième Partie. Il a donc été impossible que l'âme du Christ tout entière ait souffert et joui en même temps.

3. La jouissance bienheureuse se rattache à la connaissance et à l'amour des réalités divines, dit S. Augustin. Or toutes les puissances de l'âme ne parviennent pas à connaître et à aimer Dieu. L'âme du Christ n'a donc pas joui tout entière de la vision béatifique.

Cependant : S. Jean Damascène écrit: "La divinité du Christ a permis à sa chair de faire et de souffrir ce qui lui était propre." Au même titre, la jouissance qui était propre à l'âme du Christ en tant que bienheureuse n'a pas été empêchée par sa passion.

Conclusion :

Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, on peut entendre " toute l'âme " ou selon son essence ou selon toutes ses puissances. Selon son essence, toute l'âme du Christ jouissait, en tant qu'elle est le siège de la partie supérieure de l'âme à laquelle appartient la jouissance de Dieu, de même que, réciproquement, la jouissance est attribuée à l'essence en raison de la partie supérieure de l'âme.

Mais, selon toutes ses puissances, l'âme ne jouissait pas tout entière; ni directement, la jouissance ne pouvant être l'acte de chacune des parties de l'âme; ni non plus par un rejaillissement de gloire, car, lorsque le Christ était voyageur sur cette terre, il n'y avait pas rejaillissement de gloire de la partie supérieure de son âme sur la partie inférieure, ni de l'âme sur le corps. Mais, réciproquement, la partie supérieure de l'âme du Christ, n'étant pas entravée dans son opération propre par la partie inférieure, il en résulte qu'elle a joui parfaitement de la vision bienheureuse tandis que le Christ souffrait.

Solutions :

1. La joie de la vision n'est pas directement contraire à la douleur de la passion, car l'une et l'autre n'ont pas le même objet. Rien n'empêche, en effet, que des contraires existent dans un même être quand ils ne portent pas sur un même objet. Ainsi la joie de la vision peut appartenir à la partie supérieure de la raison par son acte propre, et la douleur de la passion par le sujet qui la supporte. La douleur de la passion appartient à l'essence de l'âme, du côté du corps dont cette âme est la forme; et la joie de la vision, du côté de la puissance dont elle est le siège.

2. Cet enseignement du Philosophe est vrai, en raison du rejaillissement qui se fait naturellement d'une puissance de l'âme sur l'autre; mais cela n'a pas eu lieu chez le Christ, nous l'avons dit.

3. Cette objection est valable pour la totalité de l'âme selon ses puissances.

 

ARTICLE 9 : Le temps de la Passion

Objections 1. Cette passion était préfigurée par l'immolation de l'Agneau pascal, selon l'Apôtre (1 Co 5, 7) " Notre Agneau pascal, le Christ, a été immolé." Mais l'Agneau pascal était immolé le quatorzième jour au soir, comme le prescrit l'Exode (12, 6). Il apparaît donc que le Christ aurait dû souffrir à ce moment. Or cela est évidemment faux, car c'est alors qu'il célébra la Pâque avec ses disciples, selon S. Marc (14, 12): "Ils immolaient la Pâque, le premier jour des azymes." Et il n'a souffert que le lendemain.

2. La passion du Christ est appelée son exaltation, selon S. Jean (3, 14): "Il faut que le Fils de l'homme soit exalté." Or le Christ est désigné par Malachie (3, 20) comme " le Soleil de justice". Il semble donc qu'il aurait dû souffrir à la sixième heure (midi) où le soleil est le plus élevé. Tout au contraire, S. Marc (15, 25) rapporte: "C'est vers la troisième heure qu'ils le crucifièrent."

3. De même que le soleil est le plus élevé chaque jour à midi, de même est-ce au solstice d'été qu'il est le plus élevé chaque année. Le Christ aurait donc dû souffrir sa passion au solstice d'été plutôt qu'à l'équinoxe de printemps.

4. Le monde a été éclairé par la présence du Christ: "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde " (Jean 9, 5). Il convenait donc au salut du genre humain qu'il vive plus longtemps en ce monde, ce qui l'aurait fait mourir dans sa vieillesse et non dans sa jeunesse.

Cependant : on lit en S. Jean (13, 1) " Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père..." Et aussi (Jn 2, 4): "Mon heure n'est pas encore venue." Ce que S. Augustin commente ainsi: "Dès qu'il eut accompli ce qu'il jugea suffisant, l'heure vint, non celle de la nécessité, mais celle de la volonté." Il a donc subi sa passion au moment approprié.

Conclusion :

La passion du Christ était soumise à sa volonté, nous l'avons dit plus haut. Or sa volonté était régie par la sagesse divine qui, d'après l'Écriture (Sg 8, 1) dispose tout avec harmonie et douceur. Il faut donc dire que la passion du Christ a eu lieu au temps voulu. Aussi S. Augustin écrit-il: "Le Sauveur a accompli toutes choses aux lieux et temps appropriés."

Solutions :

1. Certains pensent que Jésus a souffert le quatorzième jour de la lune, quand les juifs immolaient la Pâque. Ils s'appuient sur ces paroles de S. Jean (13, 18): "Les Juifs n'entrèrent pas dans le prétoire " de Pilate le jour même de la Passion, " afin de ne pas se souiller mais de pouvoir manger la Pâque". Aussi S. Jean Chrysostome écrit-il: "C'est alors que les Juifs ont célébré la Pâque; mais le Christ l'avait célébrée la veille, réservant son immolation pour le vendredi, alors que s'accomplirait la Pâque ancienne." Cette opinion s'accorde avec un autre texte de S. Jean (13, 1): "Avant la fête de la Pâque, après le repas, le Christ lava les pieds de ses disciples."

Au contraire on lit dans Matthieu (26, 17): "Le premier jour des azymes, les disciples vinrent trouver Jésus et lui dirent: "Où veux-tu que nous préparions le repas pascal?" Or, le premier jour des azymes, remarque S. Jérôme " tombait le quatorzième jour du premier mois, lorsque l'on immolait l'agneau et que l'on était à la pleine lune". D'où il résulte que c'est le quatorzième jour de la lune que le Christ a célébré la Cène, et le quinzième qu'il a souffert. Et ceci est manifesté plus explicitement par ce que dit S. Marc (14, 12): "Le premier jour des azymes, lorsqu'ils immolaient la Pâque..."

C'est pourquoi certains disent que le Christ mangea la Pâque avec ses disciples au jour voulu, c'est-à-dire le quatorzième, " montrant ainsi jusqu'au dernier jour qu'il ne s'opposait pas à la loi", observe S. Jean Chrysostome; les Juifs, occupés à faire condamner le Christ, remirent au lendemain, malgré la loi, la célébration de la Pâque; c'est la raison pour laquelle, le jour de la passion du Christ, ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque.

Mais cela non plus ne s'accorde pas avec les paroles de S. Marc: "Le premier jour des azymes, lorsqu'ils immolaient la Pâque..." Donc le Christ et les Juifs ont célébré le même jour l'ancienne Pâque. Et comme dit S. Bède, " bien que le Christ, qui est notre Pâque, ait été crucifié le jour suivant, à savoir le quinzième du mois, ce fut toutefois dans la nuit où l'on immolait l'agneau qu'il livra son corps et son sang à ses disciples pour la célébration des saints mystères; et que, pris et ligoté par les Juifs, il consacra le début de son immolation, c'est-à-dire de sa passion".

Lorsqu'on lit dans S. Jean: "Avant la fête de la Pâque", il faut entendre que ce fut le quatorzième jour du mois, qui était cette année-là un jeudi; car c'était le quinzième jour de la me jour, mais la nourriture pascale, c'est-à-dire les pains azymes qui devaient être mangés par ceux qui étaient purs.

S. Jean Chrysostome donne une autre explication: il dit que la Pâque peut s'entendre de toute la fête des Juifs, qui durait sept jours.

2. Comme dit S. Augustin: "Ce fut aux environs de la sixième heure que le Christ fut livré pour être crucifié, dit S. Jean (19, 14). En effet, ce n'était pas la sixième heure, mais environ la sixième heure: la cinquième était passée, et la sixième commencée. Lorsque celle-ci s'acheva, le Christ étant en croix, l'obscurité se fit. Ce fut à la troisième heure que les Juifs demandèrent à grands cris la crucifixion du Seigneur. On peut donc dire en toute vérité qu'ils le crucifièrent quand ils poussèrent des cris. Afin qu'on ne décharge pas les juifs pour accuser les soldats d'avoir eu le dessein d'un tel crime, S. Marc écrit: "On était à la troisième heure lorsqu'ils le crucifièrent" faisant ainsi ressortir qu'on doit attribuer la crucifixion du Christ surtout à ceux qui avaient réclamé sa mort à la troisième heure." " Cependant certains veulent l'interpréter de la troisième heure du jour de la Parascève dont parle S. Jean (19, 14): "C'était la Parascève de la Pâque, vers la sixième heure." Parascève se traduit "Préparation". La préparation de la vraie Pâque, célébrée dans la passion du Seigneur, a commencé à la neuvième heure de la nuit, lorsque tous les chefs des prêtres dirent (Mt 26, 66) "il mérite la mort !" C'est à partir de cette heure de la nuit jusqu'à la crucifixion que se compte la sixième heure de la Parascève, d'après S. Jean, et la troisième heure du jour, d'après S. Marc."

D'autres pensent toutefois que cette divergence d'heures est due à une erreur de copiste chez les grecs, la forme des chiffres trois et six étant presque semblable chez eux.

3. Selon le livre Questions du Nouveau et de l'Ancien Testament, " le Seigneur voulut racheter et restaurer le monde par sa passion à l'époque même où il l'avait créé, c'est-à-dire à l'équinoxe: c'est à cette saison que le monde a commencé et c'est alors que le jour augmente par rapport à la nuit car, par sa passion, le Seigneur nous a conduits des ténèbres à la lumière". L'illumination parfaite se produira au second avènement du Christ; aussi, selon S. Matthieu (24, 32), ce second avènement est-il comparé à l'été: "Lorsque les rameaux du figuier deviennent tendres et que poussent les feuilles, vous savez que l'été est proche. Ainsi vous, lorsque vous verrez tout cela, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à la porte." Et ce sera alors l'exaltation suprême du Christ.

4. Le Christ a voulu subir sa passion dans sa jeunesse pour trois motifs. 1° Pour mettre davantage son amour en valeur, parce qu'il a donné sa vie pour nous dans l'état le plus parfait. - 2° Parce qu'il ne convenait pas qu'apparaisse en lui une diminution physique, pas plus que de la maladie, nous l'avons dit plus haut. - 3° Pour montrer en lui par avance, en mourant et ressuscitant dans sa jeunesse, la nature que posséderont les corps après la résurrection. Comme dit S. Paul (Ep 4, 13): "Jusqu'à ce que nous soyons tous parvenus à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme fait, à la mesure de la stature parfaite du Christ."

 

ARTICLE 10 : Le lieu de la Passion

Objections :

1. Le Christ a souffert dans sa chair d'homme, qui a été conçue de la Vierge Marie à Nazareth et est née à Bethléem. Ce n'était donc pas à Jérusalem, mais à Nazareth ou à Bethléem, que le Christ devait souffrir.

2. La réalité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices de l'ancienne loi, qui symbolisaient la Passion, étaient offerts dans le Temple. Il semble donc que le Christ aurait dû souffrir dans le Temple, et non hors des portes de la ville.

3. Le remède doit s'adapter à la maladie. Or Adam n'a pas été enterré à Jérusalem, mais à Hébron, car on lit dans Josué (14, 15 Vg): "Autrefois le nom d'Hébron était Qiryat-Arba; Adam était le plus grand des Anaqim." Il semble donc que le Christ devait souffrir à Hébron, et non à Jérusalem.

Cependant : le Seigneur dit en S. Luc (13, 33): "Il ne convient pas qu'un prophète meure hors de Jérusalem." Mais le Christ était prophète. Il convenait donc qu'il souffre à Jérusalem.

Conclusion :

Selon S. Augustin, " le Seigneur a accompli toutes choses aux lieux et temps appropriés " parce que, si tous les temps sont en son pouvoir, il en est de même pour les lieux. C'est pourquoi, de même que le Christ a souffert au temps approprié, il a souffert au lieu qui convenait.

Solutions :

1. Il convenait au plus haut point que le Christ souffre à Jérusalem.

1° Parce que c'était le lieu choisi par Dieu pour qu'on lui offre des sacrifices. Ces sacrifices figuratifs symbolisaient la passion du Christ, sacrifice véritable, selon S. Paul (Ep 5, 2): "Il s'est livré lui-même comme une victime et une oblation d'agréable odeur." Selon S. Bède, " tandis qu'approchait l'heure de la passion, le Seigneur voulut s'approcher du lieu de la passion", c’est-à-dire de Jérusalem, où il arriva six jours avant la Pâque, le sixième jour de la lune, selon la loi, au lieu de son immolation.

2° La vertu de sa passion devant se répandre dans le monde entier, le Christ a voulu souffrir au centre de la terre habitable, à Jérusalem, car il est écrit (Ps 75, 12 Vg): "Mon Roi dès l'origine a opéré le salut au milieu de la terre", à Jérusalem, centre du monde.

3° Ce lieu convenait au plus haut point à l'humilité du Christ, lui qui avait choisi le genre de mort le plus honteux, il ne devait pas refuser de souffrir la honte dans un lieu aussi fréquenté. C'est pourquoi S. Léon disait: "Celui qui avait assumé la condition de l'esclave choisit à l'avance Bethléem pour sa naissance, Jérusalem pour sa passion."

4° Il a voulu mourir à Jérusalem où résidaient les chefs du peuple juif pour montrer qu'ils étaient responsables de l'iniquité commise par ses meurtriers. D'où cette affirmation du livre des Actes (4,27): "Ils se sont ligués dans cette ville contre ton serviteur Jésus, consacré par ton onction, Hérode et Ponce Pilate, avec les païens et les peuples d'Israël."

2. Le Christ a souffert non pas dans le Temple ou dans la ville, mais hors des portes, pour trois raisons.

1° Pour que la réalité réponde à la figure. Car le taureau et le bouc, offerts dans le sacrifice le plus solennel pour l'expiation de tout le peuple, étaient brûlés hors du camp, selon la prescription du Lévitique (16, 27). Aussi lit-on dans l'épître aux Hébreux (13, 17): "Les animaux dont le sang est porté par le grand prêtre dans le sanctuaire ont leur corps brûlé hors du camp. Et c'est pour cela que Jésus, afin de sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte."

2° Afin de nous enseigner à quitter la vie du monde. On lit donc au même endroit: "Pour aller au Christ, sortons hors du camp en portant son opprobre."

3° D'après S. Jean Chrysostome: "Le Seigneur n'a pas voulu souffrir sous un toit ni dans le Temple juif pour empêcher les juifs d'accaparer ce sacrifice du salut en faisant croire qu'il avait été offert seulement pour leur peuple. Aussi a-t-il souffert hors de la ville, hors des remparts, pour vous faire savoir que ce sacrifice a été offert pour tous, puisqu'il est l'oblation de toute la terre, et la purification de tous."

3. A cette objection, il faut répondre avec S. Jérôme: "Quelqu'un a soutenu que le Calvaire, ou Lieu-du-Crâne, était celui où fut enterré Adam, et aurait été ainsi appelé parce que la tête du premier homme y aurait été ensevelie. Interprétation séduisante, qui flatte l'oreille du peuple, mais qui n'est pas exacte. En effet, c'est en dehors de la ville, hors des portes, que se trouvent les lieux où l'on tranchait la tête des condamnés, et ils ont pris le nom de Lieu-du-Crâne, c'est-à-dire des décapités. C'est là que fut crucifié Jésus pour que, là où précédemment se trouvait le champ des condamnés, se dresse l'étendard du martyre. Quant à Adam, il fut enseveli près d'Hébron, comme on le lit dans le livre de Josué." Le Christ devait être crucifié dans le terrain commun des condamnés plutôt qu'auprès du tombeau d'Adam, pour montrer que la croix du Christ guérissait non seulement le péché personnel d'Adam, mais aussi le péché du monde entier.

 

ARTICLE 11 : Convenait-il que le Christ soit crucifié avec des bandits ?

Objections :

1. Selon S. Paul (2 Co 6, 14) - " Quel rapport y a-t-il entre la justice et l'iniquité? " Mais le Christ " a été constitué pour nous justice venant de Dieu " (1 Co 1, 30), tandis que l'iniquité appartient aux bandits.

2. Ce texte (Mt 26, 35): "Quand il faudrait mourir avec toi, je ne te renierai pas " est ainsi commenté par Origène: "Mourir avec Jésus qui mourait pour tous n'était pas l'affaire des hommes." Et sur le texte de Luc (22, 33): "je suis prêt à aller avec toi et en prison et à la mort", S. Ambroise nous dit: "La passion du Seigneur a des imitateurs, elle n'a pas d'égaux." Il convenait donc encore moins que le Christ souffre en même temps que des malfaiteurs.

3. On lit dans S. Matthieu (27, 44): "Les bandits qui étaient en croix avec lui l'insultaient." Mais S. Luc rapporte que l'un d'eux disait au Christ: "Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu viendras régner." Il semble donc qu'en plus des bandits qui blasphémaient il y en avait un autre qui ne blasphémait pas. Il semble donc peu exact, de la part des évangélistes, de dire que le Christ a été crucifié avec des malfaiteurs.

Cependant : c'est une prophétie d'Isaïe (53, 12): "Il a été compté parmi les criminels."

Conclusion :

Les raisons pour lesquelles le Christ a été crucifié entre deux bandits ne sont pas les mêmes selon qu'on les regarde par rapport à l'intention des juifs, ou par rapport au plan divin.

Par rapport à l'intention des Juifs, S. Jean Chrysostome fait observer: "Ils crucifièrent deux bandits de part et d'autre", pour lui faire partager leur honte. Mais ce n'est pas ce qui s'est produit. Car on ne parle plus des bandits, tandis que la croix du Christ est honorée partout: les rois, déposant les diadèmes, prennent la croix: sur la pourpre, sur les diadèmes, sur les armes, sur l'autel, dans tout l'univers, brille la croix.

Par rapport au plan divin, le Christ a été crucifié avec des bandits pour trois raisons.

1° D'après S. Jérôme." de même que pour nous le Christ s'est fait malédiction sur la croix, il a été crucifié comme un criminel entre des criminels pour le salut de tous".

2° Selon S. Léon." deux bandits furent crucifiés, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, pour que même le spectacle du gibet montre la séparation qui sera opérée entre tous les hommes au jour du jugement par le Christ". Et S. Augustin dit aussi: "Si tu fais attention, la croix elle-même est un tribunal; le juge en effet siégeait au milieu, l'un des voleurs qui a cru a été libéré, l'autre qui a outragé le Seigneur a été condamné. Il manifestait déjà ce qu'il ferait un jour à l'égard des vivants et des morts en plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche." 3° Selon S. Hilaire, " à sa droite et à sa gauche sont crucifiés deux bandits qui montrent que la totalité du genre humain est appelée au mystère de la passion du Seigneur. Le partage des fidèles et des infidèles se fait entre la droite et la gauche; aussi le bandit placé à droite est-il sauvé par la justification de la foi".

4° Selon S. Bède, " les bandits crucifiés avec le Seigneur représentent ceux qui sous la foi et la confession du Christ subissent le combat du martyre ou embrassent une forme de vie plus austère. Ceux qui agissent pour la gloire éternelle sont figurés par le bandit de droite; mais ceux qui agissent pour recevoir la louange des hommes imitent le bandit de gauche dans son esprit et dans ses actes".

Solutions :

1. Le Christ n'était pas tenu à la mort comme à un dû, mais il a subi la mort volontairement afin de vaincre la mort par sa puissance. De même il n'avait pas mérité d'être placé avec les bandits, mais il a voulu être compté avec des gens iniques afin de détruire l'iniquité par sa puissance. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il: "Convertir le bandit sur la croix et l'introduire en paradis, ce ne fut pas une oeuvre moins grande que de briser les rochers."

2. Il ne convenait pas que d'autres souffrent avec le Christ pour la même cause, ce qui fait dire à Origène: "Tous étaient pécheurs et tous avaient besoin qu'un autre meure pour eux, mais non eux pour les autres."

3. D'après S. Augustin, " nous pouvons entendre que Matthieu a employé le pluriel pour le singulier, quand il a dit: "les bandits l'insultaient"".

Selon S. Jérôme " tous deux ont blasphémé d'abord, puis, à la vue des miracles, l'un d'eux se mit à croire".

 

ARTICLE 12 : La passion du Christ doit-elle être attribuée à sa divinité ?

Objections :

1. S. Paul a dit (1 Co 2, 8): "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire." Mais le Seigneur de gloire c'est le Christ selon sa divinité. La passion du Christ doit donc lui être attribuée selon sa divinité.

2. Le principe du salut du genre humain appartient à la divinité selon le Psaume (37, 39): "Le salut des justes vient du Seigneur." Si la passion du Christ ne se rattachait pas à sa divinité, il semblerait donc qu'elle ne pouvait pas être fructueuse pour nous.

3. Les juifs ont été punis pour le péché d'avoir tué le Christ, comme les meurtriers de Dieu lui-même, ce que montre la grandeur du châtiment. Or cela ne serait pas si la passion du Christ n'avait pas atteint sa divinité.

Cependant : S. Athanase écrit: "Le Verbe, demeurant Dieu par nature, est impassible." Mais ce qui est impassible ne peut souffrir. Donc la passion du Christ ne se rattachait pas à sa divinité.

Conclusion :

Nous l'avons dit, l'union de la nature humaine et de la nature divine s'est faite dans la personne, l'hypostase et le suppôt, mais les natures sont restées distinctes. Aussi, bien que l'hypostase ou la personne soit la même pour la nature divine et la nature humaine, les propriétés de chaque nature sont demeurées sauves. Et c'est pourquoi, d'après ce que nous avons établi plus haut, il faut attribuer la passion au suppôt de la nature divine, non pas en raison de cette nature qui est impassible, mais en raison de la nature humaine. C'est pourquoi on lit dans une lettre de S. Cyrille: "Si quelqu'un refuse de confesser que le Verbe de Dieu a souffert et a été crucifié dans sa chair, qu'il soit anathème ! " La passion du Christ appartient donc au suppôt de la nature divine, en raison de la nature passible qu'il a assumée, non en raison de la nature divine, qui est impassible.

Solutions :

1. On dit que le Seigneur de gloire a été crucifié, non en tant qu'il est Seigneur de gloire, mais en tant qu'il était un homme passible.

2. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse: "La mort du Christ, parce qu'elle était celle de Dieu " par l'union dans la personne, " a détruit la mort, parce que celui qui souffrait était Dieu et homme. Car ce n'est pas la nature de Dieu, mais la nature humaine, qui a été blessée, et les souffrances ne lui ont apporté aucun changement".

3. Le même sermon ajoute: "Les juifs n'ont pas crucifié seulement un homme. C'est à Dieu même qu'ils se sont attaqués. Supposez un prince qui donne des instructions orales, et les consigne dans des lettres qu'il envoie à ses villes. Si un rebelle déchire la lettre, il sera condamné à mort non pour avoir déchiré du papier, mais pour avoir déchiré la parole impériale. Les juifs ne doivent donc pas se croire en sécurité comme s'ils n'avaient crucifié qu'un homme. Ce qu'ils voyaient, c'était comme le papier, mais ce qui y était caché, c'était le Verbe, la parole impériale, née de la nature divine, non proféré par la langue."

 

 

QUESTION 47 : LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION

 

1. Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même? - 2. Pour quel motif s'est-il livré à la Passion? - 3. Est-ce le Père qui l'a livré à la Passion? - 4. Convenait-il qu'il souffre par la main des païens, ou plutôt des Juifs? - 5. Ses meurtriers l'ont-ils connu? - 6. Le péché de ses meurtriers.

 

ARTICLE 1 : Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même ?

Objections :

1. Le Christ lui-même dit (Jn 10, 18): "Personne ne me prend ma vie, c'est moi qui la donne." Le Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.

2. Ceux qui sont mis à mort par d'autres s'éteignent peu à peu par l'affaiblissement de leur nature; cela se remarque surtout chez les crucifiés car, selon S. Augustin ils " étaient torturés par une longue agonie". Mais ce ne fut pas le cas du Christ car " poussant un grand cri, il expira " (Mt 27, 50). Le Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.

3. Être mis à mort, c'est mourir d'une mort violente et par suite, ce qui est violent s'opposant à ce qui est volontaire, mourir d'une mort subie contre son gré. Or, S. Augustin le fait observer, " l'esprit du Christ n'a pas quitté sa chair malgré lui, mais parce qu'il le voulut, quand il le voulut, et comme il le voulut". C'est donc par lui-même et non par autrui que le Christ a été mis à mort.

Cependant : le Christ annonçait en parlant de lui-même (Lc 18, 33): "Après l'avoir flagellé, ils le tueront."

Conclusion :

Il y a deux manières d'être cause d'un effet.

1° En agissant directement pour cela. C'est de cette manière que les persécuteurs du Christ l'ont mis à mort; car ils lui ont fait subir les traitements qui devaient amener la mort, avec l'intention de la lui donner. Et la mort qui s'en est suivie a été réellement produite par cette cause.

2° Indirectement, en n'empêchant pas cet effet; par exemple on dira qu'on mouille quelqu'un en ne fermant pas la fenêtre par laquelle entre la pluie. En ce sens, le Chr s écarté de son propre corps les coups qui lui étaient portés, mais a voulu que sa nature corporelle succombe sous ces coups, on peut dire que le Christ a donné sa vie ou qu'il est mort volontairement.

Solutions :

1." Personne ne prend ma vie", dit le Christ; entendez: "sans que j'y consente", car prendre, au sens propre du mot, c'est enlever quelque chose à quelqu'un contre son gré et sans qu'il puisse résister.

2. Pour montrer que la passion qu'il subissait par violence ne lui arrachait pas son âme, le Christ a gardé sa nature corporelle dans toute sa force; aussi, à ses derniers instants, a-t-il poussé un grand cri; c'est là un des miracles de sa mort. D'où la parole de Marc (15, 39): "Le centurion qui se tenait en face, voyant qu'il avait expiré en criant ainsi, déclara: "Vraiment cet homme était le Fils de Dieu !" "

Il y eut encore ceci d'admirable dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement que les hommes soumis au même supplice. On lit dans S. Jean (19, 32) qu'on " brisa les jambes " de ceux qui étaient crucifiés avec le Christ " pour hâter leur mort ": mais " lorsqu'ils vinrent à Jésus, ils virent qu'il était déjà mort et ils ne lui rompirent pas les jambes". D'après S. Marc (15, 44), " Pilate s'étonna qu'il fût déjà mort". De même que, par sa volonté, sa nature corporelle avait été gardée dans toute sa vigueur jusqu'à la fin, de même c'est lorsqu'il le voulut qu'il céda aux coups qu'on lui avait porté.

3. En mourant le Christ, tout à la fois, a subi la violence et est mort volontairement, puisque la violence faite à son corps n'a pu dominer celui-ci que dans la mesure où il l'a voulu lui-même.

 

ARTICLE 2 : Pour quel motif le Christ s'est-il livré à la Passion ?

Objections :

1. L'obéissance répond au précepte. Or aucun texte ne nous dit que le Christ ait reçu la précepte de souffrir.

2. On ne fait par obéissance que ce que l'on accomplit sous la contrainte d'un précepte. Or le Christ n'a pas souffert par contrainte mais volontairement.

3. La charité est une vertu supérieure à l'obéissance. Mais il est écrit que le Christ a souffert par charité (Ep 5, 2): "Vivez dans l'amour, de même que le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous." La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plus qu'à l'obéissance.

Cependant : il est écrit (Ph 2, 8) " Il s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort."

Conclusion :

Il est de la plus haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance.

1° Parce que cela convenait à la justification des hommes: "De même que par la désobéissance d'un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l'obéissance d'un seul, beaucoup sont constitués justes " (Rm 5, 19).

2° Cela convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes." Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils " (Rm 5, 10), c'est-à-dire en tant que la mort du Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu: "Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d'agréable odeur " (Ep 5, 2). Or l'obéissance est préférée à tous les sacrifices d'après l'Écriture (1 S 15, 22): "L'obéissance vaut mieux que les sacrifices." Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du Christ eût sa source dans l'obéissance.

3° Cela convenait à la victoire par laquelle il triompha de la mort et de l'auteur de la mort. Car un soldat ne peut vaincre s'il n'obéit à son chef. Et ainsi l'homme Christ a obtenu la victoire en obéissant à Dieu: "L'homme obéissant remportera la victoire " (Pr 21, 28 Vg).

Solutions :

1. Le Christ avait reçu de son Père le précepte de souffrir. On lit en effet en S. Jean (10, 18): "J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre, tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père."

S. Jean Chrysostome explique: "Ce n'est pas qu'il ait dû entendre ce commandement et qu'il ait eu besoin de l'apprendre, mais il a montré qu'il agissait volontairement, et il a détruit tout soupçon d'opposition à son Père."

Cependant, parce que la foi ancienne a atteint son terme avec la mort du Christ, puisqu'il a dit lui-même en mourant (Jn 19, 30): "Tout est consommé", on peut comprendre que par sa passion le Christ a accompli tous les préceptes de la loi ancienne. Les préceptes moraux fondés sur le précepte de la charité, il les a accomplis en tant qu'il a souffert par amour pour son Père, d'après sa parole en S. Jean (14, 31): "Pour que le monde sache que j'aime mon Père, et que j'agis comme mon Père me l'a ordonné, levez-vous, sortons d'ici " pour aller au lieu de la Passion; et il a souffert également par amour du prochain, selon S. Paul (Ga 2, 20) " Il m'a aimé et s'est livré pour moi".

Quant aux préceptes cérémoniels de la loi, qui sont surtout ordonnés aux sacrifices et aux oblations, il les a accomplis par sa passion, en tant que tous les anciens sacrifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ a offert en mourant pour nous. Aussi est-il écrit (Col 2, 16): "Que personne ne vous critique sur la nourriture et la boisson, ou à cause des jours de fête ou des néoménies, qui ne sont que l'ombre des choses à venir, tandis que la réalité, c'est le corps du Christ", en ce sens que le Christ leur est comparé comme le corps à l'ombre.

Quant aux préceptes judiciaires de la loi, qui ont surtout pour but de satisfaire aux dommages subis, le Christ les a aussi accomplis par sa passion; car, selon le Psaume (69, 5), " ce qu'il n'a pas pris, il l'a rendu", permettant qu'on le cloue au bois à cause du fruit que l'homme avait dérobé à l'arbre du paradis, contre le commandement de Dieu.

2. L'obéissance implique une contrainte à l'égard de ce qui est prescrit; mais elle suppose aussi l'acceptation volontaire à l'égard de l'accomplissement du précepte. Et telle fut l'obéissance du Christ. La passion et la mort, considérées en elles-mêmes, étaient opposées à sa volonté naturelle; cependant il a voulu accomplir sur ce point la volonté de Dieu d'après le Psaume (40, 9): "Faire ta volonté, mon Dieu, je l'ai voulu", ce qui lui a fait dire (Mt 26, 42): "Si cette coupe ne peut passer loin de moi sans que je la boive, que ta volonté soit faite."

3. Que le Christ ait souffert par charité et par obéissance, c'est pour une seule et même raison: il a accompli les préceptes de la charité par obéissance, et il a été obéissant par amour pour le Père lui donnait ces préceptes.

 

ARTICLE 3 : Est-ce le Père qui a livré le Christ à la Passion ?

Objections :

1. Il semble inique et cruel qu'un innocent soit livré à la passion et à la mort. Or " Dieu est fidèle et sans aucune iniquité " (Dt 32, 4). Donc il n'a pas livré le Christ innocent à la passion et à la mort.

2. On n'est pas livré à la mort par soi-même en même temps que par un autre. Or le Christ s'est livré lui-même pour nous selon Isaïe (53, 12): "Il s'est livré à la mort." Donc il ne semble pas que Dieu le Père l'ait livré.

3. Judas est incriminé d'avoir livré le Christ aux Juifs, selon cette parole rapportée par S. Jean (6, 70): ""L'un de vous est un démon." Jésus parlait de judas qui devait le livrer." De même encore les Juifs sont incriminés de l'avoir livré à Pilate, qui disait lui-même (Jn 18, 35): "Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi." Pilate aussi "le livra pour qu'il soit crucifié " (Jn. 19, 16). Or, dit S. Paul (2 Co 6, 14), " il n'y a aucun rapport entre la justice et l'iniquité". Il semble donc que Dieu le Père n'a pas livré le Christ à la passion.

Cependant : il est écrit (Rm 8, 32): "Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous tous."

Conclusion :

Nous l'avons montré à l'Article précédent: le Christ a souffert volontairement, par obéissance à son Père. Aussi Dieu le Père a-t-il livré le Christ à la passion de trois façons.

1° Selon sa volonté éternelle, il a ordonné par avance la passion du Christ à la libération du genre humain, selon cette prophétie d'Isaïe (53, 6): "Le Seigneur a fait retomber sur lui l'iniquité de nous tous." Et il ajoute: "Le Seigneur a voulu le broyer par la souffrance."

2° Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité. Aussi Isaïe ajoute-t-il " Il s'est livré en sacrifice parce qu'il l'a voulu." 3° Il ne l'a pas mis à l'abri de la passion, mais il l'a abandonné à ses persécuteurs. C'est pourquoi il est écrit (Mt 27, 46) que, sur la croix, le Christ disait: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? " Parce que, remarque S. Augustin Dieu a abandonné le Christ à ses persécuteurs.

Solutions :

1. Il est impie et cruel de livrer un homme innocent à la passion et à la mort contre sa volonté. Ce n'est pas ainsi que le Père a livré le Christ, mais en lui inspirant la volonté de souffrir pour nous. Par là on constate tout d'abord la sévérité de Dieu qui n'a pas voulu remettre le péché sans châtiment, ce que souligne l'Apôtre (Rm 8, 32): "Il n'a pas épargné son propre Fils "; et sa bonté en ce que l'homme ne pouvant pas satisfaire en souffrant n'importe quel châtiment, il lui a donné quelqu'un qui satisferait pour lui, ce que l'Apôtre a souligné ainsi: "Il l'a livré pour nous tous." Et il dit (Rm 3, 25): "Lui dont Dieu a fait notre propitiation par son sang."

2. En tant que Dieu, le Christ s'est livré lui-même à la mort par le même vouloir et la même action par lesquels le Père le livra. Mais en tant qu'homme, le Christ s'est livré lui-même, par un vouloir que son Père inspirait. Il n'y a donc aucune opposition en ce que le Père a livré le Christ, et que celui-ci s'est livré lui-même.

3. La même action se juge diversement, en bien ou en mal, suivant la racine dont elle procède. En effet, le Père a livré le Christ et le Christ s'est livré lui-même, par amour, et on les en loue. Mais Judas a livré le Christ par cupidité, les Juifs par envie, Pilate par crainte ambitieuse envers César, et c'est pourquoi on les blâme.

 

ARTICLE 4 : Convenait-il que le Christ souffre de la part des païens ?

Objections :

1. Par la mort du Christ, les hommes devaient être libérés du péché, et il paraissait convenable que très peu d'entre eux commettent le péché de le faire mourir. Or les Juifs ont commis le péché, car c'est à eux que l'on attribue cette parole (Mt 21, 38): "Voici l'héritier, venez, tuons-le." Donc il aurait été convenable que dans le péché du meurtre du Christ, les païens n'aient pas été impliqués.

2. La vérité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices figuratifs de l'ancienne loi n'étaient pas offerts par les païens, mais par les juifs. Donc la passion du Christ qui était le sacrifice véritable, n'aurait pas dû non plus être accompli par les païens.

3. D’après S. Jean (5, 18), " les Juifs cherchaient à faire périr Jésus non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais aussi parce qu'il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu". Mais cela paraissait s'opposer seulement à la loi des Juifs. Du reste eux-mêmes le disaient (Jn 19, 7): "Selon notre loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu." Il aurait donc été convenable que le Christ ait dû souffrir non de la part des païens, mais de celle des Juifs, et il semble que ceux-ci ont menti en disant: "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un " (Jn 18, 31) puisque beaucoup de péchés étaient punis de mort selon la loi, comme on le voit dans le Lévitique (20, 31).

Cependant : il y a cette parole du Seigneur lui-même (Mt 20, 19): "Ils le livreront aux païens pour qu'il soit bafoué, flagellé et crucifié."

Conclusion :

Les circonstances mêmes de la passion du Christ ont préfiguré l'effet de celle-ci. D'abord, elle a eu un effet salutaire sur les Juifs, dont beaucoup furent baptisés, d'après les Actes (2, 41 et 4, 42), dans la mort du Christ. Mais ensuite, par la prédication des Juifs, l'effet de la passion du Christ est passé aux païens. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ commence à souffrir de la part des Juifs, et ensuite, les juifs le livrant aux païens, que sa passion soit achevée par ceux-ci.

Solutions :

1. Afin de montrer l'abondance de sa charité, à cause de laquelle il souffrait, le Christ en croix a imploré le pardon de ses persécuteurs; et c'est pour que le fruit de cette prière parvienne aux Juifs et aux païens que le Christ a voulu souffrir de la part des uns et des autres.

2. La passion du Christ a été l'oblation d'un sacrifice en tant que, de son plein gré, il a subi la mort par amour. Mais en tant que le Christ a souffert de la part de ses persécuteurs, ce ne fut pas un sacrifice mais un péché infiniment grave.

3. Comme dit S. Augustin: "Les Juifs en disant: "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un", veulent dire que cela ne leur est pas permis à cause de la sainteté de la fête dont ils avaient commencé la célébration." Ou bien ils parlaient ainsi, d'après Chrysostome, parce qu'ils voulaient le mettre à mort non comme transgressent de la loi, mais comme ennemi public, parce qu'il s'était fait roi, ce dont il ne leur appartenait pas de juger. Ou bien parce qu'ils n'avaient pas le droit de crucifier, ce qu'ils désiraient, mais de lapider, ce qu'ils ont fait pour S. Étienne.

La meilleure réponse est que les Romains, dont ils étaient les sujets, leur avaient enlevé le pouvoir de mettre à mort.

 

ARTICLE 5 : Les meurtriers du Christ l'ont-ils connu ?

Objections :

1. D'après S. Matthieu (21, 38) " Les vignerons, en le voyant, dirent entre eux "Voici l'héritier, venez, tuons-le." " S. Jérôme commente: "Par ces paroles, le Seigneur prouve clairement que les chefs des juifs ont crucifié le Fils de Dieu non par ignorance, mais par envie. Car ils ont compris qu'il est celui à qui le Père avait dit par le prophète (Ps 2, 8): "Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage." " Il semble donc qu'ils ont connu qu'il était le Christ, ou le Fils de Dieu.

2. Le Seigneur dit (Jn 15, 24): "Maintenant ils ont vu, et ils nous haïssent, moi et mon Père." Or, ce qu'on voit, on le connaît clairement. Donc, les Juifs connaissant le Christ, c'est par haine qu'ils lui ont infligé la passion.

3. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse " Celui qui déchire une lettre impériale est traité comme s'il déchirait la parole de l'empereur et condamné à mort. Ainsi le juif qui a crucifié celui qu'il voyait sera châtié comme s'il avait osé s'attaquer au Dieu Verbe lui-même." Il n'en serait pas ainsi s'ils n'avaient pas su qu'il était le Fils de Dieu, parce que leur ignorance les aurait excusés. Il apparaît donc que les Juifs qui ont crucifié le Christ ont su qu'il est le Fils de Dieu.

Cependant : il y a la parole de S. Paul (1 Co 2, 8): "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire", et celle-ci de S. Pierre aux Juifs (Ac 3, 17): "je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs " et le Seigneur sur la croix demande (Lc 23, 34): "Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font."

Conclusion :

Chez les Juifs, il y avait les grands et les petits.

Les grands, qui étaient leurs chefs, comme dit un auteur ont su " qu'il était le Messie promis dans la loi; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les prophètes; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité". Et c'est pourquoi S. Paul dit: "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire."

Il faut cependant remarquer que leur ignorance n'excusait pas leur crime, puisque c'était en quelque manière une ignorance volontaire. En effet, ils voyaient les signes évidents de sa divinité; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jn 15, 22): "Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché; mais maintenant ils n'ont pas d'excuse à leur péché." Et il ajoute: "Si je n'avais fait parmi eux les oeuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché." On peut donc leur appliquer ce texte (Job 21, 14): "Ils ont dit à Dieu: "Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins"."

Quant aux petits, c'est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu'il était le Messie, ni qu'il était le Fils de Dieu. Car bien que quelques-uns aient cru en lui, la multitude n'a pas cru. Parfois elle se demanda si Jésus n'était pas le Messie, à cause de ses nombreux miracles et de l'autorité de son enseignement, comme on le voit chez S. Jean (7, 31). Mais ces gens furent ensuite trompés par leurs chefs au point qu'ils ne croyaient plus ni qu'il soit le Fils de Dieu ni qu'il soit le Messie. Aussi Pierre leur dit-il: "je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs "; c'est-à-dire que ceux-ci les avaient trompés.

Solutions :

1. Ces paroles sont attribuées aux vignerons, qui symbolisent les dirigeants du peuple. Et ceux-ci savaient bien qu'il était l'héritier, le connaissant comme le Messie promis dans la loi.

Mais cette réponse semble contredite par les paroles du Psaume (2): "Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage", adressées au même personnage que celles-ci: "Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré." Donc, s'ils avaient su que c'est à Jésus qu'étaient adressés ces mots: "Demande-moi..." ils devaient par suite savoir qu'il était le Fils de Dieu. Chrysostome dit aussi à cet endroit: "Ils savaient qu'il était le Fils de Dieu." Et sur la parole: "Car ils ne savent pas ce qu'ils font", Bède précise: "Il faut croire qu'il ne prie pas pour ceux qui ont compris qu'il était le Fils de Dieu, mais qui ont préféré le crucifier plutôt que le confesser." 2. Avant de dire ces paroles, Jésus avait dit " Si je n'avais pas fait parmi eux les oeuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché." Et il dit ensuite: "Mais maintenant ils ont vu, et ils ont haï moi et mon Père." Cela montre que, voyant les oeuvres admirables du Christ, ce fut par haine qu'ils ne le reconnurent pas comme le Fils de Dieu.

3. L'ignorance volontaire n'excuse pas la faute, mais l'aggrave plutôt; car elle prouve que l'on veut si violemment accomplir le péché que l'on préfère demeurer dans l'ignorance pour ne pas éviter le péché, et c'est pourquoi les Juifs ont péché comme ayant crucifié le Christ non seulement comme homme, mais comme Dieu.

 

ARTICLE 6 : Le péché des meurtriers du Christ

Objections :

1. Le péché qui a une excuse n'est pas le plus grave. Or le Seigneur lui-même a excusé le péché de ceux qui l'ont crucifié, en disant: "Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font."

2. Le Seigneur a dit à Pilate (Jn 19, 11): "Celui qui m'a livré à toi a commis un péché plus grand." Or Pilate a fait crucifier Jésus par ses subordonnés. Il apparaît donc que le péché de judas qui l'a livré était plus grand que celui des exécuteurs.

3. Selon le Philosophe, " personne ne souffre d'injustice, s'il y consent", et comme il le dit au même endroit, " si nul ne souffre une injustice, nul ne la commet". Donc on ne commet pas d'injustice contre celui qui est consentant. Or on a vu que le Christ a souffert volontairement. Donc les bourreaux du Christ n'ont rien fait d'injuste, et ainsi leur péché n'est pas le plus grave.

Cependant : sur le texte de S. Matthieu (23, 32): "Et vous, vous dépassez la mesure de vos pères", il y a ce commentaire de S. Jean Chrysostome: "En vérité, ils ont dépassé la mesure de leurs pères. Car ceux-là tuaient des hommes, et eux ils ont crucifié Dieu."

Conclusion :

Nous l'avons dit à l'Article précédent, les chefs des juifs ont connu le Christ, et s'il y a eu chez eux de l'ignorance, elle fut volontaire et ne peut les excuser. C'est pourquoi leur péché fut le plus grave, que l'on considère le genre de leur péché ou la malice de leur volonté.

Quant aux " petits", aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l'on regarde le genre de leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance. Aussi sur la parole: "Ils ne savent pas ce qu'ils font", Bède nous dit-il: "Le Christ prie pour ceux qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais dépourvus de connaissance."

Beaucoup plus excusable fut le péché des païens qui l'ont crucifié de leurs mains, parce qu'ils n'avaient pas la science de la loi.

Solutions :

1. Cette excuse du Seigneur ne vise pas les chefs des Juifs, nous venons de le montrer, mais les petites gens du peuple.

2. Judas a livré le Christ non à Pilate mais aux chefs des prêtres, qui le livrèrent à Pilate selon cette parole (Jn 18, 35): "Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi." Cependant le péché de tous ces gens fut plus grave que celui de Pilate qui tua le Christ par peur de César; et il fut plus grand que celui des soldats qui crucifièrent le Christ sur l'ordre de leurs chefs, non par cupidité comme judas, ni par envie et par haine comme les chefs des prêtres.

3. Le Christ a voulu sa passion, c'est vrai, comme Dieu l'a voulue, mais il n'a pas voulu l'action inique des juifs. Et c'est pourquoi les meurtriers du Christ ne sont pas excusés d'injustice. Et pourtant celui qui met à mort un homme ne fait pas tort seulement à cet homme, mais aussi à Dieu et à la société, comme du reste celui qui se tue, selon le Philosophe. Aussi

David condamna-t-il à mort celui qui n'avait pas craint de porter la main sur le Messie du Seigneur afin de le tuer, quoique celui-ci l'eût demandé (2 S 1, 6).

I1 faut maintenant étudier les effets de la passion du Christ. D'abord le mode de son efficacité (Q. 48). Ensuite ses effets proprement dits (Q. 49).

 

 

QUESTION 48 : LA MANIÈRE DONT LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT SES EFFETS

 

1. La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de mérite? - 2. Par mode de satisfaction? - 3. Par mode de sacrifice? - 4. Par mode de rachat? - 5. Est-il propre au Christ d'être le Rédempteur? - 6. A-t-il produit les effets de notre salut par mode d'efficience?

 

ARTICLE 1 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de mérite ?

Objections :

1. Les principes des passions que l'on souffre ne sont pas en nous. Or, on ne reçoit du mérite ou de la louange que pour ce dont le principe est en nous. Donc la passion du Christ n'a rien opéré par mode de mérite.

2. Le Christ a mérité pour lui et pour nous dès le début de sa conception, on l'a vu plus haut. Or il est superflu de mériter de nouveau ce qu'on a déjà mérité auparavant.

3. La racine du mérite est la charité. Or la charité du Christ n'a pas progressé davantage pendant sa passion qu'auparavant. Il n'a donc pas plus mérité notre salut en souffrant qu'il ne l'avait mérité auparavant.

Cependant : sur ce texte (Ph 2, 9) " C'est pourquoi Dieu l'a exalté...", S. Augustin écrit: "L'humilité de la passion est ce qui mérite la gloire. La gloire est la récompense de l'humilité." Or le Christ a été glorifié en lui-même et aussi dans ses fidèles, comme il le dit lui-même (Jn 17, 10). Donc il apparaît que lui-même a mérité le salut de ses fidèles.

Conclusion :

Nous l'avons dit précédemment, le Christ a reçu la grâce non seulement à titre individuel, mais aussi comme tête de l'Église, de telle façon que sa grâce rejaillisse de lui sur ses membres. Voilà pourquoi les actions du Christ ont pour ses membres aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d'un homme en état de grâce en ont pour lui-même. Or, il est évident que tout homme en état de grâce qui souffre pour la justice mérite par le fait même le salut pour lui, d'après cette parole en S. Matthieu: "Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice." Il s'ensuit que le Christ par sa passion a mérité le salut non seulement pour lui, mais aussi pour tous ses membres.

Solutions :

1. La passion, en tant que telle, n'est pas méritoire, car elle a son principe à l'extérieur. Mais en tant qu'on la supporte volontairement, elle a son principe à l'intérieur, et sous ce rapport elle est méritoire.

2. Dès le début de sa conception le Christ nous a mérité le salut éternel, mais, de notre part, il y avait certains obstacles qui nous empêchaient d'obtenir l'effet des mérites acquis précédemment; aussi, pour écarter ces obstacles, a-t-il fallu que le Christ souffre, comme on l'a dit plus haut.

3. La passion du Christ a eu un effet que n'avaient pas produit ses mérites antérieurs, non pas en raison d'une plus grande charité, mais en raison du genre d'action qui convenait à cet effet, comme on l'a vu quand on a indiqué les motifs de la passion du Christ.

 

ARTICLE 2 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de satisfaction ?

Objections :

1. Celui qui a péché est celui qui doit satisfaire, comme c'est évident pour les autres parties de la pénitence; car c'est à celui qui a péché qu'il appartient de se repentir et de se confesser. Mais le Christ, selon S. Pierre (1 P 2, 22) " n'a pas commis de péché". Il n'a donc pas satisfait par sa propre passion.

2. On n'opère aucune satisfaction en commettant une plus grande offense. Or la plus grande offense fut commise dans la passion du Christ, puisque ceux qui l'ont tué ont commis le plus grave des péchés, comme on l'a vu plus haut Il semble donc que l'on ne pouvait fournir de satisfaction à Dieu par la passion du Christ.

3. Toute satisfaction implique une certaine égalité avec la faute, puisque c'est un acte de justice. Or la passion du Christ ne peut égaler tous les péchés du genre humain. Le Christ, en effet, n'a pas souffert selon sa divinité, mais " selon sa chair", dit S. Pierre (1 P 4, 1). Et l'âme, qui est le siège du péché, est plus importante que la chair. Le Christ n'a donc pas satisfait pour nos péchés par sa passion.

Cependant : on attribue au Christ cette parole du Psaume (69, 5 Vg): "Ce que je n'ai pas pris, je l'ai rendu." Or on ne rend pas si l'on ne satisfait pas intégralement. Il apparaît donc que le Christ, en souffrant, a parfaitement satisfait pour nos péchés.

Conclusion :

On satisfait évidemment pour une offense, si l'on offre à l'offensé ce que celui-ci aime autant ou davantage qu'il n'a détesté l'offense. Or le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l'exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain: 1° à cause de la grandeur de la charité en vertu de laquelle il souffrait; 2° à cause de la dignité de la vie qu'il donnait comme satisfaction, parce que c'était la vie de celui qui était Dieu et homme; 3° à cause de l'universalité de ses souffrances et de l'acuité de sa douleur, nous l'avons dit plus haut. Et c'est pourquoi la passion du Christ a été une satisfaction non seulement suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain, selon S. Jean (1 Jn 2, 2): "Il est lui-même propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier".

Solutions :

1. La tête et les membres forment comme une seule personne mystique; aussi la satisfaction du Christ s'étend-elle à tous les fidèles, comme à ses membres. De plus, en tant que deux hommes sont unis dans la charité, l'un d'eux peut aussi satisfaire pour l'autre, nous le dirons plus loin.

2. La charité du Christ souffrant a surpassé la malice de ceux qui l'ont crucifié; aussi la satisfaction offerte par le Christ dans sa passion a-t-elle été plus grande que l'offense que ses meurtriers ont commise en le tuant. C'est au point que la passion du Christ a été une satisfaction suffisante et même surabondante pour les péchés de ses meurtriers.

3. La dignité de la chair du Christ n'est pas à estimer seulement d'après la nature de cette chair, mais aussi d'après la personne qui l'a prise. En tant qu'elle était la chair de Dieu elle possédait une dignité infinie.

 

ARTICLE 3 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de sacrifice ?

Objections :

1. La réalité doit correspondre à la figure. Or, dans les sacrifices de l'ancienne loi, qui étaient des figures du Christ, on n'offrait jamais de chair humaine. Au contraire, les sacrifices humains étaient tenus pour abominables selon ce texte du Psaume (106, 38): "Ils ont répandu le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles, qu'ils ont immolés aux idoles de Canaan." Il semble donc que la passion du Christ n'est pas un sacrifice.

2." Le sacrifice visible, dit S. Augustin est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré du sacrifice invisible." Or la passion du Christ n'est pas un signe, elle est plutôt symbolisée par d'autres signes.

3. Offrir un sacrifice, c'est faire du sacré, comme le mot même de sacrifice le montre. Or ceux qui ont tué le Christ n'ont pas fait quelque chose de sacré, mais ont agi avec une grande méchanceté. La passion du Christ fut donc un maléfice, un crime, plutôt qu'un sacrifice.

Cependant : il y a ce texte de S. Paul (Ep 5, 2): "Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d'agréable odeur."

Conclusion :

Le sacrifice, au sens propre, désigne ce que l'on offre à Dieu pour lui rendre l'honneur qui lui est dû, en vue de l'apaiser. De là vient cette définition de S. Augustin: "Le vrai sacrifice est toute oeuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans une sainte société, c'est-à-dire rapportée à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux." Or le Christ " s'est offert lui-même pour nous dans sa passion "; et cette oeuvre: supporter volontairement sa passion, fut souverainement agréable à Dieu, comme provenant de la charité. Il est donc évident que la passion du Christ fut un véritable sacrifice. Et comme S. Augustin le remarque un peu plus loin: "De ce vrai sacrifice les anciens sacrifices des saints étaient les signes multiples et variés, ne figurant que lui sous des formes nombreuses, de même qu'une seule chose se dit en beaucoup de mots pour la faire valoir au maximum et sans ennui." Il note aussi: "Il y a quatre choses à considérer en tout sacrifice: celui à qui on l'offre, celui qui l'offre, ce qu'on offre, ceux pour qui on l'offre. Or le seul, unique et véritable médiateur, qui nous réconcilie avec Dieu par le sacrifice de paix devait demeurer un avec celui à qui il offrait ce sacrifice, faire un en lui ceux pour qui il l'offrait, être le seul et le même qui offrait, et ce qu'il offrait."

Solutions :

1. La réalité correspond à la figure dans une certaine mesure, mais non totalement, car la vérité dépasse forcément la figure. Aussi convenait-il que la figure du sacrifice où la chair du Christ est offerte pour nous, n'utilisât que la chair des animaux et non celle des hommes. La chair du Christ est le sacrifice le plus parfait. Voici pourquoi.

1° Appartenant à la nature humaine, elle est offerte à juste titre pour des hommes, et elle est consommée par eux sacramentellement. 2° Passible et mortelle, elle se prêtait à l'immolation. 3° Sans péché, elle était efficace pour purifier les péchés. 4° Étant la chair de l'offrant lui-même, elle était agréée de Dieu à cause de la charité de celui qui offrait sa chair.

C'est l'avis de S. Augustin: "Qu'est-ce que les hommes pouvaient prendre et offrir pour eux-mêmes, de plus adapté qu'une chair humaine? Quoi de plus apte à l'immolation qu'une chair mortelle? Quoi d'aussi pur pour purifier les vices des mortels qu'une chair née sans la corruption de la convoitise charnelle, dans un sein et d'un sein virginal? Qu'est-ce qui pouvait être offert et accepté avec plus de grâce que la chair de notre sacrifice, devenu le corps de notre prêtre? "

2. Dans ce texte S. Augustin parle des sacrifices figuratifs visibles. En outre, la passion même du Christ, bien que symbolisée par les autres sacrifices figuratifs, est à son tour le signe d'une réalité que nous devons observer (1 P 4, 1): "Le Christ ayant souffert dans sa chair, armez-vous aussi de cette pensée: celui qui a souffert dans sa chair a rompu avec le péché, afin de passer le temps qu'il reste à passer dans la chair, non plus selon les convoitises des hommes, mais selon la volonté de Dieu."

3. La passion, considérée de la part de ceux qui ont tué le Christ fut un maléfice, un crime, mais de la part du Christ qui a souffert par charité, elle fut un sacrifice. Aussi dit-on que c'est le Christ lui-même qui l'a offert, et non pas ses meurtriers.

 

ARTICLE 4 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de rachat ?

Objections :

1. Nul n'achète ni ne rachète ce qui n'a pas cessé de lui appartenir. Or les hommes n'ont pas cessé d'être à Dieu: "Au Seigneur le monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants " (Ps 24, 1).

2. D'après S. Augustin, " le démon devait être dominé par la justice du Christ". Mais la justice exige que le ravisseur frauduleux du bien d'autrui en soit dépouillé, parce que " la fraude et la ruse ne doivent profiter à personne " ainsi que le dit le droit humain lui-même. Donc, puisque le diable a trompé frauduleusement et asservi la créature de Dieu qu'est l'homme, il apparaît que l'homme n'aurait pas dû être arraché à son pouvoir par mode de rachat.

3. Quiconque achète ou rachète un objet en verse le prix à celui qui le possédait. Or le Christ n'a pas versé le sang, prix de notre rédemption, au démon qui nous tenait captifs. Le Christ ne nous a donc pas rachetés par sa passion.

Cependant : S. Pierre écrit (1 P 1, 18) " Ce n'est pas avec de l'or ou de l'argent corruptible que vous avez été rachetés des vaines pratiques que vous teniez de vos pères, mais par le sang précieux du Christ, comme d'un agneau sans tache et sans souillure." Et S. Paul aux Galates (3, 13): "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous malédiction." Or, si le Christ s'est fait pour nous malédiction, c'est en souffrant pour nous sur l'arbre de la croix, comme nous l'avons déjà dit. Donc il nous a rachetés par sa passion.

Conclusion :

Par le péché l'homme avait contracté une double obligation.

1° Celle de l'esclavage du péché, car " celui qui pèche est esclave du péché " (Jn 8, 35), et " on est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre " (2 P 2, 19). Donc, parce que le démon avait vaincu l'homme en l'induisant à pécher, l'homme était soumis à l'esclavage du démon.

2° Quant à la responsabilité de la peine, l'homme était débiteur envers la justice divine. Et c'est là aussi un esclavage, car c'est un esclavage, que de subir ce qu'on ne veut pas, alors que l'homme libre dispose de lui-même comme il veut.

Donc, parce que la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché et pour la peine due par le genre humain, sa passion a été comme une rançon par laquelle nous avons été libérés de cette double obligation. Car la satisfaction offerte pour soi ou pour autrui, est comme une rançon par laquelle on rachète soi-même ou autrui du péché et de la peine, selon cette parole de Daniel (4, 24): "Rachète tes péchés par des aumônes." Or, si le Christ a satisfait, ce n'est évidemment pas en donnant de l'argent ou quelque chose de semblable, mais en donnant pour nous ce qui était le plus précieux, c'est-à-dire lui-même. Et voilà pourquoi on dit que la passion du Christ est notre rachat et notre rédemption.

Solutions :

1. L'homme appartient à Dieu de deux manières. 1° En tant qu'il est soumis à sa puissance. Et sous ce rapport, l'homme n'a jamais cessé d'appartenir à Dieu, selon le texte de Daniel (4, 29): "Le Très-Haut domine sur le royaume des hommes, et il le donne à qui il veut." 2° L'homme appartient à Dieu en lui étant uni par la charité, dit S. Paul (Rm 8, 9): "Qui n'a pas l'esprit du Christ ne lui appartient pas."

De la première manière, l'homme n'a jamais cessé d'être à Dieu. De la deuxième manière, il l'a cessé par le péché. Et c'est pourquoi, en tant qu'il a été libéré par le Christ qui satisfaisait en souffrant pour lui, on dit qu'il a été racheté par la passion du Christ.

2. En péchant, l'homme avait contracté une obligation envers Dieu et envers le démon. Quant à la faute, il avait offensé Dieu et s'était soumis au démon, en lui cédant. Aussi, en raison de la faute, il n'était pas devenu l'esclave de Dieu, mais il s'était plutôt écarté de son service et il était tombé sous la servitude du démon, Dieu le permettant avec justice à cause de l'offense commise contre lui. Mais quant à la peine, c'est envers Dieu que l'homme s'était lié, comme envers son souverain juge; et envers le démon comme envers son bourreau, selon cette parole de S. Matthieu (5, 25): "De peur que ton adversaire ne te livre au juge, et que le juge ne te livre à l'exécuteur", c'est-à-dire, selon S. Jean Chrysostome, " à l'ange cruel du châtiment". Si le démon gardait injustement sous son esclavage autant qu'il était en lui, l'homme trompé par sa ruse et quant à la faute et quant à la peine, il était juste cependant que l'homme souffre cela, car Dieu avait permis quant à la faute, et l'avait prescrit quant à la peine. Voilà pourquoi la justice exigeait par rapport à Dieu que l'homme soit racheté.

3. Pour libérer l'homme, le rachat était requis par rapport à Dieu, non par rapport au démon. Le prix ne devait donc pas en être payé au démon, mais à Dieu. Aussi ne dit-on pas que le Christ a offert son sang, prix de notre rachat, au démon, mais à Dieu.

 

ARTICLE 5 : Est-il propre au Christ d'être le Rédempteur ?

Objections :

1. On dit dans le Psaume (31, 6) " Tu m'as racheté, Seigneur, Dieu de vérité." Mais être " Seigneur, Dieu de vérité " convient à toute la Trinité et n'est donc pas propre au Christ.

2. Est rédempteur celui qui verse le prix du rachat. Mais Dieu le Père a donné son Fils en rédemption pour nos péchés selon le Psaume (111, 9): "Le Seigneur à envoyé la rédemption à son peuple", c'est-à-dire, pour la Glose, " le Christ qui donne la rédemption aux captifs". Donc, non seulement le Christ, mais aussi Dieu le Père nous a rachetés.

3. Non seulement la passion du Christ, mais celle des autres saints a été profitable à notre salut selon S. Paul (Col 1, 24): "je me réjouis dans mes souffrances pour vous, et j'achève dans ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ, pour son corps qui est l'Église." Le Christ ne doit donc pas être seul à être appelé le Rédempteur, mais aussi les autres saints.

Cependant : il y a cette parole de S. Paul (Ga 3, 13): "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant pour nous malédiction." Or, seul le Christ est devenu pour nous malédiction. Seul donc, il doit être appelé notre Rédempteur.

Conclusion :

Pour un rachat, deux choses sont requises: l'acte de paiement et le prix à payer. Si, pour un rachat, on paie non avec son bien, mais avec le bien d'autrui, on n'est pas l'acheteur principal: c'est celui dont le bien a servi au paiement. Or, le prix de notre rédemption, c'est le sang du Christ ou sa vie corporelle, qui est dans le sang, et c'est le Christ lui-même qui l'a payé. Il s'ensuit que l'acte du paiement et le prix du paiement appartiennent immédiatement au Christ en tant qu'homme; ils appartiennent aussi à la Trinité tout entière, comme à leur cause première et éloignée; car la vie même du Christ appartenait à la Trinité, comme à son premier auteur, et c'est la Trinité qui a inspiré au Christ homme de souffrir pour nous. Voilà pourquoi il est propre au Christ, en tant qu'homme, d'être le Rédempteur d'une manière immédiate, mais la rédemption elle-même peut être attribuée à la Trinité comme à sa cause première.

Solutions :

1. La Glose explique ainsi ce texte " "Toi, Seigneur, Dieu de vérité, tu m'as racheté": cela s'est accompli lorsque le Christ a crié: "En tes mains, Seigneur, je remets mon esprit." " Et ainsi la rédemption appartient immédiatement au Christ homme, et à Dieu comme principe.

2. La rançon de notre rachat, le Christ homme l'a payée, sans intermédiaire, mais sur l'ordre du Père, auteur primordial.

3. Les souffrances des saints profitent à l'Église, non par mode de rédemption, mais à titre d'exhortation et d'exemple, comme dit S. Paul (2 Co 1, 6): "Nous sommes dans la détresse pour votre exhortation et votre salut."

 

ARTICLE 6 : La passion du Christ a-t-elle produit les effets de notre salut par mode d'efficience ?

Objections :

1. La cause efficiente de notre salut, c'est la grandeur de la puissance divine, d'après Isaïe (59, 1): "Non, la main du Seigneur n'est pas trop courte pour nous sauver." Or le Christ, dit S. Paul (2 Co 13, 4), " a été crucifié en raison de sa faiblesse". La passion du Christ n'a donc pas produit notre salut par efficience.

2. Une cause corporelle n'agit d'une manière efficiente que par contact. C'est ainsi que le Christ a guéri le lépreux en le touchant, " afin de montrer, dit S. Jean Chrysostome, que sa chair avait une vertu salutaire". Mais la passion du Christ n'a pas pu être en contact avec tous les hommes. Donc elle n'a pas pu opérer leur salut par efficience.

3. Le même homme ne peut pas agir à la fois par mode de mérite et par mode d'efficience, car celui qui mérite attend d'autrui sa réalisation. Or la passion du Christ a produit notre salut par mode de mérite. Elle ne l'a donc pas produit par efficience.

Cependant : on lit dans la première épître aux Corinthiens (1, 18): "La parole de la croix, pour ceux qui se sauvent, est vertu de Dieu." Or la vertu de Dieu produit notre salut par efficience.

Conclusion :

Il y a une double cause efficiente principale et instrumentale. La cause efficiente principale du salut des hommes est Dieu. Mais l'humanité du Christ, étant l'instrument de sa divinité, comme on l'a dit précédemment il s'ensuit que toutes les actions et souffrances du Christ agissent instrumentalement, en vertu de la divinité, pour le salut des hommes. A ce titre, la passion du Christ cause le salut des hommes par efficience.

Solutions :

1. La passion du Christ, par rapport à sa chair, convient à la faiblesse qu'il a prise; mais, par rapport à sa divinité, elle en retire une vertu infinie, d'après S. Paul (1 Co 1, 25): "Ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes", car la faiblesse du Christ, en tant qu'elle appartient à Dieu, possède une puissance qui dépasse toute puissance humaine.

2. Quoique corporelle, la passion du Christ est dotée cependant d'une puissance spirituelle en raison de la divinité qui se l'est unie. Aussi obtient-elle son efficacité par un contact spirituel c'est-à-dire par la foi et les sacrements de la foi, selon la parole de S. Paul (Rm 3, 25): "Dieu a destiné le Christ à servir de propitiation par la foi en son sang."

3. Par rapport à sa divinité, la passion du Christ agit par mode de cause efficiente; par rapport à la volonté de l'âme du Christ, elle agit par mode de mérite; par rapport à la chair même du Christ, elle agit par mode de satisfaction, en tant que par elle nous sommes délivrés de l'obligation de la peine; par mode de rachat ou rédemption, en tant que par elle nous sommes délivrés de l'esclavage de la faute; par mode de sacrifice, en tant que par elle nous sommes réconciliés avec Dieu, comme on le dira à la question suivante.

 

 

QUESTION 49 : LES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST

 

1. Par la passion du Christ sommes-nous délivrés du péché? - 2. Sommes-nous délivrés de la puissance du démon? - 3. Sommes-nous délivrés de l'obligation du châtiment? - 4. Sommes-nous réconciliés avec Dieu? - 5. Par elle, la porte du ciel nous a-t-elle été ouverte? 6. Est-ce par elle que le Christ a obtenu son exaltation dans la gloire?

 

ARTICLE 1 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés du péché ?

Objections :

1. Délivrer des péchés est propre à Dieu, selon Isaïe (43, 25): "C'est moi qui efface tes iniquités, par égard pour moi." Or le Christ n'a pas souffert en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Donc nous ne sommes pas délivrés du péché par sa passion.

2. Le corporel n'agit pas sur le spirituel. Or la passion du Christ est corporelle, tandis que le péché n'existe que dans l'âme, qui est une créature spirituelle. La passion du Christ n'a donc pas pu nous purifier du péché.

3. Nul ne peut être délivré du péché qu'il n'a pas commis, mais qu'il commettra dans la suite. Donc, puisque beaucoup de péchés ont été commis après la passion du Christ et qu'il s'en commet tous les jours, il apparaît que nous ne sommes pas délivrés du péché par la passion du Christ.

4. Une fois posée la cause suffisante pour produire un effet, rien d'autre n'est requis. Or, pour la rémission des péchés, on requiert encore le baptême et la pénitence. Il semble donc que la passion du Christ ne soit pas cause suffisante de la rémission des péchés.

5. Il est écrit dans les Proverbes (10, 12): "La charité couvre toutes les offenses." Et aussi (15, 27 Vg): "Les péchés sont purifiés par la miséricorde et la foi." Or la foi a beaucoup d'autres objets, et la charité beaucoup d'autres motifs que la passion du Christ.

Cependant : il est écrit dans l'Apocalypse (1, 5): "Il nous a aimés et il nous a lavés de nos péchés dans son sang."

Conclusion :

La passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés de trois manières.

1° Par mode d'excitation à la charité; car selon S. Paul (Rm 6, 8): "La preuve que Dieu nous aime, c'est que dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous." Or, par la charité, nous obtenons le pardon des péchés, suivant cette parole (Lc 7, 47): "Ses nombreux péchés lui ont été remis parce qu'elle a beaucoup aimé."

2° Par mode de rédemption. En effet, le Christ est notre tête. Par la passion qu'il a subie en vertu de son obéissance et de son amour, il nous a délivrés de nos péchés, nous qui sommes ses membres, comme si sa passion était le prix de notre rachat. C'est comme si un homme, au moyen d'une oeuvre méritoire accomplie par sa main, se rachetait du péché commis par ses pieds. Car, de même que le corps naturel est un, alors qu'il consiste en membres divers, l'Église tout entière, corps mystique du Christ, est comptée pour une seule personne avec sa tête, qui est le Christ.

3° Par mode d'efficience. La chair dans laquelle le Christ a souffert sa passion est l'instrument de sa divinité, et c'est en raison de sa divinité que ses souffrances et ses actions agissent dans la vertu divine, en vue de chasser le péché.

Solutions :

1. Le Christ n'a pas souffert en tant que Dieu; cependant sa chair a été l'instrument de sa divinité. De ce fait sa passion a eu, comme on vient de le dire, la vertu divine de remettre les péchés.

2. La passion du Christ est corporelle; cependant elle reçoit une vertu spirituelle de la divinité à laquelle sa chair a été unie comme instrument. Par cette vertu la passion du Christ est cause de la rémission des péchés.

3. Par sa passion le Christ nous a délivrés de nos péchés par mode de causalité: elle institue en effet la cause de notre libération, cause par laquelle peuvent être remis, à tout moment, n'importe quels péchés, présents ou futurs; comme un médecin qui ferait un remède capable de guérir n'importe quelle maladie, même dans l'avenir.

4. La passion du Christ, nous venons de le dire, est comme la cause préalable de la rémission des péchés. Il est pourtant nécessaire qu'on l'applique à chacun, pour que ses propres péchés soient effacés. Cela se fait par le baptême, la pénitence et les autres sacrements, qui tiennent leur vertu de la passion du Christ, comme on le dira plus loin.

5. C'est aussi par la foi que la passion du Christ nous est appliquée, afin que nous en percevions les fruits, d'après S. Paul (Rm 9, 25): "Dieu a destiné le Christ à servir de propitiation par la foi en son sang." Or, la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché, n'est pas la foi informe, qui peut subsister même avec le péché, mais la foi informée par la charité; la passion du Christ nous est donc appliquée non seulement quant à l'intelligence, mais aussi quant à l'affectivité. Et de cette manière encore, c'est par la vertu de la passion du Christ que les péchés sont remis.

 

ARTICLE 2 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de la puissance du démon ?

Objections :

1. On n'a aucun pouvoir si l'on ne peut l'exercer sans la permission d'un autre. Or, c'est le cas du démon, comme on le voit dans le livre de Job: ce n'est qu'après en avoir reçu de Dieu le pouvoir que le démon a frappé Job, d'abord dans ses biens, puis dans son corps. On lit aussi (Mt 8, 31) que les démons n'ont pu entrer dans les porcs qu'avec la permission du Christ.

Donc le démon n'a jamais eu de pouvoir sur les hommes. Et ainsi on ne peut pas dire que par la passion du Christ nous avons été libérés de la puissance du démon.

2. Le démon exerce son pouvoir sur les hommes par ses tentations et par ses vexations corporelles. Or, il continue, après la passion du Christ, à exercer ce pouvoir sur les hommes. Donc nous n'avons pas été libérés de son pouvoir par la passion du Christ.

3. La vertu de la passion du Christ dure perpétuellement d'après l'épître aux Hébreux (10, 14): "Par une seule oblation il a rendu parfaits pour toujours ceux qui ont été sanctifiés." Or les hommes ne sont pas délivrés en tous lieux du pouvoir du démon, car en beaucoup de parties du monde il y a encore des idolâtres; et ils n'en sont pas non plus délivrés pour toujours, car au temps de l'Antéchrist le démon exercera sa puissance au maximum pour nuire aux hommes, car " il viendra par l'opération de Satan, au milieu de toutes sortes de miracles, de signes, de prodiges mensongers, et avec toutes les tromperies du mal " (2 Th 2, 9). Il semble donc que la passion du Christ n'a pas délivré le genre humain de la puissance du démon.

Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (12, 31) à l'approche de la passion: "Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors; et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi." Or le Christ a été élevé de terre par la passion de la croix. C'est donc par elle que le démon a été dépouillé de son pouvoir sur les hommes.

Conclusion :

Au sujet du pouvoir que le diable exerçait sur les hommes avant la passion du Christ, trois points de vue entrent en ligne de compte.

1° Celui de l'homme qui, par son péché, a mérité d'être livré au pouvoir du péché, dont la tentation l'avait dominé. - 2° Celui de Dieu que l'homme avait offensé en péchant, et qui en vertu de la justice l'avait abandonné au pouvoir du diable. - 3° Celui du démon qui, par sa volonté très perverse, empêchait l'homme d'atteindre son salut.

Or, 1° l'homme a été délivré du pouvoir du démon par la passion du Christ en tant que celle-ci est cause de la rémission des péchés. - 2° Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant qu'elle nous a réconciliés avec Dieu, comme on le verra tout à l'heure. - 3° Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant que celui-ci a dépassé la mesure du pouvoir que Dieu lui avait accordé, en complotant la mort du Christ, qui n'avait pas mérité la mort, puisqu'il était sans péché. Ce qui fait dire à S. Augustin: "Le démon a été vaincu par la justice de Jésus Christ, parce qu'il l'a tué, bien qu'il n'ait rien trouvé en lui qui mérite la mort. Dès lors il est juste que les débiteurs retenus par lui soient libérés, puisqu'ils mettent leur confiance en celui que le démon a mis à mort sans aucun droit."

Solutions :

1. On ne dit pas que le démon a eu pouvoir sur les hommes au point qu'il aurait pu leur nuire sans la permission de Dieu. Mais il lui était permis en toute justice de nuire aux hommes qu'il avait amenés, en les tentant, à lui obéir.

2. Encore maintenant le démon peut, avec la permission de Dieu, tenter les hommes dans leurs âmes, et les tourmenter dans leurs corps; cependant ils trouvent dans la passion du Christ un remède préparé pour qu'ils se protègent contre les assauts de l'ennemi en évitant d'être entraînés dans le désastre de la mort éternelle. Avant la passion du Christ, tous ceux qui résistaient au démon le pouvaient grâce à leur foi en la passion du Christ, quoique cette passion ne fût pas accomplie. Sur un point cependant, personne n'avait pu échapper au pouvoir du démon en ne descendant pas aux enfers. Mais après la passion du Christ et grâce à sa vertu, les hommes peuvent en être préservés.

3. Dieu permet au démon de tromper les hommes quant à certaines personnes, certains temps et certains lieux, selon le dessein caché de ses jugements. Toujours, cependant, par la passion du Christ, les hommes trouvent un remède préparé pour se protéger contre les fourberies du démon, même au temps de l'Anti-Christ. Mais si quelques-uns négligent d'employer ce remède, cela n'enlève rien à l'efficacité de la passion du Christ.

 

ARTICLE 3 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de l'obligation du châtiment ?

Objections :

1. Le principal châtiment du péché, c'est la damnation éternelle. Or ceux qui étaient damnés en enfer pour leurs péchés n'ont pas été délivrés par la passion du Christ, car en enfer il n'y a pas de rédemption.

2. A ceux qui ont été délivrés de leur obligation à la peine, on ne doit pas en imposer une autre. Or on impose aux pénitents une peine satisfactoire. Donc la passion du Christ n'a pas délivré de l'obligation du châtiment.

3. La mort est le châtiment du péché selon S. Paul (Rm 6, 23): "Le salaire du péché, c'est la mort." Or après la passion du Christ les hommes continuent à mourir. Donc par la passion du Christ les hommes n'ont pas été délivrés de l'obligation du châtiment.

Cependant : il y a la prophétie d'Isaïe (53, 4): "Vraiment il a pris nos maladies, il a porté lui-même nos douleurs."

Conclusion :

Par la passion du Christ nous avons été libérés de l'obligation de la peine de deux manières. 1° Directement: la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour les péchés de tout le genre humain. Or, dès que la satisfaction adéquate est fournie, l'obligation de la peine est enlevée. - 2° Indirectement: la passion du Christ est la cause de la rémission du péché, sur lequel se fonde l'obligation de la peine.

Solutions :

1. La passion du Christ obtient son effet sur ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité, et par les sacrements de la foi. Et c'est pourquoi les damnés en enfer, qui ne sont pas unis de cette manière à la passion du Christ, ne peuvent percevoir ses effets.

2. Nous l'avons déjà dit d, pour obtenir les effets de la passion du Christ, il faut que nous lui soyons configurés sacramentellement." Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort", dit S. Paul (Rm 6, 4). C'est pourquoi on n'impose aucune peine satisfactoire aux baptisés, car ils sont totalement libérés par la satisfaction du Christ. Mais étant donné que " le Christ est mort une seule fois pour nos péchés", selon S. Pierre (1 P 3, 18), l'homme ne peut une seconde fois être configuré au Christ par le sacrement de baptême. Il faut donc que ceux qui pèchent après le baptême soient configurés au Christ souffrant par une pénalité ou par une souffrance qu'ils subissent en eux-mêmes. Cependant cette peine suffit, tout en étant beaucoup moindre que ne le réclamait le péché, à cause de la satisfaction du Christ q-. ii agit avec elle.

3. Si la satisfaction du Christ a ses effets en nous, c'est en tant que nous sommes incorporés au Christ, comme les membres à leur tête, ainsi qu'on vient de le dire. Or il faut que les membres soient conformes à la tête. Le Christ a eu d'abord la grâce dans l'âme, tout en ayant un corps passible, et il est parvenu à la gloire de l'immortalité par le moyen de la passion. De même nous, qui sommes ses membres, sommes libérés de toute obligation de peine par sa propre passion. Cependant, nous recevons d'abord dans l'âme l'Esprit des fils d'adoption, qui nous marque pour l'héritage de la gloire immortelle, tandis que nous avons maintenant un corps passible et mortel; puis, configurés aux souffrances et à la mort du Christ, nous sommes conduits à la gloire immortelle, selon l'Apôtre (Rm 8, 17): "Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes aussi ses héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ; à condition toutefois que nous souffrions avec lui pour être glorifiés avec lui."

 

ARTICLE 4 : Par la passion du Christ sommes-nous réconciliés avec Dieu ?

Objections :

1. Il n'y a pas de réconciliation entre amis. Or Dieu nous a toujours aimés: "Tu aimes tout ce qui existe et tu ne hais rien de ce que tu as fait " (Sg 11, 25).

2. La même réalité ne peut être à la fois principe et effet; c'est pourquoi la grâce, qui est principe de mérite n'est pas méritoire. Or l'amour de Dieu est le principe de la passion du Christ, comme le montre S. Jean (3, 16): "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique." Il ne semble donc pas que par la passion du Christ nous avons été réconciliés avec Dieu de telle sorte qu'il ait commencé de nous aimer à nouveau.

3. La passion du Christ a été accomplie par les meurtriers du Christ qui, de ce fait, ont gravement offensé Dieu. La passion est donc pour Dieu un motif d'indignation plus que de réconciliation.

Cependant : il y a cette parole de S. Paul (Rm 5, 10): "Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils."

Conclusion :

La passion du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu sous deux rapports: 1° En tant qu'elle écarte le péché, par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu, selon le livre de la Sagesse (14, 9): "Dieu déteste également l'impie et son impiété", et selon le Psaume (5, 7): "Tu hais tous les malfaisants." 2° En tant qu'elle est un sacrifice souverainement agréable à Dieu. Car l'effet propre du sacrifice, c'est de nous rendre Dieu favorable. Ainsi un homme pardonne une offense commise contre lui, à cause d'un service agréable qu'on lui rend. Aussi est-il écrit (1 S 26, 19): "Si c'est le Seigneur qui t'excite contre moi, qu'il soit apaisé par l'odeur d'un sacrifice." Et pareillement, que le Christ ait souffert volontairement, ce fut un si grand bien que Dieu, à cause de ce si grand bien trouvé dans la nature humaine, s'est apaisé au sujet de toute offense du genre humain, pour tous ceux qui s'unissent de la manière qu'on a indiquée au Christ qui a souffert.

Solutions :

1. Dieu aime dans tous les hommes la nature que lui-même a faite. Mais il les hait quant à la faute commise contre lui, selon l'Ecclésiastique (12, 6): "Le Très-Haut a les pécheurs en haine."

2. On ne dit pas que le Christ nous a réconciliés avec Dieu en ce sens qu'il aurait commencé de nous aimer à nouveau, puisqu'il est écrit dans Jérémie (31, 3): "je t'ai aimé d'un amour éternel." C'est parce que la passion du Christ a supprimé toute cause de haine, aussi bien en enlevant le péché qu'en le compensant par un bien plus agréable.

3. Si les meurtriers du Christ étaient des hommes, de même le Christ mis à mort. Or la charité du Christ souffrant a été plus grande que l'iniquité des meurtriers. Et c'est pourquoi la passion du Christ a été plus puissante pour réconcilier Dieu avec tout le genre humain que pour provoquer sa colère.

 

ARTICLE 5 : Par la passion du Christ, la porte du ciel nous a-t-elle été ouverte ?

Objections :

1. Il est écrit (Pr 11, 18): "A qui sème la justice, la récompense est assurée." Mais la récompense de la justice, c'est l'entrée dans le royaume céleste. Donc il apparaît que les saints patriarches, qui ont accompli des oeuvres de justice, auraient obtenu assurément l'entrée dans le royaume céleste, même sans la passion du Christ. Elle n'est donc pas la cause qui a ouvert la porte du royaume céleste.

2. Avant la passion du Christ, Élie fut enlevé au ciel (2 R 2, 11). Mais l'effet ne précède pas la cause. Il apparaît donc que l'ouverture de la porte du ciel n'est pas l'effet de la passion du Christ.

3. On lit en S. Matthieu (3, 16) qu'au baptême du Christ " les cieux se sont ouverts". Mais son baptême a précédé la passion.

4. On lit en Michée (2, 13): "Il monte, frayant le chemin devant eux." Mais frayer le chemin du ciel est identique à en ouvrir la porte. Il semble donc que la porte du ciel nous a été ouverte non par la passion du Christ, mais par son ascension.

Cependant : il est écrit (He 10, 19): "Nous avons l'assurance d'entrer au sanctuaire " c'est-à-dire au ciel, " par le sang du Christ".

Conclusion :

La fermeture d'une porte est un obstacle qui empêche les gens d'entrer. Or les gens étaient empêchés d'entrer dans le royaume céleste par le péché, parce que, dit Isaïe (35, 8): "On appellera cette voie la voie sacrée, et l'impur n'y passera pas." Le péché qui empêche d'entrer dans le royaume du ciel est de deux sortes: 1° L'un est le péché commun à toute la nature humaine: c'est le péché du premier père. Par ce péché l'entrée du royaume céleste était fermée à tout homme. Aussi lit-on dans la Genèse (3, 24) qu'après le péché du premier homme " Dieu plaça un Chérubin avec un glaive de feu tournoyant pour garder le chemin de l'arbre de vie". - 2° L'autre est le péché spécial à chaque personne: c'est le péché que chaque homme commet par son acte personnel.

Or, par la passion du Christ non seulement nous avons été délivrés du péché commun à toute la nature humaine et quant à la faute, et quant à l'obligation de la peine, lui-même en payant le prix à notre place; mais encore nous sommes délivrés des péchés individuels de chacun de ceux qui communient à sa passion par la foi et la charité, et par les sacrements de la foi, on l'a dit Et c'est pourquoi la passion du Christ nous a ouvert la porte du royaume céleste. C'est ce que dit l'Apôtre (He 9, 11. 12): "Le Christ, survenu comme grand prêtre des biens à venir, entra une fois pour toutes dans le sanctuaire par son sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle." Et cela est symbolisé au livre des Nombres (35, 25 s.): L'homicide " demeurera là", dans la ville de refuge, " jusqu'à ce que meure le grand prêtre consacré par l'huile sainte "; après la mort de celui-ci, il pourra retourner dans sa maison.

Solutions :

1. Les saints patriarches, en accomplissant des oeuvres de justice, ont mérité d'entrer dans le royaume céleste par leur foi en la passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (11, 33): "Les saints, par la foi, ont vaincu des royaumes, ils ont pratiqué la justice." C'est aussi par cette foi que chacun d'eux était purifié de ses péchés en ce qui regarde leur purification strictement personnelle. Néanmoins, la foi ni la justice de personne ne suffisait pour enlever l'obstacle produit par la culpabilité de toute la race humaine; cet obstacle n'a été enlevé que par la rançon du sang du Christ. Aussi, avant la passion du Christ, personne ne pouvait entrer dans le royaume céleste en obtenant la béatitude éternelle, qui consiste en la jouissance plénière de Dieu.

2. Élie fut enlevé dans le ciel de l'air, non dans le ciel empyrée qui est le lieu des bienheureux. De même Énoch, qui a été enlevé dans le paradis terrestre où l'on croit qu'il vit avec Élie jusqu'à l'avènement de l'Anti-Christ.

3. Comme nous l'avons dit plus haut lorsque le Christ eut été baptisé, les cieux s'ouvrirent, non pas pour le Christ lui-même, à qui le ciel était toujours ouvert, mais pour signifier que le ciel s'ouvre à ceux qui sont baptisés du baptême du Christ, lequel tient son efficacité de la Passion.

4. Par sa passion, le Christ nous a mérité l'entrée du royaume céleste et en a écarté l'obstacle, mais par son ascension, il nous a introduits dans la possession de ce royaume. Voilà pourquoi Michée écrit " Il monte, frayant le chemin devant eux."

 

ARTICLE 6 : Est-ce par la passion que le Christ a obtenu son exaltation dans la gloire ?

Objections :

1. Comme la connaissance de la vérité, la sublimité est propre à Dieu, selon le Psaume (113, 4): "Le Seigneur domine tous les peuples, sa gloire s'élève au-dessus des cieux." Or le Christ, en tant qu'homme, a eu la connaissance de toute vérité, non pas en raison d'un mérite antérieur, mais en vertu de l'union même entre Dieu et l'homme, selon la parole de S. Jean (1, 14): "Nous avons vu sa gloire, qu'il tient de son Père, comme Fils unique, plein de grâce et de vérité." Le Christ n'a donc pas reçu non plus son exaltation du mérite de sa passion, mais uniquement en raison de l'union hypostatique.

2. Comme on l'a vu plus haut c'est dès le premier instant de sa conception que le Christ a mérité pour lui-même. Or sa charité n'a pas été plus grande au temps de la Passion qu'elle ne l'était auparavant. Donc, la charité étant le principe du mérite, il semble que le Christ n'a pas plus mérité son exaltation glorieuse qu'il ne l'avait méritée auparavant.

3. La gloire du corps résulte de la gloire de l'âme, dit S. Augustin. Or, par sa passion, le Christ n'a pas mérité l'exaltation glorieuse de son âme. Car celle-ci fut bienheureuse dès le premier instant de sa conception. Il n'a donc pas non plus mérité par sa passion l'exaltation glorieuse de son corps.

Cependant : il est écrit (Ph 2, 8) " Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté."

Conclusion :

Le mérite comporte une certaine égalité de justice. Selon S. Paul (Rm 4, 4), " à celui qui travaille, le salaire est imputé comme un dû". Si quelqu'un, par une volonté injuste s'attribue plus qu'il ne lui est dû, il est juste qu'on lui enlève même ce qui lui était dû: "Celui qui vole une brebis en rendra quatre", prescrit l'Exode (22, 1). En ce cas l'on dit qu'il le mérite, pour autant que l'on punisse ainsi sa volonté injuste. De même encore, celui qui, par volonté de justice, se retranche ce qu'il devait avoir, mérite quelque chose de plus en récompense de son acte de justice. C'est pourquoi, d'après S. Luc (14, 11) " Qui s'abaisse sera élevé."

Or le Christ, dans sa passion, s'est abaissé au-dessous de sa dignité, de quatre manières: 1° Quant à sa passion et à sa mort, qui ne lui étaient pas dues. - 2° Quant au lieu, car son corps a été déposé dans le sépulcre, et son âme est descendue aux enfers. - 3° Quant à la confusion et aux opprobres qu'il a subis. - 4° Quant au fait qu'il a été livré à un pouvoir humain, selon ce qu'il dit à Pilate (Jn 19, 4): "Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut."

Et c'est pourquoi, par sa passion, le Christ a mérité d'être exalté dans la gloire, de quatre manières également: Quant à sa résurrection glorieuse; aussi est-il dit dans le Psaume (139, 2): "Tu as connu mon abaissement", c'est-à-dire l'humilité de ma passion, " et ma résurrection". - 2° Quant à son ascension au ciel, qui fait dire à S. Paul (Ep 4, 9): "Il est d'abord descendu dans les parties inférieures de la terre; lui qui est descendu, c'est lui qui monte au-dessus de tous les cieux." - 3° Quant à sa session à la droite du Père et à la manifestation de sa propre divinité, selon Isaïe (52, 13): "Il grandira, il sera exalté, souverainement élevé; beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant son apparence parmi les hommes était sans gloire." Comme dit la lettre aux Philippiens (2, 8): "Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur la croix; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tous les noms", c'est-à-dire qu'il doit être nommé Dieu par tous, et que tous doivent lui rendre hommage comme à Dieu. Et c'est ce que Paul dit ensuite: "Afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et dans les enfers." - 4° Quant au pouvoir judiciaire; car il est écrit dans Job (36, 17 Vg) " Ta cause a été jugée comme celle d'un impie tu recevras toute cause et tout jugement."

Solutions :

1. Le principe du mérite est dans l'âme, et le corps est l'instrument de l'acte méritoire. C'est pourquoi la perfection de l'âme du Christ, qui est au principe du mérite, ne devait pas être acquise en lui par voie de mérite, comme la perfection du corps, qui fut le sujet de sa passion et a été par là l'instrument du mérite lui-même.

2. Par ses mérites antérieurs, le Christ a mérité l'exaltation glorieuse de son âme, dont la volonté était informée par la charité et les autres vertus. Mais, dans sa passion, il a mérité l'exaltation glorieuse de son corps par mode de récompense. Il était juste, en effet, que son corps, qui avait été soumis à la passion par charité, reçut sa récompense dans la gloire.

3. C'était par une économie divine que, chez le Christ, la gloire de son âme ne rejaillissait pas sur son corps avant la passion. Ainsi obtiendrait-il avec plus d'honneur la gloire de son corps, quand il l'aurait méritée par sa passion. Quant à la gloire de son âme, il ne convenait pas de la retarder, car son âme était unie immédiatement au Verbe, et, de ce fait, elle devait être comblée de gloire par le Verbe lui-même. Le corps, au contraire, était uni au Verbe par l'intermédiaire de l'âme.

 

 

QUESTION 50: LA MORT DU CHRIST

 

1. Convenait-il au Christ de mourir? - 2. Par la mort sa divinité a-t-elle été séparée de sa chair? - 3. Sa divinité a-t-elle été séparée de son âme? - 4. Durant les trois jours de sa mort, le Christ est-il resté homme? - 5. Y avait-il identité numérique entre son corps mort et son corps vivant? - 6. Sa mort a-t-elle contribué à notre salut?

 

ARTICLE 1 : Convenait-il au Christ de mourir ?

Objections :

1. Le premier principe dans un genre donné ne reçoit aucune altération de ce qui est contraire à ce genre; le feu, par exemple, ne peut jamais être froid, parce qu'il est le principe de la chaleur. Or, le Fils de Dieu est la source et le principe de toute vie, d'après le psaume (36, 10): "En toi est la source de la vie." Donc il ne convenait pas au Christ de mourir.

2. La mort est pire que la maladie, car la maladie est le chemin qui mène à la mort. Or, il ne convient pas au Christ d'être affecté d'une maladie, dit S. Jean Chrysostome. Il ne convenait donc pas non plus au Christ de mourir.

3. Le Seigneur déclare (Jn 10, 10): "je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu'ils l'aient avec surabondance." Or, le contraire d'une qualité ne peut produire celle-ci. Il semble donc qu'il ne convenait pas au Christ de mourir.

Cependant : on lit en S. Jean (11, 50) " Il est bon qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas." Cette sentence, Caïphe l'a prononcée de façon prophétique, l'Évangéliste l'atteste.

Conclusion :

Il convenait au Christ de mourir pour cinq raisons: 1° Satisfaire pour le genre humain qui était condamné à la mort à cause du péché, selon la Genèse (2, 17): "Le jour où vous mangerez du fruit de l'arbre, vous mourrez de mort." Or, c'est bien satisfaire pour un autre, que de se soumettre à la peine qu'il a méritée. C'est pourquoi le Christ a voulu mourir, afin de satisfaire pour nous en mourant: "Le Christ est mort une seule fois pour nos péchés " (1 P 3, 18) 2.

2° Prouver la réalité de la nature qu'il avait prise; car, comme l'écrit Eusèbe, " si, après avoir vécu avec les hommes, il s'était échappé subitement, en disparaissant et en évitant la mort, tous l'auraient pris pour un fantôme".

3° Nous délivrer, en mourant, de la crainte de la mort; aussi est-il écrit (He 2, 14): Il a participé avec nous " à la chair et au sang, afin de détruire par sa mort celui qui détenait l'empire de la mort, le démon, et de libérer ceux qui, par peur de la mort, étaient pour toute leur vie soumis à la servitude".

4° Nous donner l'exemple, en mourant corporellement à la " similitude du péché", c'est-à-dire à la pénalité, de mourir spirituellement au péché, comme dit S. Paul (Rm 6, 10): "S'il est mort au péché, il est mort une seule fois; et s'il vit, il vit pour Dieu; ainsi vous, estimez-vous morts au péché et vivants pour Dieu."

5° Montrer, en ressuscitant des morts, la vertu par laquelle il a triomphé de la mort, et nous inculquer l'espoir de ressusciter des morts." Si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de résurrection des morts? " (1 Co 15,12).

Solutions :

1. Le Christ est source de la vie en tant que Dieu, mais non en tant qu'homme. Or, s'il est mort, c'est en tant qu'homme et non en tant que Dieu. Aussi S. Augustin écrit-il: "Il faut exclure que le Christ ait subi la mort, comme s'il avait perdu la vie en tant qu'il est la vie elle-même; s'il en était ainsi, la source de la vie aurait tari. Il a donc subi la mort en raison de la nature humaine qu'il avait prise spontanément; mais il n'a pas perdu la puissance de la nature divine, par laquelle il vivifie toutes choses."

2. Si le Christ n'a pas subi une mort provenant de la maladie, c'est qu'il ne voulait pas paraître mourir par nécessité, par faiblesse de nature; mais il a souffert une mort qui lui était imposée de l'extérieur et à laquelle il s'est soumis spontanément pour montrer que sa mort était volontaire.

3. De soi, le contraire d'une qualité ne saurait produire celle-ci, mais parfois on trouve la production accidentelle d'une qualité par son contraire; le froid, par exemple, peut accidentellement réchauffer. C'est de cette manière que le Christ nous a conduits à la vie par sa mort, puisque par sa mort il a détruit notre mort; pareillement, celui qui subit une peine pour un autre écarte la peine que celui-ci devait subir.

 

ARTICLE 2 : Par la mort du Christ, sa divinité a-t-elle été séparée de sa chair ?

Objections :

1. Le Seigneur, attaché à la croix, s'est écrié; " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? " (Mt 27, 46). Ce que S. Ambroise commente ainsi: "Il a crié comme un homme que sa séparation de la divinité allait faire mourir; car, la divinité étant exempte de mort, la mort ne pouvait se produire que si la divinité se retirait; et la vie, c'est la divinité." Il semble donc qu'à la mort du Christ, sa divinité a été séparée de sa chair.

2. Enlevez l'intermédiaire, et les termes qu'il unissait se séparent. Or, la divinité a été unie à la chair par l'intermédiaire de l'âme, on l'a vue. A la mort du Christ, son âme ayant été séparée de sa chair, il s'ensuit que sa divinité a été aussi séparée de sa chair.

3. La puissance vivificatrice de Dieu est plus forte que celle de l'âme. Or, le corps du Christ ne pouvait mourir que si son âme en était séparée. Il y avait donc encore moins de raison qu'il meure, si sa divinité n'en était pas séparée.

Cependant : ce qui appartient à la nature humaine ne se dit du Fils de Dieu qu'en raison de l'union, comme on l'a montré. Or, on attribue au Fils de Dieu ce qui convient au corps du Christ après la mort, par exemple d'avoir été enseveli, comme on le voit dans le symbole de foi où l'on dit que le Fils de Dieu " a été conçu, est né de la Vierge, a souffert, est mort et a été enseveli". Le corps du Christ, à la mort, n'a donc pas été séparé de la divinité.

Conclusion :

Ce que Dieu concède par grâce, il ne le reprend jamais sans qu'il y ait eu faute: "Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance " (Rm 11, 29). Or, la grâce d'union, en vertu de laquelle la divinité a été unie à la chair du Christ dans la même personne, dépasse de beaucoup la grâce d'adoption, en vertu de laquelle nous sommes sanctifiés; elle est même plus permanente, de sa nature, parce que cette grâce est ordonnée à une union personnelle, tandis que la grâce d'adoption est ordonnée à une union d'affection. Et pourtant, nous voyons que la grâce d'adoption n'est jamais perdue sans une faute. Puisqu'il n'y a eu aucun péché dans le Christ, il a été impossible que l'union de sa divinité à sa chair ait été dissoute. Et c'est pourquoi la chair du Christ ayant été unie au Fils de Dieu dans la même personne et hypostase avant la mort, elle lui est demeurée unie même après la mort. Comme le remarque S. Jean Damascène après la mort du Christ l'hypostase de la chair du Christ n'a pas été autre que l'hypostase du Verbe de Dieu.

Solutions :

1. Il ne faut pas rapporter l'abandon du Christ sur la croix à une rupture de l'union personnelle, mais à ce fait que Dieu le Père a exposé le Christ à la passion; abandonner, ici, n'a pas d'autre signification que celle de ne pas protéger contre les persécuteurs.

Ou bien encore, comme le note S. Augustin, le Christ se dit abandonné, eu égard à la prière où il disait: "Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! "

2. Le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme, en ce sens que la chair appartient par l'âme à la nature humaine, que le Fils de Dieu voulait assumer; mais non en ce sens que l'âme serait l'intermédiaire qui relie entre elles la divinité et la chair. La chair doit à l'âme d'appartenir à la nature humaine, même après que l'âme en a été séparée; car le cadavre conserve, en vertu du plan divin, un ordre à la résurrection. Aussi l'union de la divinité à la chair n'a-t-elle pas été détruite.

3. L'âme du Christ possède la vertu de vivifier le corps à titre de principe formel; aussi, tant qu'elle est présente et unie formellement au corps, est-il nécessaire que celui-ci soit vivant. Mais la divinité possède la vertu de vivifier non à titre de principe formel, mais comme cause efficiente; la divinité, en effet, ne peut être forme du corps; aussi n'est-il pas nécessaire que la chair soit vivante tant que dure son union à la divinité, car Dieu n'agit point par nécessité, mais par volonté.

 

ARTICLE 3 : A la mort du Christ, la divinité a-t-elle été séparée de son âme ?

Objections :

1. Le Seigneur dit (Jn 10, 18) " Personne ne m'enlève mon âme, mais je la donne de moi-même; j'ai le pouvoir de la donner et j'ai le pouvoir de la reprendre." Or, le corps ne peut livrer son âme en se séparant d'elle, car l'âme n'est pas soumise au pouvoir du corps, mais c'est plutôt l'inverse. Par suite, c'est au Christ, comme Verbe de Dieu, qu'il appartient de donner son âme. Or, c'est là s'en séparer. Par la mort du Christ, son âme a donc été séparée de la divinité.

2. S. Athanase écrit: "Maudit celui qui ne confesse pas que tout l'homme assumé par le Fils de Dieu a été repris ou libéré pour ressusciter des morts le troisième jour." Mais tout l'homme ne pouvait pas être repris s'il n'avait pas été séparé quelque temps du Verbe de Dieu. Or, l'homme en sa totalité est composé d'âme et de corps. Il y a donc eu une séparation momentanée entre la divinité d'une part, et le corps et l'âme d'autre part.

3. C'est par son union à l'homme tout entier que le Fils de Dieu mérite le nom d'homme. Donc, si l'union entre son âme et son corps étant dissoute, le Verbe de Dieu était demeuré uni à l'âme, il s'ensuivrait qu'on aurait pu donner le nom d'âme au Fils de Dieu. Or, cela est faux; car, l'âme étant forme du corps, il en résulterait que le Verbe de Dieu aurait été forme du corps, ce qui est impossible. A la mort du Christ, son âme a donc été séparée du Verbe de Dieu.

4. Lorsque l'âme et le corps sont séparés l'un de l'autre, il n'y a plus une seule hypostase, mais deux. Donc, si le Verbe de Dieu est demeuré uni tant au corps qu'à l'âme du Christ, séparés tous deux l'un de l'autre par la mort, il paraît s'ensuivre que le Verbe de Dieu, aussi longtemps qu'a duré la mort du Christ, a eu deux hypostases. Ce qui est inadmissible. Après la mort du Christ, son âme n'est donc pas demeurée unie au Verbe.

Cependant : S. Jean Damascène écrit: "Bien que le Christ soit mort comme homme, et que sa sainte âme se soit séparée de son corps non soumis à la corruption, sa divinité est demeurée inséparable de l'un et de l'autre, de son âme et de son corps."

Conclusion :

L'âme est unie au Verbe de Dieu d'une manière plus immédiate et plus prochaine que le corps; car le corps est uni au Verbe de Dieu par l'intermédiaire de l'âme, nous l'avons déjà dit. Donc, puisque le Verbe de Dieu n'a pas été, à la mort, séparé du corps, il a été encore moins séparé de l'âme. Aussi, de même que l'on attribue au Fils de Dieu ce qui appartient au corps séparé de l'âme, à savoir qu'" il a été enseveli", de même dit-on dans le Symbole qu'" il est descendu aux enfers", parce que son âme, séparée du corps, y est descendue.

Solutions :

1. S. Augustin, commentant ce texte de S. Jean se demande, puisque le Christ est " Verbe, âme et chair, en vertu de quel principe il a livré son âme; comme Verbe, comme âme, ou comme chair? " Et il répond: "Si l'on prétend que c'est comme Verbe, il s'ensuit qu'à un moment son âme a été séparée du Verbe; ce qui est faux, car la mort a séparé le corps de l'âme; mais je ne dis pas que l'âme a été séparée du Verbe. Si l'on affirme au contraire que l'âme s'est livrée elle-même; il en résulte que l'âme a été séparée d'elle-même: ce qui est absurde." Il reste donc que " la chair elle-même a livré son âme et l'a reprise ensuite, non par sa propre puissance, mais par la puissance du Verbe qui habitait dans la chair "; car, on vient de le dire, par la mort la divinité du Verbe n’a pas été séparée de la chair.

2. Ces paroles ne signifient pas que l'homme tout entier, c'est-à-dire toutes ses composantes, a été repris, comme si le Verbe de Dieu avait quitté par la mort les deux composantes de la nature humaine. Mais que la totalité de la nature qui avait été assumée avait été réintégrée dans la résurrection en vertu de l'union rétablie entre le corps et l'âme.

3. Le Verbe de Dieu, en raison de son union avec la nature humaine, n'est pas une nature humaine, mais un homme, ce qui veut dire qu'il possède la nature humaine. Or, l'âme et le corps sont des parties essentielles de la nature humaine. Aussi, à cause de l'union du Verbe avec l'un et l'autre, il ne s'ensuit pas que le Verbe de Dieu soit une âme ou un corps, mais qu'il existe en ayant une âme et un corps.

4. D'après S. Jean Damascène " au fait qu'à la mort du Christ l'âme a été séparée de la chair, l'hypostase unique ne s'est pas trouvée divisée en deux hypostases; car le corps et l'âme du Christ ont existé au même titre dès le principe dans l'hypostase du Verbe ; et dans la mort, quoique divisés l'un et l'autre, ils sont restés chacun avec la même et unique hypostase du Verbe. C’est pourquoi la même et unique hypostase du Verbe est demeurée l'hypostase et du Verbe, et de l'âme, et du corps, jamais en effet ni l'âme, ni le corps n'ont eu d'hypostase propre en dehors de l'hypostase du Verbe, car il y eut toujours une seule hypostase, celle du Verbe; il n'y en eut jamais deux."

 

ARTICLE 4 : Durant les trois jours de sa mort, le Christ est-il resté homme ?

Objections :

1. S. Augustin écrit: "Telle était cette union qu'elle ferait Dieu homme, et l'homme Dieu." Or, cette union n'a pas cessé par la mort. Il semble donc que par la mort le Christ n'a pas cessé d'être homme.

2. D'après le Philosophe, " tout homme est son intelligence "; aussi, après la mort de S. Pierre par exemple, nous adressons-nous à son âme en disant: "S. Pierre, priez pour nous." Or, après la mort, le Fils de Dieu n'a pas été séparé de son âme intellectuelle. Donc, pendant les trois jours de sa mort, le Fils de Dieu est resté homme.

3. Tout prêtre est homme. Or, pendant ces trois jours, le Christ est demeuré prêtre; autrement, il n'aurait pas été vrai de dire avec le Psaume (110, 4): "Tu es prêtre pour toujours." Donc, le Christ est resté homme pendant les trois jours de sa mort.

Cependant: enlevez le genre supérieur, le genre inférieur disparaît. Or, l'être vivant et animé est supérieur à l'animal ou à l'homme. L'animal est en effet une substance animée sensible. Pendant les trois jours de sa mort, le corps du Christ, ayant cessé d'être vivant et animé, il s'ensuit qu'il n'était plus homme.
Conclusion :

Que le Christ ait été vraiment mort est un article de foi. Il en résulte que toute affirmation qui va contre la réalité de la mort du Christ est une erreur contre la foi. Aussi est-il dit dans la lettre synodale de S. Cyrille: "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert, a été crucifié et a goûté la mort dans sa chair, qu'il soit anathème." Or, pour que la mort d'un homme ou d'un animal soit réelle, il importe que par la mort on cesse d'être homme ou animal; en effet, la mort d'un homme ou d'un animal provient de la séparation de l'âme, élément qui complète l'idée d'homme ou d'animal. Et voilà pourquoi affirmer que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, a été homme, en parlant d'une manière simple et absolue, est erroné. On peut dire cependant que le Christ, pendant ces trois jours, a été " un homme mort".

Néanmoins, certains ont soutenu que le Christ avait été un homme durant ces trois jours; s'il est vrai qu'ils ont avancé une proposition erronée, on ne peut les incriminer d'erreur dans la foi. Ainsi, Hugues de Saint-Victor a prétendu que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, avait été homme, parce qu'il pensait que l'âme constituait l'homme; ce qui est faux, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie.

Le Maître des Sentences a soutenu la même opinion, mais pour une autre raison; il a cru que l'union de l'âme et du corps n'était pas impliquée dans l'idée d'homme, mais qu'il suffisait pour être homme d'avoir une âme et un corps, unis ou non entre eux; cela aussi est faux d'après ce que nous avons prouvé dans la première Partie', et ce que nous avons dit plus haut sur le mode d'union.

Solutions :

1. Le Verbe de Dieu a pris une âme et une chair qu'il s'est unies; ce fut donc cette union avec le Verbe qui a fait Dieu homme, et l'homme Dieu. Or, cette union n'a pas cessé d'exister, comme si le Verbe s'était séparé de l'âme ou de la chair; ce qui a cessé d'exister, pourtant, c'est l'union de la chair et de l'âme.

2. On dit que l'homme est son intelligence: non pas que l'intelligence soit tout l'homme, mais l'intelligence est sa partie principale, et en elle se trouve virtuellement toute l'ordonnance de l'homme: ainsi le chef de la cité est appelé parfois toute la cité, parce qu'en lui se trouve tout le gouvernement de la ville.

3. L'homme est prêtre en raison de son âme, qui reçoit le caractère de l'ordre; aussi, par la mort, l'homme ne perd-il pas son caractère sacerdotal. Et beaucoup moins encore, le Christ, source de tout le sacerdoce.

 

ARTICLE 5 : Y avait-il identité numérique entre son corps mort et son corps vivant ?

Objections :

1. Le Christ est mort vraiment, comme meurent les autres hommes. Or, au point de vue numérique, le corps de n'importe quel autre homme n'est pas purement et simplement le même, lorsqu'il est vivant et lorsqu'il est mort; car il intervient là une différence essentielle. Le corps du Christ non plus n'est donc pas purement et simplement le même, au point de vue numérique.

2. D'après le Philosophe, ce qui est divers spécifiquement l'est aussi numériquement. Or, le corps du Christ vivant et du Christ mort a été divers spécifiquement. Comme dit Aristote, l'œil ou la chair d'un mort ne sont appelés tels que d'une manière équivoque. Le corps du Christ vivant et du Christ mort ne fut donc pas le même purement et simplement, au point de vue numérique.

3. La mort est une corruption. Or, ce qui est soumis à une corruption substantielle n'existe plus après qu'il a été corrompu, puisque la corruption est un passage de l'être au non-être. Le corps du Christ n'est donc pas demeuré le même numériquement après la mort, puisque la mort est une corruption substantielle.

Cependant : S. Athanase écrit: "Le corps qui a été circoncis, qui a bu et mangé, qui a souffert, qui a été cloué à la croix, était le corps du Verbe impassible et incorporel; c'est le même qui a été déposé dans le sépulcre." Or le corps qui a été circoncis et cloué à la croix, c'est le corps vivant du Christ; et le corps qui a été déposé dans le sépulcre, c'est son corps mort. Donc le corps qui avait été vivant est le même que celui qui était mort.

Conclusion :

L'expression " purement et simplement " a deux sens: 1° Celui d'" absolument "; d'après le Philosophe, " purement et simplement équivaut à: sans qu'on y ajoute rien". En ce sens, le corps du Christ mort et vivant, est demeuré le même purement et simplement, au point de vue numérique. Car un être demeure le même purement et simplement au point de vue numérique lorsqu'il a le même suppôt. Or, le corps du Christ, vivant et mort, a eu le même suppôt; car, vivant et mort, il n'a eu d'autre hypostase que celle du Verbe, nous l'avons montré plus haut. Et c'est en ce sens que parle S. Athanase dans le texte cité en sens contraire.

2° Celui de " tout à fait " ou de " totalement". De la sorte, le corps du Christ, mort et vivant, ne fut pas purement et simplement le même, au point de vue numérique; car il ne fut pas tout à fait le même, puisque la vie fait partie de l'essence du corps vivant; en effet, c'est un attribut essentiel et non accidentel; d'où il résulte que le corps qui cesse d'être vivant ne demeure pas tout à fait le même.

Si l'on disait que le corps du Christ mort est demeuré totalement le même, il s'en suivrait qu'il n'aurait pas été soumis à la corruption, je veux dire à la corruption de la mort: c'est là l'hérésie des gaïanites, ainsi que le rapporte S. Isidore, et comme on le trouve dans les Décrets. D'après S. Jean Damascène " le mot de corruption a deux significations: tout d'abord la séparation de l'âme et du corps, et autres choses semblables; en second lieu, la dissolution complète d'un être en ses éléments". Par suite, dire que le corps du Seigneur était, au sens de Julien et de Gaïen, incorruptible selon le premier mode de corruption, avant la résurrection, est une chose impie; car le corps du Christ ne nous aurait pas été consubstantiel, il ne serait pas mort en toute vérité, et nous ne serions pas sauvés réellement. Mais, suivant la seconde signification du mot corruption, le corps du Christ n'a pas été soumis à la corruption.

Solutions :

1. Le corps mort d'un homme, quel qu'il soit, ne demeure pas uni à une hypostase permanente, comme le corps mort du Christ. Aussi le corps mort d'un homme ne reste-t-il pas le même purement et simplement, mais d'une manière toute relative: il conserve la même matière, mais non la même forme. Or, le corps du Christ demeure le même purement et simplement, à cause de l'identité du suppôt, comme on vient de le dire.

2. L'identité numérique se prend du suppôt, l'identité spécifique se prend de la forme. Là où le suppôt subsiste dans une seule nature, il est nécessaire que l'unité spécifique étant détruite, l'unité numérique disparaisse également. Mais l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste en deux natures : il s'ensuit que dans le Christ le corps peut ne pas conserver l'unité spécifique, propre à la nature humaine; l'unité numérique demeure pourtant, en raison du suppôt du Verbe de Dieu.

3. La corruption et la mort ne conviennent pas au Christ en raison du suppôt, qui donne l'unité numérique, mais en raison de la nature qui, elle, peut se trouver sous les états différents de vie ou de mort.

 

ARTICLE 6 : La mort du Christ a-t-elle contribué à notre salut ?

Objections :

1. La mort est la privation de la vie; or, une privation, n'étant rien, ne peut avoir aucune puissance active. Elle n'a donc pu avoir aucun effet pour notre salut.

2. La passion du Christ a produit notre salut par mode de mérite. La mort du Christ n'a pu agir de cette manière; car, à la mort, l'âme est séparée du corps; et c'est elle qui est principe de mérite.

3. Ce qui est corporel ne peut-être cause de ce qui est spirituel. Or, la mort du Christ a été corporelle. Elle n'a donc pu être cause spirituelle de notre salut.

Cependant : S. Augustin écrit: "Une seule mort de notre Sauveur", sa mort corporelle, " a été salutaire pour nos deux morts à nous", la mort de l'âme et la mort du corps.

Conclusion :

On peut parler de la mort du Christ de deux manières: pendant qu'elle est en devenir et quand elle est achevée. La mort est en devenir lorsque, par une souffrance naturelle ou violente, on s'achemine vers la mort: parler de cette manière de la mort du Christ, c'est parler de sa passion. A ce point de vue, la mort du Christ est cause de notre salut de la façon que nous avons dit plus haut à propos de la passion.

La mort du Christ est achevée lorsqu’on l'envisage après la séparation du corps et de l'âme. Et c'est ainsi que nous en parlons présentement. Or, sous cet aspect, la mort du Christ ne peut pas être cause de notre salut par mode de mérite, elle ne l'est que par mode d'efficience; par la mort, en effet, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ; aussi tout ce qui a rapport à la chair du Christ, même séparée de son âme, nous a-t-il été salutaire en vertu de la divinité qui lui était unie.

Or, lorsque l'on considère un effet en tant que tel, on y découvre une ressemblance avec sa cause. Aussi, parce que la mort est la privation de la vie, l'effet de la mort du Christ visera à écarter ce qui peut-être contraire à notre salut: la mort de l'âme et la mort du corps. Et voilà pourquoi l'on dit que la mort du Christ a détruit en nous la mort de l'âme, produite par notre péché, selon S. Paul (Rm 4,25): "Il s'est livré " à la mort " à cause de nos péchés". Et la mort du Christ a aussi détruit la mort du corps produite par la séparation de l'âme: "La mort a été engloutie dans la victoire " (1 Co 15, 54).

Solutions :

1. La mort du Christ a produit notre salut, en vertu de la divinité qui lui était unie, et non pas au seul titre de la mort.

2. Considérée dans son achèvement, la mort du Christ n'a pas produit notre salut par mode de mérite; mais elle l'a pourtant produite par mode d'efficience, on vient de le dire.

3. La mort du Christ a été corporelle; mais ce corps a été l'instrument de la divinité qui lui était unie; il agissait par sa vertu, même étant mort.

 

 

QUESTION 51: L'ENSEVELISSEMENT DU CHRIST

1. Convenait-il au Christ d'être enseveli? - 2. Le mode de son ensevelissement. - 3. Dans le sépulcre son corps s'est-il décomposé? - 4. Combien de temps est-il resté dans le sépulcre?

ARTICLE 1 : Convenait-il au Christ d'être enseveli ?

Objections :

1. Le Psaume (88, 5) dit du Christ: "Il est devenu comme un homme sans secours, libre parmi les morts." Or, dans le tombeau, les corps des morts sont enfermés; ce qui est contraire à leur liberté. Il semble donc qu'il ne convenait pas d'ensevelir le corps du Christ.

2. Tout ce qui arrivait au Christ devait nous être salutaire. Or que le Christ ait été enseveli ne semble avoir aucun rapport avec notre salut.

3. Dieu est élevé au-dessus des cieux. Il est donc choquant qu'il soit enseveli dans la terre. Or ce qui convient au Christ mort est attribué à Dieu, en raison de l'union hypostatique. Il est donc choquant que le Christ ait été enseveli.

Cependant : le Seigneur dit de la femme qui l'avait oint (Mt 26,10): "Elle a fait une bonne oeuvre à mon égard "; et il ajoute: "En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait en vue de mon ensevelissement."

Réponse :

Il convenait que le Christ soit enseveli: 1° Afin de prouver la réalité de sa mort: en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l'on est certain de la réalité de la mort. Aussi lit-on dans S. Marc (15, 44) que Pilate, avant de permettre que le Christ soit enseveli, s'assura, par une enquête soigneuse, qu'il était bien mort.

2° Afin de donner par sa résurrection du sépulcre, l'espoir de ressusciter par lui à ceux qui sont dans le tombeau, d'après ce texte de S. Jean (5, 28): "Tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de l'homme, et ceux qui l'auront entendue vivront."

3° Afin de donner l'exemple à ceux qui par la mort du Christ meurent spirituellement aux péchés, c'est-à-dire à " ceux qui sont protégés contre les perturbations des hommes " (Ps 31, 21). Aussi S. Paul dit-il (Col 3, 3): "Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ." De là vient que les baptisés, qui par la mort du Christ meurent aux péchés, sont comme ensevelis avec le Christ par l'immersion, d'après cette parole: "Nous avons été ensevelis avec le Christ dans la mort par le baptême " (Rm 6, 4).

Solutions :

1. Le Christ enseveli a montré qu'il était resté libre parmi les morts, en ce que le tombeau n'a pu l'empêcher d'en sortir par la résurrection.

2. De même que la mort du Christ a opéré notre salut de façon efficiente, de même son ensevelissement. Aussi S. Jérôme écrit-il: "Nous ressuscitons par l'ensevelissement du Christ." Le texte d'Isaïe (53, 9 Vg): "Il donnera les impies pour sa sépulture", la Glose l'interprète de cette manière: "Il donnera à Dieu son Père les nations qui étaient sans pitié; car il les a acquises par sa mort et son ensevelissement."

3. Il est dit dans un sermon du concile d'Éphèse: "De tout ce qui sauve les hommes, rien ne fait insulte à Dieu, car cela montre non qu'il est passible, mais qu'il est clément." Et dans un autre sermon du même concile on lit: "Dieu ne se juge insulté par rien de ce qui est occasion de salut pour les hommes. Et toi, garde-toi de tenir la nature de Dieu pour si vile qu'elle ait pu être exposée jamais à l'insulte."

ARTICLE 2 : Le mode de l'ensevelissement du Christ

Objections :

1. Son ensevelissement répond à sa mort. Or, le Christ a subi la mort la plus infâme, d'après cette parole: "Condamnons-le à la mort la plus honteuse " (Sg 2, 29). Il semble donc incohérent qu'on ait offert au Christ une sépulture honorable, puisqu'il a été mis au tombeau par des notables, comme Joseph d'Arimathie, " noble décurion " d'après S. Marc (15, 43 Vg), et Nicodème, " prince des Juifs " selon S. Jean (3, 1).

2. On n'aurait pas dû, en faveur du Christ, donner un exemple de prodigalité. C'est ce que semble avoir fait " Nicodème venu porter un mélange de myrrhe et d'aloès d'environ cent livres " (Jn 19, 39), d'autant plus que d'après S. Marc (14, 8), " une femme avait par avance oint son corps en vue de la sépulture".

3. Il ne convient pas qu'un fait comporte des éléments contradictoires. Or, d'un côté, l'ensevelissement du Christ fut simple, puisque Joseph " enveloppa le corps dans un linceul propre " (Mt 27, 59) " et non dans l'or, les gemmes et la soie", dit S. Jérôme. Et d'un autre côté, il semble avoir été fastueux, en tant qu'on a enseveli le Christ avec des aromates.

4. D'après S. Paul (Rm 15, 4), " tout ce qui se trouve dans l'Écriture a été écrit pour notre instruction". Mais on trouve dans les évangiles des détails sur la sépulture du Christ qui semblent n'avoir aucun rapport avec notre instruction: qu'il a été enseveli dans un jardin, dans un sépulcre neuf qui ne lui appartenait pas, et taillé dans le roc...

Cependant : il est prédit dans Isaïe (11, 10 Vg): "Son sépulcre sera glorieux."

Réponse :

On peut indiquer trois raisons qui justifient la manière dont le Christ a été enseveli: - 1° Confirmer la foi en sa mort et sa résurrection. - 2° Louer la piété de ceux qui l'ont enseveli : "C'est avec louange, écrit S. Augustin qu'on  mentionne dans l’Évangile ceux qui ont pris soin d'envelopper et d'ensevelir avec sollicitude et honneur le corps du Christ descendu de la croix." - 3° Instruire par ce mystère ceux qui sont ensevelis avec le Christ dans la mort.

Solutions :

1. Dans la mort du Christ se manifestent sa patience et sa constance, et cela d'autant plus que sa mort a été ignominieuse. Mais dans son ensevelissement honorable se montre la vertu du Christ mourant, qui, même après sa mort, a été enseveli avec honneur contre l'intention de ses meurtriers; en cette sépulture se trouve aussi symbolisée la dévotion des fidèles, qui se mettraient au service du Christ mort.

2. D'après S. Augustin en disant qu'" on a enseveli Jésus selon la coutume des Juifs", S. Jean " nous avertit qu'en ces sortes de devoirs rendus aux morts il faut suivre les usages de chaque nation. Or, c'était la coutume des Juifs d'oindre d'aromates divers les corps des morts, afin de les conserver plus longtemps intacts". Ailleurs, S. Augustin remarque que " dans de tels cas ce n'est pas l'usage, mais la passion de celui qui en use, qui est coupable "; et il ajoute: "Ce qui pour d'autres est le plus souvent un opprobre est, pour une personne divine ou pour un prophète, le signe d'un très grand honneur." La myrrhe et l'aloès, en effet, à cause de leur amertume, symbolisent la pénitence, par laquelle on conserve en soi le Christ sans la corruption du péché. Et le parfum des aromates est le symbole d'une bonne renommée.

3. La myrrhe et l'aloès furent employés pour le corps du Christ, afin de le garder à l'abri de la corruption, ce qui paraissait une nécessité. Cela nous montre que nous pouvons user de certains remèdes coûteux afin de conserver notre corps. Mais, si l'on a enveloppé le corps du Christ, ce fut par décence, et en de telles circonstances il faut nous contenter de choses simples. Cependant, S. Jérôme apporte une raison mystique: "Celui-là enveloppe Jésus dans un linceul propre, qui le reçoit dans un cœur pur." De là vient, d'après S. Bède, que " l'usage s'est établi dans l'Église de célébrer le sacrifice de l'autel, non pas sur des linges de soie ou de couleur, mais sur des linges de lin, comme le corps du Christ avait été enseveli dans un linge blanc".

4. Le Christ est enseveli " dans un jardin " afin de symboliser que par sa mort et sa sépulture nous sommes libérés de la mort que nous avons encourue par le péché d'Adam commis dans le jardin du paradis.

Comme dit S. Augustin: "Si le Sauveur est déposé dans un tombeau étranger, c'est parce qu'il était mort pour le salut des autres; or, le tombeau est la demeure de la mort." - Par là aussi on peut mesurer le degré de la pauvreté acceptée pour nous par le Christ. Car celui qui durant sa vie n'avait pas eu de maison est enfermé aussi après sa mort dans un tombeau étranger et sa nudité est recouverte par le linceul de Joseph d'Arimathie.

Selon S. Jérôme, il est déposé dans un " tombeau neuf", " pour éviter qu'après la résurrection, s'il y avait eu d'autres cadavres dans le tombeau, on crût que c'était l'un d'entre eux qui était ressuscité. Le tombeau neuf peut aussi symboliser le sein virginal de Marie". - Autre symbolisme: par la sépulture du Christ, nous sommes " renouvelés", la mort et la corruption étant détruites.

Le Christ a été enfermé dans un tombeau " taillé dans le roc", afin que, " s'il avait été construit en pierres, qu'on ne puisse pas dire, écrit S. Jérôme qu'on avait dérobé le Christ en enlevant les fondements du tombeau". Aussi la " grande pierre", qui fut roulée devant le tombeau, " prouve-t-elle que le sépulcre n'aurait pu être ouvert sans l'aide de plusieurs hommes "." Pareillement, si le Christ avait été enseveli en terre, on aurait pu prétendre: ils ont fouillé la terre et ils ont dérobé le corps", note S. Augustin. - A ce dernier détail du tombeau taillé dans le roc, S. Hilaire trouve un sens mystique: "Par la doctrine des Apôtres, le Christ est introduit dans le cœur dur des païens, entamé par la prédication, cœur non taillé et nouveau, jadis impénétrable à la crainte de Dieu. Et, parce que rien, sauf lui, ne doit plus pénétrer dans notre cœur, une pierre est roulée devant l'entrée.

Comme l'observe aussi Origène, " ce n'est point par hasard qu'il est écrit que Joseph enveloppa le corps du Christ dans un linceul blanc, le déposa dans un sépulcre neuf et roula une grande pierre; car tout ce qui touche au corps du Christ, est pur, nouveau et aussi très grand".

 

ARTICLE 3 : Dans le sépulcre, le corps du Christ s'est-il décomposé ?

Objections :

1. Il est vraisemblable que dans le sépulcre le corps du Christ a été réduit en poussière. Car c'est là, comme de mourir, une peine du péché du premier père. Il a été dit au premier homme après son péché: "Tu es poussière et tu retourneras en poussière." Or le Christ a subi la mort pour nous délivrer d'elle. Son corps devait donc aussi être réduit en poussière, afin de nous délivrer de la décomposition.

2. Le corps du Christ était de même nature que le nôtre. Or, notre corps, aussitôt après la mort, commence à se décomposer et est soumis à la corruption; car, tandis que se dissipe la chaleur naturelle, survient une chaleur étrangère qui produit la corruption. Il semble donc qu'il en fut de même pour le corps du Christ.

3. On l'a dit, le Christ a voulu être enseveli pour donner aux hommes l'espoir qu'ils ressusciteraient aussi du tombeau. Il a donc dû aussi être réduit en poussière, afin de donner à tous l'espoir qu'ils en ressusciteraient.

Cependant : il est écrit dans le Psaume (16, 10): "Tu ne permettras pas à ton Saint de voir la corruption", ce que S. Jean Damascène entend de la corruption qui se produit par le retour aux éléments naturels.

Réponse :

Il ne convenait pas au corps du Christ de se corrompre ou d'être réduit en poussière, de quelque manière que ce fût. La corruption d'un corps provient de la faiblesse de sa nature, qui ne peut plus le maintenir dans son unité. Or, nous l'avons dit ' la mort du Christ ne devait pas être causée par la faiblesse de sa nature, car on aurait pu croire que cette mort n'était pas volontaire. Aussi a-t-il voulu mourir non pas de maladie, mais par la Passion à laquelle il s'était offert spontanément. Et c'est pourquoi le Christ, afin d'éviter que l'on attribue sa mort à la faiblesse de sa nature, n'a pas voulu que son corps se corrompe, ou soit réduit en ses éléments, de quelque manière que ce fût. Afin de montrer sa vertu divine, il a voulu au contraire que son corps demeure sans corruption. S. Jean Chrysostome remarque: "Pour les hommes, s'ils agissent avec vaillance durant leur vie, leurs actions leur sourient; mais avec leur mort tout disparaît. Dans le Christ, ce fut tout l'opposé. Car, avant la croix, tout est triste et faible; mais dès qu'il a été crucifié, tout devient éclatant. Reconnais que ce n'est pas un pur homme qui a été crucifié."

Solutions :

1. N'ayant pas été soumis au péché, le Christ n'était nullement tenu de mourir ni d'être réduit en poussière. Toutefois, c'est volontairement qu'il a subi la mort à cause de notre salut, pour les raisons que nous avons exposées. Mais, si son corps avait été soumis à la corruption ou réduit en cendres, cela aurait plutôt tourné au détriment de notre salut: n'aurait-on pas pensé qu'il n'y avait pas en lui de vertu divine? C'est en son nom que parle le Psalmiste (30, 10) en s'écriant: "Quelle utilité y a-t-il dans mon sang, si je descends dans la corruption? " C'est comme s'il disait: "Si mon corps se corrompt, l'utilité du sang que j'ai versé sera perdue."

2. Par sa nature passible, le corps du Christ était apte à se corrompre; mais cette corruption, il ne la méritait pas; car c'est par le péché qu'on la mérite. Toutefois, la vertu divine a préservé le corps du Christ de la corruption, de même qu'elle l'a ressuscité.

3. Si le Christ est ressuscité du sépulcre, c'est par la vertu divine, qui ne connaît aucune limite. Voilà pourquoi il suffisait qu'il ressuscitât du tombeau pour prouver aux hommes que, par la vertu divine, ils ressusciteraient, non seulement de leurs sépulcres, mais aussi de n'importe quelles cendres.

ARTICLE 4 : Combien de temps le Christ est-il resté dans le sépulcre ?

Objections :

1. Le Christ a dit lui-même " Comme Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits " (Mt 12, 40).

2. S. Grégoire écrit: "De même que Samson enleva les portes de Gaza au milieu de la nuit, c'est aussi au milieu de la nuit que le Christ enleva les portes de l'enfer et ressuscita." Il n'est donc pas resté dans le sépulcre deux nuits entières.

3. Par la mort du Christ la lumière a triomphé des ténèbres. Or, la nuit appartient aux ténèbres, tandis que le jour appartient à la lumière. Il aurait donc mieux valu que le Christ demeurât dans le sépulcre deux jours et une nuit, plutôt que deux nuits et un jour.

Cependant : S. Augustin écrit: "Du soir de la sépulture à l'aube de la résurrection se sont écoulées trente six-heures, c’est-à-dire une journée complète entre deux nuits entières."

Réponse :

Le temps où le Christ a demeuré au tombeau symbolise les effets de sa mort. Or, nous l'avons dit, par la mort du Christ nous sommes libérés d'une double mort, la mort de l'âme et la mort du corps; ces deux morts sont symbolisées par les deux nuits que le Christ a passées au tombeau. Quant à sa mort, elle ne venait pas du péché, mais elle avait été acceptée par amour; elle ressemblait donc au jour et non à la nuit; aussi est-elle symbolisée par le jour complet que le Christ a passé dans le sépulcre. Il convenait donc que le Christ demeurât dans le tombeau un jour et deux nuits.

Solutions :

1. S. Augustin écrit: "Certains ignorent le mode de parler des Écritures; ils ont voulu compter pour une nuit les trois heures durant lesquelles, de sexte à none, le soleil s'est obscurci; et pour un jour, les trois autres heures durant lesquelles le soleil a été rendu à la terre, c'est-à-dire de none à son coucher. Vient ensuite la nuit du samedi; si on la compte avec son jour, on obtient comme total deux nuits et deux jours. Au samedi succède la nuit du dimanche, jour où le Seigneur ressuscita. Mais, même ainsi, on n'obtient pas le compte des trois jours et des trois nuits. On ne peut le trouver que si, d'après la manière de parler des Écritures, on admet que le tout est compris dans la partie." Il faut donc prendre une nuit et un jour pour un jour naturel. De cette façon, le premier jour comprend la fin du vendredi, où le Christ est mort et a été enseveli; le deuxième jour est entier avec ses vingt-quatre heures de nuit et de jour; quant à la nuit suivante, elle fait partie du troisième jour." Les premiers jours du monde étaient comptés de la lumière à la nuit, à cause de la future chute de l'homme; mais les trois jours du tombeau sont comptés des ténèbres à la lumière à cause de la restauration de l'homme."

2. Comme l'observe S. Augustin, le Christ ressuscita au matin, alors que la lumière apparaît déjà, mais qu'il reste encore un peu des ténèbres de la nuit. Aussi S. Jean (20, 1) écrit-il à propos des femmes: "Elles vinrent au tombeau tandis qu'il y avait encore des ténèbres." A cause de ces ténèbres, S. Grégoire écrit que le Christ ressuscita en pleine nuit, non pas juste au milieu, mais au cours de la nuit; car l'aube peut-être appelée une partie de la nuit ou une partie du jour, à cause de son union avec la nuit et avec le jour.

3. Dans la mort du Christ, la lumière (désignée par un seul jour) a prévalu pour autant qu'elle a écarté les ténèbres de deux nuits, c'est-à-dire de notre double mort, nous l'avons dit dans la réponse.

 

QUESTION 52 : LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS

 

1. Convenait-il au Christ de descendre aux enfers? - 2. En quel enfer est-il descendu? - 3. A-t-il été tout entier dans les enfers? - 4. Y a-t-il séjourné quelque temps? - 5. A-t-il délivré de l'enfer les saints patriarches? - 6. A-t-il délivré de l'enfer des damnés? - 7. A-t-il délivré les enfants morts avec le seul péché originel? - 8. A-t-il délivré les hommes du purgatoire?

 

ARTICLE 1 : Convenait-il au Christ de descendre aux enfers ?

Objections :

1. S. Augustin écrit: "Nulle part, dans les Écritures, je n'ai pu trouver ce mot employé dans un sens favorable." Or, l'âme du Christ n'est pas descendue en un lieu mauvais, pas plus que les âmes des justes. Le Christ n'est donc pas descendu aux enfers.

2. Il ne pouvait y descendre avec sa nature divine, qui est tout à fait immuable; il ne le pouvait qu'avec la nature qu'il avait assumée. Or, ce que le Christ a fait ou souffert dans cette nature est ordonné au salut des hommes. Celui-ci ne paraît pas exiger qu'il descende aux enfers, puisque, par la passion qu'il avait subie en ce monde, il nous avait délivrés de la faute et de la peine, comme on l'a prouvé'.

3. Par la mort du Christ, son âme a été séparée de son corps, qui a été déposé dans le sépulcre, on vient de le voir. Comment le Christ serait-il descendu aux enfers avec son âme seulement? L'âme étant incorporelle ne peut se mouvoir d'un mouvement local; ce mouvement est propre au corps, comme le démontre Aristote. Or, descendre implique un mouvement corporel.

Cependant : on dit dans le Symbole: "Il est descendu aux enfers." Et S. Paul écrit (Ep 4, 9): "S'il est monté, qu'est-ce à dire, sinon qu'il est d'abord descendu dans les régions inférieures de la terre? " Ce que la Glose entend des " enfers".

Conclusion :

Il convenait que le Christ descende aux enfers pour plusieurs raisons: 1° Afin de nous arracher à la peine qu'il était venu supporter, d'après Isaïe (53, 4): "En vérité, il a pris nos maladies et porté lui-même nos douleurs." Or, par le péché, l'homme avait mérité non seulement la mort du corps, mais aussi la descente aux enfers. Donc, si le Christ devait mourir pour nous délivrer de la mort, il convenait aussi qu'il descende aux enfers, afin de nous préserver d'y descendre nous-mêmes. De là cette parole d'Osée (13, 14): "je serai ta mort, ô mort; je serai ta destruction, ô enfer ! "

2° Puisqu'il avait vaincu le démon par sa passion, il convenait qu'il aille délivrer ceux que celui-ci détenait captifs en enfer, selon Zacharie (9, 11 Vg): "Toi aussi, dans le sang de ton alliance tu as retiré les captifs de la fosse." Et S. Paul: "Dépouillant les principautés et les puissances, il les a emmenées triomphalement " (Col 2, 15).

3° De même qu'il avait montré son pouvoir en vivant et en mourant sur terre, il lui convenait de montrer aussi son pouvoir dans les enfers en les visitant et en y répandant la lumière. Aussi le Psalmiste s écrie-t-il (24, 7): "Élevez vos portes, ô princes "; et la Glose commente: "Princes de l'enfer, renoncez à la puissance en vertu de laquelle vous déteniez jusqu'à présent les hommes dans l'enfer "; et ainsi, " au nom de Jésus tout genou fléchit", non seulement " dans les cieux", mais aussi " dans les enfers", selon S. Paul (Ph 2, 10).

Solutions :

1. Le nom d'enfers évoque le mal de peine, mais non le mal de faute. Il convenait donc que le Christ descende dans les enfers, non comme si lui-même portait la dette de la peine, mais pour délivrer ceux qui l'avaient contractée.

2. La passion du Christ est comme la cause universelle du salut des hommes, tant vivants que morts. Or, pour appliquer une cause universelle à des effets particuliers, il faut une action spéciale. Aux vivants, la vertu de la passion du Christ est appliquée par le moyen des sacrements qui nous configurent à la passion du Christ; aux morts, elle a été appliquée par la descente du Christ aux enfers. Aussi est-ce à dessein que Zacharie écrit (9, 11) qu'il a " retiré les captifs de la fosse, dans le sang de son alliance", c'est-à-dire par la vertu de sa passion.

3. L'âme du Christ n'est pas descendue aux enfers à la manière des corps, mais à la manière dont les anges se meuvent, ce dont nous avons traité dans la première Partie.

 

ARTICLE 2 : En quel enfer le Christ est-il descendu ?

Objections :

1. Il est dit par la bouche de la Sagesse divine (Si 24, 45 Vg): "je pénétrerai toutes les parties inférieures de la terre." Or, parmi ces parties inférieures de la terre, on compte aussi l'enfer des damnés (Psaume 63, 10 Vg): "Ils entreront dans les lieux inférieurs de la terre." Donc le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, est descendu aussi jusqu'à l'enfer des damnés.

2. De plus, S. Pierre dit (Ac 2, 24): "Dieu a ressuscité le Christ, le délivrant des douleurs de l'enfer; car il était impossible qu'il y soit retenu." Or, il n'y a pas de douleurs dans l'enfer des patriarches; il n'y en a pas non plus dans l'enfer des enfants, qui ne sont pas punis de la peine du sens à cause du péché actuel, mais seulement de la peine du dam à cause du péché originel. Donc le Christ est descendu dans l'enfer des damnés, ou même au purgatoire, où les hommes sont punis de la peine du sens pour leurs péchés actuels.

3. S. Pierre écrit (1 P 3, 19): "Le Christ est venu par l'esprit pour prêcher à ceux qui étaient retenus en prison et qui avaient été autrefois incrédules." S. Athanase interprète ce texte de la descente du Christ aux enfers. Il dit en effet: "Le corps du Christ fut mis au tombeau, quand lui-même alla prêcher aux esprits qui étaient en prison, comme dit S. Pierre." Il est évident d'autre part, que les incrédules se trouvaient dans l'enfer des damnés. Le Christ y est donc descendu.

4. S. Augustin écrit: "Si la Sainte Écriture avait dit que le Christ était venu dans le sein d'Abraham, sans nommer l'enfer et ses douleurs, je m'étonnerais qu'on ose affirmer qu'il est descendu aux enfers. Mais des témoignages évidents mentionnent l'enfer et ses douleurs; aussi n'y a-t-il aucune raison de croire que le Sauveur y soit venu sinon pour délivrer de ces douleurs." Or, le lieu de douleurs, c'est l'enfer des damnés.

5. S. Augustin enseigne encore qu'en descendant aux enfers le Christ " a délié tous les justes qui y étaient attachés par le péché originel". Or, parmi ceux-ci, se trouvait aussi Job qui dit de lui-même (17, 16 Vg): "Tout ce qui est à moi descendra au plus profond de l'enfer." Le Christ aussi est donc descendu au plus profond de l'enfer.

Cependant : de l'enfer des damnés il est dit dans Job (10, 21): "Avant que j'aille, sans en revenir, à la terre ténébreuse et couverte de l'ombre de la mort, où il n'y a aucun ordre, mais où habite une horreur éternelle." Or, dit S. Paul (2 Co 6, 14): "Il n'y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres." Donc le Christ, qui est la lumière, n'est pas descendu dans l'enfer des damnés.

Conclusion :

On peut se trouver dans un lieu de deux manières.

1° D'abord, par l'effet qu'on y produit. De cette manière, le Christ est descendu dans chacun des enfers; mais de façon différente. Car, dans l'enfer des damnés, il est descendu pour les confondre de leur incrédulité et de leur malice. A ceux qui étaient détenus dans le purgatoire, il a donné l'espoir d'obtenir la gloire; quant aux saints patriarches qui étaient retenus dans les enfers à cause du seul péché originel, il leur a donné la lumière de la gloire éternelle.

2° En second lieu par son essence, et de cette manière l'âme du Christ n'est descendue que dans les enfers où les justes étaient retenus, afin de visiter aussi, dans leur lieu même et par son âme, ceux qu'il visitait intérieurement par sa divinité en leur accordant sa grâce. C'est ainsi que, en se trouvant en l'une seulement des parties de l'enfer, il a fait rayonner d'une certaine façon son action dans l'enfer entier, de même qu'en souffrant en un seul lieu de la terre il a libéré par sa passion le monde tout entier.

Solutions :

1. Le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, " a pénétré toutes les parties inférieures de la terre", non pas en les parcourant toutes localement avec son âme, mais en étendant à toutes en quelque sorte l'effet de sa puissance. Néanmoins, il n'a communiqué sa lumière qu'aux seuls justes. Aussi l'Ecclésiastique ajoute-t-il: "J'illuminerai tous ceux qui espèrent dans le Seigneur."

2. On distingue deux sortes de douleurs. L'une est celle de la peine que souffrent les hommes pour un péché actuel: "Les douleurs de l'enfer m'ont enveloppé", dit le Psaume (18, 6). - L'autre est celle qui est causée par le délai de la gloire que l'on espère: "L'espérance qui est différée afflige l'âme", disent les Proverbes (13, 18). C'est cette douleur que ressentaient les saints patriarches en enfer; et pour la décrire S. Augustin dit: "Ils priaient le Seigneur en le suppliant avec larmes." En descendant aux enfers, le Christ a mis un terme à ces deux douleurs, mais diversement. Car à la douleur des peines il a mis fin en en préservant les patriarches, comme un médecin coupe court à une maladie dont il préserve par un remède. Quant aux douleurs causées par le retard de la gloire, il en a délivré sur-le-champ, en accordant la gloire aux patriarches.

3. Certains rapportent le texte de S. Pierre à la descente du Christ aux enfers, et le commentent de la façon suivante: "A ceux qui étaient retenus en prison", c'est-à-dire en enfer, " par l'esprit", à savoir son âme, " le Christ est venu prêcher, à eux qui autrefois avaient été incrédules". Aussi S. Jean Damascène écrit: "Il a évangélisé ceux qui étaient en enfer comme il avait porté la bonne nouvelle à ceux qui se trouvaient sur la terre", non pas certes pour convertir des incrédules à la foi, mais " pour confondre les incrédules". Car cette prédication elle-même ne peut pas être autre chose que la manifestation de sa divinité, manifestation faite à ceux qui étaient en enfer, et produite par la descente pleine de puissance du Christ aux enfers.

Cependant S. Augustin fournit une meilleure explication dans une lettre : il ne rapporte pas le texte de S. Pierre à la descente du Christ aux enfers, mais à l'action de sa divinité, qu'il a exercée depuis le début du monde. Le sens du passage devient le suivant: "A ceux qui étaient retenus en prison", c'est-à-dire à ceux qui vivaient dans un corps mortel, qui est comme une prison de l'âme, " par l'esprit " de sa divinité, " il est venu prêcher", au moyen d'inspirations intérieures, et aussi d'avertissements extérieurs donnés par la bouche des justes; " à ceux-là il a prêché, à eux qui autrefois avaient été incrédules", lors de la prédication de Noé, " tandis qu'ils se reposaient sur la patience de Dieu", qui différait le châtiment du déluge; aussi S. Pierre ajoute-t-il: "Aux jours de Noé, pendant qu'on construisait l'arche."

4. Le sein d'Abraham peut se considérer sous deux aspects: 1°Sous celui du repos que l'on goûtait là sans aucune peine sensible; à ce point de vue, le nom d'enfer ne lui convient pas et il n'y a là aucune douleur. 2° Sous celui de privation de la gloire escomptée; à ce point de vue, le sein d'Abraham évoque l'idée d'enfer et de douleur. Aussi cette expression du sein d'Abraham désigne-t-elle le repos des bienheureux; on ne lui donne plus le nom d'enfer; et on ne parle plus maintenant de douleurs à son sujet.

5. D'après S. Grégoire: "Ce sont les lieux supérieurs de l'enfer que Job appelle le plus profond de l'enfer. Comparée, en effet, à la hauteur du ciel, toute atmosphère est un enfer ténébreux; comparée à la hauteur de cette atmosphère, la terre, qui se trouve au-dessous, peut-être appelée un enfer et un lieu profond; comparée à la hauteur de cette terre, les lieux de l'enfer qui sont au-dessus de tous les autres réceptacles de l'enfer peuvent aussi être désignés par l'expression: le plus profond de l'enfer.

 

ARTICLE 3 : Le Christ a-t-il été tout entier dans les enfers ?

Objections :

1. L'une des composantes du Christ, son corps, n'a pas été dans les enfers.

2. De plus, on ne peut donner le nom de " tout " à ce dont les parties sont séparées l'une de l'autre. Or, on le sait, après la mort, le corps et l'âme, qui sont les composantes de la nature humaine, ont été séparés l'un de l'autre dans le Christ, et c'est seulement après la mort que le Christ est descendu dans les enfers. Il n'a donc pas pu y être tout entier.

3. D'ailleurs, on dit exister tout entier dans un lieu l'être dont aucune partie n'existe ailleurs. Or, le Christ avait hors de l'enfer son corps, qui se trouvait dans le sépulcre, et sa divinité, qui était partout. Il ne fut donc pas tout entier dans les enfers.

Cependant : S. Augustin écrit: "Le Fils était tout entier chez le Père, tout entier dans le ciel, sur la terre, dans le sein de la Vierge, tout entier sur la croix, tout entier en enfer, tout entier dans le paradis où il a introduit le bon larron."

Conclusion :

On a noté dans la première Partie que les noms masculins se rapportent à l'hypostase ou personne; les noms neutres à la nature. A la mort du Christ, si son âme fut séparée de son corps, ni son âme ni son corps ne furent pourtant séparés de la personne du Fils de Dieu, nous l'avons montré plus haut. C'est pourquoi, pendant les trois jours de sa mort, le Christ fut tout entier dans le sépulcre, car toute sa personne s'y trouva par le corps qui lui était uni. Et, pareillement, il fut tout entier dans les enfers, car toute sa personne s'y trouva en raison de l'âme qu'il s'était unie. De même aussi le Christ était tout entier partout, en raison de sa nature divine.

Solutions :

1. Le corps du Christ, qui était alors dans le sépulcre, n'était pas une composante de sa personne incréée, mais de la nature qu'il avait assumée. Aussi, que le corps du Christ n'ait pas été dans les enfers, cela n'exclut pas que le Christ y était tout entier, mais cela prouve que tout ce qui appartient à la nature humaine ne s'y trouvait pas.

2. La totalité de la nature humaine est constituée par l'union de l'âme et du corps; mais non la totalité de la personne divine. Aussi, quand l'union de l'âme et du corps a été rompue par la mort, le Christ est-il demeuré tout entier, mais la nature humaine n'est pas restée dans sa totalité.

3. La personne du Christ est tout entière dans chaque lieu, mais elle n'y est pas totalement; car elle n'est circonscrite par aucun lieu. Même tous les lieux pris ensemble ne peuvent pas enfermer son immensité. Mais c'est bien plutôt la personne du Christ elle-même qui, par son immensité, enferme toutes choses. Il n'y a que les réalités qui sont corporellement dans leur lieu et qui sont circonscrites par lui, dont on puisse dire que, si elles sont tout entières quelque part, aucune de leurs parties ne se trouve ailleurs. Or, tel n'est pas le cas de Dieu. Aussi S. Augustin affirme-t-il; " Ce n'est pas en raison de la diversité des temps ou des lieux que nous disons le Christ tout entier partout, comme si maintenant il était tout entier ici, et ensuite tout entier autre part; mais il est tout entier partout et toujours."

 

ARTICLE 4 : Le Christ a-t-il séjourné quelque temps dans les enfers ?

Objections :

1. Si le Christ est descendu aux enfers, ce fut pour libérer les hommes. Or, cette libération s'est faite aussitôt, dans sa descente même. Il est facile de relever subitement le pauvre en présence de Dieu", dit l'Ecclésiastique (11, 22 Vg). Il semble donc que le Christ n'a pas prolongé son séjour dans les enfers.

2. S. Augustin s'écrie: "Sans aucun retard, au commandement du Seigneur et Sauveur, tous les verrous de fer se sont brisés." Aussi est-il dit, à l'adresse des anges qui accompagnaient le Christ: "Enlevez vos portes, ô princes " (Ps 24, 7). Or, le Christ est descendu pour briser les verrous des enfers. Le Christ n'a donc pas séjourné dans les enfers.

3. S. Luc (23, 43) rapporte que le Christ sur la croix a annoncé au bon larron: "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis." Il est donc clair que le Christ fut dans le paradis le jour même. Or, ce ne fut pas avec son corps, qui avait été mis au tombeau, mais avec son âme, qui était descendue dans les enfers. Il semble ainsi que le Christ ne séjourna pas dans les enfers.

Cependant : S. Pierre dit (Ac 2, 24) " Dieu l'a ressuscité, en brisant les douleurs de l'enfer, parce qu'il était impossible qu'il y soit retenu." Il semble donc que le Christ a demeuré dans les enfers jusqu'à l'heure de la résurrection.

Conclusion :

Pour prendre sur lui nos peines, le Christ a voulu que son corps soit déposé dans le sépulcre, et aussi que son âme descende aux enfers. Or, son corps est demeuré dans le sépulcre pendant un jour entier et deux nuits, afin de prouver la réalité de sa mort. Par conséquent, il faut croire que son âme a demeuré dans les enfers juste aussi longtemps, afin que simultanément son âme soit tirée des enfers et son corps du tombeau.

Solutions :

1. En descendant aux enfers, le Christ a délivré aussitôt les saints qui s'y trouvaient; à la vérité, il ne les a pas emmenés immédiatement du lieu de l'enfer, mais il les a illuminés de la lumière de sa gloire dans les enfers mêmes. Et pourtant il convenait que son âme demeure dans les enfers aussi longtemps que son corps restait dans le sépulcre.

2. Les verrous de l'enfer, ce sont les obstacles qui empêchaient les saints patriarches de sortir des enfers, en raison de la faute du premier père. Ces verrous, le Christ les a brisés par la vertu de sa passion et de sa mort, aussitôt qu'il fut descendu aux enfers. Toutefois, il a voulu y demeurer quelque temps, pour le motif que venons de dire.

3. La parole du Seigneur au bon larron est à entendre non du paradis terrestre et corporel, mais du paradis spirituel, où se trouvent tous ceux qui jouissent de la gloire divine. Aussi le bon larron, en ce qui concerne le lieu, est-il descendu aux enfers avec le Christ, afin d'être avec lui, ainsi qu'il lui avait été promis: "Tu seras avec moi dans le paradis." Toutefois, en ce qui regarde la récompense, il fut au paradis, car il jouissait là de la divinité du Christ, comme les autres saints.

 

ARTICLE 5 : Le Christ a-t-il délivré des enfers les saints patriarches ?

Objections :

1. S. Augustin écrit: "Chez les justes qui étaient dans le sein d'Abraham, je n'ai pas encore trouvé quel bienfait le Christ leur aurait apporté en descendant aux enfers; car je ne vois pas qu'il se soit jamais retiré d'eux quant à la présence béatifiante de sa divinité." Or, il leur aurait apporté un grand bienfait, s'il les avait délivrés des enfers.

2. Personne n'est retenu dans les enfers sinon pour un péché. Or, durant leur vie, les saints patriarches avaient été justifiés de leur péché par la foi au Christ. Ils n'avaient donc pas besoin d'être libérés par la descente du Christ aux enfers. 3. Si l'on écarte la cause, on supprime l'effet. Mais la cause de la descente aux enfers est le péché, qui avait été écarté, nous l'avons dit, par la passion du Christ. Les saints patriarches n'ont donc pas été ramenés des enfers par le Christ qui y était descendu.

Cependant : S. Augustin dit que lorsque le Christ est descendu aux enfers, " il en a brisé la porte et les verrous de fer, et il a délivré tous les justes qui s'y trouvaient enchaînés par le péché originel".

Conclusion :

On vient de le dire lors de sa descente aux enfers, le Christ a agi en vertu de sa passion. Par sa passion, il a libéré le genre humain non seulement du péché, mais aussi de l'obligation de la peine, nous l'avons montré plus haut. Les hommes étaient astreints à l'obligation de la peine d'une double manière: 1° à cause du péché actuel, que chacun commet personnellement; 2° à cause du péché de toute la nature humaine, qui, dit S. Paul (Rm 5, 12), passe du premier père chez tous les hommes, par voie d'origine. La peine de ce péché originel, c'est la mort corporelle et la perte de la vie de gloire, comme on le voit dans la Genèse (2, 17; 3, 3); car l'homme que Dieu avait menacé de mort, s'il venait à pécher, il l'a chassé du paradis après le péché. Et c'est pourquoi, en descendant aux enfers, le Christ, par la vertu de sa passion, a délivré les saints de cette contrainte en raison de laquelle ils étaient exclus de la vie de gloire, de sorte qu'ils ne pouvaient voir Dieu par essence, ce qui constitue la parfaite béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Or, les saints patriarches étaient retenus dans les enfers parce que l'entrée dans la vie de gloire ne leur était pas ouverte à cause du péché du premier père. Et ainsi, en descendant aux enfers, le Christ en a délivré les saints patriarches. C'est ce qu'avait dit le prophète Zacharie (9, 11 Vg): "Toi, c'est dans le sang de ton alliance, que tu as retiré les captifs de la fosse sans eau." Et S. Paul écrit (Col 2, 15): "Dépouillant les principautés et les puissances, le Christ les a emmenées." La Glose commente en disant que " le Christ a dépouillé les principautés et les puissances de l'enfer, et, ayant enlevé Abraham, Isaac, Jacob et les autres justes, les a emmenés au ciel loin de ce royaume de ténèbres".

Solutions :

1. Dans le texte cité, S. Augustin s'élève contre ceux qui croyaient que, avant la venue du Christ, les anciens justes avaient été soumis dans les enfers à des peines douloureuses. Aussi un peu auparavant avait-il écrit: "Certains prétendent qu'aux anciens justes avait été aussi concédé le bienfait d'être délivrés des douleurs, lorsque le Seigneur était venu dans les enfers. Mais, comment entendre qu'Abraham, dans le sein duquel le saint pauvre Lazare avait été reçu, aurait subi ces douleurs, moi je ne le vois pas." Voilà pourquoi, quand S. Augustin ajoute ensuite " qu'il n'a pas encore trouvé quel bienfait la descente du Christ aux enfers avait pu apporter aux anciens justes", il faut l'entendre d'une délivrance de peines douloureuses.

Toutefois, le Christ leur a procuré l'acquisition de la gloire et, par conséquent, les a délivrés de la douleur qu'ils ressentaient de la voir retardée. Cependant, l'espoir qu'ils avaient de posséder cette gloire leur donnait une grande joie, d'après cette parole en S. Jean (3, 56): "Abraham, votre père, exulta à la pensée de voir mon jour." Et voilà pourquoi S. Augustin continue: "je ne vois pas qu'il se soit jamais retiré d'eux quant à la présence bienfaisante de sa divinité "; avant l'arrivée du Christ, en effet, ils étaient bienheureux en espérance, quoique sans l'être parfaitement en réalité.

2. Durant leur vie, les saints patriarches ont été libérés, par la foi au Christ, de tout péché, aussi bien originel qu'actuel; ils ont été libérés aussi de l'obligation à la peine due pour leurs péchés actuels, mais non de la peine due pour le péché originel, qui les excluait de la gloire, tant que n'était pas acquitté le prix de la rédemption humaine. Pareillement, maintenant, les fidèles du Christ sont délivrés, par le baptême, de la peine due pour leurs péchés actuels; quant à la peine due pour le péché originel, ils ne sont plus condamnés à être exclus de la gloire, mais ils demeurent pourtant encore soumis à la nécessité de mourir d'une mort corporelle, car ils sont renouvelés selon l'esprit, mais pas encore selon la chair, selon le mot de S. Paul (Rm 8, 10): "Le corps est mort, à cause du péché; mais l'esprit est vivant, à cause de la justification."

3. Aussitôt que le Christ eut subi la mort, son âme descendit aux enfers et communiqua le fruit de sa passion aux saints qui y étaient enfermés. Cependant, ils ne sont pas sortis de ce lieu tant que le Christ est demeuré dans les enfers, car la présence même du Christ les comblait de gloire.

 

ARTICLE 6 : Le Christ a-t-il délivré de l'enfer des damnés ?

Objections :

1. Isaïe écrit (24, 22): "Ils seront réunis en groupe dans la fosse et enfermés là dans une prison; après de nombreux jours, ils seront visités." Comme l'explique S. Jérôme, Isaïe parle ici des damnés qui ont adoré " la milice du ciel". Il semble donc que, lorsque le Christ est descendu aux enfers, même les damnés ont été visités. Ce qui devait être pour leur libération.

2. Ce texte de Zacharie (3, 11 Vg): "Toi, c'est dans le sang de ton alliance que tu as retiré les captifs de la fosse sans eau", la Glose le commente ainsi: "Tu as délivré ceux qui étaient tenus captifs dans les prisons où aucune miséricorde ne les rafraîchissait, cette miséricorde à laquelle faisait appel le riche de l'Évangile." Or, seuls les damnés sont enfermés dans les prisons sans aucune miséricorde. Donc le Christ en a délivré quelques-uns de l'enfer.

3. La puissance du Christ n'est pas moindre dans l'enfer qu'en ce monde; car, de part et d'autre, le Christ a opéré par la puissance de sa divinité. Or, dans ce monde, il a délivré certains hommes de toutes sortes d'état. Donc, dans l'enfer aussi, il a libéré certains hommes de la damnation.

Cependant : il est dit dans Osée (13, 14): "je serai ta mort, ô mort, ta destruction, ô enfer! " La Glose ajoute: "En emmenant les élus et en y laissant les réprouvés." Or, seuls, les réprouvés sont dans l'enfer des damnés. Donc, par la descente du Christ aux enfers, personne n'a été libéré de l'enfer des damnés.

Conclusion :

On vient de le voir, en descendant aux enfers, le Christ a opéré en vertu de sa passion.

Aussi sa descente aux enfers n'a-t-elle apporté le fruit de la délivrance qu'à ceux qui avaient été unis à la passion du Christ par la foi jointe à la charité, qui en est la forme et qui enlève les péchés. Or, ceux qui se trouvaient dans l'enfer des damnés ou bien n'avaient possédé la foi d'aucune manière, comme les infidèles, ou bien, s'ils avaient possédé la foi, n'avaient eu aucune conformité avec la charité du Christ souffrant. Ils n'avaient donc pas été purifiés de leurs péchés. Telle est la raison pour laquelle la descente du Christ aux enfers ne leur a pas apporté la délivrance de leur obligation à la peine de l'enfer.

Solutions :

1. Lors de la descente du Christ aux enfers, tous ceux qui se trouvaient dans quelque partie de l'enfer ont été d'une certaine façon visités; les uns pour leur consolation et leur délivrance; les autres pour leur condamnation et leur confusion; ceux-ci sont les damnés. Aussi Isaïe ajoute-t-il dans le texte cité (24, 23): "La lune rougira et le soleil sera confondu."

On peut aussi rapporter ce texte d'Isaïe à la visite que recevront les damnés au jour du jugement, non pour être délivrés, mais pour être condamnés davantage encore, selon le mot de Sophonie (1, 12)." je visiterai les hommes qui croupissent sur leurs ordures."

2. Le commentaire de la Glose: "Là, aucune miséricorde ne les rafraîchissait", doit s'entendre du rafraîchissement que donne la délivrance parfaite; car les saints patriarches ne pouvaient être délivrés de ces prisons de l'enfer avant l'arrivée du Christ.

3. Ce ne fut pas à cause de l'impuissance du Christ que des âmes n'ont pas été délivrées de chacun des états où elles pouvaient se trouver dans les enfers, comme des hommes ont été délivrés de chacun des états où ils se trouvaient en ce monde; mais ce fut à cause de la différence de leurs conditions. Car les hommes, tant qu'ils vivent, peuvent se convertir à la foi et à la charité, étant donné que durant cette vie ils ne sont pas confirmés dans le bien ou dans le mal comme ils le seront après leur sortie de ce monde.

 

ARTICLE 7 : Le Christ a-t-il délivré les enfants morts avec le seul péché originel ?

Objections :

1. Les enfants morts avec le péché originel n'étaient détenus dans les enfers que pour ce péché originel. De même que les anciens patriarches. Mais on vient de voir que ceux-ci ont été libérés des enfers par le Christ. Donc pareillement les enfants.

2. S. Paul écrit (Rm 5, 15): "Si, par la faute d'un seul, beaucoup sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et ses dons ont-ils abondé en un plus grand nombre dans la grâce d'un seul homme: Jésus Christ." Or, c'est à cause du péché du premier père que les enfants morts avec le seul péché originel sont détenus dans les enfers. Donc, à plus forte raison, ont-ils été délivrés par la grâce du Christ.

3. De même que le baptême agit en vertu de la passion, de même la descente du Christ aux enfers, comme il est clair par ce que l'on vient de dire. Or, par le baptême, les enfants sont délivrés du péché originel et de l'enfer. Donc, pareillement, ils sont délivrés par la descente du Christ aux enfers.

Cependant : l'Apôtre écrit (Rm 3, 25): "Dieu a exposé le Christ comme instrument de propitiation par la foi en son sang." Or, les enfants qui étaient morts avec le seul péché originel n'avaient participé d'aucune manière à la foi dans le Christ. Ils n'ont donc pas perçu le fruit de la propitiation du Christ, en vue d'être délivrés par lui de l'enfer.

Conclusion :

La descente du Christ aux enfers n'a apporté la délivrance qu'à ceux qui étaient unis par la foi et la charité à sa passion; c'est en effet par elle seulement que la descente du Christ était libératrice. Or, les enfants qui étaient morts avec le péché originel n'étaient nullement unis à la passion du Christ par la foi et par l'amour. La foi, ils n'avaient pu l'avoir en propre, puisqu'ils n'avaient pas eu l'usage de leur libre arbitre; et ils n'avaient pas non plus été purifiés du péché originel par la foi de leurs parents, ni par quelque sacrement de la foi. C'est pour cela que la descente du Christ aux enfers n'a pas délivré les enfants qui s'y trouvaient.

D'ailleurs, si les saints patriarches ont été délivrés des enfers, c'est qu'ils ont été admis à la gloire de la vision divine. Or, à cette gloire personne ne peut parvenir que par la grâce, d'après S. Paul (Rm 6, 23): "La vie éternelle est une grâce de Dieu." Puisque les enfants morts avec le péché originel, n'ont pas reçu la grâce, ils n'ont pas été libérés des enfers.

Solutions :

1. Si les saints patriarches encouraient encore la contrainte du péché originel en tant qu'elle concerne la nature humaine, cependant par la foi au Christ ils avaient été délivrés de toute souillure du péché. Aussi étaient-ils capables de cette délivrance que le Christ a apportée en descendant aux enfers. Mais, on vient de le montrer, il n'en était pas de même pour les enfants.

2. Lorsque l'Apôtre écrit que " la grâce de Dieu a abondé en un plus grand nombre", ce plus grand nombre ne doit pas, être pris comparativement, comme si les hommes sauvés par la grâce du Christ étaient plus nombreux que les hommes damnés par le péché d'Adam; mais il faut l'entendre d'une manière absolue, comme si S. Paul disait que la grâce d'un seul, le Christ, a abondé en beaucoup d'hommes, de même que le péché d'un seul, Adam, est parvenu a beaucoup d'hommes aussi. Or le péché d'Adam a atteint seulement ceux qui étaient nés d'Adam d'une manière charnelle et par voie séminale. Pareillement, la grâce du Christ parvient seulement à ceux qui sont devenus ses membres par une régénération spirituelle. Ce qui n'est pas le cas des enfants morts avec le péché originel.

3. Le baptême est conféré en cette vie, où l'on peut passer de la faute à la grâce; mais la descente du Christ aux enfers n'eut d'effet sur les âmes que dans l'au-delà, où un tel passage à la grâce n'est plus possible. Aussi les enfants sont-ils libérés du péché originel par le baptême, mais non par la descente du Christ aux enfers.

 

ARTICLE 8 : Par sa descente aux enfers, le Christ a-t-il libéré les hommes du purgatoire ?

Objections :

1. S. Augustin écrit: "Des témoignages évidents mentionnent l'enfer avec ses douleurs; il n'y a aucun motif de croire que le Sauveur y soit venu, sinon pour délivrer de ces douleurs. Mais a-t-il délivré tous ceux qu'il y a trouvés, ou seulement ceux qu'il a jugé dignes de cette faveur, je le cherche encore. Il est pourtant indubitable que le Christ est venu dans les enfers et qu'il a octroyé le bienfait de la délivrance à ceux qui s'y trouvaient dans les douleurs." Or, ainsi qu'on l'a vu il n'a pas accordé ce bienfait aux damnés. En dehors d'eux, il n'y a, pour souffrir ces peines, que ceux qui sont au purgatoire. Donc le Christ a délivré les âmes du purgatoire.

2. La présence du Christ n'aurait pas eu moins d'effet que ses sacrements. Or, par les sacrements du Christ, les âmes sont délivrées du purgatoire; surtout par le sacrement de l'eucharistie, on le montrera plus loin. Donc à plus forte raison, par la présence même du Christ qui était descendu aux enfers, les âmes ont été délivrées du purgatoire.

3. Tous ceux qu'il a guéris en cette vie, le Christ les a guéris totalement, ainsi que l'écrit S. Augustin. Le Seigneur lui-même le dit aussi (Jn 7, 23): "J'ai sauvé totalement cet homme le jour du sabbat." Or, ceux qui se trouvaient dans le purgatoire, le Christ les a délivrés de l'obligation à la peine du dam, qui les excluait de la gloire. Il les a donc aussi libérés de la peine du purgatoire.

Cependant : S. Grégoire écrit: "Après avoir franchi les portes de l'enfer, notre Créateur et Rédempteur en a ramené les âmes des élus; il ne souffre donc pas que nous allions dans les lieux où il est déjà descendu, pour libérer d'autres âmes." Or, il souffre que nous allions dans le purgatoire. En descendant dans les enfers, il n'a donc pas délivré les âmes du purgatoire.

Conclusion :

Nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises, la descente du Christ aux enfers a produit la délivrance en vertu de sa passion. Or, cette passion ne possède pas une vertu temporaire et transitoire, mais une vertu éternelle: "Par une seule oblation, il a parfait pour toujours les sanctifiés " (He 10, 14). Et ainsi, il est clair que la passion du Christ n'a pas eu alors plus d'efficacité qu'elle n'en a maintenant. Voilà pourquoi ceux qui étaient à ce moment dans l'état où sont maintenant les âmes du purgatoire n'ont pas été délivrés du purgatoire par la descente du Christ aux enfers. Si, toutefois, certaines âmes se sont alors trouvées dans la condition où sont actuellement les âmes qui sont délivrées du purgatoire, rien ne s'oppose à ce qu'elles aient été libérées du purgatoire par la descente du Christ aux enfers.

Solutions :

1. Du texte de S. Augustin on ne peut conclure que tous ceux qui se trouvaient dans le purgatoire en ont été délivrés, mais que cette faveur a été octroyée à quelques-uns d'entre eux, c'est-à-dire à ceux qui étaient déjà suffisamment purifiés, ou même à ceux qui avaient mérité durant leur vie, par leur foi et leur dévotion à la mort du Christ, d'être libérés de la peine temporelle du purgatoire, lorsque le Christ descendrait aux enfers.

2. La vertu du Christ agit dans les sacrements par mode de guérison et d'expiation. Le sacrement de l'eucharistie libère donc l'homme du purgatoire autant qu'elle est un sacrifice satisfactoire pour le péché. Or, la descente du Christ aux enfers n'a pas été satisfactoire. Elle agissait pourtant en vertu de la passion, qui, a été satisfactoire, ainsi qu'on l'a vu plus haut; mais la passion n'était elle-même satisfactoire qu'en général; sa vertu devait être appliquée aux hommes par des moyens particuliers et spéciaux à chacun d'entre eux. Il n'était donc pas nécessaire que la descente du Christ aux enfers les libère tous du purgatoire.

3. Les faiblesses, dont le Christ guérissait simultanément les hommes en cette vie, étaient personnelles et propres à chacun d'eux. Mais l'exclusion de la gloire de Dieu était une déficience générale qui atteignait toute la nature humaine. Aussi rien n'empêche que ceux qui étaient dans le purgatoire aient été délivrés par le Christ de cette peine qu'est l'exclusion de la gloire, sans être libérés de l'obligation à la peine du purgatoire, qui est personnelle à chacun. Les saints patriarches, au contraire, ont été libérés, avant l'arrivée du Christ, de leurs peines personnelles, mais non de la peine commune, comme on l'a dit plus haut.

 

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